Frédérique Matonti, Le Genre présidentiel. Enquête sur l’ordre des sexes en politique
Frédérique Matonti, Le Genre présidentiel. Enquête sur l’ordre des sexes en politique. Paris, La Découverte, 2017, 318 p.
Texte intégral
1L’ouvrage de Frédérique Matonti brosse un récit des représentations genrées des hommes et des femmes politiques qui ont occupé le premier plan des scènes médiatique et électorale depuis les élections présidentielles de 2012 jusqu’à celles de 2017. Ces représentations participent de « la co-construction des identités politiques » par les journalistes et les professionnels de la politique, le genre étant dès lors mobilisé comme une catégorie qui vient signifier le pouvoir pour reprendre les termes de Joan Scott. Deux hypothèses sont successivement confirmées au cours de l’ouvrage : la première annonce que la présence numéraire plus importante des femmes en politique suite aux lois sur la parité a pour effet un renforcement des stéréotypes qui les maintiennent dans un statut politique inférieur, difficilement compatible avec les plus hautes fonctions de l’État, d’où la mise en évidence d’un genre présidentiel fondamentalement masculin. La seconde affirme qu’avec la politisation d’affaires sexuelles comme celles liées à Dominique Strauss-Kahn, il est devenu légitime de publiciser les relations sentimentales et sexuelles des professionnels de la politique, processus qui inaugure l’avènement d’une « politique de la vérité à la française ».
2Reposant sur un matériau fouillé et riche recueilli lors d’une enquête au long cours, l’analyse traite conjointement de supports médiatiques généralement dissociés. Les discours de la presse quotidienne sont confrontés aux sketchs des caricaturistes, de la presse féminine et des quick books, ces ouvrages écrits par des journalistes sur des personnalités politiques sur un mode « romancé » (tels Belle Amie sur Rachida Dati ou La Femme fatale sur Ségolène Royal). F. Matonti s’intéresse à la performativité des représentations et stéréotypes dans la lignée de l’analyse d’Erving Goffman. On insistera sur trois éléments de réflexion particulièrement intéressants : les stéréotypes associés aux femmes politiques ; le traitement médiatique de l’affaire DSK ; enfin la composante virile et hétérosexuelle du genre présidentiel.
3Les premiers chapitres dressent des portraits extrêmement documentés de femmes politiques se positionnant sur l’ensemble du spectre politique : Ségolène Royal et Martine Aubry, Anne Hidalgo et Nathalie Kociusko-Morizet, Marine Le Pen et Marion Maréchal-Le Pen ainsi que Rachida Dati, Najat Vallaud-Belkacem, Christiane Taubira, Myriam El-Khomri et Fleur Pellerin dans un chapitre consacré aux femmes racisées. Ces chapitres mettent au jour la prégnance des représentations genrées qui président aux critères utilisés pour juger spécifiquement les femmes politiques : l’insistance sur le physique, la tenue vestimentaire, leur position de fille ou de femme d’un homme politique connu, le fait de les nommer par leur prénom, la référence à la maternité, et enfin le « cadrage Harlequin », c’est-à-dire le fait que des stratégies de femmes politiques soient analysées au prisme d’un scénario où l’amour et ses émotions adjacentes telles que la jalousie dicteraient en réalité leur comportement. Ce cadrage Harlequin a ainsi été mobilisé pour expliquer la candidature de S. Royal à la présidentielle de 2007 comme la revanche d’une femme éconduite par François Hollande au profit de V. Trierweiler. Ces représentations genrées confinent souvent aux stéréotypes. Si « c’est particulièrement net chez les imitateurs et les caricaturistes qui construisent leurs personnages récurrents autour de stéréotypes genrés », les journalistes ont également recours à ces « lieux communs » : « ils s’adressent à des lecteurs censés les partager et le stéréotype (ici genré) est un raccourci, un short cut, qui permet de gagner du temps, ressource des plus stratégiques dans leur activité » (p. 23).
- 1 Catherine Achin, Sandrine Lévêque (2007), « Femmes, énarques et professionnelles de la politique. D (...)
- 2 Aurélie Olivesi (2012), Implicitement sexiste ? Genre, politique et discours journalistique, Toulou (...)
4Au-delà de l’analyse du genre comme catégorie de pouvoir, c’est la fonction du stéréotype qui est ciblée en ce qu’elle s’inscrit dans un mode de production journalistique qui obéit à des contraintes de travail spécifiques (concurrence, chasse au scoop…). F. Matonti montre de manière convaincante, au travers de multiples portraits fouillés, comment les stéréotypes de genre sont répétés de manière performative, mais également comment, à l’occasion peuvent apparaître des brèches. D’après elle, c’est notamment le cas de Fleur Pellerin qui « assume son statut de technocrate, a refusé de briguer la charge de députée en 2012, promeut la ‘diversité’ en présidant le club du XXIe siècle et assume une féminité sexy plutôt que la maternité » (p. 182). Elle illustrerait dès lors « l’invention d’autres imaginaires du genre »1. Du côté des femmes politiques issues de l’immigration post-coloniale ou des territoires d’Outre-mer, la reconduction des stéréotypes croise rapports de genre et rapports sociaux de race : par exemple, Najat Vallaud-Belkacem « endosse pour les pourvoyeurs de représentation la fonction de l’immigrée qui a réussi à force de travail, un bref temps tenue par Rachida Dati » (p. 178), tandis que « sortie du stéréotype de la ‘beurette’ méritante et intégrée, Rachida Dati devient une intrigante et une courtisane, dont il devient journalistiquement possible de dévoiler les liaisons. » Grâce à l’argumentaire développé au fil des portraits, l’ouvrage pourrait permettre de convaincre les plus rétifs que l’usage des stéréotypes ne peut en rien être expliqué par les caractéristiques personnelles de telle ou telle femme politique. C’est sans doute parmi les non spécialistes des questions de genre que l’abondance des matériaux répétés vaudra démonstration accablante. Les spécialistes pourront regretter qu’une partie de la littérature sur genre, médias et politique, comme l’ouvrage remarqué d’Aurélie Olivesi2 sur Ségolène Royal, ne soit pas convoquée.
5Le cœur de l’ouvrage selon nous, son apport le plus original, réside dans le chapitre consacré au traitement journalistique de l’affaire DSK. Les accusations de viol puis de « proxénétisme aggravé en bande organisée » ont donné lieu à des clivages inattendus dans les cadrages des différents supports médiatiques. Lors de l’arrestation de DSK pour agression sexuelle Libération fait figure d’exception parmi les titres de la presse généraliste quotidienne et hebdomadaire, en qualifiant les faits de crimes sexuels, c’est-à-dire en proposant un cadrage féministe, mais également par sa lecture politique en soulignant l’impossibilité pour DSK d’être le candidat PS aux présidentielles. La presse féminine se distingue également par un féminisme plus clairement affiché que « le féminisme apprivoisé » (D. Dulong et F. Matonti) dont elle est coutumière : en effet, la presse féminine française s’est progressivement appropriée de manière sélective les revendications féministes telle que la contraception, l’avortement et la lutte contre les violences sexuelles, revendications compatibles avec l’injonction à être une femme hétérosexuelle belle, jeune et objet de désir masculin, tandis qu’elle nourrit de vives critiques à l’égard des formes de la domination masculine à l’œuvre dans des pays exotisés. C’est en particulier le cas du magazine Elle dont l’éditorial revient sur le tabou des agressions sexuelles et affirme en écho volontaire ou non au célèbre texte de Nicole-Claude Mathieu que « céder… n’est pas consentir » (p. 203). Alors que les humoristes reconduisent généralement les stéréotypes de genre, ils « distinguent sans ambiguïté séduction, drague et viol » (p. 201). Les clivages habituels entre supports médiatiques se trouvent ainsi bousculés. Les explications avancées mettent au jour les différences de trajectoires des journalistes par rapport au féminisme. À la suite de cette affaire, F. Matonti estime que les révélations sur la relation de François Hollande avec Julie Gayet accélèrent la mise en place d’une « politique de la vérité à la française » qui légitime le dévoilement des aventures sentimentales ou sexuelles des politiques en ce qu’elles participeraient de l’évaluation de leurs compétences politiques. Cette « politique de la vérité » est apparue lors de la campagne présidentielle de 2007, lorsque la candidature de Ségolène Royal a été présentée sous le double prisme de l’incompétence et de la vengeance d’une femme trompée. Elle a été renforcée par l’affaire DSK et s’est désormais banalisée, s’accompagnant d’injonctions implicites quant au genre et à la sexualité qu’il convient d’avoir pour un.e politique : la double vie qu’ont pu mener des Présidents de la République s’effacerait aujourd’hui au profit de l’imposition d’une vie de couple hétérosexuelle, monogame voire reproductive dans le cas du couple de Nicolas Sarkozy et Carla Bruni. Cette tendance reste cependant à confirmer, tant la conjoncture actuelle semble ouverte en matière de normes de genre selon la conclusion de l’ouvrage.
- 3 Catherine Achin, Elsa Dorlin (2008). « Nicolas Sarkozy ou la masculinité mascarade du Président », (...)
- 4 Voir l’article d’Anaïs Théviot « ‘Rôle’ politique et modelage des identités de genre. Du candidat a (...)
6La dernière caractéristique du genre présidentiel mise en exergue est celle de la « masculinité hégémonique » qui le sous-tend. Si Nicolas Sarkozy l’a remarquablement illustrée, le traitement médiatique de François Hollande le classerait moins aisément dans ce type de masculinité virile et néanmoins compatible avec un ethos de classes dominantes. F. Matonti souligne le stigmate de mollesse attribué à Hollande, illustrée notamment lors de sa reprise de poids, « à la fois signe de mollesse de caractère et de féminisation, manière de dire, ici encore, son illégitimité » (p. 267). Lorsqu’il endosse le rôle de chef de guerre avec les interventions au Mali, l’autorité et la virilité sont restaurées en même temps. Cette analyse nous semble moins percutante. Elle fait écho à l’article de C. Achin et E. Dorlin3 sur la « masculinité mascarade » de Nicolas Sarkozy. Les auteures, citées par Frédérique Matonti, mentionnaient notamment la dimension hétérosexuelle de cette masculinité, ostentatoire dans la mise en scène des (re)conquêtes affichées du Président Sarkozy, depuis le retour de Cécilia Sarkozy aux côtés de son époux pour qu’il ne soit pas candidat célibataire pendant sa campagne présidentielle, jusqu’au mariage avec Carla Bruni. De manière analogue, en dépit des représentations parfois peu viriles qui sont données de François Hollande, ce dernier se situe bel et bien du côté d’une masculinité hétérosexuelle conquérante. S’il est caricaturé comme un homme « qui ne sait pas tenir ses femmes » au moment paroxystique du tweet de soutien de V. Trierweiler à Olivier Falorni, il n’en demeure pas moins que l’éviction de V. Trierweiler au profit de J. Gayet constitue un moment de réaffirmation d’une masculinité dominante4. Il est en ce sens un peu surprenant que l’ouvrage se termine sur la question suivante « si le genre présidentiel est décidément masculin, est-il également hétérosexuel, reproductif et monogame ? », tant l’ensemble de l’ouvrage semble valider cette hypothèse, voire même tant cette hypothèse pourrait être la matrice de départ. On aurait pu souhaiter alors un rappel plus approfondi des thèses de Judith Butler sur la dimension hétéro-normative de la binarité du masculin et du féminin et la performativité des représentations genrées. Sur ce dernier point, l’auteure prévient certes en introduction qu’elle n’étudiera pas les réceptions, mais les cadrages très puissants qu’elle met au jour d’un support à l’autre et d’une élection à l’autre autorisent à théoriser davantage le caractère performatif de représentations répétitives qui n’ouvrent que de très rares brèches. Sans doute le choix de mener l’ouvrage par une discussion serrée, précise et passionnante de matériaux extrêmement abondants, relève-t-il d’un souci salutaire de clarté et d’administration de la preuve qui se soucie de ne pas prêcher uniquement les converti.e.s.
Notes
1 Catherine Achin, Sandrine Lévêque (2007), « Femmes, énarques et professionnelles de la politique. Des carrières exceptionnelles sous contraintes », Genèses, vol. 2, n° 67, p. 24-44.
2 Aurélie Olivesi (2012), Implicitement sexiste ? Genre, politique et discours journalistique, Toulouse, Presses universitaires du Mirail.
3 Catherine Achin, Elsa Dorlin (2008). « Nicolas Sarkozy ou la masculinité mascarade du Président », Raisons politiques, vol. 31, no. 3, 2008, p. 19-45.
4 Voir l’article d’Anaïs Théviot « ‘Rôle’ politique et modelage des identités de genre. Du candidat au président : mise en scène virtuelle des masculinités de François Hollande », Genre en Séries, 2016/3, http://genreenseries.weebly.com/uploads/1/1/4/4/11440046/4_theviot.pdf [consulté le 7 mars 2018].
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Viviane Albenga, « Frédérique Matonti, Le Genre présidentiel. Enquête sur l’ordre des sexes en politique », Genre en séries [En ligne], 8 | 2018, mis en ligne le 01 décembre 2018, consulté le 16 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ges/585 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ges.585
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