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Traductions

« Trouble dans la masculinité : les détectives-héros du film noir hollywoodien des années 1940 »

Frank Krutnik
Traduction de Jules Sandeau

Notes de la rédaction

Traduction de « The “tough” investigative thriller », dans Frank Krutnik, In a Lonely Street: Film Noir, Genre, Masculinity, Londres et New York, Routledge, 1991, p. 92-124.

Texte intégral

  • 1 Un terme signifiant littéralement « dur à cuire », et communément utilisé pour désigner un genre de (...)
  • 2 Frank Krutnik, In a Lonely Street: Film Noir, Genre, Masculinity, Londres et New York, Routledge, 1 (...)

1Dans son livre sur le film noir hollywoodien des années 1940, In a Lonely Street : Film Noir, Genre, Masculinity, Frank Krutnik se concentre sur un ensemble de films qu’il qualifie de thrillers « durs » (tough) ou « hard-boiled1 », et qui dominent selon lui le genre du film criminel pendant cette décennie. Ces films sont « centrés sur les exploits d’un héros masculin enquêtant sur, ou commettant, un crime », et s’inspirent plus ou moins directement des romans et des nouvelles « hard-boiled » ou de leurs « avatars cinématographiques2 ».

  • 3 Ibid., p. 86.
  • 4 Ibid.

2Afin de souligner la diversité des représentations de la masculinité proposées par ces thrillers noir « durs », Krutnik élabore trois grandes catégories, correspondant aux « différentes manières dont le héros tend à être positionné par rapport à l’énigme (la perturbation qui met en mouvement le récit)3 ». Chacun de ces trois modes du thriller « dur » « s’articule autour d’une mise à l’épreuve des compétences du héros – non seulement de ses capacités en tant que détective ou criminel, mais aussi et surtout de sa capacité à se montrer à la hauteur de normes de masculinité plus larges4 ». Krutnik les définit ainsi :

  1. Le thriller d’investigation (the investigative thriller), où le héros, souvent un détective professionnel, cherche à rétablir l’ordre – et, par là-même, à valider sa propre identité – en démasquant et en contrecarrant une conspiration criminelle.

  2. Le thriller de suspense masculin (the male suspense thriller), qui est l’inverse du précédent, en ce sens que le héros se trouve dans une position d’infériorité marquée, tant vis-à-vis des conspirateurs criminels que de la police, et qu’il cherche à retrouver une position de sécurité en éradiquant l’énigme.

    • 5 Ibid.

    Le thriller d’aventure criminelle (the criminal-adventure thriller), dans lequel le héros, généralement aidé d’une femme, est impliqué dans une transgression volontaire ou accidentelle de la loi, et doit faire face aux conséquences de sa transgression5.

  • 6 Ibid., p. 130.
  • 7 Ibid., p. 137.

3Comme le souligne Krutnik, ces modes sont loin d’être mutuellement exclusifs, et s’articulent souvent au sein d’un même film. Certains films noirs sont dominés par l’un de ces modes : Le Faucon Maltais (The Maltese Falcon, 1941), Détour (Detour, 1945) et Le Facteur sonne toujours deux fois (The Postman Always Rings Twice, 1946) peuvent ainsi apparaître respectivement comme emblématiques du thriller d’investigation, du thriller de suspense masculin et du thriller d’aventure criminelle. Mais la plupart des thrillers « durs » se caractérisent par une forte hybridité entre ces différentes modes, à l’image de L’Impasse tragique (The Dark Corner, 1946) et de La Griffe du passé (Out of the Past, 1947), analysés plus bas, dans lesquels le thriller d’investigation se mue en thriller de suspense masculin6. De même Les Tueurs (The Killers, 1946), que Krutnik étudie à la fin du présent texte, articule le mode du thriller d’investigation (à travers l’enquête de Reardon) et celui du thriller de suspense masculin (à travers la trajectoire du Suédois), tout en comportant des éléments relevant du thriller d’aventure criminelle (la relation triangulaire entre le Suédois, Kitty et Big Jim Colfax7).

  • 8 Le traducteur remercie chaleureusement Frank Krutnik et Létitia Mouze pour leur aide. Les titres et (...)

4Nous proposons ici une traduction française8 du chapitre portant sur le premier de ces trois modes, le thriller d’investigation « dur ».

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  • 9 Steven Marcus, introduction à Dashiell Hammett, The Continental Op., Londres, Pan Books, 1975, p. 2 (...)

Être un détective, ce n’est pas juste remplir une fonction sociale ou jouer un rôle social. C’est la réalisation d’une identité.
Steven Marcus9

  • 10 Cf. Frank Krutnik, In a Lonely Street, op. cit., chap. 3 (ndt).
  • 11 Type de fiction policière dans lequel le (ou les) protagoniste(s) font partie des forces de l’ordre (...)
  • 12 Cf. Tzvetan Todorov, The Poetics of Prose, Ithaca, Cornell University Press, 1977, p. 47-48.

5Les détectives privés « durs à cuire » de Dashiell Hammett et Raymond Chandler représentent un fantasme plus physiquement actif que les détectives classiques comme Sherlock Holmes et Hercule Poirot10, mais ils tendent cependant, comme ces derniers, à être valorisés comme des egos unifiés. Le détective privé enfreint plus ouvertement les procédures légales mais, en tant que professionnel indépendant, il incarne néanmoins une loi supérieure à celle que représentent les forces de police et le système judiciaire. Il peut, en outre, dans son activité de détective, renforcer et faire respecter la loi de manière plus efficace et juste. Dans les thrillers centrés sur une figure de détective privé, la vérité n’est pas établie scientifiquement ou systématiquement (comme dans le sous-genre du « policier procédural11 ») et elle n’est pas non plus reconstituée par un raisonnement (comme dans la fiction policière classique). Elle est plutôt imposée par le héros, et sa légitimité découle précisément de la valeur personnelle de ce dernier. Le détective privé se situe entre le monde du crime et la société régulière. Il prouve sa valeur par sa capacité à résister à tout ce qui menace son intégrité – et son statut même de héros actif (c’est-à-dire son professionnalisme masculin, ou sa masculinité professionnelle). Ces menaces découlent de l’énigme, de la perturbation de l’ordre qui met en mouvement le récit (l’enquête du détective étant une tentative de dissiper le mystère qui entoure des événements passés)12.

  • 13 Cf. Frank Krutnik, In a Lonely Street, op. cit., chap. 3 (ndt).
  • 14 Expression que Krutnik emprunte à Freud pour souligner que, dans les fictions populaires à destinat (...)
  • 15 Cf. la note précédente (ndt).

6Le détective privé « dur à cuire » représente une « américanisation » et une masculinisation du détective classique13. Le monde dans lequel il évolue et qu’il cherche à mettre en ordre est comparable à la « Frontière » mythifiée du western, un monde de violence et d’anarchie, dépourvu de tout système d’organisation garantissant ordre et civilisation, et dominé par des hommes forts s’étant autoproclamés figures d’autorité. Le contexte anarchique des « bas-fonds » légitime l’agressivité dont le détective privé fait preuve au cours sa quête de la vérité. Mais l’enjeu principal des histoires de détective privé n’est pas la sauvegarde de la société « normale » – qui peut, comme dans le western, résulter de l’affrontement entre le héros et les forces criminelles/hors-la-loi –, dans la mesure où cet enjeu tend souvent à être éclipsé par ce qui constitue sans doute le véritable moteur du récit : l’affirmation du héros en tant que figure idéalisée et unifiée de puissance et d’invulnérabilité masculine (« Sa Majesté le Moi14 »). Dans l’adaptation du Faucon maltais (The Maltese Falcon, 1941) de Dashiell Hammett par la Warner en 1941, qui inaugure le cycle de films de détectives privés « durs » des années 1940, la valorisation du détective en tant que héros masculin se déroule relativement sans problème. Mais, comme je le montrerai plus bas, il ne s’agit pas d’un film typique des thrillers noirs « durs » des années 1940. Ces films tendent à être obsédés par la déchéance et l’incapacité à atteindre une telle masculinité unifiée et puissante. Il importe de s’attarder un peu sur la manière dont Le Faucon maltais construit son détective-héros comme un « moi idéal15 », afin de mieux souligner ce qui est en jeu dans les films d’investigation « durs » qui sont sortis par la suite.

Le détective comme fantasme d’omnipotence et d’invulnérabilité masculines dans Le Faucon maltais (1941)

  • 16 Cf. Roland Barthes, S/Z, Paris, Seuil, 1970, p. 82.
  • 17 Sur les « gags » et retournements, voir Steve Neale & Frank Krutnik, Popular Film and Television Co (...)

7Cherchant à mettre la main à la fois sur le meurtrier de son partenaire, Miles Archer (Jerome Cowan), et sur la précieuse statuette qui donne son titre au film, Sam Spade (Humphrey Bogart) est confronté à une galerie de personnages qui tentent de le tromper et de l’intimider, mais sur lesquels il a constamment le dessus. Lors de sa première rencontre avec le baron du crime, le corpulent Gutman (Sidney Greenstreet), il semble perdre son sang-froid dans un violent accès de colère (fig. 1). Mais lorsqu’il sort de la chambre d’hôtel de Gutman, Spade se sourit à lui-même (fig. 2). Sa « crise » apparente nous est donc présentée rétrospectivement comme un leurre narratif16, une fausse piste. Lorsque le public comprend ainsi qu’il a été berné, il considère à nouveau Spade comme le maître du scénario. Ce retournement fonctionne ici comme un « gag17 », car il s’agit d’un stratagème qui réaffirme la maîtrise de Spade/Bogart en envisageant la possibilité de sa défaite pour la désavouer immédiatement. En un instant, le héros passe ainsi de l’échec apparent à la maîtrise définitive. Le film rejoue à plusieurs reprises de tels moments de triomphe qui permettent de construire Spade comme une figure possédant une connaissance supérieure à celle transmise au public.

Figures 1 et 2

Figures 1 et 2

Spade semble perdre son sang-froid dans un violent accès de colère, mais la suite de la scène le montre se sourire à lui-même, signe qu’il a en réalité simulé cette perte de contrôle.

8Le film ne cesse de réaffirmer l’autorité de Spade en tant que héros, comme l’illustre une autre scène emblématique : après le meurtre d’Archer, et juste après sa deuxième rencontre avec la femme fatale, la fourbe « Miss Wonderley »/Brigid O’Shaunnessy (Mary Astor), Spade retourne à son bureau et commence à se rouler une cigarette (un motif qui lui est associé tout au long du film, son attitude assurée et nonchalante suggérant une maîtrise imperturbable). Alors qu’il porte la cigarette à sa bouche, l’élégant Joel Cairo (Peter Lorre), qui se révèlera plus tard être un associé de Gutman et Brigid) est introduit dans le bureau par la secrétaire de Spade. Le détective se rassoit et fume tranquillement sa cigarette tandis que, de l’autre côté du bureau, Cairo ne cesse de tripoter son parapluie, sans affronter franchement le regard de Spade qui se contente de répondre laconiquement à ses questions concernant l’« oiseau noir » (fig. 3 et 4). Puis, lorsque l’attention de Spade est détournée par le dictaphone, Cairo se lève de sa chaise et braque un pistolet sur le détective.

Figures 3 et 4

Figures 3 et 4

Cairo tripote nerveusement son parapluie, le regard fuyant, tandis que Spade fume une cigarette avec décontraction.

9Spade est maintenant soumis à Cairo, sa position d’infériorité étant soulignée par le fait qu’il est assis alors que Cairo est debout. Quand Cairo ordonne à Spade de se mettre au milieu de la pièce pour le fouiller, une forte contre-plongée souligne le danger auquel le héros est confronté. Mais c’est alors que, avec un rictus, la cigarette toujours suspendue à ses lèvres, Spade se retourne, puis désarme et frappe Cairo. Alors que Cairo gît inconscient sur le canapé, le détective lui fouille les poches, ce que Cairo avait précisément l’intention de lui faire.

  • 18 De manière significative, dans Adieu, ma belle (Murder, My Sweet, 1944), adaptation du roman de Ray (...)
  • 19 De même, dans Adieu, ma belle, la masculinité de Marlowe est soulignée par contraste avec un « homm (...)

10Ce triomphe de Spade est représenté avec insistance en termes de maîtrise visuelle, par une multiplication de gros plans en caméra subjective lorsque Spade examine les papiers de Cairo (fig. 5). Le regard de Spade coïncide avec celui de la caméra/du public, de sorte que nous « partageons » sa vision supérieure18. Cette identification à l’autorité du regard de Spade réaffirme la maîtrise du héros, à tel point que le film peut se permettre une petite blague renforçant sa masculinité « supérieure » : lorsque Spade renifle le mouchoir de Cairo, il se tourne alors vers lui avec un regard amusé qui nous indique que le mouchoir est parfumé (fig. 6). La maîtrise de Spade est donc explicitement liée au triomphe de la masculinité « dure » sur un adversaire déviant/efféminé. Gutman est également associé à une sexualité masculine « déviante » par l’attachement ambigu qu’il manifeste à l’égard de son jeune bras droit, Wilmer (Elisha Cook Jr.)19.

Figures 5 et 6

Figures 5 et 6

Spade examine les papiers de Cairo dans un plan subjectif qui permet au public de partager la « vision supérieure » du héros, puis constate avec un sourire amusé que le mouchoir de Cairo est parfumé.

11Le Faucon maltais idéalise clairement Spade en tant qu’incarnation de la puissance phallique auto-suffisante : il n’est redevable à personne, incarnant et faisant respecter la loi. La fin du film en est peut-être l’illustration la plus frappante : le détective détermine alors à qui incombera le fardeau de la culpabilité – en désignant la femme, incarnation de la différence sexuelle, comme la responsable. Dans cette restauration finale de l’ordre qui exclut le féminin, la masculinité valorisée en la figure de Spade, détective et héros puissant, se définit clairement par une fuite des responsabilités de la famille et de la vie sociale normale, mais aussi de tout engagement envers autrui. La ville de San Francisco, où se déroule l’histoire, devient un terrain de jeu violent où le courage masculin du héros est confronté à une série d’épreuves dangereuses, et ce décor est nettement séparé de tout espace domestique, de la famille et de la routine du quotidien. Le film et Spade lui-même prennent clairement leurs distances vis-à-vis de la « vie rangée » – comme l’illustre tout particulièrement l’attitude cynique du héros à l’égard du mariage et de toute obligation sociale (dont témoigne par exemple la désinvolture avec laquelle il entretient une relation adultère avec la femme d’Archer).

12La valorisation du héros masculin invulnérable exige donc de négocier avec précaution le problème posé par la différence sexuelle (qui menace évidemment l’autosuffisance du héros en tant que phallus). En effet, les femmes font peser deux types de menaces sur le détective privé « dur ».

  • 20 Cf. Laura Mulvey, « Afterthoughts… inspired by Duel in the Sun », Framework, n° 15-17, 1981, p. 14.

131) D’une part, les femmes peuvent représenter les « dangers » liés au fait de se civiliser, de se ranger. De même que, à la fin de westerns comme La Poursuite infernale (My Darling Clementine, 1946), L’Homme des vallées perdues (Shane, 1953) et La Chevauchée de la vengeance (Ride Lonesome, 1959), le héros rejette l’intégration sociale/romantique pour partir seul dans la nature sauvage20, exorcisant ainsi la menace que représente la fin de l’indépendance masculine, les histoires de détective privé se terminent souvent sur un héros seul, prêt à s’embarquer dans une nouvelle aventure, libre de toute entrave sociale ou (hétéro)sexuelle. Les femmes occupent une place importante dans ces récits, mais seulement en tant que conquêtes, c’est-à-dire en tant que témoins des prouesses sexuelles du héros. Cela permet d’éviter qu’elles concurrencent ou perturbent son activité de détective – le moyen par lequel il peut s’affirmer et se définir hors de tout carcan (et ce encore et encore dans le cas de héros de séries comme Philip Marlowe ou Continental Op).

  • 21 Ce détachement apparaît tout particulièrement dans la narration à la première personne de Marlowe – (...)

14L’œuvre de Raymond Chandler est particulièrement intéressante à cet égard, dans la mesure où elle tend à représenter les relations de couple comme l’un des facteurs principaux de la corruption de l’intégrité de Marlowe, contre laquelle celui-ci lutte perpétuellement. En révélant que des femmes comme Velma/Mrs Grayle (Farewell, My Lovely) ou les sœurs Sternwood (The Big Sleep) sont des criminelles fondamentalement indignes de confiance, le détective de Chandler confirme indirectement qu’il a raison de rester sans attaches21. Les femmes ne peuvent faire que de brèves apparitions qui ne compromettent pas le statut et la trajectoire de Marlowe en tant que détective privé, comme le confirment les problèmes rencontrés par l’écrivain dans la rédaction de son dernier roman (inachevé) centré sur Marlowe, The Poodle Springs Story (1959). Comme l’écrit Chandler dans une lettre à Maurice Guinness :

  • 22 Raymond Chandler, in Dorothy Gardiner et Sorley Walker (dir.), Raymond Chandler Speaking, Londres, (...)

Le mariage, même avec une fille bien, ne cadre pas du tout avec son personnage. Je l’imagine toujours dans une rue déserte, dans des chambres vides, perplexe mais jamais vraiment défait. P.S. J’ai écrit qu’il était marié à une femme riche et croulait sous l’argent, mais je ne pense pas que cela durera22.

152) Plus clairement dangereuses sont les femmes qui ont rejeté le rôle conventionnel d’épouse/mère – les femmes fatales, séduisantes mais ambitieuses, qui figurent très souvent dans les thrillers « durs ». Dans Le Faucon maltais, le danger représenté par cette figure féminine est parfaitement contrôlé : en 1941, Mary Astor est indéniablement une star « mûre » qui, dans cette adaptation de Hammett, n’est jamais l’objet d’une érotisation comparable à celle que l’on trouve dans des thrillers ultérieurs tels que Les Tueurs (The Killers, 1946), Le Facteur sonne toujours deux fois (The Postman Always Rings Twice, 1946) et En marge de l’enquête (Dead Reckoning, 1947). Par conséquent, Spade parvient très facilement à résister à l’attrait du plaisir sexuel, car, contrairement aux héros de ces autres films, il ne risque jamais vraiment d’être submergé par son désir pour la femme érotique. Brigid ne menace jamais véritablement sa rationalité, sa maîtrise ou son indépendance masculine.

  • 23 Christine Gledhill, « Klute Part 1: A Contemporary Film Noir and Feminist Criticism », dans E. Ann (...)
  • 24 Cf. Frank Krutnik, op. cit., p. 36-38 (ndt).
  • 25 Sur ce point, voir notamment le chapitre 10 du livre, consacré à En marge de l’enquête (Dead Reckon (...)

16Brigid n’est qu’une des nombreuses épreuves auxquelles Spade est confronté au cours de son enquête, alors que, comme l’a suggéré Christine Gledhill23, dans de nombreux thrillers « durs » ultérieurs, la femme est souvent l’objet principal de la quête du héros. Lorsque, à partir de 1944, les studios hollywoodiens commencèrent à produire des thrillers « hard-boiled » de manière concertée24, ils ont eu tendance à introduire une histoire d’amour hétérosexuelle, ou à lui donner plus d’importance, de sorte que, souvent, l’accent n’était plus mis sur l’intrigue criminelle mais sur l’obsession érotique du héros. L’histoire d’amour complique la trajectoire linéaire de la quête du héros et, dans le cas des thrillers d’investigation, la place centrale de la femme perturbe le narcissisme masculin qu’implique à fois la figure de l’enquêteur solitaire et la trajectoire de sa mission (à travers laquelle il réalise son identité au sein d’un univers masculin). Plus la femme est importante, plus il devient difficile de célébrer le système de valeurs exclusivement masculin qui est souvent au cœur des histoires de détective privé et d’autres types de thrillers d’investigation « durs »25. Comme je l’ai déjà suggéré, pour rester un représentant incontesté de la loi, le détective privé doit se prémunir de toute relation de couple. Raymond Chandler condamnait même tous les films de détective hollywoodiens parce qu’il les considérait comme fondamentalement dénaturés par l’inclusion d’une histoire d’amour :

  • 26 Cité par William Luhr, « Raymond Chandler and The Lady in the Lake », Wide-Angle, 6(1), 1984, p. 30

Il n’existe aucun film de détective vraiment bon, parce que le héros tombe toujours amoureux d’une fille, alors que le trait distinctif du détective est précisément que, en tant que détective, il ne tombe amoureux de personne. Il est le justicier vengeur qui met de l’ordre dans le chaos, et articuler cela à une histoire d’amour cliché est ridicule. Mais à Hollywood, il est impossible de faire un film qui ne soit pas avant tout une histoire d’amour, c’est-à-dire une histoire dans laquelle le sexe est primordial26.

  • 27 L’adaptation du Faucon maltais réalisée par John Huston n’avait pas vraiment eu à affronter ce prob (...)

17Cette introduction d’histoires d’amour dans les histoires de détective « hard-boiled » signifiait que les films devaient affronter ce que la fiction écrite pouvait beaucoup plus facilement réprimer ou éluder : la question de savoir comment l’hétérosexualité pouvait être conciliée avec un tel fantasme obsessionnellement phallocentrique sans provoquer son effondrement27.

  • 28 Hawks lui-même a d’ailleurs déclaré : « Chaque fois que j’entends parler d’une histoire, mon premie (...)
  • 29 Dans ses films, Hawks manifestait un intérêt constant pour un certain type de relations hétérosexue (...)

18Un film particulièrement intéressant à cet égard – bien qu’il ne soit pas du tout typique de la majorité des thrillers « durs » – est Le Grand sommeil (The Big Sleep, 1946), produit par la Warner, adapté du premier roman de roman de Raymond Chandler mettant en scène Philip Marlowe, réalisé par Howard Hawks et donnant une fois de plus à Humphrey Bogart le rôle d’un détective privé « dur à cuire ». Alors que le film Adieu, ma belle (Murder, My Sweet, 1944), lui aussi adapté d’un roman de Chandler, déstabilisait la figure du détective privé – en prenant constamment le contrepied du Marlowe du roman, qui restait relativement maître de lui-même –, Le Grand sommeil s’emploie plutôt à décentrer l’intrigue criminelle. Hawks était un réalisateur connu pour ses films d’action dramatiques tels que Le Harpon rouge (Tiger Shark, 1932), Seuls les anges ont des ailes (Only Angels Have Wings, 1939) et Air Force (1943), ainsi que pour ses comédies déjantées telles que Train de luxe (Twentieth Century, 1934), L’Impossible Monsieur Bébé (Bringing up Baby, 1938) et La Dame du vendredi (His Girl Friday, 1940), mais dans bon nombre de ses films dramatiques, il privilégiait le développement des éléments légers et comiques par rapport au traitement « sérieux » des questions dramatiques. On peut notamment penser au Port de l’angoisse (To Have and Have Not, 1944), dans lequel le débat entre interventionnisme et isolationnisme qui était au cœur de Casablanca (1942), est constamment éclipsé par la relation « divertissante » entre Harry Morgan (Humphrey Bogart) et Slim (Lauren Bacall), ou encore à La Rivière rouge (Red River, 1948), où la confrontation violente entre le représentant de la loi, le sévère Tom Dunson (John Wayne), et le « fils de substitution », Matthew (Montgomery Clift), qui s’est rebellé contre son autorité, se transforme à la dernière minute en une réconciliation comique (en grande partie grâce à l’intervention d’une femme, Tess/Joanne Dru)28. De même, Le Grand sommeil est remarquable par sa manière d’introduire de la légèreté dans les conventions du récit de détective privé « dur à cuire ». L’atmosphère habituelle de ce type de récits – caractérisée par une violence latente, des comportements et des dialogues « musclés » – est atténuée au profit d’une ambiance plus légère. Bogart et Bacall partagent à nouveau l’affiche, comme dans Le Port de l’angoisse, et l’enjeu du film est bien plus la consolidation du couple hétérosexuel « hawksien29 » que la résolution de l’énigme (d’où la complexité de l’intrigue criminelle, qui a souvent été notée, et qui est liée au peu d’attention portée à cet aspect du scénario). Le film fait jouer Bacall contre les connotations de femme fatale de son personnage, Vivien Sternwood, et le film tend également à souligner le contraste entre Bogart et l’image de Marlowe : en faisant une blague sur le fait qu’il est trop petit pour être un détective privé ; en le montrant jouer un « rat de bibliothèque » efféminé ; et en ménageant des scènes d’amour légères avec Bacall et Dorothy Malone (qui joue une employée de librairie avec laquelle il passe un après-midi). Dans un renversement générique typiquement hawksien, le réalisateur met en avant les femmes, dont le rôle est traditionnellement limité dans les films « hard-boiled » : même le chauffeur de taxi avec lequel le détective noue immédiatement un lien – comme dans Les Passagers de la nuit (Dark Passage, 1947) et La Griffe du passé (Out of the Past, 1947) – s’avère être une femme.

19Cependant, dans la majorité des thrillers « durs » produits à partir de 1944, l’articulation entre l’enquête et l’histoire d’amour est très différente. Tandis que Le Faucon maltais se caractérisait par un contrôle strict du féminin – pas seulement des femmes elles-mêmes, mais de toute définition non « dure » de la sexualité masculine –, Le Grand Sommeil soumet précisément le héros solitaire « dur » à une série de renversements. Mais de nombreux thrillers « durs » des années 1940 sont tellement dominés par l’éthique de la dureté masculine qui caractérise les récits d’investigation « hard-boiled », qu’ils peinent à imaginer des représentations « alternatives » des femmes comme de la sexualité et de l’identité masculines. En effet, comme je l’ai déjà suggéré, la place importante accordée à l’histoire d’amour transforme le récit d’affirmation masculine en un type d’histoire très différent. Comme l’affirme Christine Gledhill :

  • 30 Christine Gledhill, op. cit., p. 15.

L’enquête – la récolte des indices et les déductions – est parasitée par la relation du héros avec la femme qu’il rencontre, et ce sont les aléas de cette relation qui déterminent les rebondissements de l’intrigue. (…) Le film noir explore les secrets de la sexualité féminine et du désir masculin dans le cadre de rapports de soumission et de domination30.

20Toutefois, cette déstabilisation de l’affirmation masculine ne doit pas être attribuée uniquement, ni même principalement, à la présence d’une femme sensuelle et prédatrice. Ce qui est en cause dans ces films, c’est une remise en question plus profonde de l’identité masculine et du système de légitimation de l’autorité masculine, qui est moins provoquée par la femme que simplement activé par elle.

  • 31 Sur ces thrillers de Cagney, voir la section sur le film de gangsters dans l’annexe 2 de cet ouvrag (...)
  • 32 Les deux ne sont pas nécessairement exclusifs : Chris Cross, par exemple, est clairement masochiste (...)
  • 33 C’est sans doute dans la série des Mike Hammer, de Mickey Spillane, que l’on trouve l’exemple le pl (...)

21Le héros à la Sam Spade, invulnérable et sûr de lui, est rare dans les thrillers « durs » des années 1940. En effet, on peut voir Spade comme occupant une position précaire entre, d’une part, une affirmation psychopathique de la masculinité – incarnée par des héros psychotiques tels que Robert Manette (Gene Kelly) dans Vacances de Noël (Christmas Holiday, 1944), Chris Cross (Edward G. Robinson) dans La Rue rouge (Scarlet Street, 1945), Sam Wild (Lawrence Tierney) dans Né pour tuer (Born to Kill, 1947), Dixon Steele (Humphrey Bogart) dans Le Violent (In a Lonely Place, 1950) et les gangsters joués par James Cagney dans L’Enfer est à lui (White Heat, 1949) et Le Fauve en liberté (Kiss Tomorrow Goodbye, 1950)31 – et, d’autre part, une déficience masculine masochiste. La représentation de la masculinité dans les thrillers « durs » des années 1940 oscille entre ces deux extrêmes, entre la présence excessive et l’absence radicale des qualités qui définissent Sam Spade32. En effet, si l’on considère les thrillers « durs » des années 1940 dans leur ensemble, on constate que Sam Spade représente un déni évident des problèmes posés par les tendances conflictuelles au cœur de l’identité et de la sexualité masculines, qu’un grand nombre de films noirs ultérieurs vont mettre en évidence et tenter de gérer. Bien que l’homme psychotique soit une source évidente de fascination dans bon nombre de ces films, il est le plus souvent, dans les thrillers d’investigation, le méchant plutôt que l’enquêteur, la source du désordre qui doit être combattu plutôt que l’agent de la loi – même si des films d’investigation centrés sur des vétérans, comme Pris au piège (Cornered, 1945), Le Dahlia bleu (The Blue Dahlia, 1946) et En marge de l’enquête (Dead Reckoning, 1947), remettent en question le héros enquêteur comme incarnation de la loi, en soulignant sa propension aux excès de violence33.

22À travers une sélection de thrillers « durs », nous allons maintenant examiner les relations entre le récit d’investigation, la représentation des femmes et le portrait d’une masculinité déchue et défaillante, en nous concentrant sur deux autres films de détective privé des années 1940, L’Impasse tragique (The Dark Corner, 1946) et La Griffe du passé (Out of the Past, 1947), dont les protagonistes s’écartent sensiblement des héros à la Sam Spade. Ces deux films représentent précisément la position de puissance et de connaissance incarnée par le détective « dur à cuire » comme un idéal perdu ou inatteignable. Nous nous pencherons ensuite sur Les Tueurs (The Killers, 1946), un film hybride qui compte parmi les thrillers les plus complexes des années 1940. Ce film contient non seulement l’une des représentations les plus frappantes de faillibilité masculine, mais scinde également la figure du héros en deux incarnations de la masculinité radicalement opposées, et s’avère ainsi extrêmement utile pour mettre en évidence les enjeux qui traversent plus largement les films d’investigation « durs ».

L’Impasse tragique (1946) et La Griffe du passé (1947) : aspiration à l’échec et masochisme masculin

  • 34 Sur les thrillers « semi-documentaires » des années 1940, voir l’annexe 2 (Frank Krutnik, op. cit., (...)

23Au début de L’Impasse tragique (The Dark Corner, 1946) – réalisé par Henry Hathaway, auteur de plusieurs thrillers « semi-documentaires34 » –, le détective privé Bradford Galt (Mark Stevens) apparaît clairement plus vulnérable que Sam Spade. Envoyé en prison après avoir été piégé par son partenaire Tony Jardine (Kurt Kreuger), Galt, brisé et traumatisé, se retrouve, à sa sortie, victime d’une nouvelle conspiration criminelle. Un marchand d’art corrompu, Hardy Cathcart (Clifton Webb), engage le brutal Stauffer (William Bendix) pour forcer Galt à tuer Jardine. Lorsque ce plan échoue, Jardine est éliminé par Stauffer qui, sous les ordres de Cathcart, cherche à faire accuser Galt du meurtre.

24Tandis que Galt ignore l’identité des conspirateurs, le public en est informé très rapidement. Alors que Sam Spade sait parfois plus de choses que le public du film, ce qui permet de souligner sa supériorité, Galt est placé dans une position nettement inférieure, essayant tout au long du film de découvrir des informations déjà détenues par les spectateur·ice·s. Le rapport du public à l’enquête et au héros est très différent dans ce film et dans Le Faucon maltais. Même à la fin du film, Galt ne se tire pas lui-même d’affaire et ne se rachète donc pas en tant que héros actif. Après avoir découvert le rôle central de Cathcart dans les machinations dont il est la victime, Galt tente de faire avouer le marchand d’art, mais ce dernier parvient à retourner la situation. Alors que Cathcart est sur le point de tuer le détective, il est lui-même abattu par sa femme, Mari (Cathy Downs), qui a découvert qu’il était responsable du meurtre de Jardine, son amant. Bien que l’énigme soit résolue et que les criminels soient finalement traduits en justice, Galt n’est toujours pas, à la fin du film, le principal agent du retour à l’ordre.

25Cela suggère que c’est précisément l’échec du héros à incarner une masculinité « dure » et active qui est au cœur de la matrice fantasmatique de L’Impasse tragique. Galt semble essayer de s’affirmer en tant que détective et en tant qu’homme en résolvant l’énigme, mais cet objectif apparent cache en réalité un fantasme masochiste masculin moins facilement avouable. Au lieu de chercher à dévoiler et vaincre la conspiration, et à s’imposer ainsi comme une figure de la loi, Galt trouve constamment des excuses pour ne pas le faire. À un moment, il se lamente : « Je suis peut-être stupide, mais je sais quand je suis battu ». Plus tard, il se complait dans un défaitisme extrême : « Je suis à bout. Je suis acculé dans une impasse et je ne sais pas qui me frappe ». La persécution criminelle orchestrée par Cathcart rend possible l’expression d’un tel fantasme masculin transgressif dans lequel le désir d’échouer à devenir un héros puissant se substitue au désir d’accéder à une identité unifiée sous le régime de la loi. Il convient de s’attarder ici sur la signification d’un tel fantasme masochiste.

  • 35 Gaylyn Studlar, « Masochism and the Perverse Pleasures of Cinema », dans Bill Nichols (dir.), Movie (...)
  • 36 Gilles Deleuze, Présentation de Sacher-Masoch. Le froid et le cruel, Paris, Les Éditions de Minuit, (...)
  • 37 Gaylyn Studlar, op. cit., p. 606.
  • 38 Ibid.
  • 39 Ibid., p. 609.

26Dans son article « Masochism and the Perverse Pleasures of Cinema35 », Gaylyn Studlar (s’appuyant sur l’analyse deleuzienne des romans de Leopold von Sacher-Masoch36) suggère que le fantasme masochiste masculin ne s’enracine pas dans le conflit œdipien lui-même, comme le soutenait Freud, mais plutôt dans le désir de symbiose préœdipienne avec la mère37. Alors que Freud voyait dans le masochisme masculin l’adoption par le sujet masculin d’une position passive et féminine afin d’apaiser le père et d’exorciser l’angoisse de castration en se faisant passer pour « castré », Studlar souligne au contraire la centralité de la mère dans de tels scénarios38. Le masochiste masculin cherche à renier son identité masculine et à se soumettre à la mère, figure idéalisée comme puissante et complète (plutôt que comme castrée ou caractérisée par le manque). La passivité du masochiste – notamment la répétition de la perte et « l’éternelle attitude masochiste d’attente et souffrance suspendue39 » – témoigne donc d’un désir d’expulser le phallus de sa position de signifiant de l’autorité paternelle et de la différence sexuelle. Studlar en examine la logique :

  • 40 Ibid., p. 606.

Deleuze soutient que le surmoi punitif du père et la sexualité génitale sont symboliquement châtiés chez le fils, qui doit expier sa ressemblance avec le père. La douleur expulse symboliquement le père et « trompe » le surmoi. Ce n’est pas le fils qui est coupable, mais le père qui tente de s’interposer entre la mère et l’enfant40.

27La dimension masochiste des scénarios d’échec et de passivité, représentée par la trajectoire de Galt, est soulignée par l’importance inhabituelle que ce film donne à une figure féminine « positive », la secrétaire/petite amie de Galt, Kathleen (Lucille Ball). Galt est constamment présenté comme dépendant de Kathleen, figure nourricière qui lui remonte le moral et le protège de l’agitation du monde masculin du crime et de l’enquête, du régime de la « mise à l’épreuve masculine » dans lequel les machinations de Cathcart le forcent à entrer. De plus, elle ne cesse de critiquer sa profession de détective privé, l’encourageant à abandonner ce régime masculin « dur » et le réprimandant lorsqu’il s’obstine à adopter une attitude masculine « dure » (« Tu as peur des émotions. Tu gardes ton cœur enfermé dans un coffre-fort »).

28Ainsi, Galt est tiraillé entre (1) la trajectoire de l’enquête, où l’achèvement de la quête signifie son affirmation en tant que détective et en tant qu’homme, et (2) l’abandon de la quête, et l’« échec » manifeste de l’accession à une telle position.

29Comme je l’ai suggéré, le récit résout ce problème en permettant l’élucidation de l’énigme tout en refusant à Galt un rôle actif dans cette résolution. Cathcart, la figure paternelle persécutrice, est éradiquée non pas par Galt mais par Mari, une deuxième femme. Mari usurpe l’autorité paternelle de Cathcart afin de l’éliminer, en tirant avec son arme avant qu’il ne puisse utiliser la sienne, exonérant ainsi Galt de toute culpabilité œdipienne (qui résulterait de sa confrontation avec le « père »). En divisant la figure de la femme entre, d’un côté, Kathleen, la mère nourricière et « orale », et de l’autre, Mari, la mère « phallique » toute puissante, le film peut proposer une résolution du récit qui ne passe pas par une affirmation de la loi masculine ou par une identification sans heurt de Galt aux normes de masculinité.

  • 41 Sur les « films de couples hors-la-loi », voir l’annexe 2 (Frank Krutnik, op. cit., p. 213-226).

30La Griffe du passé (Out of the Past, 1947), l’un des thrillers « durs » les plus « traumatisés », met en scène un héros encore plus chaotiquement divisé que Bradford Galt. Jeff Markham (Robert Mitchum) est un détective privé « dur à cuire » engagé par Whit Sterling (Kirk Douglas) pour retrouver sa maîtresse, Kathie Moffett (Jane Greer). Kathie a tiré sur Whit et s’est enfuie avec 40 000 dollars. Jeff la retrouve à Acapulco mais tombe amoureux d’elle et ne prévient donc pas Whit. Les amants s’enfuient à San Francisco, où ils mènent une vie de misère comme les couples hors-la-loi de films tels que Jenny, femme marquée (Shockproof, 1949)41, mais ils ne parviennent pas à y trouver la paix, hantés qu’ils sont par la peur que Whit les retrouve. Ce qui devait arriver arriva : ils sont repérés par Fischer (Steve Brodie), l’ex-partenaire de Jeff, qui essaie de les faire chanter avant d’être froidement abattu par Kathie. Jeff est stupéfait et désabusé lorsqu’il découvre la violence de Kathie et le fait qu’elle lui avait menti lorsqu’elle lui avait dit qu’elle n’avait pas l’argent de Whit. En conséquence de quoi Kathie s’enfuit, laissant Jeff enterrer le corps de Fischer.

  • 42 Il existe certaines différences significatives entre La Griffe du passé et le roman dont il est tir (...)

31Jeff cherche alors à fuir son passé en devenant garagiste dans la petite ville isolée de Bridgeport, sous le nom de Jeff Bailey. Mais il est retrouvé par l’homme de main de Whit, Joe Stephanos (Paul Valentine), et convoqué chez Whit, au lac Tahoe, où il découvre que Whit et Kathie sont à nouveau ensemble. Whit dit à Jeff qu’il oubliera ses transgressions passées s’il accomplit une mission pour lui : récupérer les documents fiscaux de Whit chez un avocat, Leonard Eels (Ken Niles), à San Francisco. Jeff accepte à contrecœur, pour être quitte avec Whit et pouvoir s’installer en couple avec sa petite amie, Ann (Virginia Huston). Mais cette mission se révèle être un coup monté visant à faire inculper Jeff pour le meurtre d’Eels. Jeff tente de déjouer le piège de Whit mais échoue et s’enfuit à Bridgeport, poursuivi à la fois par la police et par Whit. Il espère s’en sortir en utilisant les documents fiscaux qu’il a obtenus à San Francisco pour négocier avec Whit. Mais ce plan est contrecarré lorsque Kathie tue Whit afin de l’empêcher de la livrer à la police pour le meurtre de Fischer. À nouveau sous l’emprise de Kathie, Jeff est contraint de partir avec elle, mais au lieu d’aller encore une fois se cacher au Mexique, il fonce délibérément dans une embuscade de la police. Réalisant qu’il l’a trahie, Kathie l’abat avant d’être elle-même tuée par la police42.

32Ce synopsis rend compte de la complexité de l’histoire, qui se déploie sur une longue période de temps et dans une série de lieux inhabituellement variés (New York, Acapulco, San Francisco, Bridgeport), à l’opposé du Faucon maltais, dont l’histoire se déroule dans un décor plus réduit et cohérent (consistant principalement en un petit nombre d’intérieurs). Cette étendue chronologique et géographique suggère l’impossibilité pour Jeff de garder le contrôle de l’histoire (comme Spade le fait si facilement), qui est corrélative de sa difficulté à accéder à une identité unifiée. La complexité de l’histoire, et la désintégration concomitante du sentiment de contrôle du héros, est exacerbée par la manière dont le récit est construit. Le film s’ouvre avec Joe Stephanos qui arrive à Bridgeport à la recherche de « Jeff Bailey », et c’est à la faveur d’un flashback que nous prenons connaissance des événements passés, lorsque Jeff les relate à Ann tandis qu’ils roulent vers le lac Tahoe. Cette structure narrative permet de présenter la liaison de Jeff avec Kathie comme le passé traumatique qu’il doit refouler pour vivre une vie « normale », alors que ce refoulé refait surface et bouleverse l’existence tranquille qu’il mène dans la petite ville de Bridgeport. Ce qui est en jeu dans ce flashback subjectif est la déchéance du héros « dur », qui passe d’une position de pouvoir symbolisée par son statut de détective privé « dur à cuire » à une situation où sa masculinité et son identité sont brisées, anéanties. Il est intéressant d’examiner en détail cette histoire de héros déchu, afin de comprendre en quoi le « noyau traumatique » de La Griffe du passé représente une remise en question radicale du fantasme de masculinité autonome et omnipotente qui caractérise Le Faucon maltais.

33La première scène du flashback, qui se déroule dans le bureau new-yorkais de Whit, présente Jeff comme l’archétype du détective privé « dur ». Pendant la discussion, il est assis dans un fauteuil, dans une position décontractée (fig. 8), indifférent à la mission que lui propose Whit (c’est-à-dire au fait de prouver qu’il est un homme à un représentant de l’autorité masculine). Dans cette scène où des hommes mesurent leur virilité, Whit et Jeff s’imposent, notamment par leur maîtrise de la parole, comme des figures masculines supérieures, par contraste avec Joe (un homme colérique et agité qui fait les cent pas) (fig. 7) et à Fisher (qui tente de prouver sa « dureté » avec une blague lamentablement mauvaise : « Une femme avec un flingue est aussi habile qu’un mec avec une aiguille à tricoter »). En acceptant la mission de Whit (retrouver Kathie), Jeff accepte un « contrat masculin » dans le cadre duquel il va prouver sa valeur en tant que détective privé « dur » et en tant que représentant de Whit.

Figures 7 et 8

Figures 7 et 8

Joe, colérique et agité, fait les cent pas, tandis que Jeff reste tranquillement assis dans son fauteuil, dans une position décontractée.

34Une scène ultérieure, qui se déroule dans l’hôtel de Jeff à Acapulco, met en avant le « pacte masculin » qui sous-tend la quête de Jeff, et constitue une inversion manifeste de la première rencontre entre les deux hommes. Whit et Joe rendent une visite inattendue à Jeff au moment où il fait ses bagages pour partir (avec Kathie). À l’opposé du calme qu’il exhibait dans la première scène, Jeff est maintenant extrêmement anxieux et tente de dissimuler sa nervosité en jouant le « dur à cuire » (fig. 9 et 10). À New York, la façon de parler et l’attitude « dures » de Jeff étaient naturelles et contrôlées, alors qu’il s’agit ici clairement d’une performance. Il craint que Kathie n’arrive et ne vende ainsi la mèche à Whit. Le héros est ici particulièrement vulnérable vis-à-vis de l’autorité masculine de Whit, qu’il a transgressée en voulant s’approprier la femme. Le contrôle de la situation continue d’échapper à Jeff lorsqu’ils vont boire un verre au bar. Il s’arrête net lorsqu’il aperçoit, de dos, une femme habillée comme Kathie, puis, alors que les trois hommes sont assis à une table, il renverse un verre lorsqu’il voit Kathie entrer dans l’hôtel, une maladresse qui témoigne de la panique qui s’empare alors de lui. Si Whit et Joe repartent sans remarquer Kathie, ils se sont aperçus de l’inquiétude de Jeff (Whit lui dit qu’il « a l’air nerveux »). En outre, Jeff ne peut pas rompre son contrat avec Whit, ce qui le libèrerait un peu de la culpabilité de la transgression. En effet, quand Whit part de l’hôtel, il déclare à Jeff, avec un sourire contrôlé et menaçant : « Je vire les gens, mais personne ne me lâche ».

Figures 9 et 10

Figures 9 et 10

Jeff ne parvient pas à dissimuler son inquiétude lorsque Whit lui rend une visite inattendue à Acapulco, au moment même où il faisait ses bagages pour s’enfuir avec Kathie.

  • 43 La Griffe du passé se rapproche en cela des thrillers d’aventure criminelle analysés plus loin [dan (...)

35Cette séquence se déroule le lendemain du jour où Jeff a consommé sa relation avec Kathie. Leur liaison est transgressive non seulement parce qu’elle est la maîtresse de Whit et qu’on peut donc considérer qu’elle déclenche la révolte œdipienne de Jeff, mais aussi parce que Jeff se met délibérément en position de soumission vis-à-vis d’elle ; et ce faisant, il ne cherche pas simplement à se mettre à la place (masculine) de Whit vis-à-vis de Kathie, mais il tente plutôt de nouer avec elle une relation qui porte la marque du fantasme préœdipien. Dans son amour pour elle, il transgresse donc le régime de l’autorité masculine dans son ensemble. Là où Whit désire reprendre possession de Kathie, réaffirmer son contrôle sur elle, Jeff se met au contraire sous son contrôle – niant au passage le statut de « mauvais objet » de Kathie (lié au fait qu’elle a tiré sur Whit et volé son argent), ainsi que ses obligations post-œdipiennes en tant que représentant de Whit, son « père ». La représentation de cette histoire de la « chute » de Jeff, telle que le héros la confesse à Ann, souligne très clairement que c’est Jeff lui-même, et non Kathie, qui est responsable de cette déchéance. Cela est à nouveau mis en évidence vers la fin du film, lorsque, après que Kathie a tué Whit, Jeff l’accuse de l’avoir trahi, et qu’elle lui répond : « Je n’ai jamais prétendu être autre chose que ce que je suis. Tu voulais juste imaginer que je l’étais. C’est pour ça que je t’ai quitté ». En d’autres termes, il ne s’agit pas tant de l’histoire d’une femme fatale transgressive que celle d’un héros « dur » qui cause sa propre destruction en renonçant volontairement à ses « responsabilités d’homme43 ». L’important ici n’est donc pas tant Kathie et son statut de femme manipulatrice, que les problèmes engendrés par le conflit entre le désir de Jeff d’échapper à ses responsabilités et le pouvoir de la loi patriarcale qui définit ce que doivent être l’identité et les désirs masculins. En déniant à Kathie le statut de « femme phallique » cherchant à usurper l’autorité masculine, Jeff la constitue en « mère orale », complète, source de plénitude maternelle.

  • 44 Dans l’influent « Plaisir visuel et cinéma narratif », Laura Mulvey propose de distinguer voyeurism (...)

36Comme dans L’Impasse tragique, le détective privé cherche à échapper à la masculinité qu’il incarne dans le cadre de son travail. Ceci est particulièrement mis en évidence dans la narration en voix-off de Jeff, dont la fonction est complexe puisqu’elle sert non seulement à reconstituer l’histoire de la chute de Jeff, mais aussi à instaurer une distance vis-à-vis d’elle en établissant une distinction entre Jeff comme voix et Jeff comme agent actif, entre « Bailey » et « Markham ». Au début du flashback, la narration de Jeff prend la forme du discours obsessionnellement « dur à cuire » de la séquence à New York et des scènes entre les trois hommes à l’hôtel d’Acapulco. Mais les descriptions que Jeff fait de Kathie en voix-off deviennent obsessionnellement romantiques. Par exemple, lorsqu’il l’attend sur la plage d’Acapulco, faisant les cent pas face à la mer scintillant sous le clair de lune, la voix-off commente : « Elle arriva comme si elle sortait de l’école. Et tous mes problèmes disparurent comme un bateau s’évanouit au loin lorsqu’il touche l’horizon (And then she’d come along like school was out. And everything else was just a stone you sailed at the sea) ». Son langage semble alors dépouillé de sa « dureté » sous l’effet de son désir pour Kathie comme image de plénitude. Et ce n’est pas juste le langage « dur » (dont les femmes sont bien sûr exclues) qui a disparu ici, mais aussi le pouvoir que le détective-héros exerce par le regard. Il est ébloui par Kathie : il ne désire plus enquêter sur elle, la constituer en objet de son regard masculin professionnel (relayant le regard de Whit), mais cherche plutôt à la regarder, encore et encore, avec une fascination « innocente ». Il ne s’agit plus d’un regard contrôlant – le regard voyeuriste du détective – mais plutôt d’un regard fétichiste qui construit Kathie comme une image de perfection radieuse, immaculée et lumineuse44. Ceci est souligné par l’« éclat » de Kathie dans la séquence à Acapulco (fig. 11 et 12), notamment dans la scène de la plage, et dans la manière dont la voix-off de Jeff l’associe constamment à la lumière : « Puis je l’aperçus, émergeant du soleil / Et elle arriva dans le clair de lune, souriante / Je la vis sur la route, dans la lumière des phares ».

Figures 11 et 12

Figures 11 et 12

Kathie « émergeant du soleil » lors de sa première apparition, et courant vers Jeff, éclairée par la lune, sur la plage d’Acapulco.

  • 45 Ce monologue illustre le jeu entre la naïveté du personnage et la lucidité de la voix-off, qui perd (...)
  • 46 Notons qu’il ne s’agit là que de l’un des nombreux « contrats » mis en avant par le film, dont l’in (...)

37Outre ce regard fétichiste passif, la position masochiste que Jeff adopte vis-à-vis de Kathie est soulignée par le fait qu’il lui laisse l’initiative. Tout au long de leur liaison, Jeff laisse Kathie décider du moment de leurs rendez-vous, et il reste incapable d’organiser lui-même le cours des événements. Cette impuissance est soulignée par la voix-off : « Et chaque nuit, j’allais l’attendre. Comment pouvais-je savoir qu’elle viendrait un jour ? Je n’en savais rien. Qu’est-ce qui l’empêchait de prendre un bateau pour le Chili ou le Guatemala ? Rien. À quel point peut-on être un imbécile ? J’étais en train de le découvrir45 ». Construite par Jeff en opposition à la trajectoire par laquelle il peut consolider son identité de sujet masculin post-œdipien, Kathie devient la dépositaire de son désir d’échapper aux responsabilités de l’identité masculine. Par exemple, lorsqu’elle essaie de le convaincre qu’elle n’a pas pris l’argent de Whit, Jeff l’interrompt et s’approche pour l’embrasser en disant : « Ma chérie, ça m’est égal », un déni manifeste de sa position masculine d’enquêteur (de sorte que la stupéfaction de Jeff, lorsque celui-ci découvre plus tard les 40 000 dollars dans le compte bancaire de Kathie, ne découle pas seulement du mensonge de cette dernière, mais aussi et surtout du fait que Jeff a renoncé à ses responsabilités de détective en faisant primer son désir de ne pas savoir sur sa mission masculine de découverte de la vérité). Il est également significatif à cet égard que ce soit Kathie qui initie la consommation de leur relation. Leur échange lors de ce « contrat sexuel46 » souligne clairement le fait qu’elle dépossède Jeff du pouvoir du regard :

Kathie : Je t’ai manqué ?
Jeff : Pas plus que mes yeux me manqueraient. Où allons-nous ce soir ?
Kathie : Allons chez moi.

  • 47 Le film suggère un rapport sexuel tout en le niant. Le couple court sous la pluie vers le bungalow, (...)

38Cette scène est suivie par la suggestion d’un rapport sexuel dans le bungalow de Kathie47. Le lieu même est une indication supplémentaire du pouvoir de Kathie sur Jeff (qui, dans la mesure où il accepte sa proposition, n’est évidemment pas simplement une victime de la jeune femme). Après cette scène et juste avant la rencontre avec Whit – qui souligne la « chute » du héros, dépossédé de la confiance masculine qu’il exhibait au début du film –, Jeff déclare à Kathie qu’il n’a pas vraiment peur de ce que Whit pourrait leur faire, et qu’il craint seulement qu’elle ne veuille pas s’enfuir avec lui. Le passage évoquant leur vie clandestine à San Francisco souligne à quel point Kathie l’emporte désormais sur tout pour Jeff, qui déclare alors : « C’était une vie de misère. Mais je m’en foutais. Je l’avais, elle ». Cette insistance sur le fait que Jeff ne se soucie plus de rien d’autre que Kathie souligne qu’il n’a plus d’identité autonome maintenant qu’il a rejeté l’autorité de Whit pour Kathie. Être avec elle est désormais son unique désir, et sa propre déchéance ne fait qu’accentuer la plénitude idéalisée qu’elle représente à ses yeux. Dans ce scénario d’amour romantique obsessionnel, la femme se voit attribuer un pouvoir et une perfection (décrite explicitement par Jeff comme « quelque chose de magique ») qu’il atteint en renonçant à sa propre identité masculine et en rejetant son contrat avec Whit au profit d’un contrat masochiste/érotique avec Kathie. La manière dont le héros embrasse sa propre déchéance, rejette l’autorité masculine, idéalise Kathie et attend qu’elle prenne les devants au lieu d’essayer de déterminer le cours de leur relation, tout cela témoigne clairement du fait que l’amour de Jeff pour Kathie repose sur un fantasme masochiste.

  • 48 Dans de nombreux thrillers « durs », l’argent est la monnaie de l’autorité patriarcale : le système (...)

39En tant que figure maternelle préœdipienne puissante, Kathie se dresse contre le pouvoir masculin représenté par Whit en tant que figure déterminant l’identité de Jeff (ou plus précisément la négation de son identité). Cependant, l’idéalisation de Kathie prend fin lorsqu’elle se révèle – à travers le meurtre de Fischer et son désir d’argent (une motivation classique de la « malfaisance » des femmes fatales)48 – être une « mère phallique » (ce que Fisher appelle « une femme avec un flingue »). Jeff réalise alors que Kathie n’est pas une source de plénitude cohérente, qu’elle désire et cherche à usurper l’autorité du « père » (Whit), qu’elle est à la fois « castrée » (parce qu’elle a besoin de l’argent de Whit) et « castratrice » (par son usage du pistolet). En d’autres termes, le désir de Jeff d’une fusion, d’une symbiose avec Kathie (comme « mère orale ») s’avère fondé sur une méconnaissance de cette dernière. Son idéalisation de Kathie était basée sur le déni du désir phallique de la jeune femme, suggéré dès le début par son utilisation du pistolet contre Whit, puis lorsqu’elle tire sur Fisher (une victime de Kathie qui est significativement associée au passé de détective privé « dur » de Jeff). Jeff a été dupé : Kathie lui a permis de faire d’elle l’objet de son désir masochiste pour mener ses plans à bien. Il est clair que Kathie elle-même a conscience de la faiblesse à laquelle aspire Jeff, lorsqu’elle déclare avoir tiré sur Fisher parce qu’elle savait qu’il ne le ferait jamais et qu’il n’aurait donc pas pu empêcher Fisher d’alerter Whit. Alors que Jeff est incapable d’accomplir un tel acte, Kathie se révèle bien trop disposée à exercer une telle violence excessivement « masculine ».

  • 49 Les italiques sont de moi.

40Le contrat masochiste/érotique de Jeff avec Kathie prend fin lorsqu’elle l’abandonne. Après avoir abandonné Whit et avoir été abandonné par Kathie, Jeff a perdu son identité. Comme il explique en voix-off : « Je n’étais pas désolé pour lui [Fisher]. Je n’étais pas en colère contre elle. Je n’étais rien du tout49 ». Jeff doit donc tout recommencer, en tant que « Bailey » plutôt que « Markham », en tant que garagiste plutôt que détective privé, et dans une petite ville tranquille plutôt que dans une grande ville pleine de dangers. Le récit que Jeff fait de sa vie est ainsi l’histoire d’une perte traumatisante de sa masculinité et de la sécurité dont il jouissait sous le régime de la loi. Kathie n’est pas vraiment importante en elle-même : l’important est la fonction qu’elle joue dans le drame identitaire qu’est l’histoire de Jeff Markham/Bailey, où elle sert à représenter la transgression fondamentale de ce dernier (le rejet son contrat avec Whit mais aussi de sa place en tant qu’homme).

  • 50 À un moment donné, Kathie et Meta sont significativement assimilées : Jeff va fouiller l’appartemen (...)

41Dans le reste du film, Jeff cherche à se racheter en « réécrivant » son histoire. Son second contrat avec Whit est une mise à l’épreuve à travers laquelle il cherche à corriger les erreurs qu’il a faites lors du premier contrat. Il doit alors faire face à une seconde femme fatale, Meta Carson (Rhonda Fleming), face à laquelle il se montre beaucoup plus résistant qu’il ne l’avait été face à Kathie (il fait le « dur » et ne répond pas à ses avances insistantes). Cependant, il ne peut pas réussir ce deuxième test car il s’agit d’un coup monté que Whit a élaboré et auquel Kathie elle-même participe au lieu d’être simplement remplacée par Meta50. Dès qu’il découvre que Kathie s’est remise avec Whit, Jeff la traite ouvertement comme un « mauvais objet », faisant écho aux paroles de Fisher qui la qualifiait de « petite ordure opportuniste » lorsqu’il lui dit : « Tu es comme une feuille que le vent fait passer d’une gouttière à l’autre ». En la dénigrant ainsi, Jeff tente de nier son idéalisation romantique passée de Kathie. Pour cela, il est important qu’il convainque Whit des manipulations transgressives de Kathie, ce qu’il fait lorsqu’il retourne au lac Tahoe après son second échec à San Francisco. Pour que Jeff retrouve son statut de héros actif et puissant, Kathie doit devenir, dans le contrat final entre les deux hommes, le bouc émissaire qui portera la responsabilité des problèmes que Jeff avait eu jadis avec Whit. Ce dernier rejette Kathie lorsque Jeff lui révèle qu’elle avait manigancé dans son dos avec Joe.

42À ce moment-là, Jeff a pratiquement retrouvé son pouvoir passé (de « Markham »). Mais sa tentative de faire de Kathie le bouc émissaire (un stratagème qui rappelle fortement Le Faucon maltais, une influence évidente de nombreuses scènes du film) échoue parce que Jeff la sous-estime une fois de plus. Pour honorer un rendez-vous avec Ann, il laisse Kathie seule avec Whit dans la maison de ce dernier, au lac Tahoe. Lorsqu’il revient, il trouve le cadavre de Whit étendu sur le sol. Après ce crime, qui représente l’ultime usurpation du pouvoir du « père », Kathie signale à Jeff qu’elle a bien pris sa place : « C’est moi qui mène la danse maintenant, n’oublie pas ». Jeff risque maintenant d’être ramené de force à l’état de soumission qui caractérisait initialement son rapport à Katie, comme le souligne l’allusion que la jeune femme fait à leur séjour à Acapulco : « Je veux émerger à nouveau du soleil et te trouver en train d’attendre. Je veux m’assoir sous le clair de lune et te dire toutes les choses que je ne t’ai jamais dites – jusqu’à ce que tu ne me détestes plus ». Kathie se voit maintenant conférer le rôle – ou, plus précisément, Kathie adopte le rôle – de la femme manipulant le fantasme romantique de l’homme. Il y a bien sûr une différence significative avec la situation précédente : en utilisant le pistolet contre Whit, Kathie s’est révélée une fois de plus être une femme « phallique » plutôt que la femme « nourricière » que Jeff croyait qu’elle était à Acapulco, et c’est maintenant Ann, l’incarnation de la vie de famille de petite ville, qui remplit cette fonction nourricière.

  • 51 Michael Walsh, « Out of the Past: the History of the Subject », Enclitic, 6(1), automne/printemps 1 (...)
  • 52 Le film maintient une séparation nette entre le langage « dur à cuire » de la grande ville et le la (...)

43Ce qui est toutefois remarquable dans l’éradication finale de la femme maléfique par Jeff, c’est qu’elle n’est pas du tout présentée comme un triomphe. Comme l’a souligné Michael Walsh, le meurtre de Kathie est un acte désespérément défaitiste, car « l’expérience de Jeff Bailey est une oscillation entre des positions radicalement incompatibles, et le récit ne peut se conclure que par l’annihilation du héros et de toutes les figures de son passé problématique51 ». Après l’annihilation de Whit, de Jeff et de Kathie, le film se termine par une coda imposée par le studio, qui signe un retour à la normalité : l’assistant sourd-muet de Jeff, le Kid (Dickie Moore), explique à Ann que Jeff s’est enfui avec Kathie, ce qui laisse Ann libre d’épouser son amour d’enfance, Jim (Richard Webb). Le Kid fait alors un geste en direction du panneau « Jeff Bailey » fixé sur garage (qui avait permis à Joe de retrouver la trace de Jeff au début du film), signalant qu’il a respecté la volonté de Jeff en libérant Ann de son obligation envers lui. Cette fin est elle-même contradictoire. Même dans la mort, Jeff ne parvient pas à atteindre une identité stable et unifiée. Son identité est en effet symbolisée par deux « signes » : d’une part, la pancarte du garage qui l’associe à Jeff Bailey, et d’autre part, le signe qu’il envoie à Ann par l’intermédiaire du Kid, qui l’associe au Jeff Markham déchu. Les deux signes sont donc trompeurs, puisque Jeff n’est ni pleinement « Bailey », ni pleinement « Markham ». De plus, le signe sur lequel se conclut le film – le geste du Kid vers la pancarte – est effectué par un personnage qui, en tant que sourd-muet, se situe en dehors du langage (que ce soit le langage « dur à cuire » du thriller « dur » ou celui des conversations des habitants de la petite ville de Bridgeport52) et qui n’a même pas de nom. Le film ne se conclut donc pas par le rétablissement de la loi ou du langage (masculin), mais plutôt, malgré l’union très conventionnelle entre Ann et Jim (deux personnages périphériques), par une « confusion des signes » beaucoup plus ambivalente. Celui qui connaît la vérité, le Kid, s’apparente au spectateur dans la mesure où il ne peut pas communiquer ce savoir. L’échec de la rédemption du héros s’accompagne de l’impossibilité d’accéder à une connaissance unifiée.

  • 53 Christine Gledhill, op. cit. p. 18.
  • 54 Il importe de souligner ici que les thrillers noirs « durs » insistent très souvent sur le fait que (...)

44Non seulement L’Impasse tragique et La Griffe du passé témoignent d’une remise en question notable du héros détective privé à la Sam Spade, mais ils sont également significatifs par leur manière de substituer au récit d’enquête un récit davantage structuré autour de disjonctions. Ainsi, ils contrarient la tentative du héros de consolider sa position par une maîtrise de l’énigme, et permettent au passage l’expression d’un fantasme masochiste qui représente une inversion de la masculinisation ouvertement « dure » au cœur du Faucon maltais. On peut voir dans les deux films comment les femmes tendent à perturber le processus de consolidation masculine qui fait partie intégrante de la trajectoire du héros détective dans Le Faucon maltais. La femme est problématique en raison des tendances conflictuelles et contradictoires qu’elle active chez le héros : apparaissant elle-même comme l’incarnation d’attributs et de désirs contradictoires53, elle est l’un des principaux moyens par lesquels le héros cherche à se définir. En d’autres termes, les contradictions qui caractérisent les personnages de femmes fatales des thrillers noirs « durs » – que beaucoup de travaux ont soulignées – tiennent au fait que cette figure sert à exprimer les tendances ambivalentes au cœur de l’identité et du désir masculins. Comme en témoigne tout particulièrement l’exemple de Kathie Moffett, l’incohérence des motivations attribuées à la femme sont moins liées à ce qu’elle est réellement, en elle-même, qu’à la manière contradictoire dont le héros la perçoit. La représentation problématique des femmes dans ces thrillers « durs » est donc indissociable – et dépend précisément – de la représentation des problèmes des hommes. Les « images » contradictoires de Kathie, comme « mère phallique » et comme « mère orale », découlent des désirs masculins contradictoires dans lesquels elle est enfermée54.

45Parce qu’elle est exclue du régime du masculin (particulièrement exacerbé dans le thriller « dur »), la femme ne peut être définie que comme un obstacle, comme un soutien, ou encore comme l’objet de la quête identitaire du héros, le moyen par lequel il peut s’affirmer comme un sujet connaissant, puissant, masculin. Dans des films comme La Griffe du passé, la femme peut perturber l’accès du héros à une position de maîtrise et de connaissance, ainsi que le récit linéaire de l’enquête, mais la cause de cette perturbation réside, comme je l’ai suggéré, dans la « nature » de la masculinité elle-même. L’identité et la sexualité masculine ne sont jamais stables et unifiées, mais oscillent plutôt entre des désirs conflictuels ; la masculinité est hégémonique plutôt qu’homogène. Le thriller d’investigation « dur » doit donc être considéré non pas comme la simple réaffirmation d’une masculinité cohérente, mais comme une négociation entre les tendances conflictuelles et contradictoires du désir, de l’identité et de la sexualité masculines, cherchant à consolider la masculinité comme unifiée. L’Impasse tragique constitue en cela un rappel précieux du fait que ce ne sont pas uniquement les machinations de la femme fatale qui perturbent la place du héros dans ces films, puisque les ennuis de Bardford Galt proviennent clairement des problèmes qu’il rencontre lorsqu’il tente d’établir sa position par rapport à la loi au sens juridique, mais aussi par rapport à la loi patriarcale, dont Carthcart est l’incarnation. (Il importe de noter que, bien que Mari Cathcart soit présentée, à la fin du film, comme une femme « dangereuse » maniant le pistolet, elle n’a aucune interaction avec le héros tout au long du film, et sa violence n’est pas dirigée vers lui).

  • 55 L’allusion aux Templiers, au début du film, invite à voir la trajectoire du héros comme une quête.
  • 56 Christine Gledhill, op. cit. p. 16.
  • 57 Ibid.

46En tant que héros invulnérable et maître de lui-même, Sam Spade représente un déni du caractère divisé ou problématique de la masculinité. Alors même qu’il est confronté à un réseau complexe de dissimulation, la trajectoire de sa quête55 est clairement linéaire, et le détective reste le moteur du récit. À l’inverse, Galt en sait beaucoup moins que le public du film, et la fragmentation de Jeff en Bailey/Markham trouve un écho dans la fragmentation du récit. La complexité narrative/structurelle qui caractérise La Griffe du passé se retrouve dans d’autres thrillers « durs » sortis après 1944, comme Les Tueurs, En marge de l’enquête et Pour toi j’ai tué (Criss Cross, 1949), où le dynamisme du héros et du récit semble entravé par les circonvolutions de la narration (comportant, dans certains cas, de multiples flashbacks). Christine Gledhill décrit cette complexité narrative comme une « confusion discursive », « une lutte entre différentes voix pour le contrôle de la narration de l’histoire56 ». Gledhill soutient que l’incohérence narrative peut permettre l’émergence d’un « discours féminin » lorsque le discours masculin perd son contrôle ou s’effondre57. Mais il est peut-être plus judicieux d’insister sur le fait que cette confusion est précisément un signe de la perturbation de l’autorité du masculin, et non l’indice de l’émergence d’un « discours féminin » brisant le carcan qui l’entrave. Par exemple, on pourrait considérer la division de la fonction de la femme dans La Griffe du passé comme un indice de la manière dont la représentation de l’identité sexuelle féminine dans ce film déborde toute assignation stricte : non seulement Ann et Kathie sont opposées en tant que « femme nourricière »/« femme phallique », mais Kathie elle-même est parfois divisée entre ces deux pôles, tandis que la figure de la femme fatale est elle-même dédoublée en Kathie et Meta. Cependant, ces assignations ou définitions contradictoires des femmes dans le film s’inscrivent dans – et signifient – une « scission » beaucoup plus cruciale de l’identité de Jeff, qui n’a pas l’unité de celle du héros autosuffisant du Faucon maltais.

Les Tueurs (1946) : le boxeur déchu et l’assureur vengeur

  • 58 Les Tueurs est une production indépendante de Mark Hellinger, financée et distribuée par Universal- (...)

47Pour conclure cet examen du thriller d’investigation « dur », j’étudierai la manière dont fonctionne le récit d’enquête dans Les Tueurs (The Killers, 1946)58, un film dans lequel la scission du héros n’est pas incarnée par un seul personnage (comme dans La Griffe du passé) mais se manifeste plutôt par une opposition entre deux personnages. Le film se compose d’une série de flashbacks illustrant les témoignages de divers personnages dans le cadre d’une enquête menée par l’agent d’assurance Reardon (Edmond O’Brien). Comme dans La Griffe du passé, la complexité narrative des Tueurs semble liée à la nécessité de contenir et de mettre en ordre les effets traumatiques de l’émasculation d’une figure masculine autrefois « dure », l’ex-boxeur surnommé le Suédois (Burt Lancaster), dont le meurtre est l’objet de l’enquête de Reardon. Le seul moment où le Suédois apparaît dans le présent de la narration du film est la séquence d’ouverture. Deux tueurs à gages, à la recherche d’un certain Pete Lund, perturbent la tranquillité de la petite ville de Brentwood en terrorisant les clients d’un café-restaurant. Comme Joe Stephanos arrivant à Bridgeport, vêtu de noir, au début de La Griffe du passé, les deux criminels représentent l’intrusion de la violence de la grande ville, symbolisée par le style résolument « noir » qui imprègne la séquence (éclairage en clair-obscur associé à une grande profondeur de champ, plans en forte plongée ou contreplongée, musique renforçant le suspense) (fig. 13). Il s’agit d’un moment typique de violence masculine qui définit immédiatement le film comme un thriller « dur », mais le point culminant de la séquence représente une remise en question de la « dureté » agressive de l’ouverture (signifiée notamment par le langage urbain « dur à cuire » des truands et leurs gestes menaçants). En effet, lorsqu’il est informé de leur présence, Pete Lund/le Suédois ne choisit ni de les affronter ni de s’enfuir, mais attend passivement d’être tué. Il y a ici une contradiction troublante entre la masculinité évidente du Suédois (il est vêtu d’un simple débardeur, de sorte que son corps musclé est particulièrement exhibé) et son inertie face au danger. Au lieu d’agir, il reste étendu sur son lit, le visage dans l’ombre (fig. 14), et déclare avec désespoir : « J’en ai assez de fuir ». Il reste ainsi sur son lit jusqu’à ce que les truands enfoncent la porte et l’abattent.

Figures 13 et 14

Figures 13 et 14

Dans une séquence d’ouverture au style résolument « noir », la tranquillité de la petite ville de Brentwood est perturbée par deux tueurs à la recherche d’un homme, le Suédois, qui, au lieu de les fuir, attend passivement d’être tué, étendu sur son lit, le visage dans l’ombre.

  • 59 Peter Wollen, Signs and Meaning in the Cinema, Londres, Secker & Warburg, 1972, p. 113.
  • 60 « The Killers » a été publié à l’origine dans Men Without Women (1928). La nouvelle figure dans l’a (...)

48Cette séquence introductive nous laisse ainsi face à une énigme : « pourquoi le Suédois n’a pas voulu se sauver ? Qu’est-ce qui l’a privé de sa force motrice masculine ? » Comme l’a fait remarquer Don Siegel à propos de son remake du film, sorti en 1964, cette énigme est le « catalyseur » de l’histoire59, et ce sur quoi s’achevait la nouvelle originale d’Ernest Hemingway60. C’est cette énigme qui motive la quête de Reardon. Comme Rip Murdock (Humphrey Bogart) dans En marge de l’enquête, Reardon doit découvrir ce qui a provoqué la chute d’un homme, et le racheter en éradiquant l’énigme. Son enquête se transforme en obsession personnelle qui déborde les limites de son travail – son patron, Kenyon (Donald MacBride), le met en garde plusieurs fois à ce sujet. Reardon se pose comme le vengeur du Suédois, et semble par là chercher à affirmer sa propre identité masculine. En essayant de percer le mystère qui entoure le Suédois, il cherche à avoir le dessus sur cette énigme, et à substituer ainsi sa propre réussite en tant qu’enquêteur « dur » à la déficience masculine du Suédois.

49Reardon interroge les personnes qui ont connu le Suédois et cherche à établir, à partir de leurs témoignages, les raisons de sa chute. Son efficacité en tant qu’enquêteur masculin se traduit par sa capacité à construire une image cohérente de la « vérité » à partir d’un réseau d’indices désordonné. En s’affirmant comme un sujet connaissant, Reardon peut se définir comme l’antithèse du Suédois : là où, par exemple, l’identité fragmentée du Suédois est signifiée par la profusion de noms sous lesquels il est connu tout au long du film (« Ole Anderson », « Le Suédois », « Nelson », « Pete Lunn »), l’enquêteur ne porte que le nom de « Reardon », signe de l’unité de sa psyché masculine et de la cohérence de sa volonté, tournée vers un unique objectif. Dans les trois premières des onze séquences de flashback du film, Reardon obtient des informations sur le passé du Suédois. Après avoir été brutalement battu sur le ring – une humiliation publique et personnelle –, celui-ci doit abandonner la boxe, mais se montre toujours aussi déterminé et agressif, jurant qu’il « ne jettera pas l’éponge ». Désirant gagner beaucoup d’argent, il n’envisage jamais de vivre d’un travail régulier et honnête (son ami Lubinsky, détective, lui avait suggéré d’entrer dans la police) et se laisse tenter par le monde de la criminalité. Un autre flashback, se déroulant environ cinq ans plus tard, présente une image totalement opposée du Suédois. Misérable et brisé, il titube dans sa chambre en désordre et crie avec désespoir : « Elle est partie ! », avant de tenter de se jeter par la fenêtre. Après qu’une femme de chambre l’a empêché de mettre ainsi fin à ses jours, il se jette sur le lit – un écho à la séquence d’ouverture – et pleure. Les deux facettes opposées de l’identité du Suédois sont ainsi réaffirmées, mais séparées : le boxeur « dur » et masculin (la puissance perdue du gladiateur), et l’homme humilié, féminisé par les larmes.

50Ce n’est que dans le quatrième flashback que nous découvrons la femme responsable de l’« émasculation » du Suédois. Kitty (Ava Gardner) occupe donc une place extrêmement circonscrite : comme Mildred Pierce, elle n’apparaît à travers le prisme d’une enquête menée par des hommes. De plus, elle apparaît dans le flashback qui illustre le récit de Lilly (Virginia Christine), la « fille bien » que le Suédois rejette en faveur de Kitty, plus glamour. Elle est donc doublement désignée comme un « mauvais objet ». Il importe d’examiner en détail la séquence dans laquelle le Suédois rencontre Kitty pour la première fois, car elle cristallise les problèmes du Suédois et, comme la séquence à Acapulco dans La Griffe du passé, elle présente de manière très condensée l’histoire d’une obsession romantique masculine.

  • 61 Ce type de scène où le héros se laisse prendre au piège de son propre regard est une représentation (...)

51Le Suédois emmène alors Lilly à une soirée qui a lieu dans un appartement somptueux appartenant au gangster Big Jim Colfax (Albert Dekker). Lorsque le Suédois aperçoit Kitty, il est immédiatement fasciné par son glamour. Elle est une splendide incarnation de l’érotisme hollywoodien des années 1940, avec ses longs cheveux noirs flottants, sa robe noire moulante fendue et ses longs gants noirs (un costume est très similaire à celui de Rita Hayworth dans la scène de « strip-tease » de Gilda, et à celui porté par Lizabeth Scott lors de sa première apparition dans En marge de l’enquête). Lilly est clairement supplantée par cette femme sensuelle et regarde le Suédois fasciné par la « perfection » chatoyante de Kitty. La façon dont il se fige totalement en la fixant souligne le danger qu’elle représente en tant qu’objet érotique. Mais le regard de la caméra ne fusionne à aucun moment avec celui du Suédois – comme c’est le cas, par exemple, lorsque le héros rencontre pour la première fois la femme érotique dans des films tels qu’Assurance sur la mort (Double Indemnity, 1944), Le Facteur sonne toujours deux fois, En marge de l’enquête et Ils ne voudront pas me croire (They Won’t Believe Me, 1947). Ici, le spectateur voit le Suédois se laisser prendre au piège de son propre regard61, mais il reste clairement détaché de ce regard : c’est particulièrement le cas lorsque Kitty interprète sa chanson d’amour, point culminant de la séduction/contamination du Suédois.

  • 62 Gilda présente plusieurs différences significatives par rapport à ces autres films en ce qui concer (...)

52Dans la mesure où il s’agit d’un élément récurrent de la codification de l’érotisme (féminin) dans le thriller « dur » des années 1940, il convient s’attarder un peu sur la manière dont la chanson d’amour fonctionne comme une performance de la désirabilité de la femme. Dans Les Tueurs, Kitty chante « The More I Know of Love » ; dans Vacances de Noël, Jackie chante « Always » ; dans En marge de l’enquête, Coral (Lizabeth Scott) chante « Either It’s Love, or It Isn’t » ; dans La Dame de Shanghai (The Lady from Shanghai, 1947), Elsa (Rita Hayworth) chante « Please Don’t Take Your Arms Away » ; dans L’Île au complot (The Bribe, 1949), Elizabeth (Gardner, à nouveau) chante « Situation Wanted » ; dans Gilda, l’héroïne éponyme (Hayworth) chante « Amado Mio62 ».

53Dans chaque cas, la femme se présente comme « faite pour l’amour », désirant l’amour, ayant besoin d’amour. Ces chansons représentent souvent un moment clé dans les scénarios d’attirance fatale, assimilant la femme à une sirène (de manière tout à fait explicite dans La Dame de Shanghai, où le yacht qui sert de cadre à la chanson porte le nom de Circé, l’enchanteresse mythique de l’Odyssée). Mais parce que la chanson est précisément une performance – c’est-à-dire qu’elle a été répétée, et qu’elle ne vient pas spontanément du cœur – comme c’est censé être le cas de nombreuses chansons de comédies musicales (par exemple « The Trolley Song » et « The Boy Next Door » dans Meet Me in St Louis/Le Chant du Missouri) –, elle soulève la question suivante : « Si cette chanson n’est pas “authentique”, qu’est-ce qui l’est vraiment chez cette femme ? » Dans En marge de l’enquête, par exemple, Rip est à la fois attiré par la femme lorsqu’elle chante sa chanson, mais aussi profondément méfiant à son égard, désireux de découvrir si l’image d’amour et de vulnérabilité qu’elle projette est sincère ou non. La fascination repose, bien sûr, sur le spectacle de la différence sexuelle que propose une telle performance – la voix raffinée et plaintive de la femme, par exemple, étant radicalement éloignée de l’usage « dur » et agressif du langage qui caractérise les hommes. Et, bien sûr, ce n’est pas seulement la voix de la femme qui est importante dans ces séquences, mais aussi son corps. Il faut d’ailleurs souligner à quel point la femme tend à être passive pendant ce type de performance (Gilda étant là encore une exception flagrante) – une réduction à la passivité qui atteint un sommet de sadisme dans La Dame de Shanghai. Dans Les Tueurs, le corps glamour de Kitty, orné de parures et prenant la pose, représente un contraste saisissant avec le monde masculin de la boxe dans lequel évolue le Suédois, un monde de brutalité masculine dans lequel le corps de l’homme est la source du spectacle. D’ailleurs, les premiers mots que Kitty adresse au Suédois soulignent cette différence corporelle qui la rend si fascinante à ses yeux : « Je déteste la brutalité, M. Anderson. L’idée de deux hommes se rouant de coups me rend malade ».

54Le Suédois est attiré par Kitty parce qu’elle se distingue du monde masculin et populaire qu’il connaît. En tant qu’incarnation du luxe et du glamour, elle contraste notamment avec Lilly, une femme plus ordinaire, dont les qualités « domestiques » sont soulignées par son mariage ultérieur avec l’ami du Suédois, le lieutenant de police Lubinsky (Sam Levene) – qui peut lui apporter la sécurité et l’existence routinière que le Suédois méprise. Comme je l’ai déjà suggéré, le film marque une distance à la fois par rapport à la performance de Kitty et par rapport à la fascination qu’elle suscite chez le Suédois. Le film passe de Kitty, qui commence à chanter avec un regard mystérieux, comme perdue dans ses pensées, à un plan de Lilly abordée par Blinky Franklin (Jeff Corey), l’un des truands présents à la soirée. Il lui offre un verre et lui parle de Big Jim Colfax, qui n’est pas en ville. Lilly a admiré le luxe de l’appartement et envié le glamour de Kitty, et il devient clair pour elle et pour le public, mais pas pour le Suédois, que Kitty est une « femme entretenue ». Le Suédois reste dans une fascination innocente et ignorante. En effet, le film met en évidence le caractère fétichiste de son amour pour Kitty, non seulement dans la manière dont il l’idéalise (comme une femme authentique et « naturellement » glamour), mais aussi dans la façon dont, plus tard dans le film, il chérit le mouchoir de soie vert qu’elle lui a offert. Ce mouchoir, orné de harpes dorées, est tout ce que le Suédois possède lorsqu’il meurt – et tout ce à quoi il peut vraiment s’accrocher. La révélation de l’attachement de Kitty pour Big Jim permet au film de porter un regard critique sur l’attachement fétichiste du Suédois pour elle, d’autant plus que cette information est révélée à Lilly, qui convoite comme Kitty l’affection du Suédois.

55Bien que l’on entende alors toujours sa voix, Kitty est évacuée de l’image. Non seulement Kitty elle-même est doublement regardée avec distance dans la narration du film (contenue dans l’enquête de Reardon et dans le flashback de Lilly), mais l’obsession du Suédois pour elle l’est tout autant. Le film suggère également un lien entre la passivité du Suédois face à Kitty et sa passivité face aux tueurs : la femme érotique est associée à la mort et à la contamination. Ainsi, on comprend pourquoi l’introduction de Kitty dans le film est étroitement circonscrite : sa rencontre avec elle inaugure le processus par lequel le Suédois passe d’un homme déclarant qu’il « ne jettera pas l’éponge » à un lâcheur par excellence. Cela est signifié subtilement par deux plans qui se font écho : pendant la chanson, le Suédois s’éloigne de Lilly pour se placer à côté du piano, où Kitty est assise, le recadrage de la caméra excluant alors Lilly du plan. Après un gros plan moyen de Kitty, le film passe à un plan où le Suédois domine la partie droite de l’image, tandis que l’on aperçoit à peine la chevelure de Kitty sur le bord gauche du cadre, les deux personnages étant séparés par une grande lampe posée sur le piano (fig. 15). La lampe s’interpose visuellement entre le Suédois et l’objet de son désir. Après deux plans consacrés à la conversation entre Lilly et Blinky, le film montre à nouveau Kitty et le Suédois, mais sous un angle légèrement différent. Kitty est maintenant beaucoup plus présente au premier plan à gauche, tandis que le Suédois, à l’arrière-plan à droite, domine beaucoup moins le plan, la lampe continuant de brûler entre eux (fig. 16). Le Suédois regarde vers Kitty, mais elle regarde devant elle, hors champ. Ce plan, qui fait écho à celui intervenant un peu plus tôt, conclut la performance chantée de Kitty et souligne comment elle a assis sa domination sur le Suédois. Le public bénéficie d’un regard extérieur sur la scène : il peut voir à la fois le Suédois devenir prisonnier de son propre regard et l’absence de réciprocité de la part de Kitty (soulignée à la fois par le fait qu’elle semble tournée vers ses propres pensées, le regard dirigé hors-champ, loin du Suédois, et par la domination visuelle de l’objet inerte, la lampe, qui symbolise l’objet du regard du Suédois et lui bloque la vue). L’écho entre ces deux plans suggère donc un avant et un après : il suggère que Kitty a pris le contrôle du regard de l’homme.

Figures 15 et 16

Figures 15 et 16

La mise en scène souligne la manière dont le Suédois devient prisonnier de son propre regard et permet ainsi à Kitty d’asseoir sa domination sur lui.

56La relation entre le Suédois et Kitty, qui a traumatisé le héros et qui constitue la clé de sa chute en tant qu’homme, n’occupe qu’une part minime du film. Les deux personnages n’ont que quelques autres scènes ensemble. Nous les voyons pour la deuxième fois dans le flashback de Lubinsky : ce dernier enquête alors sur des bijoux volés, et ses recherches le mènent jusqu’à Kitty qui dîne dans un restaurant avec un groupe de petits malfrats. Le Suédois arrive juste au moment où Lubinsky s’apprête à arrêter Kitty pour possession d’une broche volée. Lorsqu’elle le supplie de faire quelque chose, le Suédois s’accuse du vol afin de la protéger. Son amour pour Kitty conduit le Suédois à non seulement perdre son innocence aux yeux de la loi, mais également à frapper Lubinsky, son meilleur ami depuis l’enfance – la relation étroite entre les deux hommes, qui ont choisi des chemins différents pour échapper à la pauvreté, est comparable à l’amitié entre le gangster-héros (James Cagney) et le prêtre (Pat O’Brien) dans Angels with Dirty Faces (Les Anges aux figures sales, 1938). Cette séquence suggère donc à la fois le sacrifice du Suédois et sa volonté de défier la loi pour le bien de la femme (deux traits qui caractérisent également la relation entre Jeff et Kathie dans La Griffe du passé). Plus tard, le Suédois sort de prison et trouve Kitty fortement attachée à Big Jim Colfax. Elle incarne alors l’archétype de la femme entretenue paresseuse – comme une autre Kitty, également connue sous le nom de « Lazy Legs » (Joan Bennett) dans Scarlet Street –, se prélassant sur un lit pendant que Big Jim et sa bande planifient un casse. Un casse auquel le Suédois participe parce qu’il veut être près d’elle.

  • 63 De tels plans de femmes se regardant dans le miroir sont courants dans les thrillers « durs » des a (...)

57Entre ces deux séquences, une scène se déroule dans la cellule du Suédois, où l’on voit ce dernier chérir le mouchoir vert malgré le cynisme de son compagnon de cellule, Charleston (Vince Barnet), plus âgé et plus sage. Charleston, qui, avec Reardon, Lubinsky et Packy (Charles D. Brown), l’ancien manager du Suédois, est l’une des rares personnes à assister aux funérailles de ce dernier, déclare à Lubinsky : « Je crois que le Suédois et moi étions aussi proches que deux gars peuvent l’être ». Le vieil homme représente manifestement un substitut de Lubinsky pour le Suédois. Leur relation homoérotique père-fils est perturbée lorsque le Suédois rencontre Kitty et que le vieil homme lui conseille d’« arrêter d’écouter ces harpes dorées ». Le Suédois, bien sûr, ne tient pas compte de ce conseil paternel et s’engage à la fois dans le vol et dans une confrontation ultime avec Big Jim, dont il ressort perdant – Big Jim étant, comme Whit Sterling dans La Griffe du passé, une puissante figure d’autorité masculine qui revendique la femme désirée par le héros. Kitty est donc représentée comme une source de divisions, amenant les hommes à se brouiller entre eux et à trahir les liens d’amitié et d’obligation qui les unissent. Il est significatif que dans les scènes où Kitty apparaît, la mise en scène soit dominée par des compositions « triangulaires » – impliquant soit trois personnages dans le cadre, soit deux personnages et un objet bien visible – qui représentent visuellement les conflits que la femme provoque (fig. 17 et 18). La nuit précédant le cambriolage de la Prentice Hat Company, Kitty provoque délibérément une bagarre entre le Suédois frustré et Big Jim, avant d’aller tranquillement se brosser les cheveux devant un miroir, une indication supplémentaire de son égocentrisme narcissique63.

Figures 17 et 18

Figures 17 et 18

Des compositions « triangulaires » représentent visuellement les conflits que Kitty provoque et contribuent ainsi à la construire comme une source de divisions.

58Vers la fin du film, Reardon se met délibérément à la place du Suédois face à Kitty, afin de venger l’anéantissement du Suédois et d’affirmer sa propre immunité contre la faiblesse de ce dernier. Grâce à un stratagème, il parvient à organiser une rencontre avec Kitty au Green Cat club. Elle tente de convaincre Reardon qu’elle s’est amendée, en lui déclarant :

J’ai une maison maintenant, et un mari. J’ai une vie pour laquelle il vaut la peine de se battre et je suis prête à tout pour la sauvegarder. (…) Je détestais ma vie. Mais j’étais trop faible pour partir. Tout ce que je pouvais faire, c’était rêver d’un gros coup qui me permettrait de m’éloigner de tout ça.

59Ce discours visant à attirer la sympathie de Reardon est toutefois invalidé par le film pour deux raisons. Premièrement, son récit de ce qui s’est passé après le vol est en contradiction avec les faits que Reardon a déjà découverts : Reardon et le public savent qu’elle ment. Deuxièmement, lorsqu’elle tente de se distinguer de « l’ancienne Kitty Collins », la mise en scène rappelle fortement les plans de la séquence de la chanson que j’ai évoqués plus haut : Kitty et Reardon sont assis l’un en face de l’autre à une table, et entre eux se trouve une bougie allumée (qui, de manière significative, n’est mise en avant que dans les plans rapprochés de Kitty, Reardon étant immunisé contre la « contamination » de cette dernière) (fig. 19 et 20). La composition du plan suggère donc que Kitty tente de tromper et de piéger Reardon comme elle l’avait fait avec le Suédois, mais Reardon ne se laisse pas duper par elle et refuse de croire sa version des faits.

Figures 19 et 20

Figures 19 et 20

La mise en scène de la rencontre entre Kitty et Reardon évoque celle de la rencontre entre Kitty et le Suédois, tout en soulignant que Reardon est immunisé contre la « contamination » de cette « femme fatale ».

60Kitty blâme le Suédois pour l’attachement obsessionnel qu’il manifestait à son égard et sous-entend qu’il n’a pas su conserver sa force et son identité en raison de sa propre faiblesse. Elle raconte ainsi qu’il était « toujours en train de [la] regarder » et de jouer avec le mouchoir vert. Son récit est alors illustré par le dernier flashback du film, qui diffère des précédents par sa fausseté. Ce flashback est l’équivalent de la chanson que Kitty chante à la soirée, en ce sens qu’elle présente une fausse image d’elle-même, celle d’une femme vouée à l’amour, afin de tromper un homme. À travers ce flashback, elle se présente comme une victime innocente, comme une femme frustrée par sa condition mais profondément amoureuse (la même image que celle projetée par Elsa dans La Dame de Shanghai et par Coral dans En marge de l’enquête). La suite des événements confirme qu’il s’agit d’un mensonge : Kitty laisse Reardon à la table le temps de « se repoudrer le nez », puis les deux tueurs qui ont assassiné le Suédois entrent dans le club et commencent à tirer, tandis que Kitty s’échappe par la fenêtre des toilettes. Mais Reardon a été plus malin qu’elle : Lubinsky apparaît et abat les tueurs. Reardon parvient ainsi à prendre sa revanche sur Kitty, démontrant son invulnérabilité en tant que détective masculin et renversant le rapport de force entre Kitty et le Suédois (qu’elle avait manipulé).

61Après avoir dévoilé la duplicité de Kitty, Reardon et Lubinsky se rendent au manoir de Colfax pour achever de rétablir la loi. Une fusillade laisse Colfax mortellement blessé et le mafieux, désormais marié à Kitty, avoue qu’ils avaient planifié ensemble de doubler le gang après le hold-up et qu’il avait envoyé les tueurs exécuter le Suédois uniquement par mesure de sécurité. En d’autres termes, la mort du Suédois n’était pas strictement nécessaire, et le film sous-entend que Big Jim l’a fait éliminer en raison de sa relation avec Kitty. Kitty est amenée auprès de Colfax qui agonise, et sa malhonnêteté est encore accentuée lorsqu’elle supplie désespérément Colfax de laver son nom. Elle est condamnée par les deux représentants masculins de la loi : Reardon se montre dur et sans pitié, tandis que Lubinsky lui fait la morale : « Ne demandez pas à un mourant d’envoyer son âme en enfer ». Lorsque Reardon lui dit : « C’est fini, Kitty, ton bouc émissaire potentiel est mort », il est clair que sa mission est terminée, qu’il l’a empêchée d’utiliser un autre homme pour assouvir ses désirs égoïstes. Suppliante, Kitty continue de répéter : « Kitty est innocente », essayant en vain de faire prononcer ces mots par le défunt Colfax. Cette auto-aliénation trahit un basculement dans la psychose, une fragmentation manifeste de sa subjectivité qui représente son châtiment.

62Après que la duplicité de Kitty a été révélée, et que cette dernière a été ainsi condamnée et punie, le film réaffirme une dernière fois que Reardon constitue une incarnation « dure » et infatigable de la loi, à l’opposé de la déchéance du Suédois. Dans son bureau de la compagnie d’assurance, Kenyon le félicite et le récompense en lui accordant un congé – mais seulement un week-end. Cette fin est similaire à celle de Règlement de comptes (The Big Heat, 1953), mais alors que dans ce dernier, l’inspecteur de police Dave Bannion (Glenn Ford) se transforme (après le meurtre de sa femme) en un représentant de la loi obsessionnel et presque insensible, Reardon est dès le départ une figure masculine impitoyable. Le fanatisme dont Reardon fait preuve dans la poursuite de sa mission est lié à la gravité de la « chute » du Suédois : c’est parce que ce dernier a renoncé à sa volonté et à son identité que Reardon est aussi obsédé par la réaffirmation l’hégémonie masculine. C’est précisément cette opposition entre le Suédois et Reardon qui fait de la relation hétérosexuelle normale une option difficilement envisageable. Bien que Lilly et Lubinsky soient représentés comme un couple marié heureux, comme Ann et Jim dans La Griffe du passé, ils sont fortement marginalisés, n’apparaissant ensemble que dans une très brève scène. Comme la plupart des thrillers « durs », le film ne s’intéresse pas à la vie sociale normale, et ne consiste pas non plus en une célébration pure et simple de la masculinité : il s’attache plutôt à représenter les problèmes qui assaillent toute tentative de consolider l’identité masculine comme solide et unifiée.

63À la fin des Tueurs, Reardon est manifestement seul. Mais alors que dans Le Faucon maltais, la puissance phallique du héros peut être célébrée avec légèreté, la conclusion des Tueurs représente une situation plus clairement problématique. Spade garde manifestement le contrôle dans ses relations avec les femmes : il est maître de ses sentiments et peut ainsi résister à tout danger de contamination et de corruption par l’amour. À l’opposé, la division du héros en deux figures masculines radicalement opposées – Reardon et le Suédois, le « castrateur » et le « castré » – représente la masculinité « dure » et maîtresse d’elle-même comme une option beaucoup moins viable. Comme dans La Griffe du passé, la division de la femme entre « bon objet » (l’idéalisation du Suédois) et « mauvais objet » (le dénigrement de Reardon) suggère des tendances conflictuelles au sein de l’hégémonie de l’identité masculine et, par conséquent, le caractère problématique de cette hégémonie. Cette représentation extrêmement polarisée de la masculinité ne peut être ordonnée que par un refoulement manifeste. Reardon, comme Keyes dans Assurance sur la mort, n’a pas de vie personnelle ; il n’a pas d’identité en dehors de son travail. Il prouve sa suprématie en menant à bien sa quête, mais il est très clair que sa trajectoire finale est obsessionnelle et défensive – que son travail le protège du type de faillibilité émotionnelle qui a entraîné la destruction du Suédois. Alors que Spade peut maîtriser ses émotions, Reardon doit les rejeter, faute de quoi il risque de succomber à la même contamination que celle qui a détruit le Suédois : un refoulement volontaire de son identité.

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Notes

1 Un terme signifiant littéralement « dur à cuire », et communément utilisé pour désigner un genre de roman policier apparu à partir des années 1920-1930, dans lequel se sont notamment illustrés des auteurs comme Dashiell Hammett, James M. Cain et Raymond Chandler, et qui constitue une inspiration majeure de ces productions hollywoodiennes.

2 Frank Krutnik, In a Lonely Street: Film Noir, Genre, Masculinity, Londres et New York, Routledge, 1991, p. 24.

3 Ibid., p. 86.

4 Ibid.

5 Ibid.

6 Ibid., p. 130.

7 Ibid., p. 137.

8 Le traducteur remercie chaleureusement Frank Krutnik et Létitia Mouze pour leur aide. Les titres et les images ne figurent pas dans le texte original et ont été ajoutées par le traducteur [Translated from In a Lonely Street : Film Noir, Genre, Masculinity by Frank Krutnik, published by Routledge ©1991 reproduced by arrangement with Taylor & Francis Books UK].

9 Steven Marcus, introduction à Dashiell Hammett, The Continental Op., Londres, Pan Books, 1975, p. 21.

10 Cf. Frank Krutnik, In a Lonely Street, op. cit., chap. 3 (ndt).

11 Type de fiction policière dans lequel le (ou les) protagoniste(s) font partie des forces de l’ordre et qui représente les activités de la police lors des enquêtes d’investigation avec un certain souci de réalisme (ndt).

12 Cf. Tzvetan Todorov, The Poetics of Prose, Ithaca, Cornell University Press, 1977, p. 47-48.

13 Cf. Frank Krutnik, In a Lonely Street, op. cit., chap. 3 (ndt).

14 Expression que Krutnik emprunte à Freud pour souligner que, dans les fictions populaires à destination d’un public masculin, le héros joue souvent le rôle de « moi idéal », « figure idéalisée d’identification narcissique » qui incarne à la fois « l’autorité, l’accomplissement et la sexualité masculine » et « promeut ainsi une “idéologie” de l’omnipotence et l’invulnérabilité masculines » (Frank Krutnik, op. cit., p. 87) (ndt).

15 Cf. la note précédente (ndt).

16 Cf. Roland Barthes, S/Z, Paris, Seuil, 1970, p. 82.

17 Sur les « gags » et retournements, voir Steve Neale & Frank Krutnik, Popular Film and Television Comedy, Londres, Routledge, 1990, p. 51-61.

18 De manière significative, dans Adieu, ma belle (Murder, My Sweet, 1944), adaptation du roman de Raymond Chandler Farewell, My Lovely (1940), le fait que le détective privé Philip Marlowe (Dick Powell) ne contrôle pas le récit comme Spade est souligné par une déficience de sa vision (il a été temporairement aveuglé par un pistolet au début du film). Contrairement à Spade, Marlowe apparaît vulnérable tout au long du film : il est battu, assommé, drogué. De même, alors que Sam Spade est un héros unifié, l’autorité de Marlowe est divisée entre son rôle de narrateur (dans le flashback) et d’acteur. L’absence relative de contrôle de Marlowe est mise en évidence dans une autre séquence qui mérite d’être comparée au Faucon maltais. À un moment, Spade est drogué par Gutman, et la perte de contrôle momentanée du détective n’est représentée que par un plan subjectif flou très bref du héros regardant son adversaire. À un moment clé d’Adieu, ma belle, Marlowe est drogué alors qu’il est emprisonné dans la clinique du Dr. Sonderborg, et le délire hallucinatoire du héros donne lieu à une longue scène d’« excès » stylistiques « noirs ». Dans l’accent qu’il met sur ce genre de moments où le héros perd le contrôle, Adieu, ma belle – comme beaucoup de thrillers « durs » de la période – se révèle être un récit ouvertement paranoïaque, à la différence de l’adaptation du roman de Hammett (cf. Jonathan Buchsbaum, « Tame Wolves and Phony Claims: Paranoia and Film Noir », Persistence of Vision, n° 3-4, été 1986, p. 42-45).

19 De même, dans Adieu, ma belle, la masculinité de Marlowe est soulignée par contraste avec un « homme à femmes » efféminé, Marriot (Douglas Walton), dont la féminité est également signifiée par le parfum. Un autre film qui établit de tels contrastes entre ses personnages masculins est Laura (1944), dans lequel le détective new-yorkais « dur à cuire » MacPherson (Dana Andrews) est opposé à la fois à un gigolo mielleux et raffiné, Shelby Carpenter (Vincent Price), et à un intellectuel « efféminé », Waldo Lydecker (Clifton Webb). Cette distinction entre différentes masculinités a ici une dimension de classe, puisque le détective, plus masculin s’impose contre la classe supérieure, le monde de la richesse et du luxe, qui, comme dans bon nombres d’autres thrillers « durs », représente une menace de contamination. Ce monde est dominé par les femmes, notamment la « protectrice » de Shelby, Mme Treadwell (Judith Anderson), et l’énigmatique Laura (Gene Tierney) elle-même, qui circule entre les hommes comme un signe à travers lequel ils cherchent à consolider leur identité et à exprimer leurs désirs. Ce qui est particulièrement intéressant à cet égard à propos de Laura, c’est qu’il expose la « corruption » que cache la droiture du détective, car à travers son obsession nécrophile pour Laura (il tombe amoureux d’elle alors qu’il la croit morte), ses désirs se révèlent aussi problématiques que le fétichisme narcissique de Lydecker et l’auto-prostitution de Shelby.

20 Cf. Laura Mulvey, « Afterthoughts… inspired by Duel in the Sun », Framework, n° 15-17, 1981, p. 14.

21 Ce détachement apparaît tout particulièrement dans la narration à la première personne de Marlowe – à travers son ton froid et sarcastique et ses descriptions imagées.

22 Raymond Chandler, in Dorothy Gardiner et Sorley Walker (dir.), Raymond Chandler Speaking, Londres, Four Square, 1966, p. 230.

23 Christine Gledhill, « Klute Part 1: A Contemporary Film Noir and Feminist Criticism », dans E. Ann Kaplan (dir.), Women in Film Noir, Londres, BFI, 1978, p. 15.

24 Cf. Frank Krutnik, op. cit., p. 36-38 (ndt).

25 Sur ce point, voir notamment le chapitre 10 du livre, consacré à En marge de l’enquête (Dead Reckoning, 1947) (Frank Krutnik, op. cit., p. 164-181) (ndt).

26 Cité par William Luhr, « Raymond Chandler and The Lady in the Lake », Wide-Angle, 6(1), 1984, p. 30.

27 L’adaptation du Faucon maltais réalisée par John Huston n’avait pas vraiment eu à affronter ce problème, à la fois parce que le but affiché était de « rester fidèle » au roman, et parce que le roman lui-même jouissait du statut de best-seller populaire, mais aussi de classique du roman policier moderne acclamé par la critique.

28 Hawks lui-même a d’ailleurs déclaré : « Chaque fois que j’entends parler d’une histoire, mon premier réflexe est d’en faire une comédie, et je ne pense à en faire un drame qu’en dernier recours » (cité par John Belton dans The Hollywood Professionals, Volume Three: Hawks, Borzage, Ulmer, Londres, Tantivy Press, 1974, p. 9).

29 Dans ses films, Hawks manifestait un intérêt constant pour un certain type de relations hétérosexuelles, caractérisé à la fois par un érotisme badin et une égalité homme/femme. Les héroïnes et les relations amoureuses non conventionnelles qu’il met en scène ne sont généralement viables que dans des contextes séparés de la société américaine traditionnelle, et doivent coexister avec l’activité professionnelle et les amitiés masculines du héros.

30 Christine Gledhill, op. cit., p. 15.

31 Sur ces thrillers de Cagney, voir la section sur le film de gangsters dans l’annexe 2 de cet ouvrage (Frank Krutnik, op. cit., p. 197-202).

32 Les deux ne sont pas nécessairement exclusifs : Chris Cross, par exemple, est clairement masochiste et psychotique à différents moments de La Rue rouge. Mais en général, les tendances psychotiques et masochistes sont plutôt partagées entre des personnages masculins et féminins complémentaires, comme Robert Manette et sa femme souffrante Jackie/Abigail (Deanna Durbin) dans Vacances de Noël, ou Dixon Steele et Laurel Gray (Gloria Grahame) dans Le Violent.

33 C’est sans doute dans la série des Mike Hammer, de Mickey Spillane, que l’on trouve l’exemple le plus évident de ce type de héros-enquêteur psychopathe.

34 Sur les thrillers « semi-documentaires » des années 1940, voir l’annexe 2 (Frank Krutnik, op. cit., p. 202-208) (ndt).

35 Gaylyn Studlar, « Masochism and the Perverse Pleasures of Cinema », dans Bill Nichols (dir.), Movies and Methods, vol. 2, Berkeley, University of California Press, 1985.

36 Gilles Deleuze, Présentation de Sacher-Masoch. Le froid et le cruel, Paris, Les Éditions de Minuit, 1967.

37 Gaylyn Studlar, op. cit., p. 606.

38 Ibid.

39 Ibid., p. 609.

40 Ibid., p. 606.

41 Sur les « films de couples hors-la-loi », voir l’annexe 2 (Frank Krutnik, op. cit., p. 213-226).

42 Il existe certaines différences significatives entre La Griffe du passé et le roman dont il est tiré, Build My Gallows High (1946). Le film donne plus d’importance à la femme fatale (Mumsie McGonigle dans le roman) au détriment des relations entre les hommes, qui sont plus mises en avant dans le roman. Dans le film, les deux criminels puissants du livre, Whit Sterling et Guy Parker, sont condensés dans le personnage de Sterling, et plusieurs personnages secondaires de « voyous » sont remplacés par Joe Stephanos. Le film minimise également les parallèles que le roman fait explicitement entre les différents hommes que l’amour hétérosexuel a rendus impuissants ou vulnérables – Red Bailey, le héros ; Jim Caldwell, qui lui dispute l’amour d’Ann Miller ; (Lloyd) Eels, amoureux de Meta Carson ; et Guy Parker qui, comme Sterling et Bailey, est obsédé par l’impitoyable Mumsie – pour se concentrer avant tout sur le sort du héros (Geoffrey Homes, Build My Gallows High, Londres, Blue Muder/Simon & Schuster, 1988).

43 La Griffe du passé se rapproche en cela des thrillers d’aventure criminelle analysés plus loin [dans le chapitre 9 : Frank Krutnik, op. cit., p. 136-163 (ndt)].

44 Dans l’influent « Plaisir visuel et cinéma narratif », Laura Mulvey propose de distinguer voyeurisme et fétichisme comme deux modalités (potentiellement conflictuelles) du regard désirant dans le cinéma grand public, par lesquelles le spectateur masculin exorciserait la peur de la castration suscitée par la représentation du corps féminin. Mulvey associe le voyeurisme au contrôle de la narration (« faire advenir les choses ») et le fétichisme à ce qui relève du spectacle (où l’image elle-même ou l’image du corps de la femme est glamourisée comme complète en elle-même – une stratégie de déni) (Laura Mulvey, « Visual Pleasure and Narrative Cinema », Screen 16(3), 1975, p. 6-18. Traduit en français par Florent Lahache et Marlène Monteiro dans Au-delà du plaisir visuel : Féminisme, énigmes, cinéphilie, Paris, Mimésis, 2017).

45 Ce monologue illustre le jeu entre la naïveté du personnage et la lucidité de la voix-off, qui perdure tout au long du flashback et témoigne d’une scission radicale du héros comme sujet.

46 Notons qu’il ne s’agit là que de l’un des nombreux « contrats » mis en avant par le film, dont l’intrigue foisonnante est unifiée par les motifs récurrents de l’échange et du lien contractuel. J’ai déjà mentionné le contrat de travail masculin entre Whit et Jeff, mais on peut également noter le contrat similaire qui lie Jeff et Fischer, ainsi que le pacte très différent qui unit Jeff et Ann. Kathie perturbe fortement ce circuit d’échange lorsqu’elle vole l’argent de Whit et rompt le « contrat sexuel » qui la liait à lui. Il est significatif que, lors de leur première rencontre, Jeff attire l’attention de Kathie en laissant tomber une pièce à côté de sa table. Ils sont ensuite interrompus par José Rodriguez, qui propose ses services de guide et tente de vendre à Jeff une paire de boucles d’oreilles. Jeff les achète pour Kathie mais celle-ci les refuse en disant qu’elle n’en porte jamais, court-circuitant ainsi cette proposition « romantique » conventionnelle de l’homme (significativement, lorsque nous voyons Kathie à San Francisco plus tard dans le film, elle porte des boucles d’oreilles). Le fait que Kathie refuse ce cadeau ne fait qu’attiser l’intérêt de Jeff, fasciné par ce qu’il perçoit comme une exclusion volontaire de la jeune femme du circuit d’échange contrôlé par les hommes – il lui dit avec admiration : « Ça fait dix jours que je n’ai pas parlé à quelqu’un qui n’a pas essayé de me vendre quelque chose ». Puis, lorsqu’il dit à Kathie qu’il préfèrerait que ce soit elle, plutôt que José Rodriguez, qui lui fasse visiter Acapulco, il exprime un désir idéaliste pour une relation échappant au régime « commercial » : « Rien n’a de valeur si on ne peut pas le partager ». Le film suggère encore une fois ici que Jeff se méprend sur Kathie, qu’il idéalise comme au-delà de l’échange en déniant à la fois le contrat qu’elle a passé avec Whit et le fait qu’elle l’a impitoyablement rompu. En réalité, Kathie ne se situe pas au-delà de l’échange. Elle a plutôt cherché à obtenir et maintenir le contrôle du système d’échange en contrôlant la valeur de sa propre sexualité. Elle prend et garde l’argent précisément parce qu’il lui permet de se libérer de toute obligation envers le système d’échange monétaire/sexuel contrôlé par les hommes (même si, bien entendu, l’argent ne tire en même temps sa valeur que de ce système).

47 Le film suggère un rapport sexuel tout en le niant. Le couple court sous la pluie vers le bungalow, en riant comme de jeunes amoureux insouciants. Une fois à l’intérieur, ils se sèchent mutuellement les cheveux. Jeff embrasse Kathie dans le cou, puis jette la serviette qui renverse la lampe. Lorsque la lumière s’éteint, la musique s’intensifie tandis que la caméra s’avance vers la porte, ouverte par un coup de vent. Dans le plan suivant, la caméra est à l’extérieur du bungalow et poursuit son mouvement. Cette sortie de la pièce, associée à l’extinction de la lumière et à la reprise du thème musical romantique, suggère que Jeff et Kathie font l’amour. Le film revient alors à l’intérieur du bungalow. Jeff ferme la porte et Kathie enlève le disque qui tourne sur le gramophone, un changement d’attitude apparemment post-coïtal. Cependant, alors que le travelling avant a suggéré qu’un rapport sexuel a eu lieu, le plan suivant de Jeff refermant la porte qui vient de s’ouvrir donne l’impression que le temps ne s’est pas écoulé. Le sexe est ainsi fortement suggéré et dénié. Cette stratégie de contournement de la censure par l’affirmation et la négation simultanées de la sexualité fonctionne de manière très similaire aux blagues sexuelles de la comédie romantique/sexuelle – sur ce point, voir mon analyse d’un gag de la comédie hollywoodienne Tout commença par un baiser (It Started with a Kiss, 1959) dans « The clown-prints of comedy », Screen, 25(4-5), 1984, p. 58-59 – et peut être considérée comme la manière classique dont les « scènes de sexe » étaient gérées dans les thrillers « durs » et dans de nombreux autres films produits pendant la période classique.

48 Dans de nombreux thrillers « durs », l’argent est la monnaie de l’autorité patriarcale : le système économique est contrôlé par les hommes, tout comme la valeur de l’argent en tant que monnaie d’échange. Des femmes fatales comme Phyllis dans Assurance sur la mort (Double Indemnity, 1944), Kitty dans Les Tueurs (The Killers, 1946), Elsa dans La Dame de Shanghai (The Lady from Shanghai, 1947) ou Jane Palmer dans La Tigresse (Too Late for Tears, 1949) sont caractérisées par leur cupidité pathologique, leur désir de s’élever au-dessus de l’autorité masculine, signifié précisément par leur désir d’argent.

49 Les italiques sont de moi.

50 À un moment donné, Kathie et Meta sont significativement assimilées : Jeff va fouiller l’appartement de cette dernière où il trouve Kathie, qui répond même au téléphone en se faisant passer pour Meta.

51 Michael Walsh, « Out of the Past: the History of the Subject », Enclitic, 6(1), automne/printemps 1982, p. 16.

52 Le film maintient une séparation nette entre le langage « dur à cuire » de la grande ville et le langage ordinaire de la petite ville. L’opposition entre ces deux mondes est particulièrement marquée dans la séquence d’ouverture du film, quand Joe Stephanos entre dans le Marny’s Café de Bridgeport, le lieu des commérages. Alors que le langage « dur » de la grande ville est associé à l’affirmation de soi des hommes, le langage de l’univers étroit de la petite ville est associé à une masculinité limitée (comme l’illustre tout particulièrement les brèves apparitions du père d’Ann, qui la réprimande verbalement parce qu’elle fréquente Jeff, mais dont les paroles ne s’accompagnent pas d’actions efficaces).

53 Christine Gledhill, op. cit. p. 18.

54 Il importe de souligner ici que les thrillers noirs « durs » insistent très souvent sur le fait que la femme érotique est enfermée ou construite par le désir et le regard masculins. Cela peut passer par des stratégies telles que : (1) la représentation de la femme sur un portrait/une peinture, comme dans Laura (1944), La Femme au portrait (The Woman in the Window, 1944) et La Rue rouge (Scarlet Street, 1945) de Fritz Lang, ou Nocturne (1946), et (2) l’enfermement de la femme dans le regard sexualisant du héros (le plus souvent lors de sa première apparition), comme dans Assurance sur la mort (Double Indemnity, 1944), Le Facteur sonne toujours deux fois (The Postman Always Rings Twice, 1946) et Ils ne voudront pas me croire (They Won’t Believe Me, 1947). Elle commence à jouer un rôle perturbateur lorsqu’elle sort de ce cadre dans lequel elle a été enfermée, et déstabilise ainsi l’autorité masculine.

55 L’allusion aux Templiers, au début du film, invite à voir la trajectoire du héros comme une quête.

56 Christine Gledhill, op. cit. p. 16.

57 Ibid.

58 Les Tueurs est une production indépendante de Mark Hellinger, financée et distribuée par Universal-International. Le film est réalisé par Robert Siodmak, un expatrié allemand qui, à l’instar de Fritz Lang, est à l’origine d’un grand nombre de thrillers au style distinctif durant la période « noire ». Les films de Siodmak sont très hétérogènes, relevant aussi bien du thriller de « femme paranoïaque » (Deux Mains, la nuit/The Spiral Staircase, 1945), du film criminel d’époque (Le Suspect/The Suspect, 1944), du film de gangsters (La Proie/Cry of the City, 1948), du thriller « dur » (Les Tueurs/The Killers ; Pour toi j’ai tué/Criss Cross, 1949), que d’une hybridation intéressante entre thriller et mélodrame psychologique (Les Mains qui tuent/Phantom Lady, 1944 ; Vacances de Noël/Christmas Holiday, 1944 ; Uncle Harry, 1945 ; La Double Énigme/The Dark Mirror, 1946 ; La Femme à l’écharpe pailletée/The File on Thelma Jordan, 1949).

59 Peter Wollen, Signs and Meaning in the Cinema, Londres, Secker & Warburg, 1972, p. 113.

60 « The Killers » a été publié à l’origine dans Men Without Women (1928). La nouvelle figure dans l’anthologie The Essential Hemingway (Harmondsworth, Penguin Books, 1964, p. 378-386).

61 Ce type de scène où le héros se laisse prendre au piège de son propre regard est une représentation répandue du désir masculin dans les thrillers « durs », dont on trouve des exemples notables dans Assurance sur la mort, Le Facteur sonne toujours deux fois et Ils ne voudront pas me croire.

62 Gilda présente plusieurs différences significatives par rapport à ces autres films en ce qui concerne la représentation de la femme en tant qu’objet érotique. La chanson principale de ce film n’est pas « Amado Mio » mais « Put the Blame on Mame », qui est interprétée deux fois par Hayworth – d’abord dans une scène intimiste, où la chanson se présente comme un constat désabusé de la façon dont les femmes sont blâmées pour toutes sortes de catastrophes qui arrivent aux hommes ; et une seconde fois lors d’une performance en public, où elle devient une chanson de défi, Gilda exécutant alors une parodie de strip-tease afin de provoquer son mari, Johnny (Glenn Ford), qui l’a à la fois négligée et persécutée. Parce que le film est avant tout un star vehicle pour Rita Hayworth, Gilda n’est pas enfermée dans un drame centré sur les personnages masculins, comme le sont les femmes érotiques dans les autres films. Les trois chansons témoignent de la centralité de Hayworth-Gilda et de l’importance de l’image de la star dans ce film. Contrairement à la chanson des Tueurs, la chanson d’amour de Gilda est présentée comme une pure performance, peu intégrée au récit : non seulement l’accent est mis sur la danse (un élément essentiel de l’image de Hayworth dans les années 1940), mais la séquence ne comporte presque aucun contrechamp du public, ce qui contribue à la faire apparaître comme un numéro de spécialité.

63 De tels plans de femmes se regardant dans le miroir sont courants dans les thrillers « durs » des années 1940. Ils véhiculent une représentation de la femme comme image qui est ici construite comme une source de problèmes – car dans de tels cas, c’est la femme qui est montrée comme étant captivée par sa propre image et désirant la contrôler. On en trouve des exemples notables dans Assurance sur la mort (où, lors de leur première rencontre, Phyllis s’applique du rouge à lèvres tandis que Walter la regarde) et au début du Facteur sonne toujours deux fois (où le moment de l’attirance fatale est signalé de la même manière, Cora s’appliquant du rouge à lèvres en se regardant dans son miroir de poche, tandis que Frank la fixe de son regard lascif et fasciné). Dans chaque cas, l’absorption de la femme dans la contemplation de sa propre image perturbe le circuit du désir inauguré par le regard de l’homme : elle se place en dehors de ce regard en se regardant elle-même au lieu de regarder l’homme en retour. La Dame de Shanghai met en scène une destruction sadique de ce motif narcissique lorsque, dans la séquence du labyrinthe de miroirs, l’image d’Elsa est multipliée, fragmentée puis brisée lors de la fusillade qui constitue l’apothéose de la scène. Dans Gilda, il y a un renversement intéressant de la façon dont les femmes ont tendance à être représentées comme narcissiquement obsédées par leur apparence, car dans ce cas, c’est Johnny qui est critiqué – par l’oncle Pio (Stephen Geray) – pour d’être regardé dans le miroir. Johnny est nettement féminisé au début du film, dans la relation homoérotique qu’il entretient avec Ballin, la « figure paternelle » perverse. La femme perturbe cette relation.

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Table des illustrations

Titre Figures 1 et 2
Légende Spade semble perdre son sang-froid dans un violent accès de colère, mais la suite de la scène le montre se sourire à lui-même, signe qu’il a en réalité simulé cette perte de contrôle.
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Titre Figures 3 et 4
Légende Cairo tripote nerveusement son parapluie, le regard fuyant, tandis que Spade fume une cigarette avec décontraction.
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Titre Figures 5 et 6
Légende Spade examine les papiers de Cairo dans un plan subjectif qui permet au public de partager la « vision supérieure » du héros, puis constate avec un sourire amusé que le mouchoir de Cairo est parfumé.
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Titre Figures 7 et 8
Légende Joe, colérique et agité, fait les cent pas, tandis que Jeff reste tranquillement assis dans son fauteuil, dans une position décontractée.
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Titre Figures 9 et 10
Légende Jeff ne parvient pas à dissimuler son inquiétude lorsque Whit lui rend une visite inattendue à Acapulco, au moment même où il faisait ses bagages pour s’enfuir avec Kathie.
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Titre Figures 11 et 12
Légende Kathie « émergeant du soleil » lors de sa première apparition, et courant vers Jeff, éclairée par la lune, sur la plage d’Acapulco.
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Titre Figures 13 et 14
Légende Dans une séquence d’ouverture au style résolument « noir », la tranquillité de la petite ville de Brentwood est perturbée par deux tueurs à la recherche d’un homme, le Suédois, qui, au lieu de les fuir, attend passivement d’être tué, étendu sur son lit, le visage dans l’ombre.
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Titre Figures 15 et 16
Légende La mise en scène souligne la manière dont le Suédois devient prisonnier de son propre regard et permet ainsi à Kitty d’asseoir sa domination sur lui.
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Titre Figures 17 et 18
Légende Des compositions « triangulaires » représentent visuellement les conflits que Kitty provoque et contribuent ainsi à la construire comme une source de divisions.
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Titre Figures 19 et 20
Légende La mise en scène de la rencontre entre Kitty et Reardon évoque celle de la rencontre entre Kitty et le Suédois, tout en soulignant que Reardon est immunisé contre la « contamination » de cette « femme fatale ».
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Pour citer cet article

Référence électronique

Frank Krutnik, « « Trouble dans la masculinité : les détectives-héros du film noir hollywoodien des années 1940 » »Genre en séries [En ligne], 16 | 2024, mis en ligne le 01 mars 2024, consulté le 14 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ges/4642 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ges.4642

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Auteur

Frank Krutnik

Frank Krutnik est professeur émérite de l'université du Sussex. Spécialiste du cinéma hollywoodien, il a également consacré une partie de ses travaux à la télévision et à la radio. Il a notamment publié les ouvrages In a Lonely Street: Film Noir, Genre, Masculinity (1991) et Inventing Jerry Lewis (2000), et coécrit, avec Steve Neale, Popular Film and Television Comedy (1990). Prochain livre à paraître en 2024 : Thrillers, Chillers, and Killers: Radio and Film Noir.

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