- 1 Pendant la Première Guerre mondiale, la proportion de films de propagande ou évoquant directement l (...)
1En 1918, alors que les États-Unis sont engagés dans la Première Guerre mondiale et qu’Hollywood est largement mobilisé pour l’effort de guerre, une grande partie des films demeurent déconnectés des hostilités1. Cependant, le conflit modifie le statut des femmes dans la société américaine puisque certaines d’entre elles remplacent dans leurs emplois les hommes partis se battre ou se retrouvent au cœur des combats comme infirmières, médecins ou encore journalistes. On peut se demander si Mickey, premier film produit par Mabel Normand et sorti en août 1918, témoigne de ces changements sociaux offrant aux femmes de nouvelles possibilités. Devenue comédienne burlesque de renom après une carrière de mannequin, productrice à la tête de son propre studio puis réalisatrice, Mabel Normand incarne l’indépendance gagnée par les femmes dans les années 1910 à l’instar de Mary Pickford, star des mélodrames. Mickey permet à Normand de prendre le contrôle d’un film afin de tourner un long métrage, après avoir travaillé sous la houlette de Mack Sennett – son mentor et amant – dans de courtes comédies burlesques en duo avec Charlie Chaplin et Roscoe Arbuckle. Cet article s’intéressera à la manière dont Mickey participe à structurer la représentation comique des femmes. Le film revisite l’histoire de Cendrillon en mettant en scène Mickey (Mabel Normand), une orpheline élevée dans le Colorado par son parrain Joe Meadows (George Nichols), un pauvre mineur, et Minnie, sa bonne amérindienne (Minnie Devereaux). À la demande de Joe qui veut lui offrir une vie meilleure, elle part s’installer chez les Drake, de riches parents à l’Est qui lui feront subir différentes humiliations avant d’essayer de l’amadouer quand elle hérite d’une mine prospère et devient un bon parti. L’ascension sociale de la jeune femme se fait en parallèle d’une intrigue amoureuse qui la lie à Herbert Thornhill (Wheeler Oakman), le jeune ingénieur envoyé pour s’occuper de la mine en déclin. Il est d’abord fiancé à Elsie Drake (Minta Durfee), la cousine de Mickey, mais il lui préfère rapidement la jeune femme de l’Ouest et met fin au premier engagement pour pouvoir courtiser celle qu’il aime vraiment. S’intéressant au thème classique de la rencontre entre l’Est et l’Ouest, le film compare aussi deux visions de la féminité associée à cette division géographique : Mickey est un garçon manqué un peu rustre, guidée par des attitudes masculines héritées de son parrain tandis qu’Elsie Drake est dépeinte comme une intrigante sophistiquée, poussée par les ambitions de sa mère. Malgré une trame narrative soulignant le progrès socio-économique de l’héroïne, le film propose toutefois une vision relativement conservatrice de la femme, dans tous les cas conditionnée par son rapport aux hommes. Si Normand s’affirme maîtresse de son film de par son chapeau de productrice, Mickey perpétue des représentations qui valorisent la supériorité masculine et valident le tomboy comme un modèle androgyne soutenant une vision de la femme active et volontaire mais aussi désexualisée. Il faudra cependant réfléchir à la façon dont le film utilise aussi le corps féminin comme spectacle en soi et objet de convoitise tout en jouant avec les codes de différents sous-genres cinématographiques de l’époque tels que les films de cowboy girls, les mélodrames de sauvetage, les comédies avec des beautés en maillot de bain ou encore les comédies de cuisine.
2La dualité de l’héroïne éponyme est annoncée par le choix du titre du film Mickey, prénom à la fois masculin et féminin. La première scène du film ne lève aucunement le doute sur qui est Mickey car le personnage est d’abord évoqué dans les deux premiers cartons du film qui expliquent où elle vit et avec qui, sans que le spectateur ne la voie. Tandis que sa famille, composée de Joe et Minnie, se prépare pour le rasage du vieux mineur, Mickey apparaît à l’écran sous la forme d’un bras désincarné passant par une fenêtre. Tâtonnant le long du mur et vers le porte-manteau, la main au bout de ce bras subtilise le chapeau de Joe avant de disparaître sans que les autres protagonistes ne se rendent compte du larcin. Le mystère se poursuit quand le chien de la maisonnée aboie devant un puits comme s’il avait repéré quelque chose et attire Minnie qui retrouve le chapeau volé dans la maison. Elle se penche et crie « Mickey ! » avant de lancer l’alerte pour que les mineurs viennent porter secours à la jeune fille prétendument bloquée au fond du trou. Alors que Joe descend en rappel la chercher, deux pieds puis un derrière sortent d’un autre trou, puis s’extrait une jeune femme aux cheveux longs et bouclés mais vêtue comme un jeune garçon, avec un chat dans les bras. Le carton d’intertitre la présente enfin : Mickey. Elle houspille le chat puis le nettoie avec son gilet. Ébouriffée et couverte de poussière, Mickey rejoint Minnie sans comprendre que Joe est descendu dans le trou pour la secourir. Et quand la vieille Indienne la serre contre son cœur, soulagée que la jeune femme soit saine et sauve, Mickey, ne comprenant pas ces effusions, lui demande si elle a une fois de plus abusé de la boisson. Pour le spectateur de 1918 mais aussi d’aujourd’hui, cette jeune fille avec de longues boucles qui lui tombent dans le dos, des vêtements élimés et de vieux godillots trop grands peut apparaître comme un croisement entre Mary Pickford et Charlot (Sherman, 2000 : 48). Mickey rappelle à s’y méprendre le personnage de « Rags », dans le film éponyme de 1915, interprété par Mary Pickford. Ce rôle de garçon manqué féroce qui rosse tous ceux à portée de main pour défendre un père alcoolique lui assure l’adhésion du public car l’actrice montre sa capacité à sortir de ses traditionnels rôles candides ou romantiques. Rags la terrible se transforme cependant en une jeune femme apprivoisée après avoir séjourné en internat et elle devient une héroïne romantique qui séduit un bel ingénieur. En 1918, dans M’Liss sorti quelques mois avant Mickey, Pickford porte à nouveau à l’écran un personnage similaire, Mélissa une jeune garçonne qui grandit dans un camp de mineurs en jurant comme un charretier et semant la zizanie, avant de trouver l’amour (Basinger 1999 : 26-27, 33).
3Rags et Melissa illustrent ainsi l’archétype féminin de l’adolescente en haillons et bouclettes (« in rags and curls », Studlar, 2001 : 199) conçue par Pickford et repris par Mabel Normand qui souhaite faire prendre à sa carrière un nouveau tournant en embrassant des rôles multidimensionnels. Dans Mickey, elle devient un tomboy. Le carton d’introduction de Mickey situe l’action dans la mine de Tomboy dans le Colorado et cela n’est en rien anodin. C’est certes un lieu réel mais le nom permet de faire comprendre le type de personnalité prêté au personnage principal. À l’instar de Pickford, ce n’est pas la première fois que Normand endosse un rôle de garçon manqué puisqu’en 1912 Mack Sennett la dirige dans le court métrage Tomboy Bessie, tourné pour la compagnie Biograph, où elle campe une jeune fille qui s’évertue à ruiner par ses bêtises la demande en mariage du prétendant de sa tante Cissie. Le tomboy, une fille qui s’habille et qui agit de la même façon qu’un garçon, est un personnage classique de la culture américaine. Il apparaît dans la deuxième moitié du dix-neuvième siècle et incarne un idéal d’intelligence, de franc-parler, de bonne santé et de dynamisme. Le garçon manqué exprime une forme de féminité sans contrainte, liée à un corps libre et énergique, contraire à la vision de la femme comme passive et décorative. Ces jeunes filles plutôt bruyantes, agitées et laissées libres de se dépenser se retrouvent dans les romans d’Elizabeth Stuart Phelps ou de Louisa May Alcott.
4En réponse à l’état de santé déplorable de nombreuses femmes de la classe moyenne ou de la classe supérieure américaine, la nécessité de redonner de la vigueur au corps féminin par l’effort physique est prônée par le corps médical et encouragée par le mouvement pour la culture physique, car des femmes en bonne santé seraient plus à même de donner naissance à des fils vigoureux. Pour ce faire, les femmes peuvent avoir accès à des activités et adopter des comportements longtemps réservés aux hommes. En conséquence, les ouvrages s’adressant principalement à un lectorat féminin commencent à introduire des garçons manqués, et par la suite ces personnages androgynes trouvent aussi une place dans les lectures d’aventures destinées aux garçons. La définition du tomboyism est plutôt large : transgresser le territoire généralement réservé aux garçons d’une manière ou d’une autre et faire abstraction des standards dictés aux filles par la société. Cela peut aller de faire du vélo à étudier des matières jugées masculines. Mais dans la culture populaire, les attributs du garçon manqué sont vite devenus un goût prononcé pour les jeux en extérieur et l’activité physique, un esprit indépendant et fougueux, une tendance à revêtir des habits masculins et à adopter un surnom à consonance masculine (Abate, 2008 : XIV-XVI). Néanmoins, faire le garçon manqué est considéré acceptable jusqu’à un certain âge puisque cela offrirait une transition avant d’accéder à la vie de femme et d’épouse. Les tomboys défient les normes de conduites genrées à une période de leur vie où elles sont innocentes sexuellement. Au cinéma, on les oppose aux vamps qui sont des femmes fatales manipulatrices d’origine étrangère tandis que les garçons manqués sont perçues comme de petites Américaines respectables qui symbolisent des valeurs nationales telles que le courage, la loyauté et la franchise (Horak, 2016 : 10). Ainsi Mickey élevée au grand air dans les montages du Colorado par son parrain évoque cette célébration du corps féminin en bonne santé tandis que Mrs Drake (Laura La Varnie) et sa fille Elsie, poudrées et apprêtées pour les rituels de la vie citadine représentent la féminité corsetée et asphyxiée. À la charnière entre l’enfance et l’âge adulte, les personnages de tomboy expriment une forme de féminité basée sur la puérilité, dont l’érotisme est lié à l’innocence et la sécurité. Parlant de Pickford, Gaylin Studlar explique que cette « mascarade de l’infantilité » (« masquerade of childishness ») sape toute subjectivité sexuelle chez les personnages, sans pour autant les déposséder de leur potentiel sexuel (Studlar 2001 : 206).
5Reprenant l’image du garçon manqué élaborée dans Bessie Tomboy, Normand campe une Mickey très espiègle qui ne se lasse pas de jouer des mauvais tours au pauvre Joe en lui volant son chapeau, donnant sa ceinture à manger à un âne, ou en lui faisant des frayeurs. Elle est également extrêmement effrontée car elle ignore les interdictions posées par sa famille ou par les gens de la ville minière, n’en faisant qu’à sa tête. C’est ainsi qu’elle sème une pagaille sans nom dans l’épicerie pour avoir voulu y introduire son chien alors que les bêtes y sont interdites et se retrouve poursuivie par la police. Un autre trait caractéristique de Mickey est son manque de raffinement et son absence d’intérêt pour les bonnes manières. Par exemple, un de ses passe-temps favoris est de chasser les mouches sans qu’elle soit particulièrement douée pour l’exercice et elle frappe d’ailleurs le cheval que Joe est en train de ferrer en essayant d’abattre une mouche du plat de la main. Quand elle arrive dans l’Est chez les Drake, elle engloutit des pâtisseries sans aucune retenue, assise les jupes à moitié relevées, ce qui provoque les moqueries de ses cousins. On pourrait avoir l’impression que le portrait de garçon manqué associé à Mickey est peu flatteur, le film soulignant une absence de féminité préjudiciable et une certaine grossièreté, mais sont aussi données à voir la sincérité et les incroyables aptitudes physiques de la jeune fille. En effet, nombreuses sont les scènes où les qualités de cavalière de Mabel Normand sont mises en avant. L’actrice est d’ailleurs connue pour faire ses cascades elle-même et n’avoir jamais recours à des doublures comme l’expliquent les magazines spécialisés de l’époque (Bartlett, 1918 : 45).
6Trois grandes scènes de chevauchée ponctuent le film, montrant Mickey vêtue en homme : après l’incident dans l’épicerie pour échapper aux forces de l’ordre, lorsqu’aux courses de chevaux elle se déguise en jockey et monte le cheval de Reggie Drake (Lew Cody) pour lui faire presque gagner la course, et lorsque quelques semaines plus tard Reggie la pourchasse à cheval pour essayer de la forcer à céder à ses avances. Ces différentes scènes utilisent des plans d’ensemble qui permettent de montrer l’agilité de l’actrice mise au service de l’énergie et de l’intrépidité du personnage qui refuse de se laisser dominer. Elles rappellent le motif classique de la poursuite que l’on trouve dans les films de cowboy girls populaires dans les années 1910 qui mettent en scène des héroïnes vigoureuses et actives dans les paysages de l’Ouest (Abel, 2006 : 118-119). Comme l’explique Laura Horak, les scènes de poursuite à cheval avec une héroïne habillée en homme sont une constante de ce sous-genre car elles permettent de mettre en valeur la beauté des paysages américains grâce à des scènes tournées en extérieur, tout en montrant les prouesses physiques des femmes. Elles remplacent les scènes de sauvetage de demoiselles en détresse pour célébrer des femmes maîtresses des évènements qui traversent avec succès des obstacles et échappent à leurs poursuivants masculins. Vêtues comme des hommes, elles empruntent leur pouvoir et sont à même de les remplacer pour dénouer la situation (Horak, 2013 : 81-82). C’est le cas quand Mickey dérobe un costume de jockey et prend la place d’un des cavaliers après l’avoir assommé. Au fait des manigances de Reggie et d’un bookmaker pour ruiner Herbert, son prétendant, elle n’hésite pas à sauter en selle et à remonter un à un ses concurrents pour gagner la course. Elle échoue de peu, tombant de cheval près de l’arrivée mais peut clamer à son aimé son désir de lui venir en aide : « I did it for you ». Les scènes de cavalcade et de travestissement participent à la validation d’un héroïsme athlétique, cependant il serait erroné de croire qu’elles véhiculent une vision progressiste de la femme. Horak soutient qu’elles ne constituent pas une revendication d’émancipation mais participent à consolider un modèle national de suprématie blanche et masculine puisque pour accéder au pouvoir de décider et d’agir les femmes doivent cesser d’être des femmes ; le canon dominant reste le masculin. Les films attribuent temporairement les atouts présupposés de la masculinité aux femmes blanches pour qu’elles incarnent un idéal national de dynamisme, de détermination et de force mais n’accordent pas de valeur aux attributs imaginés comme strictement féminins (Horak, 2013 : 83-86). Le film valide d’ailleurs le pouvoir de séduction de Mickey le garçon manqué, jugée plus attirante et authentique par Herbert qui la préfère à Elsie. Il commence à lui faire la cour alors que Mickey porte encore son accoutrement poussiéreux de jeune garçon et ne semble pas le moins du monde ennuyé par cette tenue puisqu’il flirte avec elle et lui embrasse les poignets sans retenue.
7Avec ou sans vêtements masculins, le personnage de Mickey est représenté comme un parangon de sensualité qui attise le désir masculin. Le film a fait beaucoup de bruit à cause d’une scène de baignade nue. Le corps de Mabel Normand y est donné à voir dans son plus simple appareil grâce à des plans de grand ensemble qui montre Mickey en train de plonger dans un lac de montagne. La scène osée est annoncée par le carton « boundary lines-- » qui fait référence à l’exploration du territoire par Herbert avec ses instruments d’arpenteur mais évoque aussi les limites de la convenance qui vont être franchies dans la scène à venir. Le carton suivant « --and curves » permet d’introduire les monts de la région tout comme les courbes du corps nu de Mickey vu à travers la longue vue d’Herbert, alors que la jeune fille se prépare à plonger du haut d’un rocher. Ne se sachant pas observée, elle saute, nage tranquillement, remonte en gigotant et sautillant. L’homme se délecte et s’amuse de la scène mais s’assure de ne pas communiquer sa trouvaille à son assistant et détourne sa lunette, croyant garder pour lui le spectacle de Mickey. Mais il n’est pas seul à pouvoir l’admirer en tenue d’Ève, puisque la caméra se rapproche et les gesticulations dénudées de Mickey continuent pour les spectateurs dans un plan d’ensemble. Herbert se rapproche d’elle, caché derrière un tronc d’arbre et l’observe tandis qu’elle ressort de l’eau, la caméra offrant un plan rapproché sur ses épaules et sa gorge. Cette scène contraste avec le portrait de Mickey comme personnage enfantin et asexué dressé au début du film. Elle est tout à coup révélée non plus comme une fille mais comme une femme, avec des attributs érotiques et un potentiel sexuel. Même si elle ne se sait pas observée par un homme et n’a pas pour but d’exciter son regard, son comportement semble toutefois guidé par la sensualité car ses mouvements et son batifolage montrent à quel point elle semble absorbée dans le plaisir physique du moment (Anderson, 2009 : 223-225). Cette transformation soudaine du personnage en objet de concupiscence est troublante mais va ensuite orienter l’intrigue amoureuse du film en faisant sortir Mickey du monde de l’enfance protégée dans l’Ouest pour l’amener vers une découverte des relations – pas toujours heureuses – entre hommes et femmes dans l’Est. Les spectateurs étaient familiers des évocations de la sexualité avec les rôles de vamp incarnés par Theda Bara ou des films dont l’intrigue met en avant la prostitution forcée des jeunes femmes en Amérique tels que Traffic in Souls (1913). Certains publics uniquement masculins avaient même accès à des scènes de déshabillage ou à des films explicitement pornographiques comme A Free Ride (1915) qui met en scène une partie fine dans une automobile. Cependant, les scènes de nu ne sont pas communes dans le cinéma grand public à l’exception de l’exemple célèbre de A Daugter of the Gods (1916) où la nageuse vedette Annette Kellerman est filmée nue sous une chute d’eau, ses cheveux servant à cacher plus ou moins son intimité (Forshaw, 2015 : 7-8).
8Il existe en fait dans le cinéma muet burlesque de Mack Sennett, le Pygmalion de Normand, une culture de l’exhibition du corps féminin qui est réutilisée dans Mickey. En effet, dès 1911, Sennett introduit la bathing beauty ou bathing girl qui devient un type cinématographique dont le rôle consiste à poser dans un maillot de bain laissant voir largement le corps dénudé. Sennett veut casser les codes de représentation de la femme et la découvrir le plus possible pour attirer l’attention du spectateur, quitte à choquer et recevoir les foudres des associations de femmes. Il cherche à mettre en avant des corps sains, athlétiques et élancés en train de nager, de plonger, de courir, de danser ou de faire de l’exercice, autant d’activités témoignant de l’avènement de la culture physique en Amérique (Addisson, 2003 : 109-110). De plus, la présence des jeunes femmes est pour le réalisateur une valeur ajoutée à ses comédies, car elle permet de changer le tempo des films en alternant la frénésie des scènes d’action comique jouées par les personnages masculins traditionnels du burlesque et les temps de contemplation et de pause mettant en scène des femmes à admirer ainsi qu’une évocation des activités balnéaires de l’époque (D’Hayere : 210-211). Sennett fait aussi apparaître ses bathing beauties hors des écrans, dans différents événements festifs en ville, pour animer des projections de film ou des concours de beauté locaux (Devienne, 2015 : 28-29). Mabel Normand est d’ailleurs la première bathing beauty du studio Keystone dans The Diving Girl (1911) et The Water Nymph (1912) et elle devient le modèle physique qui inspirera les autres actrices du genre. Les deux films mettent en avant les prouesses physiques et l’audace de l’actrice qui s’illustre dans des plongeons périlleux sous les yeux enthousiastes d’un groupe de baigneurs. Dans The Water Nymph, Mabel ose même enlever la tunique ample qui recouvre son long maillot moulant pour se donner plus d’aisance et faire différentes figures sophistiquées lors de ses plongeons dans la mer, s’attirant ainsi l’admiration des autres jeunes femmes venues se baigner, ainsi que des hommes. Le père de son fiancé (Ford Sterling) est fasciné par cette nageuse sportive qui sort du lot et tente même de la séduire. Le film atteste de la célébration du corps puissant et dévêtu, puisque Mabel apparaît à l’écran dans une combinaison noire très osée pour l’époque, qui souligne son anatomie athlétique tandis que les autres personnages féminins vêtus de maillots traditionnels plus couvrants restent en retrait et ne font pas montre de vigueur dans l’effort. Les films de bathing girls contribuent, comme les films de cowboy girls, à présenter le corps sportif comme nouveau canon de beauté. La scène de nu de Mickey reprend les mêmes plongeons extraordinaires montrant Mabel Normand à la fois comme une naïade séduisante et une nageuse émérite. Le corps nu est mis à l’honneur tandis que les artifices féminins utilisés par Elsie, parée de tenues encombrantes, de bijoux et de coiffures sophistiquées, semblent rester sans effet sur Herbert. De plus, quand Mickey emprunte des atours similaires, elle a l’air étrangement déguisée et perd quelque peu de son pouvoir de séduction.
9La baignade de l’héroïne nous rappelle la tradition voyeuriste du cinéma muet et des attractions foraines pour lesquels le corps de la femme constitue un spectacle de choix dans une société où la femme gagne en indépendance tout en restant cependant objectifiée par le pouvoir masculin. Selon les principes énoncés par Laura Mulvey, on est bien en présence d’une image érotique à deux niveaux, pour le héros masculin qui épie Mickey sans qu’elle le sache, et pour le spectateur qui se délecte du spectacle de cette nudité tout en voyant Herbert qui regarde la jeune femme à son insu. La pantomime de Mickey rappelle l’exemple de la show girl utilisé par Mulvey, c’est-à-dire la production d’une performance dans la narration qui permet de faire se rejoindre le regard du personnage masculin et celui du spectateur (Mulvey, 1975 : 11-12). Bien que se pensant seule, Mickey s’adonne à un numéro de gesticulations et de danse de la joie et se donne ainsi en spectacle (de façon involontaire) à l’œil masculin dominant. Ne se contentant pas de l’admirer de loin, Herbert s’approche d’elle pour pouvoir ensuite la toucher. L’occasion de contact physique se présente lorsqu’un écureuil apeuré se réfugie dans la jambe de pantalon d’une Mickey rhabillée, si bien que son prétendant peut glisser la main dans le vêtement pour attraper l’animal en remontant le long de la jambe. Parti à la recherche de sa filleule, le vieux Joe prend Hebert la main dans le pantalon et le pousse pour interrompre ce qui aurait pu devenir une scène scabreuse. Il jette un regard noir au galant et tire Mickey par le bras pour l’emmener loin des mains baladeuses d’Herbert. L’intervention providentielle de Joe permet de censurer la concrétisation du désir physique tout en maintenant la jeune femme dans une position d’objet à admirer. Dans la scène suivante, le baiser entre les deux héros n’est pas non plus montré à l’écran puisque lui est substitué un gros plan sur une chouette de pacotille posée sur une branche de l’arbre sous lequel ils s’embrassent. L’union des deux jeunes gens n’est pas donnée à voir tandis que la contemplation de Mickey par Herbert se répète quand il se poste sous ses fenêtres pour regarder sa silhouette en ombre chinoise tandis qu’elle se chamaille avec Joe qui lui fait la morale et savoure avec fascination cette image en fumant une cigarette.
10À l’inverse, c’est la valeur marchande de Mickey et non pas son image qui suscite l’intérêt de Reggie Drake pour sa jeune cousine. En effet, il ne tente de la conquérir qu’après avoir appris qu’un nouveau filon a été trouvé dans la mine dont elle est propriétaire. Ayant reçu un télégramme annonçant la bonne fortune de Mickey, les Drake refusent qu’elle retourne dans l’Ouest et se saisissent de la jeune femme pour la garder parmi eux contre son gré. Prisonnière d’une cage dorée, Mickey est transformée en poupée sophistiquée par sa tante qui souhaite l’unir à son cousin pour augmenter la fortune de la famille. Reggie, qui avait déjà essayé d’embrasser Mickey auparavant, ne se fait pas prier pour lui faire une cour insistante. Joignant l’utile à agréable, il tente de l’embrasser à nouveau de force et braque la jeune femme qui refuse ses avances brutales. Plus tard, alors qu’il connaît l’attachement de Mickey pour Herbert, Reggie tente une fois de plus de posséder la jeune femme contre sa volonté. À l’occasion d’une sortie à cheval, il l’attire dans sa garçonnière isolée dans la campagne pour la prendre de force. Cette tentative de viol est traitée sur le mode tragi-comique et donne lieu à une course-poursuite endiablée à laquelle se joint Herbert qui a entendu les cris de détresse de sa dulcinée. Les escaliers sont grimpés à grandes enjambées, les portes battent et claquent, les personnages se cachent et se retrouvent. La scène utilise le montage parallèle pour mettre en perspective deux chasses : celle de Reggie à la poursuite de Mickey qui trouve refuge sur le toit et menace de se jeter dans le vide, celle du gardien au service de Reggie qui tente d’empêcher le sauvetage d’Herbert. On retrouve dans cette séquence des éléments typiques de la race-to-the-rescue introduite dans les premiers films de D.W.Griffith comme The Lonely Villa (1909) ou The Lonedale Operator (1911), où le montage parallèle sert à mettre en perspective l’assaut et l’arrivée des secours. Dans ces deux exemples, comme dans Mickey, sont présentées des femmes blanches en péril qui se retrouvent prises au piège et appellent à l’aide. Le film reproduit également la division genrée des rôles de victimes et de héros attribuant aux hommes la réussite du sauvetage de la demoiselle en détresse (Horak, 2013 : 84). Après avoir neutralisé Reggie, Herbert rattrape in extremis Mickey qui s’est agrippée tant bien que mal à la gouttière pour ne pas tomber dans le vide. L’exploit du jeune homme donne lieu au mariage des deux protagonistes dans la scène suivante.
11Contrairement à d’autres actrices de l’époque, Mabel Normand n’a pas été formée sur les planches et a débuté directement sa carrière de comédienne par le cinéma. Elle n’a pas appris les règles du jeu théâtral classique et son style est ainsi instinctif, naturel, reposant sur son énergie et son esprit d’aventure mais surtout sur l’autodérision car elle se soucie peu de rester digne à l’écran. L’actrice est à la fois connue pour ses charmes et son physique avantageux et sa capacité à s’en détacher pour faire des pitreries ou des acrobaties sans aucun complexe (Basinger, 1999 : 79-80). Cependant, Mickey n’est pas un film qui repose uniquement sur les prouesses burlesques et physiques de Normand mises en avant dans les comédies de Mack Sennett. Le film amorce une transformation dans son travail, puisqu’elle tient les rênes de la production, en mêlant l’art du pastiche et un humour né des évolutions de l’intrigue et des situations tout en conservant un amusement frénétique lié aux corps et aux débordements.
12Une partie du comique du film repose sur la réinterprétation parodique du thème canonique de la rencontre entre l’Est et l’Ouest. Élément structurant de la vision turnerienne présente dans les nombreux westerns de l’époque, la confrontation entre civilisation et monde sauvage s’articule ici autour de la célébration de l’authenticité et de la supériorité de l’Ouest par opposition à la corruption de l’Est. Mickey incarne la spontanéité et la bonté des gens du Colorado tandis que les Drake sont présentés comme des intrigants malhonnêtes dont le seul but est de s’enrichir à tout prix. Les identités géographiques sont reprises, parfois exagérées ou encore détournées dans le film. Par exemple, Herbert Thornhill évoque le personnage classique de l’homme de l’Est qui vient prouver sa valeur et faire peau neuve à l’Ouest. De par son amour pour Mickey, il va être transformé ou « westernisé » et rejeter la vénalité de ses condisciples de l’Est pour adopter les manières franches et honnêtes, et parfois un peu rustres, du Colorado. Il est intéressant de voir que l’Ouest est incarné par Mickey, alors que traditionnellement dans les westerns muets les femmes viennent souvent de l’Est et sont présentées comme des agents de la civilisation (on pense par exemple au personnage de Faith Henley, la sœur du pasteur dans Hell’s Hinges (1916), qui va mener le héros sur le chemin de la rédemption). Dans Our West (1918), une comédie parodique avec Buster Keaton et Roscoe Arbuckle, sortie la même année que Mickey, la jeune envoyée de l’Armée du Salut (Alice Lake) débarque dans les contrées chaotiques de l’Ouest afin de moraliser la population locale faite de cowboys alcooliques, libidineux et fous de la gâchette. Elle représente la croisade du mouvement pour la tempérance contre les différents vices de l’Ouest tels que la boisson et le jeu. À l’inverse, Mabel Normand campe un Ouest vertueux, loin de l’image de monde sans foi ni loi que l’on trouve dans Hell’s Hinges ou Our West, tout comme les personnages de Joe et Minnie.
13Le vieux mineur et sa bonne sont mal dégrossis mais ils font montre de bienveillance et de générosité dans l’éducation qu’ils donnent tant bien que mal à la jeune Mickey. Même si Joe la menace de coups de ceinturon de temps en temps et Minnie ne l’écoute que d’une oreille distraite, ils forment pour l’orpheline une famille de substitution aimante et affectueuse contrairement aux Drake qui cherchent à abuser d’elle de différentes manières malgré le lien du sang. Ainsi dans le film, l’Ouest n’est pas sauvage ou menaçant mais un lieu simple où les complots n’existent pas entre les membres de la communauté des mineurs dans laquelle Mickey a été élevée sans malice. Néanmoins, la vision de l’Ouest proposée par le film n’est pas forcément idyllique car, au début, la mine ne donne plus et la misère s’installe. Le mode de vie sans prétention découle plus de la pauvreté que d’un désir réel d’ascétisme, et Tomboy n’est pas vraiment la terre promise. La confrontation Est-Ouest se poursuit quand Joe et Minnie, rendus plus tard riches par la découverte inattendue du filon, décident de rendre visite à Mickey, sans savoir qu’elle est retenue par les Drake. Le film s’amuse des manières rudes et de l’innocence de l’étrange duo dont on ne sait pas s’il est un couple. Après avoir acheté des vêtements plus raffinés pour l’occasion, ils prennent le train pour rejoindre leur protégée. L’arrivée chez les Drake est cocasse car, tout endimanchés, ils sont pourtant en décalage avec le lieu où ils se trouvent et n’en comprennent pas les codes. L’Est s’avère être pour eux un environnement relativement hostile – tout comme pour Mickey qui y est séquestrée. Le chat des Drake mange les plumes du chapeau neuf de Minnie qui essaie de le rosser et Joe s’accroche avec le majordome pensant que ce dernier a essayé de le frapper. Mal à l’aise dans cette maison outrancière, aux antipodes de leur petite cabane dans les bois, ils partent désappointés à la recherche de Mickey qui n’est pas là où ils pensaient la trouver. Le film ne pousse pas vraiment plus loin leur regard critique sur l’Est puisqu’on les retrouve ensuite aux courses avec le reste des personnages, pris dans la frénésie des paris hippiques. Ils disparaissent ensuite de l’intrigue et on ne sait pas s’ils repartent dans le Colorado ou restent près de Mickey pendant sa convalescence ou pour assister à son mariage. Le film se clôt toutefois sur le retour de Mickey et Herbert dans l’Ouest pour y couler des jours plus heureux comme l’explique le dernier carton : « The honeymoon. Leaving behind all the bitter memories of the East’s tinseled glitter and heartless society, they harken the call of the Tomboy mine and the open places where they first met ». Le dernier plan du film montre Mickey et Herbert blottis l’un contre l’autre, regardant le défilé des rails du train qui les ramène chez eux.
- 2 On notera toutefois que l’intertextualité fonctionne dans les deux sens car on trouve dans les comé (...)
14Mickey peut ainsi apparaître comme la synthèse de l’héritage comique reçu par Mabel Normand après plusieurs années à travailler avec Mack Sennett, mais le film semble se nourrir d’autres influences, notamment les comédies sentimentales interprétées par Mary Pickford2 qui est à l’époque le principal modèle de réussite féminine à Hollywood. En effet, le film combine des éléments de comique burlesque basé sur la dimension physique des gags et de comique de situation basé sur les rebondissements et complications de l’intrigue. On peut d’abord y voir une réinterprétation des Kitchen Komedies qui firent la gloire de Louise Fazenda et sortent la femme du sentimentalisme. Ce type de comédie met à mal les préconceptions sur les comportements jugés acceptables pour la gent féminine puisqu’elle transforme les lieux traditionnels de la domesticité, notamment la cuisine, en champ de bataille. La nourriture et les ustensiles deviennent des projectiles, les plats sont brisés, on se court après, on glisse, on tombe, on est couvert de nourriture, l’eau gicle partout pour créer un joyeux chaos dans la cuisine. L’iconographie de la féminité traditionnelle est bouleversée puisque le centre de la vie domestique n’est plus le lieu des devoirs de la femme nourricière soumise à l’ordre patriarcal mais le décor d’épisodes anarchiques pendant lesquels femmes et hommes s’affrontent avec fureur. La femme n’a plus aucun contrôle d’elle-même et emprunte la violence de la comédie masculine pour produire des gags sans aucun raffinement comme le lancer de tarte à la crème. Dans ces comédies, la femme sort totalement de sa pudeur traditionnelle pour participer avec vigueur, voire agressivité, à l’action comique, se transformant en un être hybride entre la matrone et le champion de lutte et déconstruisant les espaces liminaux attribués aux différents genres (Anderson 2009 : 56-59). On peut d’ailleurs se demander si Minnie, la bonne obèse qui fume tout le temps la pipe, n’est pas utilisée pour rappeler les comédiennes qui forçaient les traits masculins ou les éléments disgracieux de leur physique comme Marie Dressler afin de casser les canons dits féminins de beauté et de finesse et créer le rire (Anderson Wagner, 2011 : 37).
15Après son arrivée dans l’Est, Mickey est forcée d’intégrer la sphère domestique par les Drake car Joe n’a pas d’argent à leur donner pour la pension de la jeune femme et on l’envoie servir avec les bonnes. À peine son parrain parti, la gouvernante de la maison s’empare d’elle manu militari pour la mettre au travail plutôt que de la laisser bavarder avec Reggie. Malgré sa résistance vigoureuse, Mickey est trainée à travers le hall de la grande demeure sous l’œil à la fois amusé et condescendant de ses cousins et de sa tante qui n’ont aucun scrupule à transformer une parente pauvre en personnel de maison. Mickey devient une sorte de Cendrillon moderne et se voit confier des travaux domestiques dès le lendemain. Censée balayer l’entrée, elle s’échine en se tortillant de manière incongrue avec son balai et sa pelle et préfère rapidement jouer à glisser sur la rampe du grand escalier. Puis Mickey patine avec gaucherie sur le sol lustré et tombe à genoux, incapable de tenir debout et faire ce qu’on lui demande. Croyant être seule, elle décide de cacher la poussière balayée sous une peau de bête mais la gouvernante veille et la prend sur le fait. Après avoir balayé à nouveau, Mickey ne sait que faire des saletés et les met nonchalamment dans sa poche avant de faire tomber l’horloge. Elle est ensuite envoyée en cuisine pour aider. Au lieu de servir le gâteau à Mrs Drake et ses invitées pomponnées, elle gobe avec gloutonnerie les cerises décoratives posées dessus et met les mains dans la crème. La bouche pleine et le visage barbouillé de jus, elle fait l’innocente prétextant ne rien savoir de ce qui est arrivé à la garniture. Tandis que la cuisinière lève les bras au ciel et crie, Mickey roule des yeux amusés et provoque la gouvernante. Face aux admonestations et aux menaces des deux vieilles femmes, elle se venge en enfonçant un poing rageur dans le gâteau à la crème, l’écrasant avec énergie. Les gags sont certes moins spectaculaires que les scènes des kitchen komedies évoquées plus haut et la violence minimisée mais on peut voir dans ces scènes une remise en cause du pouvoir des matrones incarnant un ordre social qui relègue la femme à l’obéissance domestique. L’indiscipline et l’effronterie de Mickey la placent du côté de la rébellion tant vis-à-vis des hiérarchies genrées qui enferment les femmes dans les tâches ménagères que des hiérarchies sociales puisque les Drake n’ont aucune considération pour elle quand elle est sans le sou. Par la suite, en apprenant que Mickey est devenue riche grâce au nouveau filon, ses cousins hypocrites n’ont aucun scrupule à la séquestrer pour bénéficier de son argent et essayent de l’unir par tous les moyens au fils de la famille. Mickey est à leurs yeux un bien dont on dispose à sa guise, s’en débarrassant quand elle est jugée inutile ou la reprenant quand elle peut être source de profit.
16Pour Kristen Anderson Wagner, les situations conflictuelles sont une constante des films de Mabel Normand. Plutôt que de rester sagement et discrètement à l’écart, Normand trouve un moyen de s’attirer des ennuis et finit toujours pourchassée ou pourchassant un autre personnage. Anderson Wagner explique également qu’être l’instigatrice de la situation comique plutôt que la personne dont on se moque est une revendication forte chez les comédiennes burlesques qui se départent de l’image d’une féminité passive (Anderson Wagner, 2011 : 41-42). Toutes les scènes les plus comiques de Mickey reposent sur la manière dont Mabel Normand joue à dévaloriser avec drôlerie son personnage en lui faisant dire des bêtises, chasser des mouches, mettre des vêtements qui ne la flattent pas (qu’ils soient masculins ou féminins), en brisant les règles de bienséance quand Mickey refuse se tenir correctement en société ou désobéit constamment. Quand Mickey fait des choix inadéquats qui la mettent dans des situations embarrassantes, le film s’inscrit dans la comédie tandis qu’il tend plus vers le mélodrame dans les scènes où elle subit les décisions d’autres personnages, comme par exemple lors des différentes scènes où Reggie la pourchasse de manière implacable. Mickey illustre en effet la façon dont Mabel Normand s’affranchit du style comique strictement burlesque imposé par Mack Sennett pour proposer une comédie féminine plus modulée qui intègre des éléments dramatiques afin de faire rire puis pleurer le spectateur. Le but est de créer un mode comique qui lui sied mieux en tant que femme, un mode un peu plus sérieux et digne que les comédies Keystone qui consistent souvent à courir, tomber ou recevoir des tartes à la crème (Anderson Wagner, 2011 : 43-44).
17Mickey illustre la transition de la comédie américaine féminine vers un comique qui s’appuie sur les personnages et les situations auxquelles ils sont confrontés plutôt que sur les gags physiques. Mabel Normand y synthétise ses différentes expériences d’actrice ainsi que son aspiration à s’affranchir d’un burlesque façonné par les hommes pour accéder à des rôles réfléchis. Le film met en lumière différentes conceptions populaires de la féminité en jeu dans les années 1910, à la fois traditionnelles puisque subordonnées au masculin et anticonformistes quand Mickey devient agent de l’action et de sa destinée personnelle. Le thème de la vie sur la Frontière est également revisité pour montrer comment la femme américaine blanche – et l’homme aussi d’ailleurs – peut être revitalisée par la vie à l’Ouest et perpétue les doutes face à la vie moderne et industrielle de la société contemporaine. Très populaire auprès des spectateurs, le film marque le zénith de la carrière de l’actrice et un véritable tournant puisque le personnage de Mickey aura une forte influence sur les rôles qu’on lui propose ensuite et qui reprennent le thème de la Cendrillon moderne, par exemple dans un registre plus dramatique dans Molly O (1921). Cependant, le film amorce aussi son déclin à cause des pneumonies chroniques (et vraisemblablement de la tuberculose) dont elle souffre. Après Mickey, sa santé devenue très fragile met à mal sa carrière et les tournages deviennent pour elle de plus en plus difficiles. C’est le seul film produit par la Mabel Normand Film Company, qui rencontre des difficultés pour assurer la sortie du film en salle à cause des problèmes de santé récurrents de Normand. La comédienne est ensuite embauchée par Goldwyn Pictures qui se défait d’elle en 1922, quand elle est mêlée à l’enquête concernant le meurtre de son ami le réalisateur William Desmond Taylor, juste un an après le scandale (viol présumé et meurtre) enterrant la carrière de Roscoe Arbuckle, son ami et ancien partenaire à l’écran. Même si Normand est blanchie, sa réputation est entachée puisque le public et les médias l’associent à l’atmosphère de débauche imputée à Hollywood et ses films sont délaissés. La désaffection du public pour l’actrice jugée sulfureuse et l’arrivée de nouveaux canons comme la flapper ont un impact négatif sur la carrière de Normand qui continue toutefois de tourner jusqu’à la fin des années 1920. Même si elle est toujours présente à l’écran, son personnage public aux longs cheveux bouclés semble toutefois désuet dans une société de consommation naissante qui prône le culte de la sophistication. Le garçon manqué d’antan qu’elle incarne rivalise désormais avec des garçonnes aux cheveux et jupes courtes qui jouent de leurs charmes et revendiquent des attributs féminins modernes, à l’image de Clara Bow et Louise Brooks. À la croisée entre deux époques, le personnage de Mickey montre une féminité qui s’ignore et s’affirme en même temps et Mabel Normand représente un pouvoir féminin basé sur l’énergie, la spontanéité, la drôlerie et l’esprit plutôt que sur les atouts physiques liés à la mascarade de la féminité développée selon Joan Rivière dans les années 1920.