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Note de lecture

Julie Grossman, The Femme Fatale

Rutgers University Press, 2020, 163 pages
Cristelle Maury
Référence(s) :

Julie Grossman, The Femme Fatale, Rutgers University Press, 2020, 163 pages

Texte intégral

1Conformément à la ligne éditoriale de la collection « Quick Takes: Movies and Popular Culture » de la maison d’édition Rutgers University Press, cet essai offre « un aperçu succinct » et « un point de vue original » sur le « sujet établi » de la femme fatale. En 132 pages de texte seulement (une longue introduction et trois chapitres), il retrace chronologiquement l’évolution des représentations de la femme fatale de la période du cinéma muet jusqu’aux séries télévisées contemporaines, avec comme fil conducteur, l’idée que ce personnage exprime la peur qu’inspirent la sexualité et le pouvoir féminins.

2Il s’adresse à un lectorat tant de néophytes que d’avertis. Les premier·es apprécieront les études de cas qui permettent de découvrir des figures héroïques féminines dont certaines sont peu connues, qui ont joué un rôle dans le développement du personnage de la femme fatale. Ils et elles trouveront également dans les annexes (une liste de lectures complémentaires, une bibliographie complète, une filmographie sélective et un index des personnalités, des titres d’œuvres, et de quelques notions) de quoi affiner leurs connaissances sur cet archétype du film noir. Les lecteurs et lectrices pourront également apprécier le caractère novateur du propos sur la femme fatale.

3En effet, Julie Grossman reprend la thèse déjà développée dans sa monographie de 2009, Rethinking the Femme Fatale in Film Noir: Ready for Her Close Up, brisant le consensus qui a marqué et marque encore la littérature critique grand public et universitaire selon lequel la femme fatale ne serait qu’une séductrice maléfique et manipulatrice, et l’utilise comme point de départ pour proposer une nouvelle définition et délimiter un nouveau corpus élargi au-delà du cinéma classique hollywoodien. Pour cela, elle adopte une approche diachronique qui renouvelle l’histoire des images. En montrant la complexité de cette figure canonique du film noir classique, Grossman met en évidence son potentiel pour représenter les femmes au pouvoir, émancipées et intelligentes, à rebours des rôles traditionnels de genre, et démontre son utilité et sa pérennité pour exprimer les tensions liées aux inégalités entre les sexes dans une perspective féministe.

4Dans l’introduction, l’autrice présente les objectifs de l’ouvrage en affinant la thèse de sa monographie : elle conteste tout d’abord les caractéristiques fondées sur la différence des sexes unanimement attribuées à l’anti-héros et à la femme fatale par les critiques et commentateurs du film noir. Pour cela, elle suggère que la femme fatale incarne tout autant que l’anti-héros le malaise sociétal, et fait montre d’autant de cynisme et de détachement que lui, la seule différence résidant dans le fait que ces attitudes sont moins acceptables pour une femme que pour un homme dans la mesure où elles enfreignent les conventions sociales et les normes de genre (3). Elle note que cette transgression s’exprime également à travers la performance qui apparait en tant que telle au sein de la diégèse, dès la période classique. Comme le montre l’état de l’art bien ciblé (7-9), cette réhabilitation de la femme fatale s’inscrit dans la continuité des travaux féministes sur le film noir de E. Ann Kaplan, Mary Ann Doane, Elizabeth Cowie, Joan Copjec, Helen Hanson, Philippa Gates, Catherine O’Rawe, Elizabeth Bronfen, visant à contester les critiques qui avaient fait du film noir un genre cinématographique masculin.

5Les trois chapitres qui composent l’ouvrage sont consacrés à une présentation très bien problématisée du nouveau corpus de femmes fatales qui inclut, outre la figure canonique du film noir classique et ses avatars néo-noir, des personnages des débuts du cinéma, des personnages de films contemporains, de séries télévisées, d’émissions de divertissement comme Saturday Night Live, et même des humoristes comme Samantha Bee. Ce nouveau corpus permet de retracer chronologiquement les champs de l’oppression féminine (15) et de comprendre la manière dont les rôles de genre opèrent dans la société.

6Le premier chapitre est consacré aux rôles de « vamp », ancêtre de la femme fatale, incarnés par Theda Bara et Barbara Stanwyck. Les études de A Fool There Was (1915) et de Baby Face (1933) visent à mettre en évidence les peurs concernant l’amoralité de ces femmes séductrices et manipulatrices, qui circulaient dans la société de l’époque. Comme nombre de critiques avant elle (on peut citer entre autres Chartier 1946, McArthur 1972, Doane 1991, Mainon and Ursini 2009, Hanson and O’Rawe eds. 2010, Simkin 2014…), Grossman place l’origine du personnage dans les figures d’Eve, de Lilith, de la Belle Dame Sans Merci, ou encore de la femme vampire du poème « The Vampire », de Rudyard Kipling, inspiré du tableau de Philip Burne-Jones (1897) qui ont entre autres donné lieu aux personnages de vamp incarnés par Theda Bara (A Fool There Was, 1915), Louise Brooks (Loulou, 1929), Pola Negri, à la sexualité exotique et menaçante (Madame Dubarry, 1919 ; One Arabian Night, 1920 ; The Wild Cat, 1921), Marlene Dietrich, séductrice désabusée de Blau Angel (1930), et plus tard encore, par Barbara Stanwyck, la femme-enfant faussement fragile de Baby Face. On notera que l’examen des caractéristiques transgressives de ce personnage débouche sur une étude de la censure qui met à jour la lutte sociétale pour réguler le pouvoir féminin.

7Le deuxième chapitre est consacré au film noir classique, genre matriciel de la femme fatale, et au néo-noir, afin de mieux montrer la plasticité de cette figure. Pour cela, Grossman s’appuie sur des films qui ne sont pas de « purs » films noirs : La Féline (1942) à la croisée du film noir et du film d’horreur, et deux films mettant en scène Hedy Lamarr, Ecstasy (1933) et Dishonored Lady (1947). Elle s’attache ensuite à la fois à renforcer et à revoir légèrement la thèse développée dans Rethinking the Femme Fatale, en l’appliquant au personnage interprété par Barbara Stanwyck dans Double Indemnity, dont elle avait initialement concédé, de concert avec la critique unanime, qu’elle était l’archétype même de la femme fatale maléfique. Ici, Grossman se ravise et montre que même ce rôle renvoie davantage à un « prototype de la subjectivité féminine moderne » (53) plutôt qu’à une figure malfaisante.

8Pour Grossman, toutes les femmes fatales, y compris les sociopathes de Leave Her to Heaven (1945) et de The Last Seduction (1994) contiennent une dimension féministe. Ce faisant, elle montre que le genre a été précurseur de la deuxième vague féministe, et étend ainsi sa thèse aux héroïnes du néo-noir. Explorant le positionnement idéologique de ce dernier, elle propose de classer les films en trois catégories : les films féministes, les films post-féministes, et ceux qui se livrent à une critique politique de la construction des identités de genre et des relations de pouvoir entre les sexes (74). Elle voit dans le caractère hyper-réflexif, quasi parodique du néo-noir des années 1980, une représentation émancipatrice de la féminité active et charismatique, et dans les films des années 1990, plus critiques et réflexifs, une mise à distance de la femme fatale en tant que construction médiatique dans un monde obsédé par les images. Pour étayer son propos, elle cite les protagonistes féminins de One False Move (1992), Devil in a Blue Dress (1995), Monster (2003), Girl with a Dragon Tattoo (2011), Gone Girl (2011), et les films noirs de David Lynch Blue Velvet (1986), Lost Highway (1997), Mulholland Drive (2001) (80) qui déconstruisent les stéréotypes de genre (81) et mettent en valeur l’héritage politique du film noir (83). Elle distingue dans ces films noirs contemporains trois avatars féministes de la femme fatale qui se caractérisent soit par une politisation des épreuves auxquelles elle est confrontée, soit par l’exécution d’une vengeance violente, soit par une stylisation postmoderne du personnage qui déconstruit l’idéal féminin.

9Le dernier chapitre s’ouvre sur une analyse de l’héroïne de la comédie noire Election (1999). Il analyse ensuite les héroïnes des séries télévisées Twin Peaks (1990-1991), Alias Grace (2017) et Killing Eve (2018). Ces œuvres continuent, dans la lignée des films noirs contemporains, à mettre à distance le film noir classique et à faire de la femme fatale un outil critique pour déstabiliser les rôles de genre traditionnels en explorant la criminalité féminine liée à l’oppression patriarcale. Elles ont également comme trait commun de représenter des hommes doux et passifs dont la violence intérieure se trouve ravivée lorsque leur masculinité est remise en question. Grossman relie judicieusement cette représentation au mouvement Incel qui participe de la même logique de soumission et de violence passive. L’autrice démontre ainsi que ces œuvres contemporaines sont des véhicules féministes : elle lit Laura Palmer comme tentant d’échapper à l’objectification subie par les femmes ; Alias Grace comme l’exploitation des femmes dans l’industrie du cinéma dans le contexte de #MeToo (120). Elle établit que dans Killing Eve, la malveillance de la femme fatale est liée au non respect des codes sociaux et à des effets de miroirs entre l’enquêtrice et la tueuse à gages. Dans toutes ces œuvres, on retrouve la performance de la féminité déjà à l’œuvre dans le film noir classique, et mise en avant de manière très réflexive comme moyen de survie, montrant aux spectateurs et aux spectatrices que les images peuvent les tromper. L’ouvrage se termine par une définition de la femme fatale élargie à des personnages aussi divers que Mona Demarkov (Romeo Is Bleeding, 1993), Catwoman (Batman Returns, 1992), Imperator Furiosa (Mad Max: Fury Road, 2015), Lorraine Broughton (Atomic Blonde, 2017) Kima Greggs (The Wire, 2002-2008), Buffy (1997-2003), la princesse Mononoké (1997), Xena la guerrière (1995-2001), Olivia Pope (Scandal, 2012-2018), Wonder Woman (2017), Carol Danvers (Captain Marvel, 2019), Peggy Olson (Mad Men, 2007-2015). Tous ces personnages féminins « transgressent les conventions du bien et du mal de manière productive et incarnent des personnages de femmes dynamiques qui utilisent leur corps, leur esprit, les mots, et leur habillement pour critiquer le statu quo, résoudre des problèmes, accomplir leurs désirs et être performantes » (130-131). Ils font écho à l’actualité, et aux propos et actions de femmes politiques américaines comme Elizabeth Warren, Alexandria Ocasio-Cortez, ou Nancy Pelosi (131).

10Sans tomber dans la théorie du reflet, l’ouvrage a le mérite d’établir des parallèles entre les représentations culturelles et les réalités sociales. Il souligne ainsi à la fois la continuité et le changement de la nature des oppressions, faisant de la femme fatale un outil critique opératoire pour explorer les dynamiques de pouvoir entre les sexes. On pourrait reprocher à cet ouvrage son choix de présentation chronologique qui, outre les répétitions et le relatif manque de synthèse qu’il induit, fait qu’on s’attend à un inventaire plus exhaustif des occurrences de femmes fatales dans la culture visuelle étatsunienne. Or, nombre de figures féminines sont finalement exclues du corpus à cause de leurs caractéristiques postféministes, ou antiféministes, alors même qu’elles sont brièvement mentionnées parmi les « neo-noir and postmodern femmes fatales » (74). Contrairement aux apparences, il ne s’agit pas d’un panorama. On voit bien que Grossman a finalement choisi de ne retenir que les figures émancipatrices puisque aucune mention n’est faite des héroïnes de films noirs contemporains à l’idéologie conservatrice, comme par exemple Original Sin (2001), Taking Lives (2004), Derailed (2005), Side Effects (2013), Kill Chain (2019). Tout porte à croire qu’il s’agit en fait d’un choix politique clair : faire une histoire féministe des représentations des femmes qui déstabilise et vise à renverser l’ordre patriarcal, et proposer un argumentaire convaincant sur la pertinence de la notion de femme fatale dans les débats qui ont traversé l’histoire des politiques identitaires. La force du travail de Grossman est de démontrer la plasticité de la femme fatale, qui s’adapte aux évolutions historiques des formes de la domination masculine.

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Bibliographie

Bronfen Elisabeth (2004), « Femme Fatale—Negotiations of Tragic Desire », New Literary History, vol. 35, n° 1, p. 103-116.

Chartier Jean-Pierre (1946), « Les Américains aussi font des films noirs », Revue du cinéma, n° 2, p. 67-70.

Copjec Joan (dir.) (1993), Shades of Noir: A Reader, Londres, Verso.

Cowie Elizabeth (1993), « Film Noir and Women », dans Joan Copjec (dir.), Shades of Noir: A Reader, Londres, Verso, p. 121-166.

Doane Mary Ann (1991), Femmes Fatales: Feminism, Film Theory, Psychoanalysis, New York, Routledge.

Gates Philippa (2011), Detecting Women: Gender and the Hollywood Detective Film, Albany, SUNY Press.

Grossman Julie (2009), Rethinking the Femme Fatale in Film Noir: Ready for her Close Up, Basingstoke, Palgrave Macmillan.

Hanson Helen et Catherine O’Rawe (dir.) (2010), The Femme Fatale:Images, Histories, Contexts, Basingstoke, Palgrave Macmillan.

Hanson Helen (2007), Hollywood Heroines: Women in Film Noir and the Female Gothic Film, Londres, I. B. Tauris.

Kaplan E. Ann (dir.) (1998), Women in Film Noir, Londres, British Film Institute.

Mainon Dominique et James Ursini (2009), Femme Fatale: Cinema’s Most Unforgettable Lethal Ladies, Milwaukee, Limelight.

McArthur Colin (1972), Underworld USA, Londres, British Film Institute.

Simkin Stevie (2014), Cultural Constructions of the Femme Fatale: From Pandora’s Box to Amanda Knox, Basingstoke, Palgrave Macmillan.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Cristelle Maury, « Julie Grossman, The Femme Fatale »Genre en séries [En ligne], 16 | 2024, mis en ligne le 01 mars 2024, consulté le 14 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ges/4654 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ges.4654

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Auteur

Cristelle Maury

Cristelle Maury est maîtresse de conférences en études filmiques anglophones (cinéma étatsunien) à l’Université Toulouse 2 Jean-Jaurès. Ses recherches portent sur le cinéma classique hollywoodien, le néo-noir et le film noir contemporain à travers le prisme des études du genre et des sexualités. Elle a publié plusieurs articles sur le film noir et sur les liens entre critique féministe et cinéma. Elle a co-édité un ouvrage sur les femmes meurtrières au cinéma à l’ère post-féministe (Women Who Kill ; Gender and Sexuality in Film and Series of the Post-feminist Era, Bloomsbury, 2020). Elle travaille actuellement sur le cinéma féministe.

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