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1Il est aisé aujourd’hui de constater le rôle fondamental joué par les femmes de cinéma et notamment les actrices non seulement à Hollywood mais dans la société en général. Les développements récents du féminisme proviennent en partie de ces femmes qui refusent de se faire exploiter par l’industrie et à l’écran : le scandale Harvey Weinstein éclate après de nombreuses accusations de la part de mannequins et actrices et est un facteur déclencheur du mouvement #MeToo, lancé par Alyssa Milano en octobre 2017, tandis que les manifestations de femmes (Women’s March) après l’élection de Donald Trump voient de nombreuses actrices prendre la parole, dont Natalie Portman, qui dénonce en janvier 2018 le « terrorisme sexuel » qui règne dans la société américaine et qui a contraint ses choix de rôles, la poussant à refuser toute évocation de sexualité à l’écran, y compris les baisers. On voit ainsi que le contexte social, disons même patriarcal, influe grandement sur les représentations des femmes à l’écran et que les femmes au cinéma participent pleinement des évolutions de la société dans laquelle elles évoluent, par leurs prises de position publiques mais aussi par les productions dans lesquelles elles apparaissent : des séries comme The Handmaid’s Tale (Hulu, 2017-) ou Big Little Lies (HBO, 2017-) ont été perçues comme un prolongement du mouvement #MeToo et une réponse à la misogynie ambiante encouragée par Donald Trump aux États-Unis, notamment lors des Emmy Awards 2017 et des Golden Globes 2018.

2C’est pourquoi, en réponse au numéro dirigé par Geneviève Sellier sur les représentations de la masculinité dans le cinéma et les séries américaines (« Masculinités imag(in)ées 2 », n°5, printemps 2017), Genre en séries revient avec un numéro entièrement consacré aux femmes et à leurs représentations dans les productions anglo-américaines. Ce dernier s’inscrit dans la tradition anglophone de la critique féministe des productions audio-visuelles qui remonte aux années 1970 avec la parution de l’ouvrage de Molly Haskell (From Reverence to Rape, 1974) ainsi que de l’article célèbre de Laura Mulvey (« Visual Pleasure and Narrative Cinema », 1975). Cependant, sous l’influence des Cultural Studies, ce numéro intègre une nécessaire prise en compte du contexte de production et de réception : les articles sont organisés de façon chronologique, du cinéma muet des années 1920 au dernier opus de la franchise Pitch Perfect sorti en 2017, afin de montrer les évolutions sur le temps long de la féminité, ou plutôt des féminités, dans une dimension transatlantique qui reprend les constants allers-retours de la pensée féministe.

3En cela, ce numéro se distingue des publications anglophones récentes sur la représentation des femmes, centrées majoritairement sur les productions contemporaines et les ramifications complexes et parfois contradictoires de ce que l’on appelle le post-féminisme (Tasker et Negra 2007 ; Waters 2011 ; Gwynne et Miller 2013 ; Munford et Waters 2014 ; Maury et Roche, à paraître), un axe qui est d’ailleurs au cœur de l’article final écrit par Fanny Beuré. Nous avons également cherché à pallier l’insuffisance des publications sur le genre et les femmes en langue française : les chercheur.e.s français.e.s, quand elles et ils s’intéressent à ces questions, se penchent d’abord sur le cinéma français (Burch et Sellier 1996 ; 2009 ; Le Gras 2010 ; Chedaleux 2016 ; Rollet 2015 ; 2017), à quelques exceptions près, dont le numéro de CinémAction dirigé par Penny Starfield (« Femmes et pouvoir » 2008), les ouvrages grand public de Mélanie Boissonneau et Laurent Jullier (Les Pin-up au cinéma, 2010) et de Raphaëlle Moine (Les Femmes d’action au cinéma, 2010), ainsi que l’ouvrage récent de Céline Morin (Les Héroïnes de séries américaines, 2017). Ainsi, ce numéro combine la tradition des études filmiques anglo-américaines, soit l’attention aux relations genrées de pouvoir et au contexte socio-historique, à ce que peuvent apporter les études filmiques à la française, l’attention à l’esthétique des œuvres à travers des analyses formelles précises.

4Étudier les femmes à l’écran implique de se poser la question de la portée féministe des représentations féminines, l’enjeu principal de ce numéro. De fait, comme le souligne Charlotte Brunsdon (1991), féminité et féminisme entretiennent une relation complexe et sont souvent opposés. Les articles explorent comment certaines productions audio-visuelles font sortir leurs héroïnes des rôles, lieux et genres traditionnellement féminins pour les faire entrer dans un monde dominé par les hommes : comme le souligne Barbara Dupont, Alicia Florrick ne veut plus être l’épouse modèle qu’implique le titre de la série The Good Wife et cherche son épanouissement dans un milieu professionnel masculin ; Clémentine Tholas montre comment Mickey, jouée par Mabel Normand, trouve une liberté d’expression et de mouvement dans l’Ouest américain, terre de conquête pour les hommes liée au genre masculin du western ; Emilie Herbert examine l’intégration plus ou moins difficile des femmes dans le milieu masculin du cinéma indépendant noir britannique, tandis que l’article d’Anne Sweet sur Star Trek Discovery est révélateur de l’entrée généralisée des femmes dans les séries de science-fiction.

5Cependant, tous les articles insistent sur le fait que le cap féministe n’est pas facile à maintenir, même lorsque les femmes sont aux commandes, que l’on pense à Mabel Normand, productrice de Mickey (1918), Michelle King, créatrice avec son mari de The Good Wife (CBS, 2009-2016) ou Esther Shapiro, co-créatrice de Dynasty (ABC, 1981-1989). Tout d’abord, leur prise de pouvoir est souvent passagère, du point de vue de la narration (comme le montre Anne Sweet dans son analyse des univers parallèles de Star Trek : Discovery) mais aussi dans l’industrie : si les femmes sont nombreuses dans l’industrie hollywoodienne des années 1910-1920 en tant que réalisatrices et productrices autant qu’actrices (Slide, 1996), elles perdent largement de leur pouvoir dans les années qui suivent, et ce jusqu’à aujourd’hui. On voit donc qu’il n’y a pas de progression linéaire en ce qui concerne le pouvoir des femmes devant et derrière la caméra : en dépit de la féminisation de la télévision américaine, notamment des soap operas dans les années 1980, Camille Dupuy montre comment ces derniers participent du retour de bâton analysé par Susan Faludi dans Backlash (1991) contre les avancées féministes des années 1970. À l’instar de Tania Modleski, Dupuy souligne ainsi qu’il faut distinguer féminisation et féminisme, tout comme Émilie Herbert, qui montre que les avancées peuvent venir de réalisateurs masculins. Néanmoins, on peut constater une évolution vers plus de solidarité féminine, l’un des enjeux des développements récents du féminisme mentionnés plus haut et un aspect auquel s’attachent des productions récentes comme The Good Wife, Star Trek : Discovery et la franchise Pitch Perfect.

6Finalement, en dépit des limites et contradictions présentes dans les représentations féminines, il ne faut pas négliger le plaisir que peuvent procurer ces représentations à un public féminin, comme le souligne Susan J. Douglas (1994) et prendre en compte aussi bien les productions qui se veulent progressistes que des objets audio-visuels souvent dénigrés, comme les soaps ou les franchises. Il faudrait se pencher plus précisément sur le public féminin : central dans les années 1930-1940 puis négligé par Hollywood en dépit du succès de films dits féminins (Krämer, 1999), il revient aujourd’hui sur le devant de la scène avec le succès de franchises à destination des femmes et l’importance de ce public pour la télévision, comme le soulignent Fanny Beuré et Anne Sweet. L’industrie américaine du cinéma et de la télévision apprendrait-elle de son histoire et de ses succès passés ?

7L’article de Clémentine Tholas présente justement l’un des grands succès quelque peu oubliés de Hollywood, Mickey, produit et joué par la star comique des années 1910 Mabel Normand. Tholas montre que Normand utilise la figure du garçon manqué pour libérer les femmes du carcan victorien, dans un contexte de promotion de la culture physique dans l’Amérique du tournant du siècle. Mickey joue de l’opposition Est/Ouest pour valoriser un modèle féminin athlétique qui échappe à la domesticité et prend en main son destin (néanmoins marital). Mabel Normand en profite pour faire évoluer le genre comique, jouant de son corps pour proposer un comique qui allie les prouesses physiques du burlesque et le suspense narratif du mélodrame.

8Après avoir examiné les réponses cinématographiques à la première vague du féminisme aux Etats-Unis, le numéro se penche sur les réactions, dans les années 1980, à la seconde vague du féminisme et ses ramifications.

9Émilie Herbert analyse l’impact des mouvements contestataires féministes et noirs américains sur le cinéma Black British pour montrer comment certains réalisateurs noirs britanniques ont tenté de répondre aux critiques des féministes noires qui pointaient du doigt la marginalisation des femmes dans les mouvements noirs et dans le cinéma noir indépendant. Herbert souligne la force de ces portraits de femmes complexes et solidaires, sans en oublier les limites, donnant un aperçu de la diversité culturelle et idéologique du pays de naissance des Cultural Studies.

10L’article de Camille Dupuy, quant à lui, étudie les soaps américains des années 1980 et défend l’idée que ces derniers participent au retour de bâton conservateur contre les avancées féministes des années 1970. Si ces programmes permettent une plus grande visibilité des femmes à la télévision états-unienne aux heures de grande écoute et prennent acte de changements sociaux tels que la montée du divorce et l’entrée massive des femmes sur le marché du travail, une analyse plus détaillée révèle qu’ils participent à une culture de la violence contre les femmes, culpabilisant les victimes de viols tout en prenant un plaisir érotique à montrer les femmes se battre entre elles.

11Enfin, trois articles interrogent les évolutions contemporaines du féminisme, notamment son avatar post-féministe, dans les années 2010.

12Pour Barbara Dupont, The Good Wife participe dans une certaine mesure à l’idéologie post-féministe qui suggère que les femmes ont réussi, puisque la série inclue de nombreuses femmes à des postes de pouvoir. Cependant elle présente également les obstacles auxquels doivent faire face les femmes dans un monde professionnel qui leur assigne toujours des qualités « féminines », notamment la capacité à prendre soin des autres. Dupont analyse comment les personnages féminins utilisent ces assignations pour tirer leur épingle du jeu : Alicia Florrick finit par combiner à son avantage les sphères perçues comme séparées de la vie domestique et de la vie professionnelle.

13L’ascension professionnelle et narrative des femmes est également le point de départ de l’article d’Anne Sweet sur la dernière série de la franchise Star Trek, Star Trek : Discovery. Sweet montre que les nouveaux modes de diffusion, qui s’adressent à des publics de niche, permettent aux producteurs de prendre plus de risques, notamment choisir une héroïne noire comme personnage principal et inclure un couple explicitement homosexuel. La série prolonge ainsi le questionnement des normes sociales qui a fait le succès de la franchise, malgré des limites que l’on retrouve dans d’autres séries de science-fiction.

14Finalement, l’article de Fanny Beuré examine la franchise Pitch Perfect dans le cadre du post-féminisme. Si les films proposent des modèles alternatifs de féminité, non-minces et non-blancs, et promeuvent la solidarité féminine comme révélatrice de talents individuels, l’auto-dérision dont ils font preuve, ainsi que la stratégie marketing qui consiste à plaire à tout le monde inscrivent la franchise dans les ambiguïtés du post-féminisme, où les acquis du féminisme sont valorisés aux dépens de son pouvoir contestataire.

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Bibliographie

Boissonneau, Mélanie et Laurent Jullier (2010), Les Pin-up au cinéma, Paris : Armand Colin.

Burch, Noël et Geneviève Sellier (1996), La Drôle de guerre des sexes du cinéma français 1930-1956, Paris : Nathan.

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Brunsdon, Charlotte (1991), « Pedagogies of the Feminine: Feminist Teaching and Women’s Genres », Screen, vol. 32, n° 4, p. 364-381.

Chedaleux, Delphine (2016), Jeunes premiers et jeunes premières sur les écrans de l’Occupation 1940-44, Presses Universitaires de Bordeaux.

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Faludi, Susan (1991), Backlash : the Undeclared War against American Women, New York: Crown Publishing.

Gwynne Joel et Nadine Miller (dir.) (2013), Postfeminism and Contemporary Hollywood Cinema, New York: Palgrave Macmillan.

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Kramer, Peter (1999), « Women First: Titanic, Action-Adventure Films and Hollywood’s Female Audience », in Kevin S. Sandler et Gaylin Studlar, Titanic, Anatomy of a Blockbuster, New Brunswick: Rutgers University Press, p. 108-131.

Le Gras, Gwénaëlle (2010), Le Mythe Deneuve, une « star » française entre classicisme et modernité, Paris : Nouveau Monde éditions.

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Moine, Raphaëlle (2010), Les Femmes d’action au cinéma, Paris : Armand Colin.

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Mulvey, Laura (1975), « Visual Pleasure and Narrative Cinema », Screen, vol. 16, n° 3, p. 6-18.

Munford, Rebecca et Melanie Waters (2014), Feminism and Popular Culture: Investigating the Postfeminist Mystique, Rutgers University Press.

Rollet, Brigitte (2015), Jacqueline Audry. La femme à la caméra, Rennes : Presses Universitaires de Rennes.

Rollet, Brigitte (2017), Femmes et cinéma, sois belle et tais-toi !, Paris : Belin.

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Slide, Anthony (1996), The Silent Feminists: America’s First Women Directors, Lanham, MD: Scarecrow Press.

Starfield, Penny (dir.) (2008), « Femmes et pouvoir », CinémAction, n° 129.

Tasker, Yvonne et Diane Negra (dir.) (2007), Interrogating Postfeminism: Gender and the Politics of Popular Culture, Londres: Duke University Press.

Waters, Melanie (dir.) (2011), Women on Screen: Feminism and Femininity in Visual Culture, Basingstoke: Palgrave Macmillan.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Marianne Kac-Vergne, « Introduction »Genre en séries [En ligne], 8 | 2018, mis en ligne le 01 décembre 2018, consulté le 25 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ges/492 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ges.492

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Auteur

Marianne Kac-Vergne

Marianne Kac-Vergne est actuellement maîtresse de conférences à l’Université de Picardie Jules Verne en civilisation américaine. Elle a soutenu une thèse sur les représentations de la masculinité dans les genres hollywoodiens contemporains. Elle a récemment publié un ouvrage sur la masculinité dans le cinéma de science-fiction contemporain (Masculinity in Contemporary Science Fiction Cinema, IB Tauris, 2018).

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