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Notes de lecture

bell hooks, Reel to Real. Race, Class and Sex at the Movies

Londres, Routledge classics, Coll. « Media studies/Cultural Studies », 2009 [1996], 312 p.
Charlotte Blanc
Référence(s) :

bell hooks, Reel to Real. Race, Class and Sex at the Movies. Londres, Routledge classics, Coll. « Media studies/Cultural Studies », 2009 [1996], 312 p.

Texte intégral

  • 1 bell hooks (2015), Ne suis-je pas une femme. Femmes noires et féminisme, traduit de l’anglais (État (...)
  • 2 De son nom de naissance, Gloria Jean Watkins. L’absence de lettres capitales dans le nom de plume d (...)
  • 3 Elsa Dorlin (2008), Black feminism : anthologie du féminisme africain-américain : 1975-2000, Paris, (...)
  • 4 Estelle Ferrarese (2012), « bell hooks et le politique. La lutte, la souffrance et l’amour », Les C (...)
  • 5 Nassira Hedjerassi (2016), « bell hooks : la fabrique d’une ‘intellectuelle noire révoltée’« , Les (...)

1Peu connue en France et traduite pour la première fois en français avec Ain’t I A Woman1, ouvrage préfacé par l’Afroféministe Amandine Gay, bell hooks2 est pourtant une intellectuelle majeure du courant du Black feminism nord-américain avec Audre Lorde et Angela Davis entre autres. Certaines auteures comme Elsa Dorlin3, Estelle Ferrarese4 et Nassira Hedjerassi5 contribuent depuis les années 2000 et 2010 à la faire connaître au public français. Cette percée dans le milieu universitaire est pourtant relative et plus tardive que dans certains autres pays européens comme l’Espagne ou l’Italie qui comptent déjà des commentatrices de l’intellectuelle (Orchy Curel ou Vincenza Perilli par exemple).

  • 6 bell hooks (2017), De la marge au centre. Théorie féministe, traduit de l’anglais (États-Unis) par (...)

2bell hooks a enseigné dans plusieurs universités américaines, notamment en African-American Studies et est également l’auteure d’une trentaine d’ouvrages qui traitent des liens existants entre la race, le sexe et la classe. Un second ouvrage de hooks a récemment été traduit : De la marge au centre. Théorie féministe6. Reel to Real s’inscrit en continuité de la réflexion engagée dans Ain’t I a woman.

Le médium cinématographique à l’aune du féminisme révolutionnaire et de l’intersectionnalité

3bell hooks développe dans ses travaux l’idée selon laquelle un féminisme unique et hégémonique est une aporie. Elle s’engage dans une pensée tournée vers un féminisme intersectionnel au croisement des questions de race et de classe sociale. bell hooks est également essayiste et s’exerce au travail de critique de films issus de la culture populaire américaine. Sa pensée, qui articule la classe sociale et la race à l’axiologie féministe, fait le constat de l’échec phénoménologique du féminisme occidental à relater et à intégrer les expériences de femmes racisées. Cette non-prise en compte du vécu des femmes noires, nous rappelle Nassira Hedjerassi dans la préface de De la marge au centre, insuffle une forme de marginalité épistémique. La réflexion de hooks s’inscrit dans le cadre d’un féminisme révolutionnaire pensé contre l’emprise culturelle des appareils institutionnels et des médias. hooks emploie le vocabulaire d’Antonio Gramsci pour formuler, dans son œuvre, une critique de l’hégémonie classiste, raciste et sexiste et encourage l’engagement des femmes noires en vue de promouvoir un mouvement contre-hégémonique. Ici, c’est sur le médium cinématographique, en tant qu’espace de production de savoirs, que hooks concentre ses critiques.

  • 7 hooks, Reel to Real, « The work of black filmmakers receives much attention in Reel to Real precise (...)

4Édité par Routledge dans la collection Media Studies/Cultural Studies, cet ouvrage, non traduit en français, s’inscrit en continuité des travaux précédents de hooks portant sur les liens entre plusieurs champs des Cultural Studies et des médias. hooks convoque des objets tels que le genre, la sexualité, la race, la classe et interroge la narration à l’œuvre de ces objets pris par les films qu’elle critique. Elle s’intéresse aux représentations des noirs et, plus spécifiquement, des femmes noires dans les productions cinématographiques contemporaines7. Sur un ensemble de vingt chapitres, l’ouvrage alterne entre discours sur des productions tantôt africain.e.s-américain.e.s, tantôt blanc.he.s américain.e.s. Il est composé de cinq entretiens avec des réalisateur.rice.s (Marie-France Alderman, Wayne Wang, Camille Billops, Charles Burnett, Arthur Jaffa), de neufs chapitres présentés comme des critiques de films et, enfin, de six chapitres rédigés comme des essais sur les questions de race, de sexe et de classe.

  • 8 Jeannette Winterson (1995), Art Objects : Essays on Ecstasy and Effrontery, citée page 2, introduct (...)
  • 9 Stuart Hall (1993), « What Is This ‘Black’ in Black Popular Culture ? », Social Justice, vol. 20, n (...)

5hooks considère que le médium a la possibilité de renforcer, de perpétuer ou de modifier les représentations de race, de sexe et de classe. En s’inspirant de la posture de Jeannette Winterson8, hooks montre qu’à l’instar de la littérature le cinéma altère nos représentations du réel. À travers l’analyse de films, elle tente également de mettre en évidence l’écart existant entre les intentions des réalisateur.rice.s et les représentations qu’ils et elles véhiculent. Un des faits notables de la démarche de l’auteure consiste à rendre accessibles les théories féministes et les questions intersectionnelles par le truchement de l’analyse filmique. C’est ainsi qu’elle explique employer cette méthode dans les cours qu’elle dispense à l’université. Elle fait de l’objet film un support pédagogique à la compréhension des rapports de force et des représentations. hooks s’appuie notamment sur le travail de Stuart Hall9 pour interroger le caractère potentiellement subversif des films sur les thématiques noires et féministes. La dimension subversive est alors celle qui dépasse une division binaire entre ce qui relève de l’histoire et de la culture d’un côté et ce qui est attribué au biologique et à la nature de l’autre et qui prête à une essentialisation de ce que signifie être noir.e.

6Son travail se fonde principalement sur les films des réalisateurs suivants : Mike Figgi, Spike Lee, Atom Egoyan, Terry McMillan, Larry Clark, Steve James, Isaac Julien. En introduction elle propose également une focale sur Pulp Fiction (1994), célèbre film de Quentin Tarantino. L’intérêt et la force du travail de hooks reposent ainsi sur le choix de films généralement considérés comme progressistes par la critique. Par « progressiste » nous entendons ici que ces films sont supposés fournir une représentation méliorative des personnes noires et en particulier des femmes noires, c’est-à-dire plus respectueuse d’une représentation moins hégémonique et plus diversifiée des minorités. bell hooks propose alors une autre vision de ces assertions partagées par les réalisateurs et par la critique. Selon elle, le discours à prétention contre-hégémonique, que les cinéastes produisent à propos de leurs films, est à nuancer. Ainsi, elle souligne très justement que le regard progressiste d’une spectatrice ou d’un spectateur ne change en rien les termes d’un film dont les discours peuvent être, eux, réactionnaires. Elle suggère donc l’idée de l’existence d’une grille de lecture progressiste qui viendrait conférer une image positive à des films qui reproduiraient pourtant une vision conservatrice des rapports de domination.

  • 10 « movies make magic. They change things. They take the real and make it into something else right b (...)

7En introduction, bell hooks fournit au lecteur un rappel de son matériel théorique sur les questions de sexe, race et classe. Toutefois, elle s’attache surtout à expliciter le fait que son travail entend traiter des enjeux du médium cinématographique non seulement en tant qu’espace de représentations, mais plus fondamentalement comme un instrument du changement et de la négociation d’un écart, idéologiquement révélateur, vis-à-vis de la réalité sociale : « Les films créent de la magie. Ils apportent un changement. Ils s’emparent du réel et le transforment en autre chose juste sous nos yeux. […] Le réel n’est pas la matière des films »10. La transformation en une « autre chose », tel est précisément l’enjeu de la pensée de hooks : dans la perspective d’un féminisme révolutionnaire et intersectionnel, l’enjeu performatif du médium cinématographique est de proposer un changement radical de représentations des femmes noires.

La démonstration par l’exemple de la reproduction de schémas et de figures hégémoniques des femmes noires à l’écran

8hooks propose de s’intéresser à plusieurs aspects discursifs, allant du discours du/de la réalisateur.rice sur son propre film à la réception qu’elle a des films analysés. hooks incite le/la spectateur.rice à repenser certaines productions, telles que : Girl 6 (1996) et Crooklyn (1994) de Spike Lee respectivement dans les chapitres deux et cinq ; Leaving Las Vegas (1996) de Mike Figgis dans le chapitre « Transgression and transformation » ; Exotica (1994) d’Atom Egoyan dans le chapitre quatre ; Waiting to exhale (1995) de Forest Whitaker au chapitre sept; Kids (1995) de Larry Clark, chapitre 8 ; enfin, Hoop Dreams (1994) de Steve James, chapitre dix.

9Le travail critique de bell hooks porte essentiellement sur le contenu idéologique des images. Cet ouvrage, à l’instar de Black Looks : race and representation (1992), propose de revisiter les films susmentionnés et d’en faire une interprétation moins consensuelle que la critique mainstream. À travers une relecture de Girl 6 elle nous montre par exemple comment Spike Lee met en scène un désir féminin fondé sur la négation de soi, un désir qui, construit par les mass media, ne peut aboutir à une libération sexuelle dans la mesure où il n’existe qu’au prisme des désirs et des fantasmes masculins portés à l’écran. Les femmes noires sont représentées comme ayant tantôt un désir insatiable, tantôt un désir opportuniste dirigé vers les hommes blancs, capables de leur offrir des possibilités de carrière. hooks nous montre que dans ces représentations les femmes noires sont réduites à leur corps et à leur potentiel sexuel :

  • 11 « we still live in a culture where black female bodies are stereotypically ‘seen’ in a sexual light (...)

Nous vivons dans une culture dans laquelle, encore à ce jour, les corps des femmes noires sont « perçus » de façon stéréotypée, dans une dimension sexuelle. C’est pourquoi il devient difficile pour les spectateurs quelles que soient leurs origines ethniques de nous voir dans le cadre de thèmes universels comme la construction de l’identité, les désirs sexuels, la résistance féministe et les désirs non partagés, etc11.

10Si Spike Lee réussit à proposer une vision égalitaire sur les questions ethniques, il n’en reste pas moins que le film offre une image conservatrice des rapports de genre. L’auteure aborde, en plus du déni de sexualité, le déni de mort, soit la représentation systématique des morts de personnages africains-américains. Il s’agit bien souvent de morts violentes et qui exposent brutalement les corps noirs au point que les spectateur.rice.s ne s’étonnent plus des différences de traitement de la mort des noirs d’un côté et de celle des blancs de l’autre.

11À titre d’exemple, au sujet du film de Larry Clark, Kids, hooks expose sa colère face au traitement de l’appropriation culturelle par des protagonistes blancs et face à la posture de subalternes dans laquelle sont mis les protagonistes noirs par le biais du langage. Ce que hooks montre ici est tout d’abord une forme de starification des protagonistes blancs au détriment des protagonistes noirs, starification qui n’est que l’expression d’une suprématie blanche qui se réapproprie des éléments culturels de la « black street culture ». Le terme de « nigger », largement employé dans le film par les personnages blancs, vient étroitement s’imbriquer dans l’emploi de celui de « bitch » : « used both to refer to all girls and to contemptuously put down any boy who is not toeing the macho line » (page 77).

12hooks aborde un autre thème, celui qu’elle nomme fantasme néocolonial de conquête (il s’agit de la traduction littérale du titre du chapitre 10) et qu’elle expose à travers l’analyse du film de Steve James, Hoop Dreams. Ce film documentaire retrace l’histoire de deux jeunes basketteurs africains-américains et illustre la recherche et la réalisation du « rêve américain ». Selon elle le film offre une image méliorative du rôle de mère. En effet, les mères des deux basketteurs mis en scène, sont présentées comme étant bienveillantes et attentionnées, changeant ainsi de la représentation classique de la mère noire un peu dure avec ses enfants et matriarcale nous dit hooks. Cependant, cela n’empêche pas le film de produire une image stéréotypée de la relation père-fils chez les africains-américains. Celle-ci se caractériserait par la lâcheté du père et son incapacité à soutenir sa famille et véhiculerait l’image de l’homme noir fainéant, irresponsable et ayant un problème de drogues. hooks critique ainsi la production de ce réalisateur blanc en tant qu’elle ne témoigne pas de la complexité de la vie émotionnelle des hommes noirs, pour reprendre les mots de l’auteure. Sa critique du film est également intéressante dans la mesure où elle explique comment la mise en parallèle de ces deux jeunes hommes noirs renforce la valeur accordée à la compétition et au succès aux États-Unis, valeur conservatrice à laquelle les Africains-américains doivent adhérer. Cette adhésion implicitement contrainte et véhiculée par les productions cinématographiques renforce l’existence d’une idéologie capitaliste et patriarcale inspirée par une suprématie blanche. En s’appuyant sur le travail de l’auteure féministe Mab Segrest (Memoir of a Race Traitor, 1994), elle explique que cette logique est motivée selon elle par une culture de la domination. L’expression de « fantasme néocolonial de conquête » proposée par hooks, renvoie donc à cette dénonciation d’un rouage de domination d’une culture blanche américaine conquérante à laquelle doivent se plier les Africains-américains.

  • 12 « for a long time in this culture it has been assumed that black filmmakers will make black films ( (...)

13Loin de s’attarder sur la vision des réalisateur.rice.s transposée à l’écran, hooks analyse également les relations et les interactions entre les différents personnages des films à la lumière des questions de race, de sexe et de classe. Le lecteur ne trouvera pas dans cet ouvrage de compilations critiques d’analyse des médias à proprement parler mais davantage une libre conversation sur les imaginaires à l’œuvre dans la représentation de l’« Autre ». L’« Autre » est mis en image tantôt par des filmmakers (soit les réalisateurs blancs), tantôt par des black filmmakers (soit les réalisateurs noirs). L’origine ethnique des réalisateurs africains-américains est en effet usuellement spécifiée, ce qui laisse penser, selon hooks, que ces derniers seraient des créateurs de black movies (soit des films qui seraient faits par des africains-américains pour des africains-américains). Dans le chapitre 9 elle rappelle que les réalisateur.rice.s blancs sont les seul.e.s à avoir la liberté de traiter des rapports ethniques sans être inquiétés d’être associé.e.s à un style cinématographique contrairement aux réalisateur.rice.s noirs dont on attend qu’ils/elles représentent leur « communauté »12. En traitant de Pulp Fiction au chapitre six, hooks s’attache à critiquer la production d’un réalisateur blanc et sa manière de représenter les personnages noirs à l’écran. Quentin Tarantino est, selon elle, l’auteur par excellence du cool cynism. La pratique diffère d’autres réalisateurs, qu’ils soient blancs ou noirs, mais le résultat reste inchangé : le film produit n’offre pas suffisamment de nouvelles représentations mélioratives des Africains-américains et des relations entre les groupes ethniques. Le cool cynism de Tarantino revient à avoir l’intention de produire un film controversé et subversif sans pour autant que l’ordre sociétal initial s’en trouve changé. Cet ordre sociétal est celui d’une norme par laquelle la domination blanche conserve une emprise culturelle. Elle ajoute qu’une représentation quantitativement plus importante n’assure pas d’offrir un contenu idéologique progressiste, tant s’en faut.

14S’il est une critique à formuler à la démarche de bell hooks, elle porte sur l’absence de réel questionnement sur un autre objet subalterne : l’homosexualité et le queer de façon générale. Abordée dans le chapitre 12 au sujet du film The Attendant de Isaac Julien mettant en scène une relation entre un homme noir (the attendant) et un homme blanc, la question queer est finalement presque éludée et hooks analyse cette relation entre les deux hommes dans un rapport de classe. La relation homosexuelle et S/M entre « the attendant » noir et le jeune visiteur blanc est l’allégorie d’une possible subversion et transgression face aux rapports coloniaux de domination et illustre le fait que les liens dominés/dominants peuvent être l’objet de mutations. Un mini-essai en fin d’ouvrage « Is Paris Burning? » (en référence au célèbre documentaire de Jennie Livingstone, Paris is Burning (1991) sur l’esthétique du voguing et sa pratique en compétition au sein de communautés principalement africaines-américaines et hispaniques) aborde la mise en question des normes de genre par des réalisateur.rice.s à l’écran. Elle formule alors dans cet essai une critique du patriarcat hétérosexiste blanc. Elle avance l’hypothèse que les comédiens et les acteurs noirs américains seraient plus disposés à passer la frontière du genre que les hommes blancs. Cette tentative se révèle malheureusement peu claire et exprime certaines confusions entre travestis, transsexuels et transgenres. hooks fait un rapprochement entre une mise à l’écran des questions de genre (films, shows télévisuels) – ce qui relève du divertissement grand public – et une pratique quasi-intimiste comme le voguing qui est également un instrument de réappropriation identitaire et sexuel et un moyen de résistance contre la société patriarcale. Ainsi, l’apport de hooks se concentre principalement sur l’imbrication de la race, de la classe et du genre mais semble manquer d’analyser des films au-delà d’une critique des masculinités (qu’elles soient noires ou blanches).

Genre, race et classe : en débattre avec des réalisateurs.rices

15Après cette série d’analyses cinématographiques, l’auteure propose un ensemble d’entretiens avec des réalisateur.rice.s que nous mentionnerons brièvement.

16Le chapitre quinze est la retranscription d’un entretien que bell hooks a mené avec le réalisateur Wayne Wang « The cultural mix : an interview with Wayne Wang ». Le cinéaste est l’auteur de Chan is coming (1982) et de Smoke (1995), deux films mis en discussion lors de cet échange. Au cœur de la discussion se trouvent la représentation cinématographique de la mixité et de la subversion et la liberté relative offerte aux réalisateurs pour l’élaboration de « films indépendants ». hooks fait l’éloge du travail de ce réalisateur sur les questions d’identité soulevées dans Blue in the face (1995) :

  • 13 bell hooks à propos du film Blue in the face de Wayne Wang (1995) : « What does it mean to be black (...)

Qu’est-ce que signifie être noir ? Ou, qu’est-ce que cela signifie d’avoir une identité nationale ? À mon sens il s’agit de nos jours de profondes questions de nature politique. Avec prudence, ce film remet en question toute sorte de constructions d’une identité pure. Cela rappelle au spectateur que tout se mélange et que c’est dans le mélange et le partage que la magie émerge13.

17Au chapitre seize intitulé « Confession- Filming family : an interview with artist and filmmaker Camille Billops », hooks mène un entretien avec l’auteure Camille Billops, notamment connue comme étant la réalisatrice du documentaire Suzanne Suzanne. Ce film de 1982, dans lequel Billops documente la vie d’héroïnomane de sa nièce, met en scène la vie d’une famille issue des classes moyennes noires-américaines. Les éléments autobiographiques du documentaire donnent à voir l’histoire d’une jeune femme noire qui cherche à se réapproprier son corps après des années d’abus et de violences domestiques. Le documentaire est présenté par hooks comme un film féministe et plus transgressif que nombre de films de réalisateurs africains-américains hétérosexuels.

  • 14 « [Parlant de What’s Love] What I kept thinking about was why this culture can’t see a serious film (...)

18Dans une interview de bell hooks menée par Marie-France Alderman au chapitre 14, cette dernière demande à hooks d’expliciter ses démarches d’analyse de films. hooks revient sur son travail, Black Looks, dans lequel elle expose notamment une critique controversée sur trois films réalisés sous forme de biopic et mettant en scène les vies de trois chanteuses africaines-américaines célèbres : Tina Turner, Whitney Houston et Janet Jackson. What’s Love Got To Do With It, The Bodyguard et Poetic Justice mettent respectivement en scène des femmes qui sont autant d’icônes musicales dont la vie a été, tour à tour, présentée comme tragique ou comme une farce. « Ce que je ne pouvais m’empêcher de penser c’est pourquoi cette culture ne peut se résoudre à voir un film sérieux qui ne s’attarde pas seulement sur la vie tragique d’une femme noire mais aussi sur le succès d’une femme noire ? »14

  • 15 Remarque de Marie-France Alderman.

19Les films qu’elle critique proposent une représentation des femmes noires ayant du succès dans la lignée de la caricature africaine-américaine. Les femmes sont ici soumises à une image péjorative. Tantôt elles sont miséreuses et victimes, tantôt elles jouent le rôle d’entertainers et donc de divertissement. L’auteure dénonce alors « a conception of black life that goes from the cotton field to tap dancing »15 (p. 141). La narration sur les Africains-américains et la représentation de la « blackness » ne sont, selon elle, en aucun cas libératrices.

20Toujours sur le modèle de l’entretien, le chapitre dix-sept se consacre au réalisateur Charles Burnett, « A Guiding Light : An Interview With Charles Burnett ». Ce dernier est l’auteur de Killer of Sheep (1977) et de To Sleep With Anger (1990), mis en discussion dans l’entretien. hooks valorise lors de cet échange la capacité de Burnett à retranscrire une vision élargie de la complexité des familles noires de classe moyenne. Cette valorisation s’inscrit en opposition avec sa critique formulée à l’égard d’autres réalisateurs qui ne rendent compte que d’un aspect (« standpoint ») orienté des réalités noires au quotidien. Cette complexité à l’honneur dans le travail de Burnett rend une identification aux personnages plus ardue pour le/la spectateur.rice. La force de ce réalisateur est de montrer la violence de l’ordinaire, de la banalité, quand, selon hooks, de nombreux réalisateur.rice.s noir.e.s tendent vers la démonstration d’une violence plus horrifique et plus « hollywoodienne », notamment pour obtenir plus de financements.

21La série des entretiens s’achève au chapitre dix-huit sur une rencontre entre Arthur Jaffa et bell hooks, « Critical Contestations : A Conversation With A.J. (Arthur Jaffa) ». Jaffa est l’auteur de Daughters of the Dust (1991), son premier long métrage, et de Crooklyn (1994), qui est l’objet du chapitre cinq. Jaffa et hooks mettent en débat la difficulté de représentation des Africains-américains dans des productions cinématographiques mais spécifiquement des emprises culturelles, notamment médiatiques, annexes, qui rendent ces représentations encore plus complexes. Jaffa précise :

  • 16 « So what we see is that the mass media, film, TV, all of these things, are powerful vehicles for m (...)

Ainsi, ce que nous pouvons voir c’est que les mass media, les films, la télévision, toutes ces choses, sont de puissants véhicules d’un maintien d’un système de domination dans lequel nous vivons : impérialisme, racisme, sexisme, etcetera. Il existe généralement un déni à ce sujet et l’art est perçu comme politiquement neutre, comme s’il n’était pas construit par une réalité faite de domination16.

22Le medium cinéma n’est pas, selon lui, exempt de cette capacité de reproduction de schémas culturels et de systèmes de dominations. Cela renforce la position de hooks, à savoir que le cinéma, comme art populaire, est complexe dans la mesure où il peut être à la fois l’instrument d’un argument subversif, autant que celui de postures conservatrices.

23Quelle que soit la posture, le spectateur a un moment of submission, c’est-à-dire un moment où il cède aux différents référents imaginaires qui constituent ou qui portent le film. C’est un point qui est au cœur de la motivation de hooks à continuer de produire des critiques de films. Elle invite en ce sens à rendre le médium moins politiquement neutre (politically neutral) ou du moins les réalisateurs à se rendre compte de l’absence de neutralité politique dans leurs œuvres. Plus spécifiquement, son travail d’analyse est mu par l’intention de générer une production cinématographique qui propose une représentation plus émancipatrice (« I raise questions about what is required to imagine and create images of blackness that are liberatory », p. 7) et moins essentialiste de la blackness. C’est précisément pour cela que hooks indique que le film serait tout ce qui n’est pas la réalité et qu’il produirait de la magie. Le médium a en effet, selon elle, le pouvoir de dire autre chose que ce que la vie réelle propose. La thématique de l’identité et de la diversité n’est pas seulement l’apanage des réalisateurs africains-américains. Ainsi, hooks s’attarde sur des productions de réalisateurs blancs comme celles de Quentin Tarantino et de Larry Clark par exemple, réalisateurs ayant tous deux tenté de rendre présentes des images de l’« Autre » sans pour autant réussir à se détacher d’une forme d’essentialisme ou style of primitivism. En substance elle considère que cet intérêt pour l’altérité ne repose sur rien d’autre que sur la volonté d’exploiter la diversité dans une approche hégémonique. Cet argument est à mettre en relation avec l’élément évoqué plus haut, à savoir que les réalisateur.rice.s présentent les modèles et les normes de la réussite blanche comme quelque chose que les Africains-américains devraient reproduire ou, au moins, vouloir atteindre. Cette critique d’un néo-colonialisme est à rapprocher de celle d’un sexisme à l’égard des femmes noires qui, pour atteindre ce système de valeurs blanc et y réussir devraient séduire des hommes blancs afin de changer de statut social.

  • 17 Elle cite Stuart Hall dans « Cultural Identity and Diaspora ».

24hooks propose de revenir sur les remarques antérieures de certains critiques de films. Si certaines des œuvres du corpus ont été acclamées par la critique parce qu’elles semblaient véhiculer une image progressiste, l’auteure s’attarde sur des détails qui ont, à son sens, été passés sous silence. Elle cherche ainsi à amener le/la spectateur.rice à avoir une vue d’ensemble de l’œuvre et de sa narration au lieu de s’attarder sur une mise en récit a priori progressiste mais qui n’est pas à l’abri d’une reproduction d’un système de domination. « Artists in this culture have difficulty imaginatively seeing the whole picture because we have all been socialized to learn in parts – to see only fragments » (p. 35). Dans une logique intersectionnelle, elle nous invite à voir les éléments dans leur ensemble, afin d’aboutir à un « devenir » africain-américain autre : « identity is a matter of ‘becoming’ as well as ‘being’ »17 (p. 36). L’auteure prend le soin de développer longuement les relations et les situations qui illustrent des rapports de genre et de race en délaissant peut-être un peu trop la dimension de classe. Le lectorat appréciera de découvrir (ou redécouvrir) une auteure que l’Europe ne connait que peu et qui offre, à travers un point de vue sur les médias, un renouvellement de la pensée féministe révolutionnaire mise de côté à la suite de l’intégration de cursus Gender studies au sein des universités. Si la pensée intersectionnelle n’a pas disparu - tant s’en faut - des théories féministes américaines, le caractère plus réformiste et porté sur la reconnaissance des Gender Studies a peut-être fait oublier la dimension révolutionnaire d’une pensée tournée vers une remise en question radicale des rapports de pouvoir et des systèmes de domination.

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Notes

1 bell hooks (2015), Ne suis-je pas une femme. Femmes noires et féminisme, traduit de l’anglais (États-Unis) par Olga Potot, préfacé par Amadine Gay, Paris, Cambourakis, coll. Sorcières.

2 De son nom de naissance, Gloria Jean Watkins. L’absence de lettres capitales dans le nom de plume de l’auteure est un choix de cette dernière.

3 Elsa Dorlin (2008), Black feminism : anthologie du féminisme africain-américain : 1975-2000, Paris, L’Harmattan, Bibliothèque du féminisme.

4 Estelle Ferrarese (2012), « bell hooks et le politique. La lutte, la souffrance et l’amour », Les Cahiers du genre, n° 52, p. 219-240.

5 Nassira Hedjerassi (2016), « bell hooks : la fabrique d’une ‘intellectuelle noire révoltée’« , Les Cahiers du genre, n° 61, p. 169-188. Elle est également l’auteure de la préface de l’ouvrage traduit : De la marge au centre. Théorie féministe, dont je parle plus bas.

6 bell hooks (2017), De la marge au centre. Théorie féministe, traduit de l’anglais (États-Unis) par Noomi B. Grüsig, préfacé par Nassira Hedjerassi, Paris, Cambourakis, coll. Sorcières.

7 hooks, Reel to Real, « The work of black filmmakers receives much attention in Reel to Real precisely because the multiple narratives it constructs revitalize contemporary critical discussions of the way blackness is represented and seen in this society », p. 7-8. Nous traduisons : « Reel to Real porte une attention particulière au travail de réalisateur.rice.s africain.e.s-américain.e.s car les multiples narrations que ces dernier.e.s produisent et ravivent les débats contemporains sur les représentations et les perceptions de la ‘blackness’ dans la société. »

8 Jeannette Winterson (1995), Art Objects : Essays on Ecstasy and Effrontery, citée page 2, introduction « Making Movie Magic ».

9 Stuart Hall (1993), « What Is This ‘Black’ in Black Popular Culture ? », Social Justice, vol. 20, n° 1-2, Rethinking Race (Spring-Summer), p. 104-114.

10 « movies make magic. They change things. They take the real and make it into something else right before our very eyes. […] what is real is precisely what movies do not do » p. 1, (nous traduisons).

11 « we still live in a culture where black female bodies are stereotypically ‘seen’ in a sexual light so that it becomes difficult for audiences of any race to see our imstanding for universal themes of identity formation, sexual agency, feminist resistance, unrequited longing, etc », p. 24-25 (nous traduisons).

12 « for a long time in this culture it has been assumed that black filmmakers will make black films (i.e., will work with content & imagery that highlight black experience) », p. 89.

13 bell hooks à propos du film Blue in the face de Wayne Wang (1995) : « What does it mean to be black ; or what does it mean to have a national identity ? To me, these are very deep and profound political questions right now. In a very careful way, the film contests all sorts of constructions of pure identity, it reminds the viewer that so much is mixed, and that it’s in the mixing and sharing that the magic arises », p. 167 (nous traduisons).

14 « [Parlant de What’s Love] What I kept thinking about was why this culture can’t see a serious film that’s not just about a black female tragedy but about a black female triumph. It’s so interesting how the film stops with Ike’s brutality, as though it is Tina Turner’s life ending. Why is it that for success is less interesting than the period of her life when she’s a victim ? », p. 139 (nous traduisons).

15 Remarque de Marie-France Alderman.

16 « So what we see is that the mass media, film, TV, all of these things, are powerful vehicles for maintaining the kinds of systems of domination we live under – imperialism, racism, sexism, etcetera. Often there is a denial of this and art is presented as politically neutral, as though it is not shaped by a reality of domination », p. 221 (nous traduisons).

17 Elle cite Stuart Hall dans « Cultural Identity and Diaspora ».

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Charlotte Blanc, « bell hooks, Reel to Real. Race, Class and Sex at the Movies »Genre en séries [En ligne], 8 | 2018, mis en ligne le 01 décembre 2018, consulté le 18 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ges/587 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ges.587

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Auteur

Charlotte Blanc

Charlotte Blanc est docteure en sciences de l’information et de la communication. Rattachée au MICA de l’Université Bordeaux Montaigne, elle est l’auteure d’une thèse intitulée « Théories et praxis de la ‘réinformation’. Militantisme catholique traditionaliste et pratiques info-communicationnelles sur Internet », 2018, sous la direction d’Alain Kiyindou.

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