- 1 107 000 entrées pour le premier opus, 280 000 pour le deuxième, 196 000 pour le troisième. Source : (...)
1« Last call, Pitches ! » C’est autour de ce slogan aux accents émancipateurs qu’était bâtie la campagne de promotion du troisième et dernier volet de la saga américaine Pitch Perfect, sorti en décembre 2017. Ainsi se concluaient les aventures des « Barden Bellas » membres d’un chœur universitaire a cappella entièrement féminin. En cinq ans, la libre adaptation du roman Pitch Perfect: The Quest for Collegiate A Cappella Glory de Mickey Rapkin s’est muée, devant le succès surprise du premier opus, en franchise commerciale d’envergure avec trois films à son actif : Pitch Perfect (Jason Moore, 2012), Pitch Perfect 2 (Elizabeth Banks, 2015) et Pitch Perfect 3 (Trish Sie, 2017). Tandis que ces productions ont rencontré en France un succès très mitigé1, leur box-office mondial laisse entrevoir l’ampleur du phénomène hors de l’Hexagone. Pitch Perfect, Pitch Perfect 2 et Pitch Perfect 3 cumulent ainsi près de 587 millions de dollars de recettes mondiales et occupent trois des quatre premières places au box-office pour le genre « comédies avec de la musique » (boxofficemojo.com). Le développement de la franchise s’est accompagné d’une inflation des budgets de production (17 M$ pour le premier opus, 29 M$ pour le deuxième et 45 M$ pour le troisième), générant malgré tout un taux de rentabilité total de 650 %.
2On retrouve dans Pitch Perfect les lieux et les figures imposés du film pour adolescent.e.s ou « teen movie » : un campus universitaire théâtre d’interactions à l’écart du monde des adultes, un système de castes aux différentes cliques identifiables (les étudiantes populaires, les nerds, les sportifs…), des personnages stéréotypés tels que « la chipie », la « rebelle » ou la « binoclarde » (Boutang et Sauvage, 2009 : 27-68) et, bien sûr, les questionnements sur la sexualité et différents rites de passage à l’âge adulte. Mais les films de la série Pitch Perfect empruntent également au genre de la comédie musicale, dans la mesure où ils sont ponctués de longs segments chantés et dansés qui font avancer l’action et caractérisent les relations entre les personnages.
- 2 Sur Glee, voir notamment Michelle Parke, Queer in the Choir Room - Essays on Gender and Sexuality i (...)
- 3 Le succès commercial phénoménal de Glee a d’ailleurs ouvert la voie à de nombreuses autres séries c (...)
3Du fait de cette alliance entre thématiques adolescentes et musicales, la saga Pitch Perfect a été, lors de son lancement, largement comparée à Glee (Fox, 2009-2015), au point que certains ont même vu dans le film d’Universal une simple adaptation universitaire de la série lycéenne à succès de la Fox (Sharkey, 2012). En effet, Pitch Perfect et Glee partagent un certain nombre de thématiques, comme l’épanouissement personnel au sein du groupe de pairs ou la traduction en musique des questionnements identitaires propres à l’adolescence2. Pitch Perfect reprend également le modèle économique ayant fait la fortune de Glee3, les films musicaux permettant de tirer des recettes non négligeables de la commercialisation de la bande-son – l’album du premier opus est ainsi resté pendant douze mois (soit bien longtemps après que le film ait quitté les écrans) la meilleure vente du label Universal Music Entreprise (Burlingame, 2013).
4Pourtant, à la différence de Glee et à rebours des nombreuses autres franchises cinématographiques américaines contemporaines s’adressant à un public jeune et masculin (notamment les franchises de super-héros), la franchise Pitch Perfect est destinée à un public jeune et féminin. Non seulement la série comporte une distribution quasi-exclusivement féminine (dont des stars qu’elle a fait émerger, comme Anna Kendrick et Rebel Wilson), elle traite aussi de façon approfondie les thèmes de la sororité et du passage à l’âge adulte. Pitch Perfect s’inscrit, à cet égard, dans la tendance observée par Mary Celeste Kearny d’un changement radical de la représentation de l’adolescence dans le cinéma américain depuis les années 1990. Des films comme Clueless (Amy Heckerling, 1995) et Mean Girls (Mark Waters, 2004) rompent avec la thématique de l’éveil hétérosexuel, jusqu’alors prévalant dans ce genre de films, pour explorer l’expérience homosociale (Kearny, 2002 : 125-142). Plus généralement, on peut aussi classer Pitch Perfect dans la catégorie des chick flicks, ces films commerciaux qui cherchent à attirer un public féminin (Ferriss et Young, 2008 : 2), parmi lesquels certains vont mettre en avant les relations d’amitié féminine plutôt que la romance – on peut citer, par exemple, les adaptations cinématographiques de la série Sex and the City (Michael Patrick King, 2008 et 2010), ou encore Bridesmaids (Paul Feig, 2011).
- 4 Parmi les chick-flicks les plus souvent commentés, on trouve ainsi Pretty Woman (Garry Marshall, 19 (...)
- 5 Les trois opus suivent les héroïnes de leur entrée à l’Université à leurs premiers pas dans la vie (...)
5Le genre des chick flicks a largement été investi par la critique féministe (essentiellement anglo-saxonne), que ce soit pour en montrer le potentiel émancipateur ou pour en souligner les problèmes (Ferriss et Young, 2008 ; Radner, 2011 ; Wilkins, 2016). Pour autant, les productions spécifiquement destinées aux adolescentes ont semblé susciter moins d’attention ; en outre, les quelques films les plus souvent étudiés ne sont pas des comédies musicales4. Par une analyse qui mêlera éléments textuels et paratextuels, cet article tâchera de décoder les enjeux genrés de ces films dans leur double spécificité, générique et industrielle. En tant que saga musicale, Pitch Perfect mobilise, dans le chant et la danse, des mécanismes de transcription symbolique qu’il convient de décrypter. Par ailleurs, puisqu’il s’agit de films appartenant à une franchise – c’est-à-dire une série de films connectés sur le plan narratif et disposant d’une visibilité associée à une exploitation de grande ampleur, notamment sur le marché des produits dérivés – il est nécessaire de les envisager non seulement de façon diachronique5 mais aussi en tenant compte de l’étendue de leur visée commerciale.
6Dans une première partie, nous soulignerons comment l’utilisation du genre musical permet de développer de ces jeunes héroïnes un portrait plus complexe et nuancé qu’il n’y parait au prime abord. Ainsi, musique et danse symbolisent – avant de la résoudre – la difficulté à « faire groupe », tout en négociant la tension apparente entre épanouissement individuel et appartenance à un collectif. Le succès des « Bellas » se fonde sur l’arrivée d’une gamme plus diversifiée de personnages féminins, qui oscille cependant entre promotion de la différence et réactivation de stéréotypes problématiques. Dans une seconde partie, nous étudierons en quoi, au fil de son développement, la franchise est devenue symptomatique des ambiguïtés de la posture « post-féministe » de certaines productions contemporaines.
- 6 Pour n’en citer que quelques-uns : Babes in Arms (Busby Berkeley, 1939), Strike Up the Band (Busby (...)
- 7 À cette dichotomie sexuelle de base se superposent d’autres antagonismes (d’attitudes, de valeurs, (...)
7Les films de la franchise Pitch Perfect renouent avec un sous-genre de la comédie musicale classique hollywoodienne : le teen musical de coulisses. Dès les années 1940, en effet, Judy Garland et Mickey Rooney étaient les vedettes de ces productions destinées à remonter le moral de l’Amérique en guerre, dans lesquelles des adolescents aussi dynamiques qu’optimistes montaient avec les moyens du bord des spectacles dignes des plus beaux spectacles de Florenz Ziegfeld6. Pitch Perfect s’écarte cependant sensiblement de la structure duelle, alternant paradigme masculin et féminin, théorisée par Rick Altman à propos de la comédie musicale hollywoodienne (Altman, 1987)7 puisque, dans les trois films, les histoires d’amour cèdent le pas aux histoires d’amitié. Si Beca (Anna Kendrick) et Fat Amy (Rebel Wilson) ont chacune des aventures romantiques (uniquement dans le deuxième opus pour Fat Amy), les films se concentrent avant tout sur les relations de rivalité, d’amitié et d’entraide entre les personnages féminins, relations rendues particulièrement riches du fait de leur traduction en musique et en danse. Au fil de chacun des films, la musique sert à rendre compte des difficultés rencontrées par les Bellas et de leur capacité à les résoudre. Leur aptitude à « faire spectacle » ensemble correspond alors à l’avènement ou au retour de l’harmonie (au sens propre ou figuré) dans le groupe.
8Le même schéma d’ascension vers la gloire est répété dans chaque opus, mais il demeure le plus convaincant dans le premier Pitch Perfect. Au tout début de la saga, les Bellas doivent massivement recruter suite au départ, à la fin de l’année scolaire précédente, de la quasi-totalité de leurs membres après une performance honteuse : Aubrey (Anna Camp) avait vomi sur le public pendant leur numéro. Pourtant, une fois les nouvelles chanteuses trouvées, faire spectacle ensemble ne va pas de soi. Leur première performance – à l’occasion d’une fête dans une des fraternités du campus – est un échec cinglant : elles ne parviennent ni à chanter juste, ni à synchroniser leurs mouvements. Une autre cristallisation de leurs difficultés endémiques est leur incapacité à effectuer le signe de ralliement destiné à leur donner du courage avant chaque performance : un accord parfait, accompagné d’une levée synchrone de leurs bras tendus vers le ciel. Source de gags récurrents, aucune des Bellas ne chante en même temps, l’accord qu’elles produisent est désespérément dissonant et elles se disputent même pour savoir à quel moment il convient d’initier le mouvement.
- 8 Sur la critique féministe de Busby Berkeley, voir notamment Lucy Fischer (1976), « The Image of Wom (...)
9Si l’alchimie musicale n’est pas innée, c’est que le long cheminement des Bellas vers la gloire est celle d’un affranchissement : elles ne trouveront leur voix qu’au moment où elles cesseront de tenter de se conformer à une image préconçue pour puiser, au sein du groupe, l’originalité qui fait leur force. Surtout, le film lie épanouissement individuel et réussite collective en termes explicitement genrés : la libération des Bellas est liée, d’une part, à l’élargissement de la gamme d’expressions possibles de la féminité de ses membres et, d’autre part, à une coopération forte au sein d’un groupe de pairs non mixte dont la qualité vient de leur complémentarité. Si les premières performances ne fonctionnent pas, c’est qu’elles manquent de spontanéité : sans s’écouter mutuellement, les chanteuses tâchent seulement de reproduire une formule éprouvée depuis des années. La tyrannique Aubrey force ses camarades à effectuer les routines « exactement comme elles les ont répétées », sans laisser aucune place à l’improvisation ou à toute proposition alternative à la liste de balades pop traditionnellement interprétées par le groupe. Leurs numéros sont tous fondés sur des harmonies classiques, des rythmes réguliers, des chorégraphies simples et, surtout, une parfaite uniformité. Dans la prestation des anciennes Bellas qu’on aperçoit au tout début du film (modèle qu’Aubrey cherche longtemps à recréer), celles-ci ne font guère plus que jouer sur leur physique et la synchronisation de leurs mouvements ; elles portent alors parfaitement leur nom, contraction de « belles » qui chantent « a cappella ». En effet, elles sont toutes blanches, minces, et majoritairement blondes ; de surcroit, la chorégraphie de leur numéro se limite à quelques mouvements de balancier avec les bras et à de ponctuels échanges de places. À la manière des girls des films de Busby Berkeley dans les comédies musicales de la Warner des années 1930, la compétence individuelle de ces Bellas est niée au profit de l’effet de groupe, puisque c’est la mécanicité et la synchronisation des mouvements de ces corps identiques multipliés à l’infini qui sont sources du plaisir du spectateur8.
- 9 « I wanted the hot Bellas, not this barnyard explosion ».
10Ce modèle de performance est cependant difficilement applicable aux nouvelles recrues. La raison la plus évidente est que celles-ci ne correspondent pas à l’uniformité physique des précédentes Bellas, affichant une bien plus grande diversité en termes de taille, de corpulence et de couleur de peau. Rebel Wilson incarne ainsi la très confiante et autoproclamée « Fat Amy », qui explique à ses camarades se surnommer elle-même ainsi pour éviter que des « saletés de crevettes » (« twig bitches ») dans leur genre ne le fassent dans son dos. Les Bellas comptent également une lesbienne butch afro-américaine (Cynthia-Rose, incarnée par Ester Dean), une lolita asiatique aux propos inquiétants (Lilly, Hana Mae Lee) ou encore une bombe nymphomane (Stacey, Alexis Knapp). Cette diversité est d’ailleurs la principale cause d’impopularité des nouvelles Bellas puisque, lors de leur première performance devant la fraternité, elles ne sont pas tant critiquées sur leur chant que sur leur physique « C’est les Bellas sexy que je voulais voir, pas ce troupeau de pintades9 ! »).
11Deuxième obstacle à la reconduction du modèle traditionnel des Bellas : la force de ce nouveau groupe ne repose pas sur l’harmonie d’un ensemble aux membres identiques, mais sur la complémentarité, en son sein, des compétences de chacune. Sous le joug d’Aubrey, tout écart à l’uniformité du groupe est condamné : Fat Amy se fait réprimander pour son solo libre lors des compétitions régionales et Beca est momentanément exclue à la suite de sa prestation lors des demi-finales : elle avait pris le risque de chanter une seconde ligne mélodique sur leur sempiternel « I Saw the Sign ». Ces variations bénéfiques au spectacle étaient pourtant précisément ce qui leur avait permis d’avancer dans la compétition. La force de cette formule privilégiant la complémentarité à l’uniformité est mise au jour lors d’une scène charnière où le groupe se réconcilie en improvisant sur « Just the Way You Are ». Pour la première fois, le spectateur peut apprécier le travail du chant a cappella en train de s’effectuer, d’autant plus que ce dernier est abondamment souligné par la mise en scène. La caméra s’attarde ainsi sur les mimiques des chanteuses (yeux plissés ou au ciel, mouvements au rythme de la chanson), qui montrent leur concentration sur ce que font leurs camarades avant de se joindre au chant. L’ensemble vocal est donc formé par l’addition progressive des voix calées les unes par rapport aux autres, évolution soulignée elle aussi par un travelling s’attardant sur chaque chanteuse et par un changement progressif d’échelle de prise de vue, passant de plans épaule successifs (figures 1 et 2) à des plans d’ensemble sur le groupe (figure 3 et figure 4). La clef du succès repose sur l’écoute mutuelle : nul hasard, non plus, si juste après leur performance réussie, les Bellas effectuent un signe de ralliement qui, cette fois, est correctement réalisé.
Figure 1
Figure 2
Figure 3
Figure 4
12Dans ce cheminement, Pitch Perfect parvient à renouer avec un topos de la comédie musicale hollywoodienne classique : l’éloge de la spontanéité. Celui-ci est en effet, pour Jane Feuer, un des « mythes » par lesquels le spectacle cinématographique post-industriel tente de renouer avec le spectacle folklorique (Feuer, 1977). Cependant, alors que dans la comédie musicale hollywoodienne classique, cette spontanéité devait apparaitre comme naturelle (quitte à gommer tout l’ingénierie à l’œuvre), elle est ici montrée comme un apprentissage progressif articulé à la maturation collective des héroïnes. Plus encore, sa mobilisation vient particulièrement à propos dans le cadre des compétitions improvisées de chant (les « a capella battles ») dans lesquelles les Bellas doivent faire démonstration, face à d’autres équipes, de leur capacité immédiate à s’écouter et à improviser.
Figure 5
Figure 6
13La réussite de cette performance improvisée est redoublée par le bonheur visible des Bellas devant l’exploit collectivement accompli. La caméra souligne l’expression changeante des chanteuses à mesure qu’elles se rendent compte que leur harmonie fonctionne, redoublant alors l’allégresse « naturelle » provoquée chez le spectateur par l’harmonie des voix. Apparait alors un autre élément fondamental de cette mise en scène de la sororité musicale : l’épanouissement personnel de chacune au sein du groupe. La clef des performances réussies est leur propension à donner à chaque chanteuse l’occasion de briller pour le bénéfice de toutes. Cette formule qui célèbre la différence au sein du groupe est consacrée par la dernière performance du premier opus, un mash-up de « Price Tag », « Don’t You (Forget About Me) » et « Give Me Everything ». Chacune des Bellas connait ainsi un moment de gloire pendant lequel elle fait démonstration de sa spécialité. Fat Amy déploie à nouveau ses talents de diva, tandis que Cynthia-Rose s’adonne à un solo de rap et que Stacey dévoile ses capacités de danseuse. Plus encore, en accordant ponctuellement des gros plans à certains personnages, la caméra permet d’isoler les différentes voix mêlées dans l’a cappella, tels le beat box de Lilly ou les notes graves de Chloe (Britanny Snow), une augmentation ponctuelle du volume de la piste sonore de chacune faisant alors davantage ressortir sa contribution. Pour clore la chanson, leur signe de ralliement, bien sûr réalisé avec succès (figure 5), les entraine sur une pose d’ensemble dans laquelle chacune effectue un geste différent (figure 6), permettant de condenser en un seul mouvement le secret de la réussite de cette performance : la célébration conjointe de leurs points communs et de leurs différences.
14Ce numéro final du premier opus forge un modèle, repris dans l’ensemble des performances « réussies » de la franchise (puisque, une fois leur alchimie trouvée, les Bellas n’auront de cesse de la perdre pour mieux la retrouver). Ce modèle qui met en scène, au sein d’un même numéro, la similitude des chanteuses (donc leur unité) et la singularité de chacune (donc leur complémentarité) se matérialise aussi bien dans le type de spectacle que dans la façon dont il est filmé. Dans les dernières chansons de chacun des films, les Bellas sont ainsi filmées selon une alternance régulière de plans larges magnifiant les effets d’ensemble (figures 8 et 10) et de plans rapprochés qui mettent en valeur chacune des chanteuses au moment où elle fait preuve de son talent singulier (figures 7 et 9).
Figure 7 (Pitch Perfect, dernière performance)
Figure 8 (Pitch Perfect, dernière performance)
Figure 9 (Pitch Perfect 2, dernière performance)
Figure 10 (Pitch Perfect 2, dernière performance)
15Cette célébration de la diversité dans l’unité est, en outre, particulièrement marquée dans le choix, récurrent, de dispositions en lignes, que celles-ci soient filmées en plan d’ensemble (figure 11) ou soulignées par un travelling accompagnant l’ajout de chaque chanteuse au groupe (figure 12). Cette disposition, qui reprend la tradition spectaculaire de la chorus line, met à l’honneur les différences entre les Bellas tout en établissant clairement leur appartenance au groupe – généralement accentué par des costumes semblables ou, du moins, des couleurs uniformes.
Figure 11 (Pitch Perfect, dernière performance)
Figure 12 (Pitch Perfect2, dernière performance)
- 10 Étant donné l’existence de multiples versions des affiches, nous avons choisi de nous concentrer, p (...)
16Cette célébration est, enfin, également à l’œuvre dans les visuels promotionnels qui entourent les films10. On observe cependant un glissement, au fil de l’installation de la franchise, de la promotion de la diversité vers une plus grande homogénéité. Dans l’affiche du premier film (figure 13), l’hétérogénéité des profils prévaut nettement : les Bellas ne portent pas leur uniforme, mais des tenues de ville mettant en évidence le style de chacune. Disposées en ligne, elles s’appuient les unes sur les autres, sans qu’aucune ne regarde dans la même direction ; le dynamisme du visuel est en outre renforcé par une composition oblique de l’image (logo-titre et actrices). Sur l’affiche du deuxième film (figure 14), les Bellas sont à nouveau en ligne, mais cette fois, point d’instabilité (leur pose est quasi identique, seule Chloé déplace légèrement plus à gauche le poids de son corps) et, surtout, elles sont dos à l’objectif. Leurs habits semblent plus uniformes, (elles sont toutes en short ou pantalon avec un haut coloré), impression renforcée par la lumière zénithale faisant porter sur les actrices une ombre estompant la différence de couleur. Cette disposition fait clairement référence à un début de spectacle ; elle permet également de souligner la spécificité de chacune des Bellas : l’actrice/son personnage demeure très identifiable, même si on ne voit pas son visage. Dans l’affiche du troisième film (figure 15), la ligne de spectacle est abandonnée au profit d’une pose de groupe et l’usage du noir et blanc fait prévaloir l’impression d’uniformité. Cette évolution, au fil de la trilogie, est liée à l’établissement des Bellas comme un groupe reconnu, facilement identifiable par le spectateur. Pourtant, en suggérant – au moins sur ces quelques éléments publicitaires – que la cimentation des relations entre les jeunes femmes les entraine vers un modèle de présentation plus uniforme, ne perd-t-on pas l’essence de la philosophie du premier opus ?
Figure 13
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- 11 À titre indicatif, le site www.fanfiction.net recense ainsi plus de 4 800 fanfictions sur Pitch Per (...)
- 12 Sur la page Facebook française de Pitch Perfect 3, on peut ainsi lire en réponse à un extrait promo (...)
17En effet, derrière une promotion affichée de la diversité, certains éléments demeurent problématiques. D’abord, le caractère choral du récit masque une très forte hiérarchisation entre personnages principaux et secondaires : certains personnages sont ainsi très peu développés, et deux des Bellas – Jessica (Kelley Jakle) et Ashley (Shelley Regner) – resteront muettes tout au long de la trilogie. De façon plus spécifiquement problématique, toutes les héroïnes principales sont blanches et, à l’exception notable de Fat Amy, minces (Beca, Aubrey, Chloe). Les personnages racisés et/ou de corpulence différente, comme Cynthia-Rose, Lily et Flo (incarnée par Chrissie Fit à partir du deuxième opus) demeurent donc en arrière-plan. Remarquons à cet égard que, si la franchise comporte un personnage de lesbienne noire et butch, un rapide examen des fanfictions lesbiennes sur la série met en évidence qu’elles portent principalement sur le ship « Bechloe » (c’est-à-dire le développement d’une relation homosexuelle entre Beca et Chloe), soit des héroïnes blanches correspondant aux canons de la féminité hétéronormée11. Cela s’explique sans surprise : si le personnage de Cynthia-Rose est peu développé, une tension homo-érotique entre Beca et Chloe est lourdement suggérée, à des fins comiques. Non seulement Pitch Perfect renoue ici avec l’écueil d’une représentation des lesbiennes qui sert les fantasmes masculins, mais la mise en avant de ces séquences pour la promotion des films n’est pas sans agacer les fans qui y voient une façon malhonnête d’appâter le public homosexuel12. Enfin, la multiplication des personnages dans cette galaxie de Bellas conduit à développer des personnages unidimensionnels, souvent caricaturaux et s’appuyant sur des stéréotypes classiques : la rousse hypersexualisée, la lesbienne obsédée, la blonde tyrannique incapable de lâcher prise, la bimbo superficielle. Cette segmentation est d’ailleurs confortée par les éléments promotionnels du film, et ce dès le premier opus, chacune des Bellas étant réduite à un archétype décliné en un slogan, une pose et une couleur (figure 16 à 21). Notons l’équivoque graveleux de certains de ces slogans (par exemple pour Chloé : « elle fait tout avec sa bouche »), qui contribue à réduire les héroïnes à des objets de désir et nuance d’emblée le féminisme affiché de la saga. Le caractère plus choral encore des deuxième et troisième opus s’accompagne par ailleurs de l’intensification de cette tendance, puisque la caractérisation des personnages secondaire n’y est jamais approfondie.
Figure 16
Figure 17
Figure 18
Figure 19
Figure 20
Figure 21
18Cependant, si la campagne promotionnelle s’appuie si lourdement sur l’identification de ses héroïnes à des figures archétypales, c’est bien pour indiquer que les concepteurs de la saga sont conscients que ce sont des stéréotypes, qu’ils les utilisent comme tels et en jouent. Le fait que les personnages de Jessica et Ashley soient à peine esquissés est d’ailleurs un gag récurrent : les Bellas principales ne semblent pas plus les connaître – ni faire cas d’elles – que les spectateurs (ainsi, on leur coupe systématiquement la parole dès qu’elles cherchent à s’exprimer). De la même façon, les personnages racisés se déclarent eux-mêmes comme appartenant à des minorités. Mais l’affichage du jeu conscient sur l’emploi de stéréotypes comme stéréotypes rend-il pour autant cet emploi moins équivoque ?
19La relation complexe de Pitch Perfect aux problématiques de genre peut être éclairée à partir de la notion de « post-féminisme ». Souvent galvaudée, cette expression nécessite au préalable d’être clarifiée. Au sens le plus littéral, on peut considérer que le « post-féminisme » est tout ce qui intervient « après » le féminisme, ce dernier étant alors historiquement identifié à la première vague des mouvements féministes. Cependant, comme le soulignent Joel Gwynne et Nadine Miller, le suffixe « post » prend généralement des connotations plus ambiguës, pouvant aussi bien désigner l’affirmation que la répudiation des théories féministes (Gwynne et Miller, 2013 : 2). Le post-féminisme se placerait ainsi dans un contexte où les combats féministes sont tenus pour acquis et où les femmes peuvent se permettre soit de reprendre à leur compte des attributs traditionnellement associés à la virilité, soit d’épouser des attributs traditionnellement associés à la féminité, mais sans que cela ne remette en cause leur émancipation. Joel Gwynne et Nadine Miller indiquent que plusieurs critiques ont souligné les aspects émancipateurs du discours post-féministe, en particulier son insistance sur les notions d’égalité, d’inclusion et de liberté de choix. Ils soulignent également combien la célébration de la liberté individuelle fait partie d’un processus plus pernicieux permettant de considérer que les contraintes sociales placées aujourd’hui sur les femmes sont sans importance (Gwynne et Miller, 2013 : 2). Angela McRobbie voit quant à elle dans le post-féminisme un processus actif par lequel les acquis féministes des années 1970 et 1980 seraient sapés. Pour elle, certains éléments de la culture populaire contemporaine se révèlent particulièrement efficaces dans cette entreprise de destruction du féminisme, notamment parce qu’ils semblent répondre de façon informée, voire bien intentionnée, aux problématiques féministes (McRobbie, 2007 : 27-30).
- 13 Propos rapporté dans le dossier de presse américain du premier Pitch Perfect. Cf. Pitch Perfect pro (...)
- 14 Notons toutefois que Pitch Perfect n’a évidemment pas le monopole de l’autoréflexivité, cette derni (...)
20La franchise Pitch Perfect intègre une démarche post-féministe en proposant des personnages féminins qui s’écartent des rôles genrés traditionnels, cet écart étant même un de ses principaux ressorts comiques. On l’a déjà dit, les films de la saga se caractérisent par une forte dose d’autodérision. Dans une tradition qui n’est d’ailleurs pas étrangère à la comédie musicale, les codes du genre sont constamment relevés, soulignés et moqués. Comme l’expliquent les producteurs Elizabeth Banks et Max Handelman, il s’agissait dès le premier opus de ne « pas explicitement se moquer de l’a cappella, sans pour autant le prendre trop au sérieux »13. Cette posture s’est notamment traduite par le choix du réalisateur Jason Moore, alors couronné du succès de la très politiquement incorrecte comédie musicale Avenue Q à Broadway. Distance ironique et réflexivité différencient ainsi Pitch Perfect d’autres productions musicales du même style : dès le premier opus de la saga, The Hollywood Reporter remarque ainsi, à juste titre, qu’on ne trouve pas dans Pitch Perfect la bien-pensance auto-congratulatoire caractéristique de Glee (McCarthy, 2012)14.
21La volonté de ne pas se prendre au sérieux s’illustre également par le recours ponctuel de Pitch Perfect au registre de la gross-out comedy, sous-genre de la comédie dont le caractère provocateur repose sur la transgression vulgaire et délibérée des frontières du bon goût, notamment par l’usage d’un humour grotesque scatologique (King, 2002 : 72-75). Comme le rappelle William Paul, la naissance du genre, à la fin des années 1970, est liée à l’expansion du marché adolescent suite au baby-boom : depuis ses origines, la gross out comedy reste ainsi principalement destinée aux jeunes, et plus particulièrement aux jeunes hommes (Paul, 1994 : 85-112). En vue de ne pas totalement s’aliéner le public féminin, le genre recourt parfois à l’hybridation, sur le modèle que Geoff King prête à There’s Something About Mary et American Pie : les éléments grotesques ou scatologiques de ces films seraient destinés au public masculin et les éléments de comédie romantique au public féminin, pour en faire des « date movies » pour les couples particulièrement intéressant d’un point de vue commercial (King, 2002 : 73). Toutefois, les chick flicks qui s’essayent véritablement au gross-out sont très rares. A propos de la réception critique de Bridesmaids (2011), Helen Warner montre ainsi que la scène la plus sujette à débats est celle où la bande de demoiselles d’honneur souffre d’une intoxication alimentaire et défèque très violemment : si cette scène a généré des réactions mitigées de la part des critiques, elle a joué un rôle déterminant dans le positionnement du film comme (radicalement) différent des autres films « de filles » (Warner, 2013 : 228). Dans Pitch Perfect, l’emprunt au gross out est le plus marqué dans les deux scènes spectaculaires où Aubrey vomit, au début et au cours du premier film. Celles-ci ont en commun de donner à voir, de façon extrêmement graphique, la projection de vomi sur le public ou sur les autres Bellas, que ce soit par un long plan de coupe (figure 11) ou de dos (figure 12).
Figure 22
Figure 23
22Le comique de la scène fonctionne, d’abord, sur un ressort burlesque classique : le contraste entre les manières très précieuses d’Aubrey et le caractère écœurant de ce spectaculaire vomi. Le stéréotype de la pimbêche blonde s’en voit sévèrement émoussé, tout comme les modèles de comportement appropriés pour les personnages féminins. La tournure exagérée de la séquence – en particulier sa durée et, la quantité phénoménale de vomi supposément évacuée par Aubrey – n’est pas sans lui conférer une dimension camp. Le comique gross out est alors tellement outrancier qu’il se moque de ses propres codes, par exemple lorsque Lilly s’allonge dans la flaque pour y faire un « ange de neige ». Notons surtout que son emploi sert à tempérer les éléments les plus mièvres du film : ainsi quand Aubrey reconnait son erreur et remet solennellement à Beca son pitch pipe (sifflet permettant aux instruments de s’accorder), celui-ci tombe dans la flaque de vomi. Cependant, cette représentation d’Aubrey comporte aussi des éléments problématiques : c’est parce qu’elle n’est pas assez forte et résistante au stress qu’elle réagit ainsi. Ce faisant, le film risque d’abonder dans le sens du stéréotype sexiste selon lequel les femmes seraient moins endurantes face à la pression, notamment psychologique (c’est d’ailleurs tout le sens du slogan « blows under pressure » assigné à Aubrey dans les éléments publicitaires précités). Du reste, la tendance à placer un personnage de femme réunissant tous les critères de la féminité stéréotypée (belle, blonde, mince, soucieuse de son apparence) dans une situation de souffrance rendue acceptable par le soin préalable d’avoir fait d’elle une peste, n’est pas rare. Présenter la destruction morale d’un personnage stéréotypé comme un moyen de détruire un stéréotype sexiste, au nom d’un discours prétendument féministe, est éminemment problématique puisque, a minima, il justifie le fait que certaines femmes peuvent – ou doivent – légitimement être punies d’être ce qu’elles sont.
- 15 « Need some help getting it out ».
23Dans la suite de la franchise, la source du comique gross out est plutôt déplacée du côté du personnage de Fat Amy. Elle est la cause du scandale provoquant la disgrâce des Bellas au début de Pitch Perfect 2 : lors d’une performance acrobatique, sa combinaison se déchire et expose son entrejambe dénudé au public, dont fait partie le président Barack Obama. Un peu plus tard dans le film, lors de la retraite des Bellas au boot camp que dirige Aubrey, elle part ostensiblement faire ses besoins juste à côté de la tente et demande à ses camarades une chanson d’encouragement parce qu’elle « a besoin d’un coup de main pour que ça sorte15 ». Dans une scène coupée du même opus, ses flatulences devaient même servir de déclaration de guerre à la chorale concurrente allemande « Das Sound Machine ». On peut considérer que ces séquences remettent plus fortement en question les stéréotypes de genre que les scènes d’Aubrey précédemment citées, dans la mesure où la grossièreté y est pleinement assumée par le personnage. La décomplexion de Fat Amy face aux sujets les plus prosaïques signale la simplicité de son rapport à son propre corps et, par conséquent, la force de sa confiance en elle. Cette confiance est d’ailleurs, dans Pitch Perfect 2, explicitement logée sous ses aisselles et entre ses fesses puisque c’est là qu’elle passe ses mains pour aller la chercher en vue de « l’étaler » sur Beca lorsque cette dernière a besoin d’être rassurée. Elle renoue ainsi avec le modèle de la « unruly woman » décrit par Katherine Rowe (Rowe, 1995), c’est-à-dire de la femme trop grosse, trop drôle et trop sexuelle qui utilise sa puissance comique excessive pour saper l’autorité et les normes patriarcales. La persona médiatique de Rebel Wilson conforte cette dimension, dans la mesure où elle est fondée sur l’idée d’émancipation dans la différence. La comédienne s’exprime ainsi largement dans la presse sur sa stratégie de tourner à son avantage le fait qu’elle ne corresponde pas aux tailles hollywoodiennes standards et a d’ailleurs lancé dès 2015 sa propre collection de vêtements pour femmes rondes (Schulman,2015). En outre, elle est l’autrice de ses propres blagues : habituée à improviser, elle aurait été autorisée à le faire pendant le tournage – le metteur en scène Jason Moore estime avoir utilisé un peu moins de la moitié de ses blagues dans la version finale du premier film (Haynman, 2012). Il reste que la célébration revendiquée de la corpulence des femmes contre les condamnations morales qui y sont traditionnellement attachées est quasiment le seul mode d’expression de Fat Amy. Le personnage n’est pas vraiment développé au-delà de son embonpoint et de son goût pour les blagues scatologiques – si ce n’est de façon ridiculement rocambolesque dans le troisième opus. Dans ce contexte, au lieu de rendre sa corpulence anodine en y étant indifférente, la narration la mentionne systématiquement et Fat Amy est réduite à n’être qu’un stéréotype de plus, dont les blagues réactivent plus qu’elles ne remettent en cause les idées reçues les plus éculées sur les grosses.
- 16 « The Bellas tonight are making history as the first ever all-female group to advance to the ICCA f (...)
24L’exemple de l’emploi de Rebel Wilson est en réalité emblématique des ambiguïtés féministes de Pitch Perfect : revendiquer une image complexe de femmes en décalage avec les représentations traditionnelles de la féminité ne permet pas d’échapper à la réactivation de stéréotypes misogynes. La saga Pitch Perfect se présente pourtant explicitement comme une série de productions médiatiques informées des problématiques féministes. Au sein des films, cela se traduit notamment par le fait d’envisager la non-mixité comme source d’émancipation collective. C’est à cette aune qu’on juge les exploits des Bellas : dès leur première apparition, les commentateurs notent qu’elles franchissent une étape historique en tant que « première chorale a cappella entièrement féminine à atteindre la finale du championnat international des chorales universitaires a cappella16 ». La non-mixité est également aux fondements de la cohésion que cherche à maintenir la tyrannique Aubrey au sein du groupe reformé, d’où cette interdiction de fréquenter les membres de la chorale masculine concurrente des Treblemakers.
- 17 « a bunch of ethnically diverse, for the most part feminine, amazing singers ».
- 18 Sur ce sujet, signalons que la série musicale Crazy Ex-Girlfriend souligne précisément les ambiguït (...)
25Cette posture féministe autoproclamée par la saga se traduit aussi dans le choix des chansons. Si la volonté de n’interpréter que des titres rendus célèbres par des femmes était initialement au fondement de l’identité des Bellas, elle s’infléchit progressivement vers des choix plus mixtes. Néanmoins, le répertoire de Bellas laisse une large place aux icônes pop féminines contemporaines comme Beyoncé (« Run the World (Girls) » dans Pitch Perfect 2), Christina Aguilera (« Lady Marmalade » dans Pitch Perfect), Kesha (« Timber » dans Pitch Perfect 2) ou Miley Cyrus (« Party in the U.S.A. » dans Pitch Perfect, « Wrecking Ball » dans Pitch Perfect 2). Pitch Perfect 3 rend même hommage au classique « Toxic » de Britney Spears. En outre, on retrouve dans les discours des personnages la célébration de la diversité des figures féminines représentées. À la toute fin du second opus, Fat Amy remotive ainsi ses camarades avant la performance finale en les qualifiant de « tas de chanteuses incroyables, d’origines ethniques diverses et pour la plupart féminines17 », suggérant ainsi que c’est bien de cette diversité qu’elles tirent leur talent et leur originalité. Ce discours n’est évidemment pas sans rappeler celui des « girls bands » du milieu des années 1990 (comme les Spice Girls ou les All Saints), ces groupes réels oscillant avec la même ambiguïté que les fictives Bellas entre différenciation et homogénéisation tout en demeurant soigneusement dans le carcan de la féminité hétéronormée18.
- 19 « We don’t have any characters in the Bellas that are similar. Everyone has a different personality (...)
- 20 Propos rapporté dans le dossier de presse américain de Pitch Perfect 2.
26La posture féministe de Pitch Perfect se retrouve également et peut-être surtout dans les discours promotionnels sur les films. Dans les dossiers de presse, certaines actrices se font le relai de cette promotion de la diversité. Ainsi Hana Mae Lee (qui joue le personnage de Lily) y souligne que « au sein des Bellas il n’y a aucun personnage similaire. Chacune a une personnalité et un style différents, et c’est ce qui crée un beau son et une mosaïque de beauté »19 (ma traduction). Pareillement, dans la presse, Rebel Wilson encourage les jeunes filles à ne pas se préoccuper des canons de minceur promus par Hollywood (Kaufman, « Ready for ‘awesome’ second act », 2015). Les actrices mettent également en avant le fait que les deuxième et troisième films de la saga aient été réalisés par des femmes. Ainsi, le dossier de presse du deuxième opus rapporte l’admiration que porte Alexis Knapp (interprète du rôle de Stacey) à la réalisatrice-productrice-actrice Elizabeth Banks. La jeune femme voit ainsi dans Banks une source d’inspiration pour l’ensemble de l’équipe et un modèle pour les jeunes femmes qui souhaitent percer dans l’industrie, en leur montrant qu’elles ne sont pas seulement autorisées à aspirer à être devant la caméra, mais peuvent aussi vouloir passer derrière20. Pitch Perfect 3 étant sorti au moment où les scandales de harcèlement sexuel secouaient l’industrie américaine, les actrices ont d’autant plus insisté sur ce discours d’émancipation féministe.
- 21 « The Trebles don’t respect us and if we let them penetrate us we are given them our power ».
27Pourtant, au sein des films de la saga Pitch Perfect, on se moque toujours un peu du féminisme. Ainsi, la non-mixité est à la fois présentée comme un facteur d’émancipation et considérée avec une certaine distance ironique, comme si, au XXIe siècle, elle avait forcément quelque chose d’un peu désuet. Ainsi, lorsque Aubrey justifie son interdiction de sortir avec un Treblemaker, c’est au nom d’une vision essentialiste de la féminité au mysticisme assez effrayant (« les Trebles ne nous respectent pas et si nous les laissons nous pénétrer, nous leur donnons notre pouvoir21 »). Fat Amy tourne cette position en ridicule en objectant que ce n’est pas une raison suffisante pour utiliser le mot « pénétrer ». Le fait qu’un personnage aussi impudique critique l’emploi du terme ne fait que souligner la grandiloquence qui lui est attachée, sapant au passage toute possibilité de critique des rapports de force implicites attachés à une relation hétérosexuelle. On remarque en outre que la non-mixité des Treblemekers n’est, elle, jamais évoquée – énième illustration d’un masculin pensé comme universel.
- 22 « Boring estrogen -filled set ».
- 23 Gail: « Now, why do you think this has taken so long for an all-lady group to break through the aca (...)
- 24 Gail: « Well you are a misogynist at heart so there’s no way you would have bet on these girls to w (...)
28Enfin, ce rapport ambigu au féminisme passe par la mise en scène de personnages masculins au machisme outrancier. En effet, leur attitude et leurs commentaires, conçus comme si caricaturaux qu’ils en sont immédiatement ridicules, ne sont malgré tout pas totalement invalidés. Dès la première scène, Bumper (Adam Devine), chef des Treblemakers, lance ironiquement aux Bellas « Girl power! Sisters before misters ». Ces slogans, qui n’ont alors pourtant pas (encore) été mobilisés par le groupe, ont vocation tout à la fois à rabaisser les Bellas en les réduisant à leur identité de genre et à saper la dimension émancipatrice de tels messages réduits à leur simple expression de punchlines commerciales. Un peu plus tard dans le film, quand le groupe refondé des Bellas affronte à nouveau les Treblemakers lors de la semi-finale régionale, Bumper raille par avance leurs chanson, qualifiées de « daube indigeste bourrée d’œstrogènes22 ». Évidemment, le fait de placer ces critiques dans la bouche d’un antagoniste aussi arrogant que sexiste est une façon de les tourner en ridicule ; néanmoins, elles touchent juste puisque la stratégie d’Aubrey – ne chanter que des chansons rendues célèbres par des femmes – est effectivement une impasse. Un constat similaire peut être dressé à propos des remarques de John (John Michael Higgins), un des deux commentateurs des championnats de chant a cappella. Ainsi, lorsque sa collègue Gail (Elizabeth Banks) se demande pourquoi il a fallu si longtemps pour qu’un groupe entièrement féminin « brise le plafond de verre de l’a cappella », il répond que c’est parce qu’elles sont incapables d’atteindre les notes les plus basses permettant « d’équilibrer un arrangement et de faire frissonner le jury », avant de conclure : « les femmes sont à peu près aussi bonnes au chant a cappella qu’en médecine »23. De pareilles saillies au machisme si éhonté qu’il en est comique parsèment l’ensemble du film jusqu’aux finales lors desquelles, John avouant sa surprise devant la victoire d’un groupe entièrement féminin, Gail lui rétorque « Enfin, vous êtes un authentique misogyne, vous n’auriez jamais pu parier sur la victoire de ces jeunes filles », à quoi il répond : « Absolument »24. Ainsi, ridiculiser les personnages antiféministes et leurs arguments permet à la fois de mettre au premier plan les préjugés sexistes contre lesquels les Bellas doivent lutter et de porter, du moins en apparence, un message féministe positif. Mais ce procédé n’est pas sans générer un effet pernicieux : les personnages machistes sont tellement caricaturaux qu’ils en deviennent inoffensifs ; toute réaction qui les prendrait au sérieux serait dès lors disproportionnée. Gail répond avec une lassitude ironique aux commentaires de son collègue ; Bumper finit par tomber amoureux de Fat Amy – ce qui tend à faire de lui, comme elle, un personnage simplement excessif, mais gentil dans le fond. Une réponse féministe au discours machiste est dès lors invalidée, celui-ci étant catalogué d’emblée comme un discours minoritaire et déjà évidemment dépassé. Ce constat rejoint ainsi celui, déjà évoqué, d’Angela McRobbie à propos des textes post-féministes ayant la fâcheuse tendance de suggérer que la lutte pour l’égalité est un combat d’arrière-garde.
29Cette ambiguïté de la nature féministe des films peut, enfin, s’apprécier au regard de l’histoire commerciale de la franchise. Il est important de souligner le rôle déterminant du bouche-à-oreille dans la réussite surprise du premier opus. Le coup de maître d’Universal fut ainsi de limiter la sortie initiale du film à 335 localités (dont les principales villes universitaires) en vue de générer des réactions favorables du public jeune et féminin, notamment sur les réseaux sociaux. La directrice de la distribution américaine d’Universal explique avoir choisi cette stratégie de sortie en sachant précisément que le film avait un avantage en s’adressant à un public, jeune et féminin, n’ayant récemment pas eu grand-chose à se mettre sous la dent (Stewart, 2012). De fait, les jeunes femmes ont représenté la grande majorité des premières spectatrices : le premier week-end, le public était à 80 % féminin, dont 55 % avait moins de 25 ans (Kaufman, « ‘Perfect’ Harmony », 2015).
- 25 « On the surface it looked like it was not for guys, but if they went, they liked it » Michael Mose (...)
- 26 Publicité pour le Variety Film Marketing Summit (Variety Daily, 19 octobre 2012).
30La réaction du cœur de cible s’est révélée capitale pour la naissance de la franchise, c’est-à-dire son expansion à un plus grand marché. Cette stratégie était explicitement formulée par les cadres d’Universal, convaincus que les spectateur.trice.s plus âgé.e.s, pas forcément enclins à aller voir le film sur son simple synopsis, pouvaient être convaincus s’ils en entendaient dire du bien (Fritz, 2012). Sur ce point, il n’est d’ailleurs pas innocent que Michael Moses, co-président du marketing d’Universal, cite l’expérience du studio avec un précédent chick flick, Bridesmaids : « En surface, il semblait que ce ne soit pas destiné aux hommes, mais ceux qui y sont allés ont aimé »25. Ce bouche-à-oreille efficace est ce qui a permis à Pitch Perfect de dépasser son cœur de public initial – « les filles, les gays et les fans de musique ») (McCarthy, 2012) – pour collecter 65 M$ sur le marché américain et, surtout, de connaitre une solide carrière sur les seconds marchés du DVD, de la télévision payante et des produits dérivés (Schawartzel, 2015). Cette stratégie fut d’ailleurs tellement rentable qu’elle devint l’objet d’une des deux études de cas présentées par Universal lors du Variety Film Marketing Summit d’octobre 201226.
31De la même façon, la sortie du deuxième film a été d’autant plus fructueuse qu’elle avait été astucieusement placée à la mi-mai 2015 en totale contre-programmation d’une offre de films plutôt majoritairement destinés à un public masculin (Schawartzel, 2015) : le reboot d’action Mad Max: Fury Road (George Miller, 2015) et le film de superhéros Avengers : L’ère d’Ulton (Joss Whedon, 2015). Avec 70 M$ de recettes domestiques lors de son premier week-end de sortie (soit davantage que le premier Pitch Perfect sur toute sa carrière), Pitch Perfect 2 a ainsi largement surpassé ses concurrents (Mad Max, second au box-office, ne cumulant que 44,4 M$). Là encore, ce sont les jeunes femmes qui ont fait le succès de ce démarrage : 72 % de public féminin dont 57 % de moins de 25 ans, soit un public complémentaire de celui de Mad Max (Keegan, 2015), avant que le film ne conquière une plus large audience. On comprend donc que, dans ces conditions, il est crucial pour Pitch Perfect de se conformer clairement aux impératifs liés à la catégorie des jeunes filles, mais aussi d’être capable de s’adresser à tous pour ne pas être trop segmentant. Les paradoxes de cette stratégie de s’appuyer sur les jeunes filles (donc d’être dans l’hyper-segmentation) avec l’ambition de toucher un public plus large rejoignent la situation paradoxale du discours féministe dans la saga et du discours post-féministe en général : porter un message politique tout en voulant ne froisser personne, sans véritablement prendre au sérieux des enjeux pensés comme déjà dépassés.
32La trilogie de films musicaux Pitch Perfect n’est donc pas dénuée d’ambivalences en matière de représentations des personnages féminins. Ces ambivalences sont à la fois liées à l’appartenance de ces films au genre de la comédie musicale et à leur statut de franchise commerciale. Le fait de traduire en musique et en danse les identités de chacune des jeunes héroïnes ainsi que leurs relations permet de donner à ces portraits de jeunes femmes et de la sororité une épaisseur toute particulière. Ainsi, à mesure que le groupe découvre la bonne façon dont elles peuvent « faire spectacle » ensemble, chacune parvient à trouver un équilibre entre le déploiement de ses talents individuels et son épanouissement dans l’intégration au groupe. La réussite collective des Bellas étant liée à l’émergence d’une grande variété de personnages féminins, elle permet de promouvoir la différence au sein d’une communauté soudée. Pour autant, la saga n’échappe pas à la réactivation ponctuelle de stéréotypes embarrassants.
33En effet, au fil de son développement, la franchise Pitch Perfect est devenue symptomatique des ambiguïtés de la posture post-féministe de certaines productions contemporaines. Ainsi, l’autoréflexivité et le jeu averti sur les stéréotypes n’efface pas le caractère problématique de ces derniers, dans la mesure où la plupart des personnages restent esquissés ou rejouent constamment la même partition. En outre, le positionnement stratégique ambivalent de la franchise – s’appuyer sur les jeunes filles tout en conservant l’ambition de toucher un public plus large – fait écho à la situation paradoxale de l’ambition féministe à l’œuvre dans ces films : porter un message politique dont les aspects subversifs sont d’emblée désamorcés par le refus de prendre la pleine mesure d’enjeux implicitement pensés comme obsolètes.
34Pitch Perfect semble avoir finalement reconduit l’écueil de Glee, alors même que certains avait cru déceler dans son ton plus caustique le signe d’un surcroit de subversivité. Comme dans Glee, la promotion de la diversité des identités passe par la célébration d’une « mosaïque de talents » mais celle-ci conduit à l’enfermement des personnages dans des répertoires stéréotypés. Plus encore, la proclamation appuyée de cette célébration de la différence sonne de façon hypocrite lorsqu’elle devient un argument publicitaire de premier plan. Bien sûr, cette problématique n’est nullement spécifique aux comédies musicales et traverse toute fiction médiatique qui cherche à proposer un discours à contrecourant des stéréotypes tout en s’adressant à un public le plus vaste possible : suggérer qu’insister sur un stéréotype permet de le combattre par la dérision est une impasse. A contrario, une série récente – de surcroit musicale – comme Crazy Ex-Girlfriend (The CW, 2015-) semble ouvrir de nouvelles perspectives en présentant des héroïnes très variées (en termes de corpulence, d’ethnicité et d’orientation sexuelle) sans pour autant les réduire à ces caractéristiques ni même en faire un enjeu narratif.