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Traduction

Judy Garland et les hommes gays

Traduction de « Judy Garland and Gay Men », in Richard Dyer (2004[1986]), Heavenly Bodies: Film Stars and Society, New York, Routledge, p. 137-191
Richard Dyer
Traduction de Jules Sandeau

Texte intégral

Je remercie Fanny, Geneviève, Létitia, Noëlle et, last but not least, Liam, pour leurs précieuses suggestions.

Il m’a raconté une fois avoir dragué un type qui disait que tu pouvais reconnaître l’appart d’un gay à tous les coups, parce qu’ils ont tous les disques de Judy Garland.
Kenneth Williams, à propos de Joe Orton

Les jeunes Blanc.he.s avaient la contre-culture, les rock stars et le mysticisme. Les Noir.e.s avaient un slogan disant qu’illes étaient beaux et un parti qui demandait le pouvoir. La classe moyenne avait ce qu’elle a toujours eu : la classe moyenne. Les faucons avaient le Vietnam, et les colombes le Mouvement pour la paix. Les étudiant.e.s avaient la révolte des campus, et la Nouvelle gauche avait Cuba et le Tiers Monde. Et les femmes avaient une voix. J’avais le rejet de tous ces groupes. Mais j’avais aussi Judy Garland.
Drag Queen dans As Times Goes By

1Dans le numéro de la revue du Front de libération homosexuelle de Birmingham publié en juin 1973, figurait un article sur Judy Garland. Il avait pour titre « Born in a Trunk » et était imprimé sur du papier rose. Il ne parlait à aucun moment d’homosexualité. L’auteur n’avait pas ressenti le besoin d’expliquer pourquoi un simple récit de la vie de Garland avait sa place dans la publication d’un groupe militant homosexuel. Cela allait également de soi pour le comité éditorial dont je faisais partie (même si je n’ai ni écrit ni suggéré l’article). Notre politique était d’imprimer tout ce que les membres du GLF proposaient à condition que ce ne soit ni sexiste, ni raciste, ni fasciste. L’article sur Garland n’était rien de tout cela, et nous étions autant immergés dans la culture gay que l’auteur, de sorte que publier un article sur Garland nous semblait la chose la plus naturelle au monde. Cependant, quand nous avons distribué la revue, un certain nombre de personnes, homos ou hétéros, nous ont demandé ce que cet article pouvait bien faire là-dedans. Certaines d’entre elles désapprouvèrent au motif que Garland appartenait à l’époque d’avant la libération homosexuelle, mais les autres étaient déroutées. Que faisait Garland dans un magazine homosexuel ? Et quand on leur expliquait la raison – parce qu’un grand nombre d’homos (surtout les gays) l’adorent –, elles demandaient alors avec perplexité : « Pourquoi ? ». Ce chapitre tente de répondre à cette question.

  • 1 Voir les deux autres chapitres de Heavenly Bodies : « Monroe and sexuality » (traduit en français p (...)

2Il n’y aura pas une seule réponse, bien sûr, car une image de star ne peut atteindre un tel degré de popularité et d’attractivité que si elle est susceptible d’être lue de plusieurs façons. Monroe faisait écho à différents discours sur la sexualité, ainsi qu’à différents discours concernant d’autres choses que la sexualité. Robeson aussi devait plaire à la fois aux publics blanc et noir, et avec beaucoup plus de différenciation à l’intérieur de ces publics que ce que j’ai décrit1. De la même manière, Garland ne jouissait pas seulement d’une énorme popularité auprès des publics non-homosexuels, requise pour toute star de son envergure, mais plusieurs aspects de son image parlaient à différents membres des subcultures gays. Dans ce chapitre, je veux chercher à comprendre comment des aspects spécifiques de l’image de Garland ont pu faire sens pour des gays.

3Ce que je décris est spécifique à la subculture et à la période que je prends pour objet. La première particularité de cette subculture est qu’elle est masculine. Les subcultures gays et lesbiennes ont été historiquement liées, quoique souvent seulement de manière tangentielle. Des stars hollywoodiennes ont également eu une place importante dans les discours des subcultures lesbiennes (voir Meyers 1976, Sheldon 1977, Whitaker 1981, Gramann et Schlüpmann 1982, Weiss 1992, Whatling 1997, White 1999). Cependant, les subcultures lesbiennes et gays sont différentes, et je ne crois pas que Judy Garland ait été une figure particulièrement significative dans les subcultures lesbiennes. Greta Garbo et Marlene Dietrich, par contre, ont été importantes pour les deux subcultures, et il serait instructif de mettre en lumière les liens entre leurs images et la culture lesbienne aristocratique associée à Radclyffe Hall, Romaine Brooks, Lady Troubridge, Gertrude Stein et d’autres (voir Ruehl 1982 et Dyer 1983). Bien que ce style lesbien joue probablement un rôle important dans les lectures gays de Garbo et Dietrich, il faudrait néanmoins distinguer ces lectures de celles que les lesbiennes font de ces deux stars.

4La culture gay qui m’intéresse ici a également pour particularité d’être urbaine (globalement métropolitaine de surcroît) et blanche. Cela ne veut pas dire que les gays non-blancs de province et de petites villes ne pouvaient pas la partager, mais qu’elle est née dans les ghettos gays urbains (New York, Londres, San Francisco, Amsterdam, Sydney, etc.) et s’est développée dans des formes (drag shows, bars) et des publications contrôlées essentiellement par des Blancs. Les gays blancs et urbains ont donné le ton de cette culture, et l’ont définie comme la culture gay elle-même pendant la période dont je vais parler.

5La période en question commence en 1950. C’est au cours de cette année que Judy Garland a été virée de la MGM et a tenté de se suicider (de manière un peu moins méthodique que ce qu’a raconté la presse). En créant une rupture brutale avec son image de star simple et ordinaire cultivée par la MGM, cet événement a permis de percevoir Garland comme une personne ayant un rapport particulier à la souffrance et à la normalité, et c’est ce rapport qui structure une bonne partie de la lecture gay de Garland. Cette lecture s’appuie en partie sur sa carrière ultérieure – la multiplication de ses concerts à partir de celui au London Palladium en 1951 ; ses star vehicles, A Star is Born (1954) et I Could Go On Singing (1962), mais aussi sa performance dans A Child Is Waiting (1962) et son apparition tape-à-l’œil dans Judgement at Nuremberg (1961) ; une série d’albums édités par Capitol records entre 1955 et 1965, notamment Miss Show Business, Alone, The Letter, Judy in Love et le double album Judy at Carnegie Hall (un enregistrement de son concert de 1961 qui fut le premier double album à se vendre à plus d’un million d’exemplaires) ; des programmes télévisés, dont les deux émissions spéciales à succès, The Ford Star Jubilee (1955) et The Judy Garland Show, ainsi qu’une série pour CBS qui a moins marché ; mais aussi des interviews, des émissions de radio, des apparitions dans des talk-shows et un grand nombre de reportages publiés dans la presse, portant principalement sur les vicissitudes de sa vie (tentatives de suicide, divorces, hospitalisations, et d’autres choses du même genre).

6La lecture post-1950 s’appuyait également sur sa carrière d’avant 1950, en relisant ses films antérieurs, ses enregistrements et sa vie à la lumière de l’évolution récente de son image. C’était facilité par le développement de la télévision et, dans les grandes villes, des cinémas spécialisés dans la rediffusion nostalgique de classiques, deux phénomènes qui permettaient de revoir aisément les films de Garland. De plus, la majeure partie de sa carrière post-1950 évoque et retravaille la première partie de sa carrière. A Star Is Born et I Could Go On Singing sont clairement basés sur la vie de Garland, et le numéro « Born in a Trunk », dans le premier de ces deux films, est comme une synthèse consciente de son image entretenue par la MGM (cf. Jennings 1979). De la même manière, ses concerts étaient basés sur sa carrière cinématographique et n’introduisaient qu’un nombre limité de nouvelles chansons. Les compilations d’anciens tubes étaient introduites par des phrases telles que « L’histoire de ma vie est dans mes chansons ». Pour reprendre les mots de Christopher Finch (1975 : 186), ses concerts étaient

un nouveau type de comédie musicale de Broadway, les paroles et la musique était écrites par différents auteurs et compositeurs, le livret par Judy Garland, avec l’aide impressionnante de l’ensemble de la presse hollywoodienne. Pour le public, le livret racontait la vie de Judy Garland.

7Tout aussi important était le fait que, durant cette période, Garland parlait de plus en plus souvent de sa vie d’avant 1950 (notamment dans un article publié dans McCall’s en 1952), et offrait ainsi toujours plus d’occasions d’interpréter ses films et ses photos à la lumière de ces nouvelles informations et de la nouvelle compréhension que l’on avait d’elle.

8Du fait de l’accessibilité de ses œuvres passées et de leur importance en tant que point de référence de ses derniers films, de ses concerts, de ses enregistrements et des reportages qui lui sont consacrés dans la presse, toute la carrière de Garland est pertinente dans ce chapitre, mais envisagée à travers la façon dont la subculture gay s’est appropriée Garland après 1950. L’importance de Garland pour cette subculture a toujours été bien connue. La plupart des nécrologies la mentionne, et elle était particulièrement sensible lors des concerts, surtout pour les observateurs hétérosexuels. Al Di Orio Jr. (1975 : 133-4) cite ce passage de la critique publiée par le Los Angeles Citizen News sur son concert de 1961 au Hollywood Bowl :

Ils étaient tous là, les mecs, les nanas et le « sixième homme », assis sous la bruine qui n’a pas cessée durant tout le concert… Après « Over the Rainbow », le public debout et trempé a applaudi jusqu’à ce que Judy revienne et interprète trois chansons de plus. Les mecs, les nanas et le « sixième homme » en voulaient encore.

9« Le sixième homme » est une référence aux découvertes de Kinsey sur le caractère répandu de l’homosexualité chez les hommes américains, une statistique assez connue pour donner son titre à un livre bienveillant de Jess Stearn sur l’homosexualité publié en 1962. Les observateurs non-homosexuels sont souvent plus haineux que le journaliste plutôt neutre du Los Angeles Citizen News. La description que donne Williams Goldman (1969 : 3-4) de la soirée qui conclut la saison de Garland au Palace en 1967 témoigne de son hétérosexualité manifeste. Un bel homme gay est un choc pour lui. Il cite sans commentaire l’allusion d’un homme hétérosexuel à Auschwitz, comme si l’extermination des homosexuels par les nazis était sans importance, et relate la blague du même homme, probablement pour faire rire le lecteur ; tout cela agrémenté du vocabulaire homophobe habituel, « garçon », « voleter », « papoter », « batifoler », « tapette » :

Au fur et à mesure que le hall d’entrée se remplissait, le public devint de plus en plus voyant. Une magnifique blonde vêtue d’une jolie veste verte passa devant moi, sexy et assurée, ondulant à chaque pas, et ce fut un véritable choc de réaliser que cette blonde était un garçon. Deux autres garçons papillonnaient en bavardant. Le premier : « Je lui ai acheté des roses et des œillets blancs ; tu penses qu’elle aimera ? ». Le second (en colère) : « Mais pourquoi est-ce que je ne lui ai pas apporté des fleurs ? Oooh, c’est cuit pour moi maintenant ». Un autre groupe de tapettes en train de batifoler, d’une demi-douzaine cette fois, observé d’un coin du hall par deux couples mariés hétérosexuels. « Ces tapettes », dit le premier homme. « C’est comme Auschwitz – certains d’entre eux sont morts en chemin mais beaucoup sont arrivés jusqu’ici quand même ». Il se tourne vers l’autre mari et hausse les épaules. « Personne ne va aux toilettes ce soir ».

10Je m’arrêterais là pour ce qui est des témoignages d’hétérosexuels sur le rapport entre les hommes homosexuels et Judy Garland. Si je les mentionne ici, c’est en partie pour montrer à quel point le lien entre les gays et Garland était notoire, mais aussi pour souligner dans quelle mesure il était perçu comme offensant ou menaçant, si bien que l’usage que les hommes homosexuels faisaient de l’image de Garland constituait une sorte de coming out avant l’émergence des mouvements gays (pour lesquels le coming out était une tactique essentielle de confrontation). Voilà comment un homme homosexuel se souvient d’un concert de Garland à Nottingham en 1960 :

Je n’oublierai jamais le moment où je suis entré dans le Montfort Hall. Nos sièges étaient très près du premier rang et nous avons donc dû descendre l’allée centrale d’une salle déjà bondée. Je pense que toutes les folles de la région des Midlands de l’Est avaient réussi à venir… tout le monde avait mis ses habits du dimanche, était allé chez le coiffeur et avait acheté une nouvelle cravate. Il y avait une exubérance, une animation, une communauté de sentiments qui était assez nouvelle pour moi et sûrement assez rare à cette époque. C’était comme si le fait que nous nous soyons réunis pour voir Garland nous donnait la permission d’être gay en public pour une fois.
(Lettre à l’auteur)

11Je vais commencer par examiner ce que les hommes homosexuels ont écrit sur Judy Garland, pour ensuite analyser son image en relation avec des caractéristiques générales de la subculture gay. Des éléments vont se recouper – les écrits gays insistent sur l’intensité émotionnelle de Garland et son rapport avec la situation des hommes gays, et je mettrai cela en lien avec des aspects de son image et de ses performances ; de même, quand je traiterai des aspects de son image qui suggèrent un lien avec la culture gay – normalité, androgynie, camp – je me référerai si possible aux observations faites par d’autres gays sur ces questions. Les deux parties de cette étude ne sont donc pas fondamentalement distinctes – la première examine ce à quoi les écrits gays font particulièrement et explicitement allusion, la seconde ce qui est plus évident lorsqu’on met côte à côte son image et les traits caractéristiques de la culture gay en général.

  • 2 À savoir Gay News et Him (Grande-Bretagne), Body Politic (Canada), New York Native et The Advocate (...)

12Par écrits gays, je désigne à la fois des articles parus dans des publications gays et les lettres que j’ai reçues en réponse aux annonces que j’avais soumises dans des journaux et magazines gays2. Du point de vue de leur contenu, il n’y a pas de différence significative entre ces deux types d’écrits. La chose importante à noter est qu’ils datent tous d’après la mort de Garland et l’émergence du mouvement gay moderne. Beaucoup mentionnent des souvenirs de la période antérieure, mais d’une manière qui témoigne d’une clarification qui s’est opérée ultérieurement – par exemple, je ne doute pas du souvenir de l’auteur cité plus haut, pour qui le concert de Garland à Nottingham fut vécu comme une autorisation d’être « gay en public pour une fois », mais cette formulation qui insiste sur l’importance d’être « gay en public » est en même temps tributaire du mouvement de libération gay. Les écrits témoignent tous d’une conscience politique gay, bien qu’il y ait une évolution intéressante entre certains des premiers écrits et certains des plus tardifs, signalée par un changement de pronom pour désigner les personnes gays, de « eux » à « nous ». Cela s’accompagne d’une autre évolution concernant ce que représente Garland, de la névrose et de l’hystérie des hommes homosexuels à la résistance face à l’oppression. Roger Woodcock (1969 : 17) écrit ainsi dans le premier numéro de Jeremy (une publication pornographique très soft et, au départ, bisexuelle en apparence, qui est parue juste avant le développement du mouvement de libération gay en Grande-Bretagne) :

Chaque fois qu’elle chantait, elle s’épanchait sur ses problèmes. La vie ne lui avait pas fait de cadeau, et ça se voyait. C’est ce qui attirait les homosexuels. Elle leur offrait de l’hystérie (She created hysteria for them).

13Dans l’un des premiers numéros de Gay News (qui a été lancé sous l’impulsion du mouvement de libération gay britannique), Barry Conley (1972 : 11) emploie une formulation plus positive (« prendre sa revanche ») mais désigne encore les gays par le pronom « ils », et fait une comparaison avec les personnes hétérosexuelles au détriment des gays :

Ses concerts commençaient à rassembler un grand nombre de fans homosexuels prêts à applaudir tout ce qu’elle faisait… Peut-être que la plupart d’entre eux voyait en Judy une perdante qui avait pris sa revanche sur la vie, et qu’ils se reconnaissaient là-dedans… Il faut également se rappeler qu’elle a tout de même réussi à conserver tous ses fans hétérosexuels, même si leurs réactions lors de ses concerts étaient moins exhibitionnistes.

14Neuf ans plus tard, dans Blueboy (qui était un équivalent gay à la fois de Playboy et de Cosmopolitan, avec ce curieux mélange de revendications politiques égalitaristes, de reportages consuméristes/hédonistes et de photos sexy), Dumont Howard (1981 : 95) s’opposait à l’interprétation de l’enthousiasme des hommes gays pour Garland en termes d’« hystérie » et d’« exhibitionnisme », tout en assumant les sentiments positifs qu’il décrivait en utilisant le pronom « nous » :

Garland est souvent dépeinte comme une figure pathétique et ses fans – particulièrement les gays – comme des adorateurs du désastre… Maintenant que nous, les gays, apprenons plus sur nous-mêmes en tant que groupe et en tant que culture, nous pouvons commencer à comprendre le véritable attrait de Judy Garland : c’est son esprit invincible qui plaît aux publics gays, pas ses tendances autodestructrices.

  • 3 On considère généralement que l’origine du mouvement gay contemporain est un incident survenu dans (...)

15De même, dans As Time Goes By (une pièce de la compagnie Gay Sweatshop qui exhume un siècle d’histoire gay à travers ses moments importants), la drag queen, incarnée de manière envoûtante par Drew Griffiths dans le spectacle original, déclare dans la dernière partie (un assemblage de monologues récités dans un bar gay en juin 19693) :

Ils disent qu’on l’aimait parce qu’elle reflétait l’angoisse et la solitude de nos propres vies. Foutaises. Mes parents étaient hétéros… C’étaient les personnes les plus angoissées et seules que j’ai jamais connues. Non. Nous n’avons pas le monopole de l’angoisse et de la solitude. Je l’aimais parce que de quelque façon qu’ils la rabaissaient, elle survivait. Quand ils disaient qu’elle n’était plus capable de chanter ; quand ils disaient qu’elle était alcoolique ; quand ils disaient qu’elle était droguée ; quand ils disaient qu’elle ne savait pas garder un homme…Quand ils disaient qu’elle était grosse ; quand ils disaient qu’elle était maigre ; quand ils disaient qu’elle s’était cassée la gueule en beauté. Les gens se cassent la gueule tous les jours. Elle se relevait.
(Greig et Griffiths 1981 : 62)

16L’interprétation que l’on trouve dans les premiers écrits à propos de ce que les gays voyaient en Garland, est semblable à beaucoup de remarques désagréablement homophobes faites par des critiques, notamment dans les nécrologies. On pourrait soutenir que Woodcock et Conley sont victimes d’une sorte de « fausse conscience » qui les conduit à s’opprimer eux-mêmes en intériorisant des interprétations hétérosexuelles concernant l’attrait de Garland pour les gays. Peut-être, mais il serait faux de supposer que seules les lectures les plus « positives » reflètent avec exactitude l’éventail des lectures gays de Garland. Woodcock et Conley illustrent plusieurs niveaux d’auto-oppression qui peuvent effectivement caractériser une manière de lire Garland. Ils sont des fans gays de Garland qui gardent leur distance avec les gays (« eux », « homosexuels ») en dénigrant les façons dont les gays manifestent leur attirance pour Garland. Même si leur interprétation gay de Garland ne peut être que négative (« hystérie », « exhibitionniste »), ils lui reconnaissent une intensité émotionnelle (qui est également ce qui lui est reconnue par les autres auteurs gays) mais en l’associant à quelque chose de dévalorisant. Des lectures plus récentes cherchent à désavouer tout cela, peut-être à juste titre d’ailleurs – mais Garland pouvait aussi être utilisée dans ce discours subculturel, plus queer que gay, qui parlait de l’identité homosexuelle sur un mode auto-oppressif caractéristique des groupes opprimés – distanciation, déni, dénigrement. Des aspects de la carrière et des performances de Garland pouvaient être vus comme pathétiques et franchement mauvais, et les gays pouvaient en quelque sorte se reconnaître à tort là-dedans et s’empresser de le désavouer, comme le font Woodcock et Conley. Je le mentionne ici parce qu’ils sont les seuls auteurs à parler de Garland en ces termes, mais aussi ceux qui écrivent à partir de leurs souvenirs d’elle les plus récents. Tout en partageant les interprétations majoritairement positives de ce que les gays voyaient en Garland, que l’on trouve dans les autres écrits, je ne veux pas écarter complètement cette lecture négative qui a pu être occultée dans le contexte des mouvements de libération gay auquel appartiennent les écrits plus récents.

17Il existe une source d’écrits sur Garland datant d’avant 1969, mais elle est difficile à utiliser. Le mensuel britannique de cinéma Films and Filming, lancé en octobre 1954, s’est rapidement imposé comme un magazine gay inavoué (a closet gay magazine). Il publiait régulièrement des photos de stars masculines à moitié nues, faisait de la publicité pour le genre de magasin de vêtements à la mode et sexy fréquenté par les gays, et accueillait une petite rubrique dynamique d’annonces qui était devenue, dans les années 1960, assez explicite dans sa section correspondance (« Jeune homme gay souhaite rencontrer jeune homme gay, intérêts variés incluant rapports physiques », Novembre 1964 : 31). Dans Films and Filming, le lien gay-Garland est évident, même s’il n’y est jamais fait allusion explicitement. Des annonces pour le fan club de Garland étaient publiées chaque mois (ce qui ne se produisait pour aucune autre star) parmi les annonces pour des films érotiques et des « garçonnières discrètes ». Une petite annonce faisait le lien aussi directement que possible :

Jeune homme déménageant de Londres à Durham au début du mois d’octobre cherche un partenaire semblable (âge 21-23) – pour correspondre dans un premier temps, puis se rencontrer rapidement. Intérêt pour les films, la musique (sérieuse), Judy Garland, la photographie, la conduite (propriétaire d’une voiture). Photo bienvenue. Boîte 856F.
(Film and Filming, juillet 1964)

18Il y avait un cliché de Garland (sur le plateau de A Star is Born) dans le premier numéro et elle était en couverture du troisième (décembre 1954), avec une photo de « The Man that Got Away » de A Star is Born. Ce numéro comporte un long article élogieux de l’éditeur de la revue, Peter Brinson, qui énumère les qualités de la star, même s’il ne fait aucune référence à sa communauté de fans gays (qui ne pouvait être qu’embryonnaire à cette période de toute façon). Je reparlerai de cet article plus tard ; je l’ai mentionné ici parce qu’il est la seule trace, plutôt fragile, qui témoigne, avant le mouvement gay, de la manière dont les gays interprétaient Judy Garland, et elle est positive. De la même manière que je ne voudrais pas que les écrits d’après la libération gay évacuent les lectures négatives et auto-oppressives, je ne voudrais pas donner l’impression que les lectures plus positives n’ont été possibles qu’après l’émergence du mouvement gay. Au contraire, les seules traces dont nous disposons suggèrent que la lecture positive a toujours été prédominante.

19Tous les écrits gays sur Garland insistent sur son intensité émotionnelle. Comme le dit Dumont Howard (1981 : 95) :

L’essence de l’art de Judy Garland est l’émotion. Elle sublime le sens des paroles pour livrer leur substance émotionnelle pure.

20De nombreux témoignages ne se réfèrent pas à la dimension gay de cette force émotionnelle, mais suggèrent plutôt l’expérience intense, vive et immédiate de celle-ci. Il est important de le souligner car, même s’il est évident que Garland est appréciée d’une façon spécifique dans la culture gay, elle n’est pas nécessairement perçue comme relevant de cette culture. Comme pour toutes les autres stars, l’enthousiasme du fan se fonde sur le sentiment que la star est simplement merveilleuse. Certaines des personnes qui ont répondu à l’annonce que j’avais publiée dans la presse gay ont ainsi déclaré par exemple qu’en tant que gays, ils aimaient Garland parce qu’elle possédait une « aura de star » ou « un talent et une chaleur humaine immenses », des termes qui pourraient être utilisés par un.e adepte de n’importe quelle star. L’enthousiasme et l’intensité de notre expérience des stars prend le dessus sur notre conscience de ce qu’elles représentent.

21Le type d’émotion exprimé par Garland est décrit de manière relativement variée dans les écrits gays, mais ces derniers se rejoignent sur deux points – l’émotion est toujours forte, et elle est vraiment ressentie par la star elle-même et partagée par le public.

Chaque chanson que j’ai entendue offre quelque chose d’elle en tant que personne, toute la tragédie et le bonheur de sa vie résonnent dans chaque mot qu’elle chante.
(Lettre à l’auteur)

Toutes les émotions qu’elle ressent intérieurement sont projetées à l’extérieur. Sa voix est comme un clairon qui appelle au pouvoir, à la joie, à l’amour, qu’elle partage avec nous.
(Lettre à l’auteur)

22Bien que ce soient des qualités qui pourraient être attribuées à beaucoup de stars, c’est le registre spécifique du sentiment intense et authentique qui est important ici, un mélange de force et de souffrance, qui se font face. Les interprétations diffèrent selon l’accent mis sur l’un ou l’autre de ces éléments. Certains voient la force en ignorant presque la souffrance :

Judy… le pouvoir, la force, la résistance face à tous les ragots qui la traitent de has-been dépassée.
(Lettre à l’auteur)

23L’article de Peter Brinson (1954 : 4) dans le troisième numéro de Films and Filming raconte en détails son exploitation par la MGM et les autres revers qu’elle a essuyés, mais le cœur de l’article est la célébration de sa force :

Une sorte de courage que j’admire est celui qui perdure, quoiqu’il arrive. Judy Garland en est un exemple.

24D’autres mettent l’accent sur le fait qu’elle ne masquait pas sa souffrance, sur sa capacité à partager l’expérience qu’elle en faisait :

Les gays pouvaient s’identifier à elle par rapport aux problèmes qu’elle avait sur scène et dans sa vie privée.
(Lettre à l’auteur)

La qualité cause de toute sa souffrance était précisément ce qui touchait le public. Quand elle chantait, elle était vulnérable. Il y avait une douleur dans sa voix que la plupart des autres chanteurs/euses n’ont pas.
(Bronski 1978 : 202)

25L’exemple le plus repoussant de cette insistance sur la souffrance, est le passage de Hollywood Babylon où Kenneth Anger (1981 : 413-16) fait allusion à Garland avec des photos hideuses à l’appui. Dans ce texte écrit après la mort de la star, il doit tout de même reconnaître sa force tout en s’appesantissant sur le moment où elle a craqué :

La « Amphétamine Annie » de la MGM finit par réussir après tant de tentatives – pilules, lacération des poignets des années plus tôt dans sa salle de bain à Hollywood, coupures avec des bouts de verre… Elle avait des centaines d’années, si l’on compte les années émotionnelles, les traces qu’elles laissent, les drames en abondance pour une douzaine de vies. Elle était LA star qui s’était brûlée à la flamme une fois de trop.

  • 4 Sur Garland et la souffrance, voir également McLean 2002.

26Que l’accent soit mis sur la force ou la souffrance, les deux sont toujours liées : la force inspire à cause de la souffrance qu’elle a permis de surmonter, la souffrance est aigüe parce qu’elle a été affrontée si courageusement4.

27L’article de Films and Filming est intitulé « The Great Come-Back » et le comeback était le motif le plus caractéristique du type de sentiment que j’essaie de décrire, car il s’agit toujours de revenir (come back) de quelque chose (souffrances et malheurs) et de continuer, quoiqu’il arrive. Bien qu’elle ait fait régulièrement la Une à partir de 1950 pour diverses raisons (tentative de suicide, mariage raté, inculpations pour ivresse ou trouble de l’ordre public, etc.), Garland revenait régulièrement (nomination aux Oscars pour A Star is Born, succès record de son double album Judy at Carnegie Hall, salle comble à tous ses concerts et ses spectacles de cabarets). Le fait même qu’elle revienne suscitait ce sentiment et était raconté avec moult détails.

28A Star is Born et I Could Go On Singing se terminent tous les deux sur un comeback du personnage de Garland qui surmonte un désespoir personnel (dû respectivement au fait d’avoir perdu son mari et d’avoir été rejeté par son enfant) dans une performance publique. Le second film la met en scène chantant lors de ce comeback la chanson-de-comeback qui donne son titre au film. Le premier morceau du concert de 1961 (et de son enregistrement) est « When You’re Smiling », qui est lui-même une chanson d’encouragement comprenant un interlude taillé sur mesure pour son image. Elle commence par des références tristes aux types de problème qu’il faudrait arriver à prendre à la légère, des problèmes très proches de ceux de Garland elle-même (mariage, poids, drogues) :

Si tu découvres soudain que tu as été trompée
Ne t’énerve pas
Si ton mari te dit sans ambages que tu es trop grosse
Ne t’avise pas de bouder
Et, pour l’amour du ciel, reste calme
Quand un flic s’approche et te tend une assignation à comparaître
Si le marié s’enfuit alors que tu marches vers l’autel
Ne pleure pas, ne te lamente pas
Parce qu’il est parti
Affronte le monde et souris

29Puis la mélodie reprend, et Garland fait deux références qui pourraient vraiment la concerner personnellement :

Parce que, quand tu pleures, ne sais-tu pas que ton maquillage commence à couler
Et que tes yeux deviennent rouges et bouffis ?
Oublie tes soucis, amuse-toi un peu,
Éclate-toi
Oublie-les tous
Oublie tes soucis, allez, sois heureuse
Garde le sourire
Parce que, quand tu souris
Le monde entier sourit avec toi.

  • 5 Au sens américain du terme, qui désigne des spectacles de music-hall consistant en une série de num (...)

30Prenons tout d’abord la référence au maquillage. Ces paroles font en partie allusion à la situation dans laquelle elle se trouve, maquillée pour une performance qui était aussi un comeback. La chanson elle-même est un standard du vaudeville5, associé à Al Jolson, l’incarnation de l’esprit du showbiz, à qui Garland, surnommée « Miss Show Business » pendant les années 1950, était souvent comparée. Elle évoque un lieu commun du showbiz sur les larmes-derrière-le-maquillage et le spectacle-doit-continuer, qui fait résonner le comeback de Garland avec toute une tradition. Mais à cela s’ajoute le fait qu’une des histoires les plus fréquemment racontées à propos de Garland était la façon dont elle utilisait le fait de se préparer pour des apparitions publiques comme une réponse à ses problèmes. Rogers Woodcock (1969 : 16) écrit par exemple dans Jeremy :

Elle savait qu’ils racontaient qu’elle buvait trop et prenait trop de pilules et ça l’affectait. « Que faire quand les gens parlent de toi comme ça ? », demande-t-elle. « Se suicider ? Non, ça fait désordre. Se saouler ? Non, ce n’est pas une solution. » En fait, ce que Judy faisait, c’était mettre du rouge à lèvres, vérifier que ses bas étaient bien mis, puis elle avançait avec détermination sur une scène quelque part et chantait ce qu’elle avait sur le cœur.

31La référence au maquillage dans « When You’re Smiling » suggère ce moment où elle se ressaisit en se maquillant.

32Dans cette chanson, elle intercale également un passage tiré d’une autre chanson de « sourire-à-travers-les-larmes », « Get Happy » – « Oublie tes soucis, allez, sois heureuse ». C’était le numéro final de Summer Stock (1950), son dernier film à la MGM. Cette allusion ne fait pas seulement référence pour le public à l’un des numéros cultes de ses films, mais plus largement à son image quand elle était à la MGM. Il était par ailleurs de notoriété publique, en 1961, que le tournage de Summer Stock avait été semé de difficultés de toutes sortes, dont ses perpétuels problèmes de poids, et que « Get Happy » avait été en fait tourné après coup, plusieurs semaines après l’achèvement du film. Garland revint, détendue et reposée, sensiblement plus mince, pour répéter et tourner en un jour ce numéro qui est, selon les termes de Jane Feuer (1982 : 20), « ce que le monde du divertissement a produit de meilleur ». Les discours sur le tournage différé de « Get Happy », l’image à l’écran d’une Garland confiante et plus mince, ainsi que les paroles, tout concourt au motif du comeback, et se trouve condensé dans le passage inclus dans la chanson-de-comeback « When You’re Smiling » qui ouvre son concert de comeback au Carnegie Hall.

33Ce mélange de souffrance et de force, qui ne cesse d’être rejoué dans le motif du comeback, pourrait même être perçu dans la manière dont elle interprétait ses chansons, particulièrement vers la fin de sa carrière. Dans les derniers concerts, ce que le public savait des difficultés de la vie de Garland ne se limitait plus à ce qui se passait en coulisses, ce dont parlaient les journaux, ce à quoi les chansons et les blagues faisaient allusion, mais était palpable dans la fragilité de sa silhouette, dans son souffle court et ses aigus vacillants, dans son retard ou sa démarche chancelante. Pourtant elle continuait encore à se produire. Aussi difficile que semblait être devenue la mélodie pour elle, elle parvenait à terminer la chanson et cela devenait une représentation en miniature du motif du comeback. Al Di Orio (1975 : 201) cite le Camden Courier Post du 21 juin 1968 à propos de son interprétation de « Over the Rainbow » au concert du Kennedy Stadium à Philadelphie deux ans plus tôt. Elle chante en commentant :

Si d’heureux petits oiseaux bleus volent, au-delà de l’arc-en-ciel, pourquoi – j’ai réussi, j’ai réussi – pourquoi, oh pourquoi – merci, mes chéris, j’ai réussi jusqu’au bout, je ne pensais pas que j’y arriverais – oh pourquoi, n’y arriverais-je pas ?

Di Orio soutient que cette retranscription est inexacte :

Voilà ce qu’elle a dit : « J’ai finalement réussi à passer au-dessus de l’arc-en-ciel (over the rainbow) grâce à vous ». Elle a alors continué la chanson, puis s’est écriée : « Nous l’avons tous fait, vous savez ». Après une autre phrase de la chanson, elle conclut : « Merci. Dieu vous bénisse ».
(Ibid.)

34Je ne sais pas lequel de ces souvenirs des mots prononcés par Garland est exact, mais peut-être que lors de ses concerts, arriver à la fin de la chanson équivalait à arriver à la fin de l’arc-en-ciel ? Dans son dernier enregistrement, une performance au Talk of the Town à Londres, son interprétation laborieuse de « Over the Rainbow » s’achève néanmoins sur un « Je » final sonore et authentique qui donne l’impression d’un triomphe sur la voix ravagée qui l’a précédé.

35Les écrits gays reviennent à maintes reprises sur cette force émotionnelle comme un trait qui correspond d’une certaine manière à la situation et l’expérience vécues par les gays dans une société homophobe :

[Ils] voyaient en Judy une perdante qui rendait coup pour coup à la vie, et ils pouvaient faire un parallèle avec leur situation.
(Conley 1972 : 11)

Pour les hommes gays, à cette époque, il y avait un lien formidable entre Mademoiselle Garland et son public. Nous, les gays, pouvions nous identifier à elle… comprendre les problèmes qu’elle avait sur scène et en dehors.
(Lettre à l’auteur)

Elle m’attirait en tant que gay… parce qu’elle avait tendance à chanter des chansons qui semblaient faire écho à tous les doutes et les difficultés qui assaillent un homme gay confronté à un ordre social intolérant. « The Man That Got Away » pourrait presque devenir l’hymne national des hommes gays… D’autres chansons expriment aussi « nos » désirs en tant que minorité. Le grand « Over the Rainbow » suggère un monde parfait dans lequel nous pourrions vivre notre vie sans restrictions et des chansons comme « Get Happy » tendent à exprimer notre capacité à accepter et faire face à ce qui est « notre lot », quoi qu’il arrive.
(Lettre à l’auteur)

36Cela nous donne une idée de la perception de Judy Garland par les gays à l’époque. D’autres stars peuvent suggérer cette force (Billie Holiday, Edith Piaf, Shirley Bassey), bien que le motif du comeback n’ait été pour aucune aussi décisif. De même, d’autres groupes sociaux survivent face à la stigmatisation sociale et Garland plaît à d’autres gens pour les mêmes raisons. Comment expliquer cette affinité spéciale entre cette star « émotionnelle » et ce groupe opprimé ?

37Je vais bientôt examiner trois aspects de la culture gay qui résonnent avec des aspects de l’image de Garland. Mais avant cela, je vais m’intéresser à des écrits gays qui associent la force émotionnelle de Garland à une qualité de l’existence gay, une « sensibilité gay », dont l’origine réside dans la situation particulière des personnes gays, à savoir le fait qu’elles peuvent « passer pour hétéro » :

  • 6 Le « passing » désigne d’abord aux États-Unis, dans le contexte de l'esclavage et de la ségrégation (...)

L’expérience du passing6 produit souvent une sensibilité gay. Cela peut mener, et mène souvent, à une sensibilité plus grande pour le déguisement, l’imitation, l’image qu’on donne de sa personnalité, et la distinction importante entre comportement instinctif et théâtral.
(Babuscio 1977 : 45)

38Cette sensibilité façonne la perception de Garland de plusieurs manières. Jack Babuscio soutient que l’idée selon laquelle Garland mettrait en scène sa propre vie à l’écran et lors de ses concerts, est une reconnaissance du caractère théâtral de l’expérience à laquelle les gays sont habitués. D’autre part, Vito Russo (1980-1 : 15) insiste sur le courage que demande cette existence dangereuse, « sur le fil du rasoir », entre une identité gay stigmatisée et un fragile vernis hétéro, qu’évoque chez Garland l’acte même de monter sur scène envers et contre tout :

Je ne suis pas sûr que les gens sachent encore ce que cela signifie de voir une chanteuse monter sur scène, à froid, et être tout à coup absolument brillante. Quand Garland chantait « If Love Were All » ou « By Myself », sa vie entière était sur cette scène et, croyez-moi, ce n’est pas rien… Voilà pourquoi Garland me plaît autant. Elle avait assez de cran pour prendre le risque de perdre pied devant dix mille personnes. Et elle réussissait.
Est-ce une perception spécifiquement gay de Garland ? Peut-être. Les gays prennent des risques tout le temps d’une manière totalement étrangère aux hétéros. Nous avons été traditionnellement forcés à avoir un visage pour le monde et un autre en privé.

39Ce que Jack Babuscio et Vito Russo mettent tous deux en avant, c’est la manière dont la sensibilité gay associe deux qualités qui paraîtraient antithétiques dans d’autres contextes : la théâtralité et l’authenticité. De la même manière, je voudrais suggérer que cette sensibilité associe intensité et ironie, une affirmation féroce d’extrême émotion avec une impression dépréciative de son absurdité. Il s’agit selon moi d’un trait commun à un certain nombre de chansons populaires écrites par des auteurs gays – « Just One of Those Things » de Cole Porter, « If Love Were All » de Noel Coward ou « My Romance » de Lorenz Hart par exemple. Garland semblait avoir une affinité particulière pour les chansons de ce genre. Sa version de « That’s All » de Haymes et Brandt (dans Just for Openers, une compilation de chansons tirées de ses émissions de télé) en est un bon exemple. La chanson utilise la rhétorique extravagante de l’amour-éternel d’une manière ironiquement nonchalante – « Je ne peux que t’offrir un amour éternel, c’est tout ». Dans le dernier couplet, Garland chante avec un phrasé typique d’Al Jolson, à la fois legato et d’une voix puissante, lors de la demande d’amour absolu en retour, puis lâche un petit rire avant le « c’est tout » final :

Si tu me demandes ce que je voudrais en retour, chéri,
Tu seras heureux de savoir que je ne demande pas grand-chose
Dis que je suis celle que tu aimes et aimeras
Maintenant et pour toujours
(hm)
C’est tout.
C’est tout.

40J’ai parlé en mon nom ici, donc je préfère préciser que je ne suis pas en train d’affirmer que ma perception de Garland résume celle de tous les gays – j’utilise simplement mon témoignage comme une preuve au même titre que les écrits cités tout au long de ce chapitre. Cette passion mêlée d’ironie est une autre inflexion de la sensibilité gay, caractérisée par une dualité qui façonne à la fois le vivre-sur-le-fil-du-rasoir de Russo, la théâtralisation-de-l’expérience de Babuscio, et même tout le motif de la-souffrance-et-la-force.

41Les analyses en termes de « sensibilité » restent imprécises, mais méritent d’être poursuivies parce qu’elles tentent d’appréhender des ressentis particuliers, un aspect pour lequel la critique sémiotique a montré peu d’enthousiasme. Je voudrais cependant me tourner maintenant vers des dimensions un peu plus concrètes de la culture gay, en mettant moins l’accent sur les écrits gays concernant Garland que sur des éléments culturels plus généraux en relation avec des éléments de l’image de Garland.

42Garland mobilise un registre émotionnel d’une grande intensité qui semble dénoter aussi bien la souffrance et la survie, la vulnérabilité et la force, la théâtralité et l’authenticité, la passion et l’ironie. En cela, elle appartient à une tradition de chanteuses qui comprend Holiday, Piaf, Bassey, Barbra Streisand, Diana Ross (mais pas Ella Fitzgerald ou Peggy Lee par exemple), qui ont toutes été importantes dans la culture gay, à des degrés divers. L’image de Garland est peut-être celle qui est la plus identifiée au public gay – Holiday a commencé trop tôt pour être l’objet d’une identification subculturelle claire, Piaf n’était pas une star hollywoodienne, et les autres n’ont pas eu à ériger le comeback en symbole de survie à la manière de Garland. Mais du point de vue du registre émotionnel, c’est une question de circonstance et de degré. Comme toutes ces femmes, elle chante son désir pour des hommes, et les rapports amoureux qui tournent mal. Des thèmes que les chanteurs ne pouvaient pas aborder (et n’abordent toujours pas pour la plupart d’entre eux). Les hommes gays gravitent autour des chanteuses parce qu’elles parlent de ces thèmes, et peut-être aussi pour d’autres raisons évoquées plus loin, parce que les gays se sont souvent pensés comme occupant une « position féminine » dans la mesure où ils désiraient d’autres hommes. Mais la place très spéciale de Garland dans cette lignée de chanteuses a quelque chose à voir avec d’autres caractéristiques de son image qui font écho à des aspects de la culture gay. Toutes les autres chanteuses mentionnées possèdent aussi certains de ces traits, mais aucune ne les possède tous, et aucune n’est par conséquent aussi prédestinée à devenir une star pour le public gay. Les traits auxquels je fais allusion sont la normalité, l’androgynie et le camp.

Normalité

43Il peut sembler étonnant de suggérer que la normalité (ordinariness) fait partie de la lecture gay de Garland. Si banale soit l’homosexualité dans la réalité, elle n’est généralement pas considérée comme normale, et la subculture gay urbaine n’a jamais mis l’accent sur la normalité des homosexuel.le.s – contrairement à le plus grande partie du mouvement pour les droits des homosexuel.le.s. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas l’apparence immédiate de normalité de Garland qui est importante, son image de girl next door 100 % américaine entretenue par la MGM et qui explique sans doute en grande partie son attrait pour le public non-homosexuel d’avant 1950. Ce qui est important, c’est plutôt son rapport particulier à la normalité, qui se joue surtout dans l’écart entre son image et ce que l’on suppose être sa vraie personnalité, mais aussi dans la manière dont elle est construite comme une alter ego du public de cinéma.

44La normalité insistante de son image à la MGM est un prérequis de la lecture gay de Garland. On ne peut pas surestimer la prédominance de cette image, et il faut également rappeler à quel point la normalité était présentée comme la qualité morale suprême du mode de vie américain, plutôt que les idéaux de piété, de charité, d’héroïsme, etc. qui, précisément parce qu’ils sont des idéaux, ne sont pas ordinaires (cf. Marcuse 1964). Dans une culture où les images de petite ville et de voisinage définissent la normalité, les histoires de filles qui vivent dans des petites villes et tombent amoureuses du garçon d’à côté deviennent l’incarnation de la vie ordinaire. C’est le scénario de la majorité des films tournés par Garland à la MGM. La série des Andy Hardy (Love Finds Andy Hardy, 1938 ; Andy Hardy Meets Debutante, 1940 ; Life Begins for Andy Hardy, 1941) ainsi les autres films avec Mickey Rooney qui étaient quasiment des copies conformes des Andy Hardy (Babes in Arms, 1939 ; Strike Up the Band, 1940 ; Babes on Broadway, 1941), tous étaient clairement vendus et compris comme des hymnes à la normalité. Le matériel promotionnel centré sur Garland et Rooney accentuait cette dimension en les montrant par exemple devant des fontaines à soda (le lieu où les enfants de petite ville se donnaient rendez-vous en toute innocence), en train de jouer au tennis (le sport des petites villes) ou de chanter autour d’un piano droit ordinaire aux couleurs des États-Unis. Cette iconographie de la petite ville américaine est récurrente dans les films qu’ils ont tournés ensemble, notamment dans la série des Andy Hardy qui est elle-même un hymne à l’Amérique des petites villes. Dans The Wizard of Oz (1939), la normalité quintessentielle de Dorothy (qui, bien qu’orpheline, vit dans une petite ferme, un autre emblème de la normalité états-unienne) est signifiée par sa robe vichy, un vêtement que Garland porte également dans Pigskin Parade (1936), Everybody Sing (1938), Strike up the Band (1940), Little Nelly Kelly (1940) et Till the Clouds Roll By (1946). Certains de ses derniers films jouent sur cet aspect de son image. Dans The Clock (1945), une rencontre accidentelle avec un jeune homme à New York, a pour conséquence une série d’incidents et de péripéties inspirées directement de ses films se déroulant dans une petite communauté, et qui transforment la grande ville chaotique et impersonnelle en un lieu plus accueillant. Dans In the Good Old Summertime (1949), une femme est amoureuse d’un homme avec lequel elle entretient une correspondance épistolaire, pour découvrir finalement qu’elle travaille dans le même magasin que lui – cette prise de conscience par laquelle l’héroïne découvre que ce qu’elle désire se trouve à portée de main structure également The Wizard of Oz. Meet Me in St Louis lui offre le rôle et la chanson (« The Boy Next Door ») qui célèbrent le plus chaleureusement son image de jeune femme ordinaire, bien que certains critiques aient récemment suggéré que le film sape précisément l’image de cette vie de famille de petite ville dont il fait si manifestement l’apologie (voir Wood 1976 et Britton 1977 ; pour une analyse sophistiquée qui reste proche du ressenti « évident » du film, voir Bathrick 1976).

45Très clairement, Garland incarnait la normalité de la famille hétérosexuelle. Comment donc expliquer que, pour reprendre les termes d’un de mes étudiants, un groupe exclu et opprimé par cette normalité ait pu transformer Garland en une telle figure d’identification ? La normalité est un point de départ car, comme Judy Garland, les hommes gays sont éduqués à devenir normaux. On n’est pas éduqué à être gay ; au contraire, tout dans notre culture semble s’y opposer. Si Garland était restée l’incarnation d’une normalité ordinaire, comme June Allyson ou Deanna Durbin (qui a prouvé sa normalité en quittant Hollywood pour se marier et s’épanouir dans la vie de famille), elle n’aurait pas été si prédisposée à devenir une icône gay. C’est parce qu’elle s’est avérée finalement ne pas être la fille ordinaire qu’elle semblait être, comme c’est devenu clair après 1950, que son image a suggéré un rapport à la normalité comparable à celui de l’identité gay. Le fait de se révéler non-ordinaire après avoir été saturée des valeurs de la normalité, structure aussi bien la carrière de Garland que la trajectoire de vie typique des gays.

46Cette structuration de son image ne pouvait être perceptible qu’après 1950. La couverture médiatique de sa tentative de suicide, l’article de McCall sur ses problèmes à la maison et (ce qui était presque la même chose) à la MGM, suggérèrent que sous le vernis joyeux de normalité des films de la MGM (et des prestations radiophoniques, des photos de pin-up et des disques) se cachait une histoire de différence. Dans un passage qui serait communément considéré d’un style douteux, l’auteur de l’article sur Garland publié dans la revue du Front de libération homosexuelle de Birmingham remarque : « En surface, Judy était heureuse, mais des problèmes faisaient surface » (je surligne), un passage qui témoigne de la manière dont ce qui était « sous-la-surface » devint une partie de la surface de l’image elle-même. Une fois que ce qui était « sous-la-surface » fut connu, il devint possible de revoir les films et de discerner, ou penser pouvoir discerner, non pas une simple normalité mais un rapport particulier à la normalité.

  • 7 Voir « Marilyn Monroe et la sexualité », dans Richard Dyer (2004), Le Star-système hollywoodien, op (...)

47Cela revenait en partie à relever les éléments camp de son image, dont je traiterai plus loin. Mais, paradoxalement, les qualités « authentiques » et « naturelles » qui ont toujours été attribuées à Garland (mais pas à d’autres stars du panthéon gay comme Garbo, Hepburn, Davis, Bassey, Streisand, Ross) étaient tout aussi importantes. Car l’idée d’une différence sous ou dans la normalité ressemble aux conceptions essentialistes de l’homosexualité comme trait inné (ou en tout cas établi si tôt qu’il relève au moins d’une seconde nature), un trait qui peut être refoulé mais qui est toujours là. Cette conception de l’homosexualité comme une caractéristique innée et naturelle a joué un rôle important aussi bien dans les arguments des premiers réformateurs pour les droits des gays comme Edward Carpenter et Magnus Hirschfeld, dans le Rapport Wolfenden et d’autres discours libéraux d’après-guerre (dont ceux de la Mattachine Society) et dans le Mouvement de libération homosexuelle (voir Weeks 1977 et Watney 1980) ; et son affinité avec l’hypothèse répressive privilégiée par Playboy et déconstruite par Michel Foucault7 est évidente. Pour incarner une différence essentielle à l’intérieur d’un système qui éduque à la normalité, la star doit avoir une image qui met en avant son authenticité, car la « différence » doit paraître vraie et naturelle (voir Dyer 1991 pour une analyse plus approfondie de la notion d’authenticité et du rapport de Garland avec cette notion).

48Comment cette différence essentielle pouvait être perçue ou discernée dans l’image de Garland véhiculée par ses productions d’avant 1950 ? Après cette date, ses problèmes (bien qu’exagérés ou surmédiatisés) ont déterminé sa relation à son image antérieure. Son petit rôle dans Judgement at Nuremberg (1961) est celui d’une femme au foyer allemande ordinaire qui révèle son amitié extraordinaire (pour le contexte de l’avant-guerre) avec un homme juif ; I Could Go On Singing (1963) montre Garland (qui joue assez clairement son propre rôle) essayer en vain de retrouver sa place dans la-famille-et-le-mariage aux côtés de son ex-compagnon et de son fils. Après 1950, la difficulté de son rapport à la normalité pouvait être mise en scène, mais avant ?

49En réalité, ses films à la MGM ne véhiculaient jamais une image de normalité si dénuée de complexité. Nous les caricaturons quand nous les voyons ainsi, et lorsque nous les appréhendons à la fois dans l’esprit de leur promotion publicitaire et avec la condescendance des critiques contemporains. Bien que nous ignorions ce que le public en retenait et qu’ils finissent toujours sur une affirmation de la normalité, ils mettent en évidence en cours de route un certain nombre de problèmes, de contradictions, d’inadaptations, comme tout film de divertissement doit faire s’il veut faire écho à la vie de ses spectateurs/trices. Ce que font les lectures rétrospectives gays consiste à s’emparer de ces éléments, à en être plus conscient.

50Deux éléments de l’image de Garland pendant la période MGM sont particulièrement pertinents ici : l’intensité émotionnelle et le manque de glamour. Je reviendrai plus tard sur l’androgynie de son image et sur son humour camp, la première étant en décalage avec les normes de genre véhiculées par ses films, tandis que le second tend à dénaturaliser leur normalité.

51Dans les films de la MGM, Garland joue une girl next door bien sage ; même si elle vit à New York, il est vite précisé qu’elle vient d’une petite ville et en possède les valeurs (cf. par exemple The Clock et Easter Parade) ; ses cheveux sont coiffés avec simplicité et elle est vêtue d’une robe quelconque ou du genre de tenue de soirée que les jeunes filles respectables sont censées porter. Pourtant, quand elle chante, c’est soit dans un style sonore, puissant et énergique, soit dans un style mélancolique. Ses compétences de chanteuse à voix étaient souvent soulignées par un contraste avec le style plus raffiné de, disons, Deanna Durbin – dans Every Sunday (1936), le film qu’elles ont tourné ensemble à la MGM (le premier pour Garland, le seul pour Durbin) –, ou par une scène qui la montre apprendre à swinguer au pianiste classique José Iturbi dans Thousands Cheer (1943), ou simplement chanter « Swing Mr Mendelssohn » dans Everybody Sing (1938) (cf. « The Judy Garland Opera vs. Swing Number » dans Feuer 1982 : 57-59). Son interprétation des numéros tristes dans des films qui ont par ailleurs un ton léger – « I Cried for You » dans Babes in Arms (1939), « But Not For Me » dans Girl Crazy (1943), « Better Luck Next Time » dans Easter Parade (1948) – introduit une note de pathos plus proche, dans son intensité et son registre émotionnel, du blues ou de l’opéra que de n’importe quelle autre chanson de ces films. Les personnages sont écrits, vendus, habillés et mis en scène d’une manière qui cherche à contenir l’énergie émotionnelle de Garland en la subordonnant à Mickey Rooney ou une autre star masculine, tandis que les numéros mélancoliques apparaissent comme des changements brutaux de registre qui restent isolés dans le film. La puissance et la mélancolie, toutes deux dans le registre de l’authenticité, débordent la normalité prudente, réservée et provinciale du personnage ; et cette différence émotionnelle fait écho à la vision de l’homosexualité comme différence émotionnelle qui naît à l’intérieur de la normalité.

52Cela est développé le plus clairement dans Meet Me in St Louis, dont le décor chaleureux, la musique harmonieuse, les caméos détendus et la nostalgie rayonnante invitent à y voir une évocation sans ambiguïté de la sécurité de la vie de famille dans une petite ville. Les éléments « plus sombres » ne viennent pas d’abord d’Esther/Garland mais de Tootie (Margaret O’Brien) et de la séquence d’Halloween ; mais l’idée selon laquelle la famille réprime l’énergie et l’intensité d’Esther/Garland est néanmoins présente. Comme l’a soutenu Andrew Britton (1977), le film insiste sur la force et la vitalité de ses personnages féminins, mais il subordonne cette énergie au service d’un homme, en les montrant soit soutenir un mari (Mrs Smith) soit en trouver un (les sœurs Smith). Du point de vue du scénario, Esther/Garland est construite comme la médiatrice de la famille, que ce soit lorsqu’elle arbitre la discussion concernant le goût que devrait avoir le ketchup, lorsqu’elle s’arrange pour que Rose puisse parler au téléphone avec Warren en privé, ou lorsqu’elle défend Tootie quand elle croit que celle-ci a été battue par le garçon d’à côté, John (Tom Drake). Du point de vue des numéros, elle a non seulement des chansons dynamiques à interpréter comme « Skip to My Lou » et « The Trolley Song », mais elle est filmée et dirigée d’une façon qui donne l’impression que l’énergie et le rythme de la chanson viennent d’elle, que ce soit parce qu’elle initie les mouvements du quadrille dans le premier cas, ou parce que les choristes se regroupent autour d’elle et reprennent ses gestes dans le second. Par là, Meet Me in St Louis est une célébration de l’énergie de Garland ; cependant, le film présente cette énergie comme embarrassante, quelque chose qui doit être maîtrisé. Cela est fait sur un mode humoristique, mais de manière constante. Son énergie la rend cavalière ou la place dans des situations gênantes – c’est elle qui chante les paroles de John Truitt à sa place dans « Over the Bannister Leaning », après avoir soigneusement préparé une ambiance romantique (en baissant la lumière) ; elle est tellement véhémente quand elle défend Tootie (à tort, comme cela apparaîtra plus tard) que John recule de peur lorsqu’elle revient pour s’excuser, confirmant ainsi par ses actions la remarque maladroite de John qui lui déclarait à la fin de la soirée qu’elle avait une « sacrée poigne pour une fille ». J’emprunte ici un certain nombre d’exemple à Andrew Britton qui note la manière dont, à la fin de « The Trolley Song », sur les mots « avec sa main dans la mienne », Esther/Garland tient sa propre main, un geste qui suggère à quel point la charge érotique de la chanson émane d’elle seule. Elle devra tempérer cette énergie pour pouvoir épouser le garçon d’à côté et finir comme sa mère – en perdant l’« éclat » de ses joues, en se comprimant dans un corset extrêmement serré, en acceptant l’humiliation qu’implique le fait d’aller au bal de Noël avec son grand-père et de danser avec les hommes les moins séduisants. C’est uniquement après tout cela que John la demandera en mariage.

53Juste après, Esther/Garland rentre à la maison et trouve Tootie en train de pleurer à l’idée de quitter St Louis pour New York ; elle lui chante la seule chanson mélancolique du film (dont le titre ne donne pas l’idée de l’intensité avec laquelle elle est interprétée et utilisée dans le film), « Have Yourself a Merry Little Christmas ». La chanson est si émouvante que, loin d’être réconfortée, Tootie sort précipitamment dans le jardin et détruit les bonhommes de neige qu’elle avait fabriqués avec ses sœurs et son frère. Que ces bonhommes de neige représentent ses parents ou, comme le déclare Tootie, ses frères et sœurs et leur petit.e.s ami.e.s, c’est un moment violemment émotionnel où Tootie cherche à détruire les représentants de son univers social. Cependant, l’intensité qui s’est emparée de Tootie peut aussi être interprétée comme émanant du sentiment de défaite d’Esther/Garland, de sa prise de conscience du fait que l’assouvissement de son désir (avoir John pour mari) met fin à l’expression de son énergie et de sa vitalité. Le moment où intervient cette chanson tristement ironique et l’intensité de son interprétation expriment sans nul doute plus qu’une incertitude sur l’endroit où illes passeront tou.te.s le prochain Noël (ce qui est la seule chose suggérée par les paroles).

54Dans Meet Me in St Louis, Garland est donc une fille ordinaire et gentille, pleine d’énergie et de mélancolie. Du point de vue des valeurs de la société de l’époque, il n’y a aucune raison de regretter la répression progressive de cette énergie et de cette émotion – grandir consistait à réprimer ses sentiments ; trouver un mari était ce à quoi l’énergie des adolescentes devait servir. Mais étant donné la caractérisation floue et la normalité presque comique qui semble définir John (cf. le premier plan de lui, debout dans son jardin en train de fumer sa pipe) et le fait que la dernière scène soit insipide (bleu et crème après tous ces rouges, bleus et jaunes) et sobre (alors que l’on s’attendrait à une apothéose spectaculaire dans un film de la MGM), le public se souvient sans doute davantage de l’énergie et de la mélancolie, de la différence émotionnelle réprimée à l’intérieur des cadres normatifs de la famille Smith.

55Esther est clairement censée être une jolie fille et Garland est glamourisée par la caméra de manière classique – dans Meet Me in St Louis, nous sommes censé.e.s trouver Judy Garland physiquement attirante. Mais ceci est inhabituel à plusieurs égards ; le plus souvent, il est clairement indiqué que nous ne devons pas la considérer comme l’égale des autres stars féminines hollywoodiennes glamour. Son sentiment d’inadéquation et d’infériorité par rapport aux autres stars de son âge et de son époque est explicité entre autres dans l’article de McCall’s de 1952. À la lumière de ces déclarations, on peut avoir la forte impression qu’il était au cœur de son image et de ses films. Dans Everybody Sing, Billie Burke, qui joue la mère de Garland, l’appelle son « vilain petit canard », expression qui a failli donner son titre au film. Plus tard, Burke lui dit, à elle et à sa sœur dans le film : « Vous êtes toutes les deux très jolies ce matin, même Judy ». Quand Allan Jones introduit sa première prestation dans le night-club, il annonce au public une « véritable prima donna » et fait le geste bien connu qui évoque une femme plantureuse – c’est censé être mignon et drôle lorsque la boulotte petite Judy arrive pour chanter. Pendant le numéro « I Cried For You » du film Babes in Arms, son personnage de Patsy Burton déclare lors d’un monologue :

Je sais que je ne suis pas une fille glamour… Mais peut-être qu’un jour tu réaliseras qu’il existe autre chose que le glamour dans ce monde… De toute façon, je pourrai être assez jolie quand je serai grande et que cette période « vilain petit canard » sera passée. Et tu n’es pas non plus Clark Gable.

56Elle tient une photo de Mickey Moran/Mickey Rooney comme lorsqu’elle chantait « Dear Mr Gable » (« You Made Me Love You ») en regardant des photos de Clark Gable dans Broadway Melody of 1938, ce qui en fait l’incarnation de la fille malade d’amour pour un homme qui lui restera à jamais inaccessible. Rooney n’a jamais de numéro ou de réplique équivalente dans leurs films, et il était construit par les films et le matériel promotionnel comme un jeune homme après lequel les filles ne cessent de courir. Garland n’est même pas aussi attirante que la star masculine avec laquelle elle partage l’affiche.

57Dans ses films, elle est souvent comparée à une autre fille glamour – Lana Turner dans Love Finds Andy Hardy (le fait qu’Andy Hardy risque de la laisser après avoir été séduit par une fille glamour, semble être un ressort scénaristique récurrent dans la série), June Preisser dans Babes in Arms, Ann Miller dans Easter Parade, Gloria de Haven dans Summer Stock. (Dans Easter Parade, Miller/Nadine n’a qu’à marcher dans la rue pour que les hommes se retournent sur son passage, tandis que Garland/Hannah doit faire une grimace grotesque pour produire le même effet). Ziegfeld Girl (1941), un film qui utilise sciemment l’image de ses trois stars féminines, la compare à Lana Turner/Sheila et à Hedy Lamarr/Sandra en tant que potentielles Ziegfeld girls. Lamarr/Sandra est la plus proche de l’idéal de beauté féminine promu par Ziegfeld, mais son élégance aristocratique est précisément la raison pour laquelle elle rejette les Ziegfeld Follies à la fin du film. Turner/Sheila est plus proche de l’esprit d’exhibition sexuelle des productions Ziegfeld, mais sa vulgarité est précisément ce qui la rend instable, incapable d’être vraiment professionnelle, et sa carrière se termine tragiquement (voir Dyer 2002a). Garland/Susan est la seule à poursuivre dans cette voie, mais uniquement grâce à ses dons et talents d’enfant de la balle, et non parce que son physique la prédispose aux Ziegfeld Follies. Dans les grands numéros, le film donne l’impression de ne pas trop savoir quoi faire d’elle. Dans un film où, il faut bien l’admettre, les costumes sont grotesques, ceux que portent Lamarr/Sandra et Turner/Sheila correspondent tout de même à leur image glamour spécifique. Sur les photos qui montrent les costumes de « Minnie from Trinidad », Lamarr/Sandra porte un costume qui couvre son corps et souligne sa grande taille (la qualité « sculpturale » censée être caractéristique de la Ziegfeld Girl) – ses seins et sa vulve sont suggérées par le placement de fleurs gigantesques, mais le fait qu’il s’agisse d’orchidées et d’autres fleurs à l’apparence exotique s’appuie sur une iconographie de la classe supérieure et de la richesse, le monde de la haute couture auquel les spectacles de Ziegfeld font souvent appel. Elle se tient droite avec indifférence. De son côté, Turner/Sheila a l’une des deux jambes offerte au regard du public, les bras dénudés et une expression faciale plus sensuelle, qui correspond à son image plus directement sexuelle (aussi bien en tant que personnage qu’en tant que star). Le costume met en avant son corps, les fleurs sur ses seins n’étant pas là pour symboliser la « beauté » de sa poitrine, comme c’est le cas chez Lamarr/Sandra, mais pour attirer l’attention sur les formes qui se trouvent sous le tissu. Garland/Susan, d’un autre côté, porte une jupe qui laisse voir ses genoux, et a les épaules dénudées, mais le costume n’exhibe pas plus son corps qu’il ne le symbolise – au contraire, les motifs disharmonieux, la manière dont le tissu tombe, ainsi que le nœud et la ceinture ample, tout contribue à casser sa silhouette. Bien que tous les costumes soient ridicules d’un certain point de vue, le chapeau de Garland/Susan est assurément ridicule, même par rapport au reste du costume. Elle se tient avec simplicité et sourit franchement, ni hautaine ni sexy. Les dialogues du film ne font pas allusion au physique de Garland/Susan, mais le scénario (elle réussit grâce à son talent) et les costumes suggèrent qu’elle n’est pas glamour et ne peut pas le devenir.

58Ne pas être glamour signifie échouer à se conformer à la féminité, à son rôle de sexe. Garland peut être valorisée pour son style de chant énergique, mais plutôt comme un garçon parmi d’autres. Le manque de glamour – et la souffrance qui en résulte, exprimée dans les numéros mélancoliques dont l’origine est souvent un sentiment d’infériorité – peuvent faire écho aux façons dont les gays se perçoivent eu égard à leur sexualité et leur attractivité sexuelle, comme des inadaptés du point de vue du genre (voir plus bas), comme physiquement difformes (d’un point de vue biologique si ce n’est corporel), etc. Mais bien sûr, Judy parvient à devenir la petite amie de Mickey, à chanter pour Clark Gable à sa fête d’anniversaire, à être la star d’un spectacle de Ziegfeld. Le plaisir de l’identification avec cette inadaptée vient aussi peut-être du fait qu’elle finit par réaliser son désir profond, et nous aussi par procuration.

59Il y a un autre aspect important de la manière dont Garland est construite comme ordinaire : en tant que fan de cinéma. C’est l’image d’elle en train de chanter en s’adressant à une photographie de Clark Gable, qui lui a permis de devenir une star ; certaines de ses premières photos promotionnelles la mettent en scène comme une passionnée de cinéma. Elle est moins une star de cinéma qu’une alter ego du public. C’est le point de départ de tous ses films à la MGM, et aussi la porte d’entrée pour nous dans le monde magique des films, car le personnage incarné par Garland est, comme nous, à l’extérieur de ce monde mais a cependant le pouvoir d’y entrer. Les films avec Rooney jouent sur ce registre de l’admiration des fans pour les stars. Il est toujours la star de la petite ville, le garçon que toutes les filles adorent, le leader du groupe ; Garland est la fille quelconque qui brûle de désir pour lui et finit par l’avoir à la fin. D’autres films la placent à l’extérieur du monde qui évoque la magie du cinéma – Oz, le glamour dans Ziegfeld Girl, le show business dans Presenting Lily Mars, Easter Parade, The Pirate et Summer Stock. Nous allons voir ces films pour le spectacle d’Oz, des grands numéros, des moments romantiques. Garland est la personne qui est initialement à l’extérieur de tout ça et qui en est autant éprise que nous ; elle entre dans le spectacle et en devient partie prenante, comme nous nous y projetons dans l’obscurité.

60Les films de la MGM célèbrent la normalité et offrent en même temps le spectacle et le défilé de stars le plus extravagant de tous les studios hollywoodiens ; Garland fait le lien entre ces deux aspects de la production du studio, elle rend le spectacle accessible aux gens ordinaires. Elle est capable d’exprimer directement le désir d’évasion dans le monde des films. Un trait essentiel du divertissement est d’offrir un moyen de s’évader, et un tel usage du cinéma a eu une importance particulière dans la vie des gays. La salle de cinéma comme lieu isolé des autres formes d’interaction sociale (mis à part, bien sûr, le pelotage hétérosexuel) rejoint la sensation d’isolement des gays vis-à-vis de leurs pairs hétérosexuels, ce qui donne au cinéma une place particulière dans l’expérience de beaucoup d’hommes gays. Garland peut représenter le désir de vivre dans les films, parce qu’elle est elle-même une personne ordinaire qui s’évade dans la magie des films.

61Les concerts amplifient cela en faisant constamment référence à ses vieux films ; plus elle pouvait être perçue comme « une des nôtres », plus sa relation avec le cinéma pouvait être vivante pour nous, comme si l’un d’entre nous était entré dans ce monde magique. Seulement alors, c’était la nostalgie d’être entré dans ce monde. L’intensité de « Over the Rainbow » en concert est due en partie à la rencontre entre le moment où l’on désire entrer dans ce monde magique et le moment où on se souvient d’y être entré. C’est la nostalgie de ce moment de désir, peut-être un désir de retrouver la croyance innocente en la possibilité d’entrer dans ce monde magique. De la même manière que Garland avait perdu son innocence vers 1950 (comme c’était de notoriété publique), les gays pouvaient penser leur propre histoire comme une perte d’innocence tout aussi dramatique. Il faut bien sûr se rappeler que l’idée d’une innocence des jeunes dans leur relation à la fiction, est elle-même culturellement et historiquement située, et structure probablement la plupart des biographies du XIXe et du XXe siècle. Il n’y a pas que les gays qui ont le sentiment d’avoir perdu leur innocence – l’interprétation de « Over the Rainbow » par Garland a juste une signification particulière pour eux dans la mesure où elle s’intègre dans une lecture gay plus large de son image.

Androgynie

62Si Garland pouvait être perçue comme incarnant une relation particulière à la normalité, c’est aussi parce qu’elle pouvait être vue comme « différente ». Elle pouvait notamment apparaître comme androgyne sous certains aspects, entre deux genres (a gender in-between). L’amalgame entre sexualité et genre est courant au XIXe et au XXe siècles. Les différents sexes biologiques sont supposés donner naissance à des sexualités différentes ; le sexe biologique déterminerait non seulement le rôle social masculin ou féminin, mais aussi les rôles « appropriés » pour les hommes et les femmes dans le cadre de l’hétérosexualité. Dans ce contexte, l’homosexualité est perçue comme un « entre-deux », une absence d’hétérosexualité qui s’accompagne forcément d’une absence de masculinité ou de féminité véritable ou complète. Par conséquent, les gays et les lesbiennes sont des « entre-deux », androgynes d’un point de vue genré du fait de leur inadéquation avec la masculinité et la féminité conférée par l’hétérosexualité. Il importe de souligner que cette idée d’un fondement biologique de l’homosexualité n’a pas seulement été utilisée contre les personnes homosexuelles (conçues comme des erreurs de la nature, ou des malades, c’est-à-dire des êtres pathologiques d’un point de vue biologique), mais qu’elle a aussi été utilisée comme un argument majeur par des mouvements gays progressistes, dont l’argument fondamental était : si c’est naturel, comment cela peut-il être mal ? Magnus Hirschfeld, le porte-parole principal du mouvement gay allemand avant 1933, affirma, avec des photos et données cliniques à l’appui, que les personnes homosexuelles étaient physiquement différentes des hommes masculins et des femmes féminines hétérosexuel.le.s (voir Steakley 1975). Cette idée était également implicite dans la charte de la Chicago Society for Human Rights, fondée en 1924 et très probablement la première organisation états-unienne pour les droits des homosexuel.le.s, qui parle « d’anormalités physiques et mentales » à propos des homosexuel.le.s (Katz 1976 : 385). La Mattachine Society, qui rencontrera plus de succès, déclarait dans sa brochure de 1950 :

Nous, les androgynes de ce monde, avons formé cette association pour démontrer par nos efforts que nos handicaps psychologiques et physiologiques ne doivent pas dissuader d’intégrer dix pour cent de la population mondiale dans la construction du progrès social de l’humanité.
(Ibid. : 410)

63Même quand les homosexuel.le.s ont rejeté une telle conception d’eux/elles-mêmes, il reste l’impression d’occuper une position ambiguë du point de vue du genre, ce qui est souvent accueilli comme une libération de la rigidité des rôles sexués. Dans son article sur l’affection que les gays ont pour des stars comme Garland, Davis, Streisand et autres, Michael Bronski (1978 : 205) l’associe implicitement à l’idée d’une sexualité gay raffinée :

La forme la plus raffinée d’attirance sexuelle (comme la forme de plaisir sexuel la plus raffinée) consiste à aller à l’encontre de son sexe… Il n’est pas étonnant que, dans une société qui accorde autant d’importance aux rôles de genre, les gays soient attirés par des personnalités qui brouillent ce type de distinctions.

  • 8 Depuis que ce chapitre a été écrit, des preuves de la relation réelle de Garland à l’homosexualité (...)

64Ainsi, l’idée selon laquelle l’androgynie exprimerait l’homosexualité, ou serait attirante pour les personnes homosexuelles, est profondément enracinée dans l’imaginaire des hétéros comme des homos. Par conséquent, même si Garland n’incarnait pas une « androgynie sexuelle » (au sens d’homosexualité)8, le fait qu’elle incarne si régulièrement une « androgynie sexuée » suffisait.

65L’un des enregistrements les plus populaires de Garland (d’une chanson qui n’a jamais été utilisée dans ses films) est « In-between ». Elle s’y lamente, avec humour, sur son statut d’« entre-deux ». Enregistrée peu de temps après « Dear Mr Gable » (« You Made Me Love You »), cette chanson exprime le sentiment qu’a une adolescente d’être entre l’enfance et l’âge adulte. Cependant, les paroles, écrites spécialement pour Garland par Roger Edens, laissent également entendre qu’être une adolescente revient à être une inadaptée du point de vue du genre, à ne pas avoir de rôle approprié – « Trop vieille pour les jouets / Trop jeune pour les garçons » ; elles s’appuient sur l’idée, évoquée plus haut, de son manque de séduction, qui peut clairement être associée à la question de l’acquisition de la féminité :

Mon papa dit que je ne m’inquiète pas assez
De mes lacunes en grammaire
La seule chose qui m’inquiète
Est mon manque de glamour.

66Quoi qu’il en soit, l’écho potentiel de cette chanson auprès des gays, renforcé par le fait que Judy Garland en soit l’interprète, est assez fort pour que David Clough l’utilise dans sa pièce télévisée Belles (diffusée en 27 mai 1983) lors d’un numéro de drag queen qui a lieu dans une boîte de nuit collet monté suite à une erreur de programmation. La pièce explore la manière dont le travestissement pourrait être vu comme un défi à la société hétérosexuelle, mais le fait à travers les doutes que le personnage principal, Michael (Martyn Hesford), nourrit sur lui-même. Au début de la pièce, il écoute Garland chanter « In-between » ; il est maquillé mais ne porte pas de perruque, ce qui souligne le trouble dans le genre que provoque son numéro de travestissement ; filmé en gros plan, il écoute le couplet qui, lorsqu’on l’isole du refrain (comme c’est le cas dans la retranscription ci-dessous), peut facilement donner l’impression qu’il est question d’homosexualité ou de travestissement :

Quinze mille fois par jour
Une voix intérieure me dit
Cache-toi derrière un écran
On ne doit pas t’entendre
On ne doit pas te voir
Tu es juste un affreux entre-deux
Voilà ce que je suis
Un entre-deux
C’est exactement comme avoir la variole
Je ne peux pas faire ceci ou cela
Je ne peux pas aller ici ou là
Je suis un cercle dans un carré
Je ne m’intègre nulle part.

67Garland est déjà androgyne sur des photos qui datent du début de sa carrière. À l’époque où elle s’appelait encore Frances Gumm, elle apparaît aux côtés de ses sœurs sur un cliché de The Big Revue (1929), toutes trois clairement identifiables comme des petites filles mais vêtues de déguisements qui évoquent des habits masculins – hauts-de-forme (dont le motif à pois rappelle les costumes de ménestrel), gilets et manchettes de smoking. De même, elle porte une tenue de marin sur des photos promotionnelles de 1936 avec Jackie Cooper, une salopette – contrairement à Deanna Durbin – dans Every Sunday (1936), ainsi que dans Everybody Sing (1938), et un costume de cowgirl dans Girl Crazy (1943), etc. Mais rien de tout cela n’est extraordinaire replacé dans son contexte. Une certaine androgynie a toujours été permise aux femmes dans la mode, dans les costumes de danseuses de revue, dans les rôles de garçon manqué. Dans ce cas, les marqueurs de masculinité – un chapeau, un col, une manchette – ne sont jamais aussi forts que les marqueurs de féminité – corsage, jupe, jambes exhibées en collant. Il est intéressant de remarquer que la présence d’une touche de masculinité se retrouve régulièrement dans la mise en scène de la femme-spectacle. Souvent, ce n’est pas à la masculinité adulte qu’il est fait allusion mais à une masculinité enfantine – la tenue de marin renvoie à un vêtement porté par les jeunes garçons au début du XXe siècle, et le garçon manqué connote l’idée d’une phase pré-adolescente. Même si l’on peut sans aucun doute relire ces images androgynes répandues avec un regard gay, cela ne semble pas nécessaire – de telles images sont probablement trop banales pour être significatives.

68La seule exception est peut-être son rôle face à Fanny Brice en Baby Snooks dans un numéro de Everybody Sing. Garland porte un costume en velours. « T’es une fille ou un garçon ? », demande Brice, vêtue d’une chemise de nuit de bébé. « On m’appelle Le Petit Lord Fauntleroy », répond Garland, esquivant ainsi la question. « Qu’est-ce qu’un Fauntleroy ? », réplique Brice, et le reste du numéro continue dans le même esprit, avec Judy qui n’est jamais capable de dire si elle est un garçon ou une fille. Bien qu’il s’agisse d’un numéro comique, Garland y exprime une timidité et une frustration croissante. Everybody Sing est un star vehicle avec des rôles taillés sur mesure pour toutes ses stars. Même si ce n’est que son deuxième rôle à part entière dans un long-métrage, Garland incarne un personnage d’emblée présenté comme aimable mais dénué de charme (« le vilain petit canard à sa maman ») ; et en la montrant en salopette dans le numéro « Down on Melody Farm » puis déguisée en Petit Lord Fauntleroy, le film associe avec une certaine insistante cette absence de charme à son statut d’« entre-deux ». Toutefois, ce n’est que dans la dernière partie de sa carrière que l’androgynie de Garland se développera significativement dans deux directions opposées – distinguée et tragicomique, la vamp et la clocharde.

69La première direction est illustrée par le numéro « Get Happy » de Summer Stock, qui est à l’origine de l’une des photos de Garland les plus souvent reproduites. Son androgynie distinguée ne tient pas seulement à la tenue elle-même, mais aussi aux mouvements de Garland. Vers le début de la chanson, elle incline son chapeau vers l’avant en le poussant par derrière avec la paume de sa main, un geste emprunté à la danse Apache, qui suggère le moment où l’homme amorce sa prédation sexuelle. Vers la fin, elle le relève avec son pouce d’une manière évoquant davantage James Cagney qui passe aux choses sérieuses. Le rapport de Garland avec les danseurs masculins est lui aussi ambivalent. Elle est entourée par eux, ce qui, comme ses bas, souligne sa féminité, mais ils ne l’encerclent ni ne la mettent en valeur comme le font d’autres danseurs dans des numéros centrés sur une star féminine. La chorégraphie qui règle leurs déplacements autour d’elle est harmonieuse (mais pas uniforme) et la danse de Garland reprend les mouvements des différents danseurs masculins à différents moments. En d’autres termes, elle est dans une certaine mesure « un garçon parmi d’autres », particulièrement lorsqu’elle fléchit les genoux en levant les talons, un mouvement utilisé pour des hommes dans des ballets urbains comme ceux de Jerome Robbins. Comme l’a souligné Jane Feuer (1982 : 119), cette image véhiculée par son dernier numéro dans un film de la MGM, est reprise dans le premier numéro de son film suivant (mais quatre ans plus tard et après 1950), A Star is Born. Les costumes et le numéro sont similaires, et l’impression qu’elle donne d’être « un garçon parmi d’autres » est renforcée par la façon amusée et professionnelle dont elle gère Norman ivre qui titube sur scène pendant le numéro « You Gotta Have Me Go With You ». Le numéro est cependant précédé d’un plan où on la voit de dos en train d’ajuster ses bas, une mise en scène glamour classique pour une première apparition à l’écran. Dans « Get Happy » et « You Gotta Have Me Go With You », elle est toujours à la fois glamour, sexy et « un garçon parmi d’autres », un type d’androgynie assez proche de celle de Dietrich et Garbo. C’est une image androgyne avec du sex-appeal.

70Ce type d’image était utilisé dans les concerts et à la télévision, mais encore plus typiques étaient ses costumes de clocharde et de clown dans « A Couple of Swells » du film Easter Parade et « Be A Clown » du film The Pirate. On en trouve un écho chez la va-nu-pieds de « Lose That Long Face » dans A Star is Born, un style utilisé dans Inside Daisy Clover dans une référence évidente à Garland. La chemise d’homme et les collants qu’elle porte pour « Somewhere There’s a Someone » dans A Star is Born relèvent moins clairement de ce style, mais le contexte narratif (remonter le moral à Norman en évoquant l’absurdité du monde du cinéma dont il est maintenant exclu) lui confère une dimension tragicomique, et cette tenue a donné lieu à un portrait particulièrement mémorable qui relève de ce mode androgyne.

71C’est dans les concerts et les émissions de télévision que l’allure de clochard fut la plus utilisée. Le premier spectacle au Palace en 1951 propose une nouvelle chorégraphie de « A Couple of Swells », et le numéro était placé vers la fin du spectacle de sorte que Garland gardait son costume pour le « Over the Rainbow » final. Ce schéma fut repris dans tous les spectacles suivants. Les concerts, qui n’étaient pas mis en scène au sens propre du terme, se terminaient souvent avec Garland assise au bord de la scène, un projecteur lui éclairant uniquement le visage qui, avec ses cheveux courts, pouvait évoquer l’image de la clocharde. Tandis que la vamp-androgyne est une image qui met l’accent sur la sexualité, la clocharde-androgyne fait disparaître à la fois la sexualité et le genre. Le fait qu’elle soit utilisée aussi bien pour des numéros comiques que sentimentaux la place dans la lignée de la figure tragicomique classique du clown, une évocation du monde du spectacle qui sied à la « Miss Show Business » qu’est Garland. Si la vamp permet aux gays de s’identifier à quelqu’un dont la sexualité est acceptée par les garçons, la clocharde nous permet de nous identifier à quelqu’un qui a laissé de côté sa sexualité pour incarner une androgynie qui n’est pas tant « entre-deux » (à la fois féminine et masculine) qu’au-delà du genre. Les vêtements amples (bien que masculins) cachent sa silhouette ; et le rêve de fuite loin des rôles sexués est parachevé par l’abstraction du visage isolé par la lumière du projecteur.

Camp

72Troisièmement, Judy Garland est camp. Plusieurs personnes ont essayé de définir à la fois ce qu’est le camp et son rapport avec la situation et l’expérience des hommes gays. (Je ne reviendrai pas sur les débats concernant le progressisme politique et culturel du camp – en faveur de cette thèse, voir Cohen et Dyer, 1980 ; à son encontre, voir Britton, 1978/799). Il s’agit clairement d’un trait caractéristique de la subculture gay. Jack Babuscio (1977) suggère que c’est le fait d’être capable de passer pour hétéro qui a donné aux gays la conscience typiquement camp des apparences, du caractère construit des rôles sexués (voir également Russo 1979 et Dyer 2000e). Mark Booth (1983) souligne le sentiment de marginalité des gays, qui est transformé en une attention excessive à ce qui est culturellement marginal (le superficiel, le futile). Quoi qu’il en soit, le camp est une manière typiquement gay de faire face aux valeurs, représentations et productions de la culture dominante, en recourant à l’ironie, l’exagération, la banalisation, la théâtralisation et une façon ambivalente de tourner en ridicule le sérieux et le respectable (voir, en plus des travaux déjà cités, Sontag 1964 et Boone 1979, notamment ses réflexions sur la « banalisation », et particulièrement Cleto 1999).

73Le camp prend souvent pour objet des stars comme Bette Davis ou Shirley Bassey, et Garland peut être perçue de cette manière. Il est facile de l’imiter, de reproduire son apparence et ses gestes dans des performances drag (cf. par exemple Jim Bailey, ou Craig Russell dans Outrageous!) ; son style mélodramatique tardif peut être apprécié comme merveilleusement excessif ; sa normalité dans les films de la MGM peut être considérée comme camp, comme du « sérieux raté » (Sontag) ou comme une mise en évidence du caractère artificiel du naturel et de la normalité :

Ce que j’aimais chez cette star était une sorte d’innocence naïve, une douceur qui était, à mon avis, authentique. Aujourd’hui, cependant, je pense que les spectateurs gays – particulièrement lorsqu’ils sont sophistiqués – pourraient considérer son style comme du camp involontaire. Cela a bien sûr à voir avec les types de rôle, ainsi que les star vehicles dans lesquels elle jouait. Parce que son style, son attitude, était tellement « straight » (j’emploie ce terme au sens de « sérieux » ou « sobre ») qu’elle s’apparentait au camp, ou du moins à ce qui y ressemblait.
(Lettre à l’auteur)

74Même cet auteur ne dit pas qu’il interprète lui-même Garland comme involontairement camp, et je n’ai aucune preuve pour affirmer que c’est principalement de cette manière que Garland est camp. N’importe qui peut être lu comme camp (bien que certain.e.s s’y prêtent plus que d’autres), mais Garland est intrinsèquement camp. Elle n’est pas une star que l’on a transformée en figure camp, mais une star qui adopte des comportements camp.

75C’était clair à la fin de sa carrière, particulièrement dans ces déclarations en concert, et dans les paroles des chansons (écrites spécialement pour l’occasion). Au Carnegie Hall, elle introduit « San Francisco » avec ce couplet :

Je n’oublierai jamais
Jeanette MacDonald
Le seul fait de penser à elle
Me serre le cœur
Je n’oublierai jamais
Comment cette courageuse Jeanette
Se tenait debout
Dans les ruines
Et chantait
A-a-a – et chantait –

76MacDonald avait une grande réputation de reine camp d’un genre déjà assez camp, l’opérette. Garland prolonge le tempo en fredonnant avant de chanter son nom, et s’arrête durant trois vagues de rires avant de poursuivre – avec ce public, il suffisait de mentionner le nom de de MacDonald pour susciter une réaction camp. La parodie qui suit (de MacDonald qui chante parmi les débris d’un tremblement de terre dans le film San Francisco) est là pour ceux qui n’ont pas encore compris que MacDonald est camp.

77Lors de sa dernière apparition au Talk of the Town (qui a fait l’objet d’un enregistrement, comme le concert au Carnegie Hall), elle introduit ainsi « I’d Like to Hate Myself in the Morning » :

Je dois apprendre une nouvelle chanson. Je n’ai pas appris de nouvelle chanson depuis que Clive Brook était une fille. (Rires) Il n’en était pas une ?

78Ici, le lien avec les gays est plus direct – Brook n’est pas seulement camp à cause de son accent anglais de la haute société, sec et haut-perché, mais parce que son genre peut être remis en question. Le « Il n’en était pas une ? » porte sans doute sur sa sexualité, et les connaisseurs gays présents dans le public avaient peut-être la réponse à cette question.

79La réputation que Garland a d’être camp (plutôt que d’être perçue comme camp) fut renforcée par les articles publiés après sa mort. Le fait qu’elle était elle-même consciente de sa popularité auprès des gays apparaît alors clairement. Dans Gay News, Barry Conley cite (comme d’autres l’ont fait) Liza Minelli citant sa mère : « J’ai la vision de pédés qui chantent « Over the Rainbow » et du pavillon de Fire Island qui flotte en berne lors de ma mort » (Conley 1972 : 11), Fire Island étant une station balnéaire près de New York, fréquentée principalement par des gays. Christopher Finch (1975 : 129-30) s’attarde longuement sur le fait qu’elle était parfaitement à l’aise dans le milieu majoritairement gay de la Freed Unit, tandis que Brad Steiger (1969 : 103-4) raconte qu’elle fréquentait les bars gays de New York pendant les années 1960. Une des personnes qui m’ont écrit, m’explique que :

Son dernier contrat professionnel à New York consistait à être payée au noir lorsqu’elle chantait dans un bar lesbien de la 72ème rue nommé le « Sisters » autour de 1968-69. Ce cachet d’environ 50 dollars par session était une manière de la soutenir lorsqu’elle arrivait « par hasard » et faisait semblant d’« improviser » quelques chansons, tout ça pour qu’elle puisse payer sa drogue. Très triste mais néanmoins véridique.
(Lettre à l’auteur)

  • 10 Cf. note 10.

80Bien que datant d’après sa mort, ces témoignages indiquent à quel point elle était, ou était supposée être, versée dans la culture gay, et familière de ses us et coutumes10.

81La dimension camp de son image joue en retour sur ses films de deux manières. D’un côté, tout un ensemble d’histoires s’est développé à propos de son attitude vis-à-vis de son travail. Plus ces dernières sont relayées par les fans gays, plus elles influent sur la perception des films. La chanson « Who (Stole My Heart Away) ? » dans le film Till the Clouds Roll By (1946) devient ironique quand on sait son amusement d’avoir à interpréter cette chanson en étant enceinte de plusieurs mois. Son rôle de gentille fille de la campagne dans Easter Parade peut paraître plus acerbe à la lumière de ce qu’elle aurait déclaré à Charles Walters avant le tournage :

Écoute, mon chou, je ne suis pas une June Allyson. N’essaie pas de m’embobiner. Je ne suis pas du genre à battre des paupières ou à me caresser les cheveux, mon grand !
(Cité dans Finch 1975 : 158)

82La frontière mince qui sépare le camp et la souffrance, un registre clé de la culture gay, apparaît lorsqu’on rapproche sa performance intense dans la scène qui suit la mort de Norman dans A Star Is Born, de sa réponse à George Cukor lorsque celui-ci lui confie sa stupéfaction devant la capacité de l’actrice à reproduire une telle intensité durant deux longues prises :

Oh, ce n’est rien du tout. Passe à la maison quand tu veux. Je fais ça tous les après-midis. Mais je ne le fais qu’une fois que je suis chez moi.
(Ibid. : 197)

83De la même manière, on peut entendre différemment le pathos de ses dernières performances de « Over the Rainbow » lorsqu’on a en tête la réponse de Garland à une fan qui la suppliait de ne jamais « oublier l’arc-en-ciel » : « Pourquoi, madame… comment pourrais-je oublier l’arc-en-ciel ? J’ai des arcs-en-ciel plein le cul » (Conley 1972 : 10 – la source de l’anecdote est Liza Minnelli).

84Mais, d’un autre côté, il n’est pas nécessaire de rapprocher ces déclarations de Garland de ses films, car il y a du camp dans le texte des films eux-mêmes. Ses films avec Vincente Minnelli, particulièrement « The Great Lady Gives an Interview » dans Ziegfeld Follies (1946) et The Pirate (1948), sont de manière assez évidente des œuvres camp par leurs dimensions théâtrale, parodique et manifestement artificielle. L’humour camp de Garland a souvent pour effet de tourner en dérision le ton et les conventions de ses films. Dans Presenting Lily Mars (1943), elle chante « When I Hear Beautiful Music » dans un night-club, une scène où elle démontre qu’elle a l’étoffe d’une star. Ce passage est camp de deux manières. Premièrement, Garland tourne en ridicule le style opérette de Martha Eggerth, qui a interprété la même chanson plus tôt dans le film. Il s’agit d’un numéro camp classique de Garland, utilisé dans des émissions de radio à la fin des années 1930 et pendant les années 1940, ainsi que dans d’autres films – elle use de trilles excessivement élaborées, de notes exagérément délicates, et de gestuelles telles que se tordre les mains, rouler des épaules, et faire la moue pour évoquer le style soprano « cucul la praline » de Jeanette MacDonald, Deanna Durbin et autres stars du même genre. Deuxièmement, la performance de Garland parodie également le lieu commun de la-fille-qui-se-fait-remarquer-dans-un-night-club. Lorsqu’un serveur passe à toute vitesse en tenant son plateau en l’air, Garland lève les yeux au ciel, se recule et sourit narquoisement devant ce détail scénographique qui serait passé inaperçu dans le cadre d’une performance plus conventionnelle. Il y a plusieurs autres moments comparables où Garland attire l’attention sur la manière dont le numéro a été élaboré, le sommet étant le moment où elle trébuche sur la batterie, un passage qui empêche définitivement de voir cette séquence comme la simple mise en scène de l’avènement triomphal d’une star.

85Pour toutes ces raisons, Garland peut sembler prendre du recul par rapport à sa propre image dans le film, ou dans le star vehicle où on l’a placée. Comme dit Wade Jennings (1979 : 324), il y a « dans ses yeux et au coin de sa bouche, [une] hilarité contenue [qui] menace de tourner en dérision le scénario idiot et les personnages sans profondeur qu’elle incarne ». Lorsque Dorothy arrive à Oz pour la première fois, elle dit à son chien : « Toto, je crois que nous ne sommes plus au Kansas ». Il s’agit bien sûr d’une réplique comique, étant donné les décors chatoyants qui servent à représenter Oz, mais n’est-elle pas prononcée avec un sous-entendu camp ? Rions-nous directement de la naïveté charmante de Dorothy, ou bien avec Garland des décors kitsch et de la robe vichy chic de Dorothy ? Impossible à déterminer, bien sûr, même si Christopher Finch (1975 : 85) fait remarquer qu’à 17 ans, Garland est dans The Wizard of Oz « une adolescente avec une voix d’adulte, qui joue le rôle d’une enfant » – la possibilité d’un jeu et d’une ambivalence par rapport au rôle et au scénario, réside au moins là-dedans. En 1982, Rockshots, une entreprise spécialisée dans les cartes de vœux gays, en produisit une qui montrait Garland en Dorothy, vêtue d’une robe vichy et portant Toto dans un panier, au milieu d’un bar gay, avec, à l’intérieur de la carte, la fameuse réplique de The Wizard of Oz. Le camp ne provient pas juste de l’incongruité de la juxtaposition de Dorothy/Garland avec des hommes habillés dans un style macho gay ; la carte a repris l’ironie de Garland vis-à-vis de Dorothy et d’Oz, une ironie que les hommes gays peuvent aisément s’approprier dans la mesure où elle s’intègre au style et à l’imagerie exagérément masculine qu’ils cultivent. De la même manière que Garland dans Oz peut être vue à la fois comme à l’intérieur du monde magique et en dehors de celui-ci, la culture gay est ambivalente dans sa construction d’un univers fantasmatique qui est à la fois vivement désiré et clairement parodique.

86Globalement, le camp de Garland pourrait être vu comme un sabotage inoffensif de ses rôles et de ses films (ceux qui n’aiment pas le camp ont le sentiment qu’il est en fait profondément néfaste dans sa manière de se moquer de tout constamment – voir Britton 1978/79). Il est rarement en accord avec le reste du film, et seul The Pirate semble utiliser le camp de Garland de façon soutenue dans le cadre de son jeu avec les rôles sexués et l’illusion spectaculaire, deux des plaisirs offerts habituellement par les films musicaux.

87Dans The Pirate, la parodie des rôles sexués est centrée sur l’homme et sur le rôle et la performance de Gene Kelly en Serafin. Garland a une double fonction en tant que Manuela. Premièrement, elle prend en charge une série de répliques qui démontent son machisme, que ce soit quand il la drague de manière ringarde lors de leur première rencontre ou quand il se fait passer pour le pirate Macoco plus tard dans le film. Dans le premier cas, elle se moque directement de ses répliques ; dans le second, au moment où elle découvre qu’il n’est pas réellement Macoco, elle exagère avec frénésie l’excitation qu’elle éprouve devant sa virilité tout en appuyant avec humour là où ça lui fait vraiment mal, en déclarant qu’il est un piètre acteur (appelant ainsi un étalage de fierté masculine blessée, qui est un passage obligé des films de Gene Kelly). Dans la mesure où Manuela est également une fille vulnérable et gentille qui désire ardemment que ses rêves se réalisent (en d’autres termes, le rôle classique de Garland), ces traits d’esprit incisifs tendent à saper cette image de petite fille ; et comme une partie de l’humour réside dans la manière dont Garland prononce ses répliques, cela peut donner l’impression que l’actrice intervient avec esprit pour déconstruire les personnages qu’elle joue et en prendre le contrepied.

88Deuxièmement, d’un point de vue narratif, Garland/Manuela est placée dans la position de sujet du désir ; plus précisément, le film porte sur son désir d’une vie vraiment palpitante, et d’un homme qui le serait aussi. Elle construit ce désir à partir de l’image du pirate Macoco, Mack the Black, qu’elle connaît à travers les livres qu’elle a lus sur lui. Le film joue sur ce désir en même temps qu’il joue sur l’image de Garland. Selon un schéma similaire à celui de The Wizard of Oz, Meet Me in St Louis et tant d’autres de ses films, il s’avère qu’elle est en fait fiancée à Macoco, mais sans qu’elle ni aucune personne de la ville ne le sache. Le problème est que le vrai Macoco est l’opposé du Mack the Black de son livre – il s’agit du maire, gros et maniaque, de la ville. Garland/Manuela a l’objet de son désir à portée de main – seulement, il ne ressemble pas du tout à l’objet de son désir, comme le souligne la comparaison lubrique faite par le gouverneur-général entre Serafin (qu’il pense être Macoco) et la ronde terne de vrais pirates auxquels il a habituellement affaire. Lorsque, dans leur scène de fiançailles, Macoco (alias Don Pedro) dit à Garland/Manuela qu’il n’a pas l’intention de l’emmener en voyage, que le foyer est le meilleur endroit au monde, elle répète le mot « foyer », atterrée, avec un ton aux antipodes de celui de Dorothy/Garland à la fin de The Wizard of Oz ou d’Ester/Garland à la fin de Meet Me in St Louis.

89La personne qui ressemble à l’objet de son désir, mais dont elle sait qu’il ne peut que jouer le rôle, est l’acteur Serafin. À l’issue des péripéties complexes de cette histoire, Manuela/Garland choisit finalement de se contenter de l’illusion de l’objet de son désir – Serafin.

90Outre cette progression narrative, le film suggère également que les fantasmes de Manuela sont eux-mêmes des fictions socialement construites. Sous hypnose (avec des gros plans qui indiquent clairement qu’elle ne fait pas semblant), Manuela confie ses véritables sentiments à Serafin – mais ceux-ci s’avèrent être un amalgame de répliques prononcées plus tôt dans le film, reprises soit de son livre sur Macoco, soit de ce que Kelly/Serafin lui a dit quand il essayait de la draguer. Du livre provient : « Un jour, il fondra sur moi comme un faucon et m’emportera », et du baratin de Serafin : « Sous cette apparence guindée se cachent des émotions profondément enfouies, des désirs romantiques ». Garland durcit sa voix lorsqu’elle prononce les répliques de ce genre, afin de leur donner un côté comique pince-sans-rire. Alors que sa performance lorsqu’elle entre sous hypnose est douce et tremblante, son interprétation de « Mack the Black » juste après est complètement déchaînée (le tout souligné par des mouvements de caméra). Ce va-et-vient à propos de la « vérité émotionnelle » du personnage et de la situation permet au film et à Garland d’indiquer à la fois la vive intensité des sentiments refoulés et le fait que ces sentiments eux-mêmes ne sont pas un donné authentique mais une construction culturelle.

91Dans la seconde scène d’hypnose, Garland/Manuela prétend être hypnotisée afin de démasquer Don Pedro (qu’elle vient juste d’identifier comme étant en réalité Macoco) et sauver Serafin (qui est sur le point d’être pendu en tant que Macoco). Encore une fois, elle simule un désir outrancier pour sa virilité comme elle l’avait fait plus tôt pour tourner en ridicule l’imposture de Serafin en Macoco ; cela a lieu sur la scène de Serafin, ce qui met doublement en avant le fait que l’expression de ce désir est une performance. Avec cette interprétation et les plans de Don Pedro de plus en plus frustré de ne pas être l’objet de cet amour, lui, le véritable Macoco, la scène joue simultanément sur plusieurs niveaux de camp. Cependant, quand Garland/Manuela se met à chanter « Love of My Life » à Kelly/Serafin/Macoco ?, même si elle est encore sur scène, elle est filmée en gros plan avec un effet de flou artistique, et Garland mobilise un style chant qui connote la sincérité – en d’autres termes, c’est au moment du film qui est le plus placé sous le signe de l’illusion que l’on trouve l’expression la plus directe d’un sentiment « authentique ». C’est en reconnaissant l’illusion que le camp renoue avec la réalité.

92Le traitement des hommes comme spectacle va dans le même sens. C’est Kelly, et non Garland, qui est le centre des numéros spectaculaires, « Niña » et « The Pirate Ballet », lesquels mettent tous deux l’accent sur le sexe à travers les costumes (respectivement des bas et un short), les mouvements de Kelly (par exemple lorsqu’il trémousse ses fesses devant un groupe de femmes rassemblé autour de lui dans « Niña » ou lorsqu’il contracte ses cuisses dans « The Pirate Ballet ») et la réalisation (des mouvements de caméra sinueux dans le premier, un cadrage en contre-plongée centré sur l’entrejambe dans le second). Garland/Manuela n’est pas une spectatrice de « Niña » mais, en général, dans le film, le statut d’homme-spectacle de Kelly est signifié par l’adoption de son point de vue à elle. (C’est en soi assez inhabituel dans le cinéma hollywoodien – Rebecca, par exemple, un film dont la première demi-heure est entièrement construite autour du désir que la protagoniste jamais nommée éprouve pour Maxim/Laurence Olivier, refuse néanmoins à celle-ci tout plan subjectif de lui). Le film continue de modifier sa/notre façon d’interpréter le regard libidineux de Manuela/Garland. La première fois que le fantasme de Mack the Black est figuré à l’écran, c’est à travers les images du livre qui lui est consacré. Le film commence par cela, en encourageant le public à apprécier directement les dessins de lui en couleur (où il est construit avant tout comme un fantasme de viol). C’est seulement après quelques pages de dessins que la caméra recule et que nous découvrons que nous sommes entré.e.s dans ce fantasme à travers le point de vue de Manuela. « The Pirate Ballet » commence par un fondu enchaîné dont le premier plan la montre en train de regarder Serafin dans la rue, de la fenêtre de sa chambre, ce qui implique que le numéro sexy, explosif et sauvage qui suit correspond à la représentation qu’elle se fait de lui. Plus tard, quand elle se moque de la manière dont il adopte le machisme de Macoco, elle le regarde de haut en bas en disant avec délectation : « Laisse-moi t’admirer sous toutes les coutures ». Dans la seconde scène d’hypnose, elle tourne autour de Kelly/Serafin (en faisant semblant de croire qu’il est Macoco) et le regarde en célébrant (pour la tourner en dérision) sa masculinité, pendant que Don Pedro/Macoco assiste à la scène en désirant être regardé par Manuela comme elle est en train de regarder Serafin. Le film accorde ainsi pleinement à Kelly le statut d’objet sexuel, de manière plus soutenue que n’importe quelle star masculine depuis Rudolph Valentino jusqu’à John Travolta ; et le film joue en même temps avec lui en tant que spectacle, de sorte qu’il est à la fois excitant et parodique.

93La conclusion du film consiste à accepter les deux, à embrasser l’illusion du spectacle, au sens le plus large. Non seulement Garland/Manuela se contente de quelqu’un qui a seulement l’apparence (qui joue le spectacle) de Mack the Black, mais elle choisit également de devenir une actrice – elle parcourra le monde en exerçant le métier du faux-semblant. Le film ajoute encore un nouvel élément à ce paradoxe. Dans le numéro final, « Be a Clown », Garland/Manuela et Kelly/Serafin jouent des clowns ; à la toute fin, cadrés en gros plan, ils se regardent et éclatent de rire. Il n’y a pas de raison que Manuela et Serafin, qui sont amoureux l’un de l’autre et interprètent un numéro joyeux, n’éclatent pas de rire en tant que personnages ; mais beaucoup y ont vu l’expression du plaisir réflexif pris par Judy Garland et Gene Kelly sur le tournage du film. Ainsi déguisé.e.s en clowns sur une scène à l’intérieur d’un film musical très « théâtral » (en termes de performance et de mise en scène), les interprètes révèlent leur « véritable » attitude – la réalité du simulacre de l’illusion.

94Dans les répliques et les rôles, aussi bien que dans la performance livrée par Garland, The Pirate explore une attitude camp à l’égard de la vie. Le jeu sur l’illusion et la réalité n’est pas nécessairement camp ou gay. Comme c’est le cas tout au long de ce chapitre, je ne prétends pas que seuls les hommes gays peuvent interpréter tout cela de cette manière, ni que ces aspects doivent forcément être compris comme camp ou gays. Je dis seulement que la manière spécifique dont The Pirate joue avec la question de l’artifice, ajoutée à la présence de Garland et sa manière spécifique de dire ses répliques comiques, rend ce film particulièrement susceptible d’une lecture camp au sein de la subculture gay.

I Could Go On Singing

95Le dernier film de Judy Garland, I Could Go On Singing, tourné en Angleterre en 1962, est son film le plus gay. Il est clairement conscient du public gay et constitue à beaucoup d’égards une synthèse de la lecture gay de son image.

96C’est un film gay de manière relativement explicite. Pour commencer, il y a une plaisanterie qui ne doit pas avoir beaucoup de sens pour les gens qui n’ont jamais entendu parler de la station balnéaire préférée de la communauté gay de New York – lorsqu’elle est saoule, Jenny/Judy déclare : « J’en ai bu assez pour faire flotter Fire Island » (il est probable que la majorité du public britannique de l’époque soit également passé à côté de cette blague). Ensuite, la présence de Dirk Bogarde à ce moment de sa carrière a dû être suggestive. Victim est sorti deux ans plus tôt et même si l’acteur présenta sa décision de jouer dans ce film (un thriller militant pour une réforme des lois relatives à l’homosexualité) comme le fruit d’une conscience sociale plutôt que d’une volonté de faire son coming out, son image fut colorée d’homosexualité à partir de ce moment. À cette lumière, des films antérieurs comme The Spanish Gardener et The Singer Not the Song apparaissent plus gays, centrés qu’ils sont sur la relation intense entre, respectivement, un homme et un garçon, et un bandit et un prêtre. Après Victim et I Could Go On Singing, il a joué un certain nombre de rôles gays ou crypto-gays, dont The Servant, Modesty Blaise et Death in Venice. De surcroît, son apparence l’a aligné sur un stéréotype gay important de la période, celui du « jeune homme triste ». Il ressemble à une autre star qui suscite une identification de la part des gays, Montgomery Clift – Garland et Clift figuraient tous les deux dans Jugement at Nuremberg et, même s’ils n’apparaissaient pas ensemble à l’écran, une photo prise sur le plateau ainsi que les reportages sur le tournage du film soulignaient l’affinité entre ces deux stars « malheureuses ». Bogarde et Clift ressemblent à d’autres représentations visuelles et littéraires du « jeune homme triste » (voir Dyer 2002f), de sorte qu’ils étaient susceptibles d’être perçus au prisme de cette représentation particulière à travers laquelle les gays étaient vus et se voyaient eux-mêmes.

97Bogarde a toute cette résonnance gay en tant que star, indépendamment de la manière dont I Could Go On Singing l’utilise. En aucun cas le film suggère que son personnage, David, est homosexuel, mais il faut tenir compte du fait que le film est centré sur une relation non sexuelle entre un homme et une femme tou.te.s deux incarné.e.s par des stars ayant une place particulière au sein de la culture gay. Le scénario du film faisait écho au phénomène bien documenté des relations intimes entre des hommes gays et des femmes hétéros. Il semble même jouer à explorer certaines ambiguïtés de ces relations. Jenny/Garland et David/Bogarde ont eu une relation sexuelle dans le passé, dont est né un fils, Matt, auquel Jenny a accepté de renoncer. Dans le film, le moteur de la narration est le fait que Jenny veuille récupérer Matt, mais on a l’impression que cela pourrait également impliquer la reprise de sa relation sexuelle avec David. Vers la fin, quand David la trouve ivre et essaie de la persuader de retourner au Palladium pour son spectacle, il lui dit : « Je t’ai toujours aimée », à quoi elle répond, en hochant la tête : « C’est là que ça finit ? ». C’est le moment où le désir d’une plus grande intimité physique de la part de la femme est le plus clairement bloqué par le refus résolu de l’homme. C’est une situation que les gays pourraient facilement se flatter de pouvoir vivre eux-mêmes, et c’est peut-être doublement flatteur en ce que cela représente non seulement un désir féminin à leur égard, mais également leur pouvoir absolu de le refuser. Cette lecture doit être faite avec encore plus de prudence que d’habitude ; mais le fait d’avoir placé Garland et Bogarde dans ce type de relation très peu fréquente (au cinéma) rend tout au moins une telle lecture possible.

98Les stars qui y jouent et les grandes lignes du scénario (plus une plaisanterie) induisent une lecture gay du film, facilitée par sa grande concordance avec la plupart des aspects de l’image de Garland abordés plus haut – intensité émotionnelle, sensibilité gay, androgynie, camp. Je reviendrai là-dessus. L’aspect le moins exploré est la normalité. Comme je l’ai dit, le scénario – une célébrité internationale du show-business essaie de (ré)intégrer la normalité de la vie de famille – commence par mobiliser cette dimension de l’image de Garland. Mais l’homme est Bogarde, lequel peut également être lu comme gay et n’est donc pas l’incarnation d’une vie de famille normale (en tout cas, telle qu’elle est représentée, et statistiquement commune) ; et, comme on va le voir, la séquence à l’école privée est très loin de rendre cela respectable et normal.

99En tant que star vehicle de Judy Garland, I Could Go On Singing comprend plusieurs numéros musicaux émouvants (« By Myself », « Hello Bluebird », « It Never Was You », « I Could Go On Singing »), au moins deux scènes d’expressivité émotionnelle ininterrompue (lorsqu’elle écoute son fils lui annoncer qu’il ne veut pas aller à Paris avec elle ; lorsqu’elle confie ses problèmes à David après s’être enivrée), et un scénario dans lequel elle est rejetée en tant que mère et épouse mais finit par surmonter tout cela. Les chansons, en particulier, entretiennent une sorte de tradition météorologique chez Garland, qui remonte à « Over the Rainbow » et dans laquelle le temps qu’il fait sert de métaphore aux épreuves à surmonter pour arriver au bonheur – par exemple, « I’m Always Chasing Rainbows » dans Ziegfeld Girl, « In the Valley Where the Evening Sun Goes Down » dans The Harvey Girls, « Look for the Silver Lining » dans Till the Clouds Roll By, « Friendly Star » dans Summer Stock, « It’s a New World » dans A Star is Born. Dans I Could Go On Singing, « Hello Bluebird » évoque les paroles de « Over the Rainbow » : « Si les heureux petits oiseaux bleus volent » ; les premiers mots de « It Never Was You » sont : « J’ai couru à travers la pluie et le vent qui arrive après » ; et la chanson qui donne son titre au film se termine par : « Je dois continuer de chanter comme une alouette vigoureuse avec mon cœur sur les ailes d’une journée belle à chanter ».

100Le couple souffrance-courage, qui est si important dans la lecture gay de Garland, est au centre des chansons, des scènes et du scénario (ce qui n’était pas le cas dans les films d’avant 1950). « By Myself » (qui figurait dans l’album Alone et a été interprétée par Garland en concert) le traduit le plus parfaitement, non seulement parce qu’il s’agit d’une chanson sur le courage face à la solitude et au rejet, mais parce qu’elle intervient juste après la scène dans laquelle Matt a surpris la dispute de Jenny et David à son sujet et a réalisé que Jenny est la mère qui l’a abandonné. Jenny/Garland chante « By Myself » comme un refus farouche d’être accablée par le choc éprouvé par Matt après avoir découvert que l’amie gentille et célèbre de son père est en réalité la mère qu’il méprise. L’interprétation de Garland monte en puissance : alors que l’ouverture est placée sous le signe de la fragilité et de la vulnérabilité, le climax connote force et résolution. Au début, elle est éclairée par un projecteur d’une manière qui la fait apparaître petite et isolée au milieu de la scène (et de l’écran) ; elle laisse pendre ses mains le long de son corps, dans une posture qui connote la faiblesse chez une interprète associée à un répertoire de gestes plus théâtral ; accompagnée par des cordes aigües et légèrement sinistres, elle entame la chanson lorsqu’elle entre sur scène, sans aucune introduction, de sorte que sa voix est sans assistance, musicalement exposée. Pendant la majorité de la première partie (chantée lentement), elle est filmée en gros plan, ce qui nous permet de percevoir une expression faciale remarquable sur les mots :

J’affronterai l’inconnu
Je me bâtirai un monde à moi

101Elle lance alors sa tête en arrière (comme en réaction à l’adversité) tout en durcissant les traits de son visage (comme si elle se préparait à faire face à « l’inconnu »). La seconde partie a un tempo plus entraînant, avec l’accompagnement de l’orchestre entier et une interprétation puissante de la part de Garland. Elle parcourt la scène fièrement ou se tient immobile avec les jambes écartées, une main sur la hanche. Là où le premier « Je me bâtirai un monde à moi » a la mélancolie de Dorothy lorsqu’elle rêve d’Oz, le second a la détermination et l’assurance de « Get Happy » dans Summer Stock ou de « Rockabye Your Baby with a Dixie Melody » dans ses concerts. À la fin, elle n’attend pas les applaudissements, mais quitte immédiatement la scène, en soulevant le léger rideau. Nous sommes censés comprendre que l’émotion de la chanson a envahie la chanteuse elle-même, si submergée qu’elle ne peut plus échanger avec le public, ou bien, plus littéralement, qu’elle tourne le dos au public comme à sa famille pour être totalement seule. (Plus tard, elle s’enivre et dédaigne le public qui l’attend).

102Ce chevauchement entre la performance et la vie n’authentifie pas seulement la première (elle – Jenny/Garland – « ressent vraiment » l’émotion de sa chanson parce qu’elle l’éprouve dans sa vie), mais cela s’inscrit également dans la manière dont le film traite de la théâtralité de l’expérience, qui fait partie de la définition que Jack Babuscio propose de la sensibilité gay. Ce dernier suggère que dans A Star is Born et, tout particulièrement, dans I Could Go On Singing :

Garland prend en charge des rôles si proches de sa vie et de sa personnalité que cette dimension autobiographique semblait laisser des traces sur son apparence physique à l’écran.
(Babuscio 1977 : 46)

103Quoi qu’il en soit, non seulement la « vraie vie » de l’histoire est mise en scène dans les numéros, mais l’histoire est également en partie théâtralisée par le film. La première apparition de Jenny/Garland est différée – nous la voyons de dos en train de sortir d’un taxi et se diriger vers une porte ; on passe ensuite à l’intérieur de la maison pour voir l’assistante venir ouvrir la porte à Jenny/Garland qui entre et s’avance dans la lumière. En un sens, il s’agit simplement d’une lourdeur stylistique typique du cinéma britannique et de son approche des stars, mais cette mise en scène a également pour effet de construire la première apparition de Jenny/Garland à l’écran comme un événement théâtral. Plus tard, les scènes dans la loge de Jenny au Palladium suggèrent une continuité entre le théâtre et la vie. Par exemple, le gros plan d’un micro éclairé par un projecteur est immédiatement suivi d’un plan de Jenny/Garland qui ouvre théâtralement des rideaux et apparaît dans ses habits de scène. L’effet de cette transition est de donner l’impression que Jenny/Garland est en train de faire son entrée sur scène, alors que ce second plan se situe dans sa loge. La vie est ici vécue de manière théâtrale, et ce n’est pas le seul moment du film où les rideaux sont ainsi utilisés pour diviser l’espace d’une pièce. Je ne veux pas sous-entendre que I Could Go On Singing joue explicitement sur le lien entre le théâtre et la réalité comme le font The Pirate ou A Star is Born, mais simplement indiquer qu’il y a quelque chose de cet ordre ici, renforcé par l’usage de l’androgynie et du camp.

  • 11 Voir « Marilyn Monroe et la sexualité », dans Richard Dyer (2004), Le star-système hollywoodien, op (...)

104Garland n’est pas elle-même caractérisée comme androgyne dans le film. Elle porte des robes ou des jupes avec des vestes boléros et des chemisiers, du début à la fin, et sa coiffure est une permanente typique des années 1960. La détermination avec laquelle elle se déplace et écarte les jambes dans certains des numéros pourrait être considérée comme masculine, mais le film ne cherche sûrement pas à développer cet aspect (à la différence des tenues et des performances de la star dans « You Gotta Have Me Go With You » et le final de « Born in a Trunk » dans A Star is Born). Il y a cependant une séquence étrange à l’école privée de Matt. Le fait que Judy Garland aille assister à un match de rugby en talons hauts est déjà assez insolite, mais ce n’est rien comparé à la représentation de H.M.S. Pinafore de Gilbert et Sullivan à laquelle elle assiste ensuite. Comme c’est une école de garçons, les rôles féminins sont joués par des garçons et, dans la séquence qui nous est proposée, Matt est habillé en fille et chante joyeusement les vertus des marins britanniques (inutile d’en dire plus…). Après le spectacle, nous découvrons les loges et un plan montre Matt de dos, en train d’enlever sa jupe et le coussin qui lui rembourre les fesses, avant de se retourner – la caméra est dans une position typiquement voyeuriste (cf. la séquence de la loge dans The Prince and the Showgirl11), mais le déshabillage révèle la construction théâtrale du genre et le fait que le personnage se retourne nous rappelle que ce qui ressemblait à une fille est en réalité un garçon. Jenny/Garland arrive et se joint aux « garçons », chacun à un stade différent de déshabillage, et aux « filles », encore plus ou moins travesties et maquillées. Illes interprètent ensemble « His Sisters and His Cousins and His Aunts », avec Jenny/Garland qui agrémente la chanson de moments parlés où elle plaisante avec les garçons, d’une manière qui suggère qu’elle est totalement à l’aise et à sa place dans ce groupe androgyne. La séquence se termine sur Matt qui tente de persuader David de le laisser aller voir le spectacle de Jenny. Matt essaie de faire du charme pour obtenir l’autorisation de David ; il porte des vêtements de garçon mais a encore du fard vert sur les paupières et du rouge à lèvres ; après s’être tourné vers Jenny pour lui demander : « Dites-lui d’accepter », il sourit à David avec un air faussement timide. Matt est leur fils et nous sommes censés le considérer comme tel ; mais il y a quelque chose de décidément gay dans le fait que Judy Garland et Dirk Bogarde se disputent pour une créature si clairement androgyne. Lorsque Judy et Dirk se querellent à propos de Matt plus tard dans le film, la scène est écrite et jouée d’une manière qui donne l’impression qu’illes sont en train de se disputer le même homme – seul le contexte permet de savoir qu’il s’agit d’un garçon, leur fils, et non de quelqu’un dont illes sont amoureux/reuses.

105On peut prendre un plaisir camp devant cet étrange jeu sur le genre, et Garland est elle-même camp dans sa performance. On pourrait voir cela comme une déconstruction, au sens où sa performance mettrait en avant la facticité de ce star vehicle, mais bizarrement, son camp semble renforcer le style réaliste/illusionniste du film. Jenny/Garland est camp à propos d’elle-même et de sa situation, mais pas à propos des artifices du film lui-même. Par exemple, il y a un moment de gêne lorsque Jenny rencontre Matt pour la première fois et déclare qu’il ressemble à David, son père ; Matt croit qu’il a été adopté et pense donc ce n’est pas possible, mais David ajoute qu’il peut tout de même lui ressembler – « les enfants adoptés ressemblent parfois à leurs parents en grandissant, comme les chiens ». Jenny/Garland hoche la tête en signe d’approbation, mais réagit rapidement en répétant espièglement : « Comme les chiens ? ». On pourrait voir ce moment comme une faiblesse scénaristique dans une séquence finalement assez laborieuse, mais il semble plus facile d’y voir une manière de la part de Jenny de tourner en dérision l’air solennel que prend David pour cacher sa gêne, et l’incongruité de sa propre situation de mère incognito.

106On retrouve ce genre de petites interjections, gestes et intonations tout au long de la performance de Garland dans le film. Ce n’est pas un scénario très drôle, mais elle l’interprète comme s’il était plein d’esprit. Comme c’est typiquement le cas dans l’humour camp, c’est principalement dirigé contre elle – son manque de fiabilité, son alcoolisme et autres traits de personnalité bien connus, qu’elle partage avec son personnage et qui sont mentionnés dès les premières minutes du film. Cela peut aussi consister à se rabaisser en tant que femme. Durant leur première conversation, David lui demande si elle fait encore du tricot, ce à quoi elle répond : « Oh non, c’était nul tout ce que je tricotais ». La plaisanterie vise en partie à faire ressortir le caractère guindé de cette conversation avec un homme qu’elle aime encore et qui est le père du fils qu’elle veut rencontrer ; mais elle évoque aussi son manque de compétences féminines. Lorsqu’elle prononce cette réplique, elle est assise dans un fauteuil avec sa main gauche posée sur le haut du dossier. Il s’agit d’une pose élégante qui correspond à un certain type de femme distinguée – mais Jenny/Garland ne ressemble pas à ce genre de femme, son élégance maniérée renvoie plutôt à l’attitude d’un homme efféminé dans un esprit camp. Prises ensemble, la réplique et la pose sont camp parce qu’elle n’est pas une femme élégante douée de compétences féminines traditionnelles. On peut trouver ça drôle, mais comme souvent avec l’humour camp, il y a un côté amer quand on y réfléchit. Comme les hommes gays, Garland tourne en dérision son incapacité à être féminine. Mais contrairement à eux, elle ne peut pas se replier sur une position patriarcale, là où Dirk Bogarde a cette possibilité dans I Could Go On Singing. C’est là où l’image de Garland déborde la lecture que les gays peuvent en faire, car le fait d’être une femme et non un homme gay oriente cette image dans bien d’autres directions.

107Une histoire intéressante était relatée dans l’une des lettres que j’ai reçues lorsque je faisais des recherches pour ce chapitre :

Quand j’avais 13 ou 14 ans, tous les quatrièmes de mon collège ont voté pour choisir le film qu’ils voudraient regarder à la fin du trimestre. Mon ami et moi aimions Garland et nous voulions voir The Wizard of Oz. On nous a qualifiés de « tapettes » et on s’est moqué de nous au motif que nous étions des gamins, contrairement à un grand nombre de quatrièmes qui se croyaient adultes parce qu’ils voulaient voir un film avec du sexe. Ils choisirent finalement Dr No.
J’ai appris deux ans plus tard que mon ami était gay et j’ai trouvé ça intéressant… le fait que deux gays, sans être au courant de l’orientation sexuelle de l’autre, restèrent solidaires en prenant le parti de Garland. De plus, alors même que nous n’étions pas conscients de son statut de star appréciée des gays, il est intéressant de noter que nous avons été violemment étiquetés « tapettes » à cause de notre choix de film.
(Lettre à l’auteur)

108Cette lettre suggère que la lecture gay de Garland n’était pas juste quelque chose que les hommes gays adoptaient en entrant dans la communauté gay ; elle suggère plutôt que les personnes qui s’identifiaient elles-mêmes comme gays (ou plus probablement « différentes ») en venaient intuitivement à apprécier Garland en tant que figure d’identification.

109On n’a pas besoin d’avoir conscience du lien. Dans une autre lettre que j’ai reçue, l’auteur insiste sur le fait qu’il avait éprouvé un « amour d’adolescent pour la grande star de la MGM » et déclare en même temps :

J’étais un adolescent gay et bien conscient de l’être. En fait, j’étais très actif. D’aucune manière que ce soit, je n’ai fait le lien entre mon homosexualité et mon amour pour Judy.
(Lettre à l’auteur)

110C’est seulement rétrospectivement qu’il comprend « les raisons pour lesquelles les gays étaient attirés par Judy », en termes d’attractivité pour des « hommes sensibles ».

111Ce qui semble se passer dans de tels cas est une concordance entre deux structures homologues – d’un côté, une image de star fortement connotée du côté de la différence au sein de la normalité, de l’androgynie et du camp, et de l’autre, une manière d’interpréter l’identité homosexuelle qui est répandue à la fois dans les discours dominants et subculturels. La subculture gay développera la lecture de Garland la plus élaborée, la plus introspective, en s’appuyant sur les nuances et les inflexions de son image qui pouvaient nourrir une lecture gay, et c’est ce que j’ai exploré ici. Mais les camarades de classe de l’auteur de la lettre citée plus haut ont clairement senti, en ignorant sans doute totalement le profil des fans de Garland, qu’il y avait chez elle quelque chose qui faisait écho à leur idée de ce que sont les « tapettes », un lien entre une image et une identité sociale que l’auteur lui-même a fait intuitivement.

112Il n’y a rien d’arbitraire dans la lecture gay de Garland ; elle résulte de la manière dont l’homosexualité est socialement construite, dans et en dehors de la subculture gay. Cela ne nous dit pas ce vers quoi les hommes gays sont inévitablement et naturellement attirés du fait d’une certaine disposition inhérente conférée par leur sexualité, mais cela nous dit quelque chose de la manière dont une identité socio-sexuelle a été comprise et ressentie à une certaine époque. Regarder, écouter Garland, peut nous aider à comprendre la manière dont les hommes gays ont vécu leur expérience et leur condition, ont fait sens d’eux-mêmes. Nous éprouvons ce sens dans ce qui relève de l’intangible et de l’ineffable – la chaleur de la voix, l’ironie de l’humour, la vigueur nerveuse de la posture – mais cela signifie beaucoup parce que cela exprime ce que c’était que d’être gay durant les dernières décennies.

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Notes

1 Voir les deux autres chapitres de Heavenly Bodies : « Monroe and sexuality » (traduit en français par Sylvestre Meininger dans Richard Dyer (2004), Le Star-système hollywoodien, Paris, L’Harmattan, p. 149-197) et « Paul Robeson: crossing over » (Ndt).

2 À savoir Gay News et Him (Grande-Bretagne), Body Politic (Canada), New York Native et The Advocate (États-Unis). Ces publications vont du journal plutôt politique/social comme Gay News à des magazines plus pornographiques comme Him. L’annonce invitait les gens à m’écrire à propos de leurs souvenirs de Judy Garland et des raisons pour lesquelles ils l’aimaient.

3 On considère généralement que l’origine du mouvement gay contemporain est un incident survenu dans le bar « Le Stonewall » à New York en juin 1969, qui est aussi le mois de la mort de Judy Garland.

4 Sur Garland et la souffrance, voir également McLean 2002.

5 Au sens américain du terme, qui désigne des spectacles de music-hall consistant en une série de numéros effectués entre autres par des chanteurs, des danseurs, des comiques, ou encore des acrobates (Ndt).

6 Le « passing » désigne d’abord aux États-Unis, dans le contexte de l'esclavage et de la ségrégation, le fait, pour une personne afro-descendante d'être perçue comme « blanche ». Le terme fut ensuite repris pour parler, entre autres, de l’expérience homosexuelle. Dans cette citation, le « passing » désigne ainsi le fait, pour un.e homosexuel.le, de « passer » pour hétérosexuel.le (Ndt).

7 Voir « Marilyn Monroe et la sexualité », dans Richard Dyer (2004), Le Star-système hollywoodien, op. cit., p. 163-164.

8 Depuis que ce chapitre a été écrit, des preuves de la relation réelle de Garland à l’homosexualité ont été révélées (un père bisexuel, des maris bisexuels ou plus ou moins gays, des liaisons lesbiennes (voir Clarke 2000). Voir également l’analyse que propose Alexander Doty (2000) de The Wizard of Oz comme un texte lesbien.

9 Texte traduit en français par Noël Burch sur le site « Le genre et l’écran » : https://www.genre-ecran.net/?FOR-Interpretation-Notes-against-Camp.

10 Cf. note 10.

11 Voir « Marilyn Monroe et la sexualité », dans Richard Dyer (2004), Le star-système hollywoodien, op. cit., p. 196

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Pour citer cet article

Référence électronique

Richard Dyer, « Judy Garland et les hommes gays »Genre en séries [En ligne], 8 | 2018, mis en ligne le 01 décembre 2018, consulté le 18 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ges/568 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ges.568

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Auteur

Richard Dyer

Richard Dyer est professeur d’études filmiques à l’Université de Londres (King’s College). Il est l’auteur notamment de The Matter of Images : Essays on Représentation (1977) ; The Dumb Blonde Stereotype (1979) ; Stars (1979 ; 1998) ; Heavenly Bodies : Film Stars and Society (1986 ; 2003) ; Now You See It : Studios in Lesbian and Gay Film (1990 ; 2003) ; Only Entertainment (1992 ; 2002) ; White : Essays on Race and Culture (1997) ; The Culture of Queers (2001). Il a dirigé Gays and Film (1977) et, avec Ginette Vincendeau, Popular European Cinéma (1992). Il vient de recevoir le titre de Docteur Honoris Causa de l’Université Bordeaux Montaigne.

Articles du même auteur

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Traducteur

Jules Sandeau

Jules Sandeau est docteur en études cinématographiques de l’université Bordeaux Montaigne et actuellement ATER à l’université Paul-Valéry-Montpellier. Dirigée par Geneviève Sellier et soutenue en 2017, sa thèse portait sur l’évolution de la persona de Katharine Hepburn et sa réception aux États-Unis. Il a publié, entre autres, les articles : « Hackers et hommes d’action : corps, générations, technologies », CIRCAV, n° 26, 2017 ; « Enjeux socio-culturels et réception de la comédie Les Garçons et Guillaume, à table !, Studies in French Cinema, vol. 18, n° 1, 2018.

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Droits d’auteur

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