La place des femmes dans The Blue Gardenia de Fritz Lang
Texte intégral
- 1 « The Place of Women in Fritz Lang’s The Blue Gardenia » a été publié dans le recueil Women in Film (...)
1Dans un film noir typique1, le monde est présenté du point de vue de l’enquêteur masculin qui relate souvent un événement passé. L’enquêteur cherche à éclairer un mystère dans un monde cauchemardesque où tous les indices lui sont délibérément dissimulés. Il est généralement une présence rassurante au sein de l’univers noir : nous nous identifions à lui, nous avons confiance en son intelligence et son esprit de déduction, ainsi qu’en sa capacité à se montrer plus malin que les criminels, ou du moins à résoudre finalement l’énigme.
- 2 On peut citer ici ce que dit Laura Mulvey dans la deuxième partie de Riddles of the Sphinx où elle (...)
2Par contraste, les personnages féminins du film noir se situent en dehors de l’ordre masculin et représentent une menace pour lui2. Elles symbolisent tout ce qui est maléfique et mystérieux. La sexualité étant la seule arme dont les femmes disposent face aux hommes, elles l’utilisent pour piéger l’enquêteur et l’empêcher d’accomplir sa mission. Dangereuses parce que leur sexualité est si ouvertement affichée et si irrésistible, les femmes deviennent ce contre quoi l’enquêteur masculin doit se protéger s’il veut réussir dans sa quête.
- 3 The Blue Gardenia a été peu analysé et globalement considéré comme un mauvais film de Lang. Paul Je (...)
- 4 J’utilise le concept de « discours » tel qu’il a été développé d’abord par Colin MacCabe dans « Rea (...)
- 5 Ce n’est pas la première fois que Lang a travaillé un texte classique d’une manière « progressiste (...)
3The Blue Gardenia (1953) représente un défi pour l’analyse3, dans la mesure où Lang n’y suit pas simplement les conventions du film noir comme il a pu le faire dans deux autres films, The Big Heat (1953) et Human Desire (1954), qu’il a tournés à la même période. Dans The Blue Gardenia, Lang renverse au contraire ces conventions en présentant deux discours distincts – c’est-à-dire deux visions de la réalité4. On y trouve le discours masculin habituel, répandu dans les films noirs et incarné ici par Casey Mayo, un journaliste qui joue les enquêteurs, et la police ; mais à côté de ça, Lang a inséré le discours de Norah, une jeune standardiste – un discours qui exprime la confusion et l’aliénation des femmes dans un monde masculin. Comme je vais le montrer, le traitement que Lang propose du personnage de Norah, met en lumière les préjugés que les hommes nourrissent à l’égard des femmes dans les films noirs ; en développant le point de vue de Norah à côté du discours masculin habituel du film noir, Lang révèle des éléments de ce discours masculin qui ne sont généralement pas remis en question5.
4Le film s’ouvre d’une manière apparemment conventionnelle, avec Mayo qui arrive devant la West Coast Telephone Company au volant de sa voiture, dans laquelle il laisse son collègue photographe à moitié endormi. À l’intérieur, on trouve Prebble en train de flirter avec Crystal, une amie de Norah qui vit avec elle et qui est elle aussi standardiste. Prebble répond à l’appel téléphonique d’une femme hystérique dont les supplications l’irritent. Visuellement, les hommes dominent le cadre, comme on peut s’y attendre (fig. 1 et 2). Prebble est placé au-dessus de Crystal, à côté de laquelle il est assis dans une position décontractée, et fait face à la caméra. Mayo domine en se tenant debout à côté de Crystal, et les deux hommes cherchent à séduire les femmes, Mayo d’une manière moins lourde et agressive que Prebble.
Figures 1 et 2
Crystal encadrée par Prebble et Mayo, et Prebble assis au-dessus des femmes, face à la caméra, dans une position décontractée : les hommes dominent le cadre.
5La deuxième scène, qui se déroule dans l’appartement que partagent Crystal, Norah et Sally, contraste clairement avec la première. Le discours féminin apparaît maintenant avec évidence, même si les femmes sont toujours subordonnées symboliquement aux hommes. Cet univers féminin, caractérisé par des relations chaleureuses entre des femmes qui travaillent, rappelle les films de Dorothy Arzner et d’autres « women’s films » comme Stage Door de Gregory La Cava ou Marked Woman de Lloyd Bacon. Visuellement, les femmes occupent le centre du cadre et font face à la caméra (fig. 3 et 4). Dans l’intimité de leur foyer, leurs gestes et leurs postures sont plus assurées, et elles occupent l’espace plus librement, d’une manière qui n’était pas possible lorsque les hommes étaient physiquement présents. Leur sens de la répartie se manifeste dans des discussions amicales, et il apparaît clairement que ces femmes se soutiennent et prennent soin les unes des autres.
Figures 3 et 4
Crystal, Norah et Sally occupent le centre du cadre, font face à la caméra et circulent librement dans leur appartement.
6Mais, comme dans les « women’s films » que j’ai mentionnés, l’importance symbolique des hommes garantit leur domination même lorsqu’ils sont absents. Les hommes constituent ici le sujet de conversation principal et, bien que le point de vue adopté sur eux soit féminin, il est clair qu’ils occupent une place centrale dans la vie de ces femmes. Chacune d’entre elles a comblé son besoin d’homme à sa manière : Sally trouve que les hommes réels sont ennuyeux et préfère vivre par procuration des histoires d’amour passionnées en lisant des romans de gare ; Crystal sort avec son ex-mari, Homer, après avoir découvert que cette relation la satisfait beaucoup plus sous cette forme ; Norah est, au début de la scène, amoureuse d’un soldat parti combattre en Corée, et vit dans l’attente de son retour.
7La découverte brutale par Norah de l’infidélité de son petit ami, va impulser le récit et conditionner le comportement de l’héroïne durant la nuit où Prebble sera assassiné. Plus tôt dans la soirée, ses amies s’étaient gentiment moquées de Norah parce qu’elle préférait passer son dîner d’anniversaire seule face à la photo de son fiancé plutôt que de sortir s’amuser. Alors qu’elle imaginait que la dernière lettre qu’elle avait reçue de lui et dont elle avait réservé l’ouverture pour l’occasion, serait pleine d’amour, elle est cruellement déçue lorsqu’elle la lit et découvre que son petit ami a décidé de se marier avec une infirmière. C’est à ce moment que Prebble téléphone à Crystal, dont il avait enfin réussi à obtenir le numéro plus tôt dans la journée, pour lui proposer de sortir avec elle. Mue par un besoin désespéré de noyer son chagrin, Norah accepte le rendez-vous en se faisant passer pour Crystal.
8D’abord étonné de voir arriver Norah au lieu de Crystal, Prebble s’adapte rapidement à la situation, ce qui indique le peu d’importance qu’il attache à l’identité de la fille avec qui il sort. Il voit que Norah boit jusqu’à être complètement ivre lorsqu’ils sont au Blue Gardenia, un restaurant où Nat King Cole interprète la chanson-titre du même nom et où une aveugle vend des gardénias. Il ramène alors Norah chez lui et commence à l’embrasser. Sous l’effet de l’alcool, Norah répond d’abord à ses avances en le prenant pour son fiancé, puis décide de partir lorsqu’elle réalise sa méprise. Prebble insiste et Norah se défend alors contre une tentative de viol en frappant son agresseur avec un tisonnier, mais s’évanouit avant de pouvoir constater les conséquences de son geste. Lorsqu’elle se réveille un peu plus tard, elle fuit la maison en oubliant ses chaussures et rentre chez elle.
- 6 Là encore, les mots de Mulvey dans Riddles of the Sphinx éclairent utilement ce point. Si les femme (...)
9Quand Norah se réveille le lendemain matin, elle n’a aucun souvenir des événements qui se sont déroulés dans l’appartement de Prebble. S’il s’agit, du point de vue narratif, d’un ressort scénaristique assez grossier dont la fonction est de créer une énigme à résoudre, il a une importance symbolique en lien avec la place assignée aux femmes. Le fait que Norah soit incapable de se « rappeler » ou de dire ce qui s’est réellement passé, représente l’expérience commune des femmes sous le patriarcat – le sentiment de ne pas pouvoir raisonner correctement parce que les termes dans lesquels la culture pense sont masculins et étrangers. Dans le cadre du patriarcat, les femmes sont handicapées lorsqu’il s’agit de s’exprimer publiquement, et peuvent ainsi passer pour « idiotes » ou « hésitantes »6. L’« oubli » de Norah symbolise de manière radicale sa condition de femme perdue dans l’univers noir du film ; elle fait l’expérience d’une sensation cauchemardesque, celle de ne pas savoir si elle est innocente ou coupable, et d’être ainsi vulnérable aux manipulations masculines.
- 7 Dans son article « Duplicity in Mildred Pierce », Pam Cook note un contraste similaire entre les sé (...)
10La mise en scène des premières séquences souligne la vulnérabilité de Norah ; le monde masculin est présenté visuellement comme un labyrinthe à travers lequel elle ne peut pas trouver son chemin et qui est plein de dangers pour elle. Il y a un contraste radical entre la mise en scène des passages qui prennent place dans les univers féminins (la compagnie de téléphone, l’appartement des femmes) et dans les univers masculins (le Blue Gardenia, l’appartement de Prebble et, plus tard, le bureau de Mayo). Tandis que les scènes qui se déroulent à la compagnie de téléphone et dans l’appartement des femmes sont bien éclairées, et que l’atmosphère y est joyeuse et animée, celles qui ont lieu dans les espaces masculins sont filmées dans un style noir, avec des ombres menaçantes, des angles de prise de vue inhabituels, des objets disposés dans le cadre de sorte à obstruer notre vision, etc., afin de créer une atmosphère sinistre et claustrophobique7. La première scène dans l’appartement des femmes met en évidence la menace que l’univers masculin représente pour Norah grâce à la rupture brutale qui se produit une fois que les autres femmes sont parties et que Norah découvre que son petit ami l’a trahie.
11Avant même cette révélation, Lang nous a préparé à quelque chose de désagréable. Norah est vêtue d’une robe de taffetas noire et a plongé la pièce dans l’obscurité. Elle cherche visiblement à créer une ambiance romantique de dîner aux chandelles, mais les ombres l’entourent de manière menaçante quand elle s’assoit à la table (fig. 5). Lorsqu’elle est assise face à la photo de son fiancé presque comme si elle était devant une icône, la lueur des bougies renforce l’impression que quelque chose d’anormal est en train de se produire (fig. 6). Lang semble vouloir souligner le caractère excessif du dévouement de Norah ici, comme pour accentuer le choc causé par l’infidélité du soldat. À partir du moment où la voix de l’homme se fait entendre par l’intermédiaire de Norah qui lit la lettre dans sa tête, la scène devient encore plus sinistre et inquiétante, les ombres semblant presque envahir la lumière. Lorsque le téléphone sonne et que Norah traverse la pièce pour aller répondre, la musique devient sinistre et l’écran est presque noir.
12L’appartement des femmes se transforme donc radicalement pour devenir sinistre et menaçant à partir du moment où les hommes l’envahissent symboliquement. Le Blue Gardenia associe ensuite le monde masculin à la manipulation, dans la mesure où les hommes cherchent à y piéger des femmes insouciantes. Nous voyons d’abord Prebble en train de préparer le terrain pour son entreprise de séduction et faire des blagues sur les femmes avec Mayo qui est au bar pour draguer. Quand Norah entre, elle est filmée en plan large, une petite silhouette perdue dans le dédale que constitue le décor hawaïen élaboré du restaurant (fig. 7). Après avoir été conduite à la table isolée de Prebble, elle s’assoit sur une chaise en osier dont l’énorme dossier semble l’engloutir (fig. 8). Les choses deviennent de plus en plus sinistres lorsque le couple rentre en voiture sous la pluie et l’orage. Le plan qui montre la capote de la voiture se refermer sur le couple suggère que Norah est prise au piège, comme le plan suivant sur les fenêtres de l’appartement de Prebble, filmées de l’intérieur avec la pluie battante qui s’abat sur les carreaux (fig. 9). Une fois que le couple se déplace dans le salon, la mise en scène devient encore plus sinistre ; un grand miroir est accroché au mur et entouré de plantes qui projettent des ombres inquiétantes à travers la pièce (fig. 10). C’est comme si Norah était perdue dans une jungle, le décor symbolisant les ruses et stratagèmes de l’homme.
Figures 5 et 6
Norah entourée d’ombres menaçantes lorsqu’elle s’apprête à lire la lettre de son petit ami.
Figures 9 et 10
Fondu enchaîné entre le plan où la capote de la voiture se referme sur Nora et celui qui montre les barreaux de la fenêtre de l’appartement de Prebble ; les plantes projettent des ombres inquiétantes à travers la pièce.
13Il est important de noter que c’est seulement à partir de ce moment que Prebble commence à apparaître malveillant. Jusqu’ici, le film a simplement exposé deux discours présentés comme tout aussi « valables » l’un que l’autre – celui des hommes d’un côté, et celui de Norah (et, dans une certaine mesure, des autres femmes) de l’autre. Cependant, au fur et à mesure que le film avance et que nous nous identifions de plus en plus à Norah plutôt qu’aux hommes, le discours masculin commence à être ébranlé par celui de Norah. À l’inverse de la plupart des autres films noirs, où les femmes ne sont vues qu’à travers le prisme du discours masculin, ce discours est ici démystifié par le fait que Norah est autorisée à se présenter directement à nous. On peut dégager trois procédés par lesquels le discours masculin est remis en cause.
14Le premier consiste à donner à Norah un savoir supérieur à celui des enquêteurs concernant ce qui s’est produit pendant la nuit du meurtre. Comme je l’ai déjà souligné, la majorité des films noirs nous invitent à nous identifier à l’enquêteur masculin et à lui faire confiance pour apporter un peu de cohérence à un monde profondément chaotique. Ici, cependant, nous nous identifions à Norah et avons été présents dans l’appartement de Prebble la nuit du meurtre, contrairement à Mayo et à la police. Bien que ni nous ni Norah ne connaissions tous les faits, nous savons au moins que c’est elle qui a laissé ses chaussures et un mouchoir chez Prebble, et qui portait une robe de taffetas noire. Les informations dont nous disposons laissent penser que Norah a tué Prebble en légitime défense, mais nous la comprenons lorsqu’elle hésite à se rendre à la police. Parce que nous sommes placé∙e∙s du point de vue de Norah, nous nous identifions à elle, pas aux enquêteurs que nous observons de l’extérieur tenter d’assembler les pièces d’un puzzle qui fait déjà sens pour nous.
15Le second procédé réside dans la perspective que nous acquérons, en étant placé∙e∙s du point de vue de Norah, sur les hypothèses que Mayo et la police élaborent à propos de la femme qui était avec Prebble la nuit du meurtre. Ils partent spontanément du principe qu’elle ne vaut pas grand-chose, qu’elle est très probablement une prostituée dans la mesure où aucune femme respectable ne sortirait avec Prebble, et qu’elle mérite tout ce qu’elle récoltera pour le meurtre de Prebble. (Il n’y a cependant aucune condamnation de son comportement de séducteur, rien qui suggère qu’il pourrait avoir exploité des femmes à des fins personnelles ou profité de leur solitude). L’écart entre Norah, que nous savons être une personne gentille, chaleureuse et honnête, et la femme « fictive » inventée par les hommes et la société en général, met en lumière les stéréotypes violents auxquels les femmes doivent faire face, ainsi que le double standard genré.
- 8 C’est en réalité Norah qui quitte la cuisine suite à la conversation, et Sally qui tient un couteau (...)
16Particulièrement douloureux pour Norah est le fait que même ses amies proches présupposent que la femme qui était avec Prebble ne vaut pas grand-chose, et ne mérite que du mépris et une punition. À travers l’identification croissante de Norah avec les héroïnes des romans de gare de Sally, Lang souligne l’autodénigrement qui grandit en Norah lorsqu’elle écoute les commentaires sur la « femme de Prebble ». Un peu plus tôt, Sally parlait avec enthousiasme de son dernier livre dans lequel une « jeune femme rousse reçoit un coup sur la tête, un coup de poignard dans le dos et une balle dans l’estomac ». L’identification croissante de Norah avec les personnages féminins de ces romans est rendue claire suite à une discussion perturbante avec Sally et Crystal à propos de la meurtrière. Quand les deux amies laissent Norah dans la cuisine, elle prend un couteau et le pointe vers son estomac de manière suggestive8. Le plan suivant montre la couverture d’un livre de Sally sur lequel une femme grimace de terreur à la vue d’un couteau qui s’abat sur elle, une image qui fait écho à la frustration croissante de Norah, qui se sent condamnée, piégée et impuissante.
17Norah se sent de plus en plus piégée parce qu’elle n’arrive pas à lutter contre une définition d’elle-même imposée par un discours masculin incompréhensible et étranger. Elle ne fait pas confiance à sa perception de ses propres capacités, et n’arrive pas bien à faire la distinction entre ce qu’elle pense d’elle et la définition dans laquelle les hommes l’enferment. À mesure que le déroulement de sa nuit avec Prebble est reconstitué par la police à sa place, Norah souffre d’une impression terrifiante de déconnexion avec la réalité. Parce qu’elle ne dispose pas de preuve du contraire, elle en vient à accepter leur définition d’elle comme une meurtrière, même si elle a le sentiment diffus que quelque chose cloche. Elle est acculée à un état d’hystérie où elle agit comme une criminelle, sursaute quand elle voit la police, brûle des preuves comme la robe de taffetas, et écoute la radio en cachette au milieu de la nuit. Sa personnalité change, et elle devient irritable avec ses amies. Elle plie ainsi sous le poids de la vision masculine des choses, succombe à l’idée qu’ils ont d’elle, et finit par se considérer comme coupable.
18Le troisième procédé par lequel le discours masculin est sapé, réside dans la perspective que nous adoptons sur Casey Mayo. Parce que nous nous identifions à Norah, l’alternance entre les discours masculin et féminin permet de « situer » ce que fait Mayo, et nous permet ainsi de voir ses actes pour ce qu’ils sont. Dans un film noir ordinaire, l’arrestation de la meurtrière par l’enquêteur aurait constitué la démonstration de son triomphe sur la sexualité et le mal. Ici, Mayo apparaît comme un homme exploitant le dilemme qui tiraille la meurtrière pour vendre des journaux, avant de la trahir d’une manière méprisable. Il déclare à la criminelle qu’il est son ami lorsqu’il s’adresse à elle publiquement dans une lettre ouverte, en promettant de l’aider et de ne pas dévoiler son nom, mais son intention est, depuis le début, de la donner à la police lorsqu’elle se sera manifestée à lui. Norah résiste longtemps aux appels de Mayo (tandis que le public est « diverti » par une série de coups de téléphone passés par des femmes désespérées qui sont ridiculisées par le film), mais son isolement finit par avoir raison d’elle. Elle ne peut pas se confier à ses amies (même si nous sentons que Crystal serait compréhensive), en partie parce qu’elles ont dit du mal de la « femme de Prebble », mais aussi parce que Norah pense vraisemblablement qu’elles ne seraient pas en mesure de l’aider. Elle suppose que seuls les hommes, ceux détiennent le pouvoir, peuvent la tirer d’affaire. Elle se tourne donc vers Casey Mayo, qui s’est présenté dans la presse comme quelqu’un capable de clarifier la situation.
19Du fait de la confiance absolue que Norah accorde à Mayo, la manière dont il la traite est choquante. Quand elle le rencontre en se faisant passer pour l’amie de la meurtrière, Mayo lui répond chaleureusement, en partie parce qu’il est attiré par elle mais aussi parce qu’il veut à tout prix être le premier à découvrir la meurtrière. Quand Norah révèle finalement qu’elle est la meurtrière présumée, la réaction de Mayo est terrifiante : l’héroïne lui apparaît maintenant repoussante, elle devient pour lui une personne à éviter, à rejeter. Du fait de son attirance pour elle, il ne peut pas tout à fait se résoudre à la livrer à la police comme il avait prévu à l’origine, mais se réjouit de se voir assigner à une autre affaire.
20La mise en scène de la rencontre entre Mayo et Norah souligne la vulnérabilité de cette dernière et le fait que Mayo la manipule. Il demande à Norah de le rencontrer dans son bureau, tard dans la nuit. L’arrivée de Norah est filmée du point de vue de Mayo : quand il entend l’ascenseur arriver, il éteint les lumières, vraisemblablement pour pouvoir l’observer avant qu’elle ait une chance de le voir. Mais peut-être aussi pour lui faire peur. À l’arrière-plan, nous voyons Norah sortir de l’ascenseur ; elle est une toute petite silhouette noire qui avance dans le couloir éclairé, tandis que l’obscurité menaçante du bureau de Mayo se dresse devant elle (fig. 11). Mayo l’observe en silence alors qu’elle progresse lentement dans la pièce sombre (fig. 12), éclairée seulement par des lumières qui viennent de l’extérieur. L’esthétique de la scène exprime le pouvoir de Mayo sur Norah, le fait qu’elle dépende de lui, et qu’il n’est pas digne de confiance puisqu’il ne pense qu’en termes de pouvoir et pas en termes de vulnérabilité humaine. Le film révèle ici l’absence de pitié et d’empathie de Mayo, ainsi que sa vision stéréotypée des femmes comme étant soit des « bonnes » soit des « mauvaises » filles.
Figures 11 et 12
Nora face à l’obscurité menaçante du bureau ; Mayo qui l’observe dans qu’elle puisse le voir.
21Comme c’est souvent le cas, la fin du film tend à miner les éléments progressistes que j’ai analysés ici. Mayo est finalement « racheté » en étant celui qui réussit à résoudre le mystère de la mort de Prebble. En remarquant une différence entre le disque qui passait au moment du crime selon Norah, et celui que la police a découvert sur la platine en arrivant, Mayo retrouve la trace de la meurtrière qui se révèle être la femme hystérique que Prebble avait rejetée au début du film. La récompense de Prebble pour avoir libéré Norah est bien sûr de la gagner pour lui-même ; il possède maintenant la « bonne » femme et peut céder son carnet d’adresses à son photographe, enchanté de ce cadeau.
22Même si les définitions patriarcales des hommes et des femmes sont à nouveau en place à la fin du film, le travail accompli par Lang subsiste. En renversant les conventions du film noir, The Blue Gardenia a mis en lumière la place que les femmes occupent généralement dans ces films. Nous voyons bien ici que la vision masculine des femmes est fausse, dans la mesure où l’ensemble des suppositions que les hommes ont faites sur Norah se sont révélées erronées. Tandis que le discours masculin tente de définir Norah comme une femme fatale, nous constatons plutôt qu’elle est victime de stratagèmes masculins qui visent à l’arrêter pour un crime qu’elle n’a pas commis. La manière dont Norah se place elle-même dans une position de soumission par rapport aux hommes est également mise en évidence. Elle accepte la vision que les hommes ont d’elle, et perçoit ainsi le monde comme une énigme qu’elle ne peut pas résoudre. En ce sens, The Blue Gardenia met en lumière la contradiction fondamentale entre le discours masculin dominant et le discours subordonné (et réprimé) des femmes sous le patriarcat.
Notes
1 « The Place of Women in Fritz Lang’s The Blue Gardenia » a été publié dans le recueil Women in Film Noir, dirigé par E. Ann Kaplan (Londres, BFI, 1998, p. 81-88). Je remercie Liam Costigan et Geneviève Sellier pour leur aide. [Translated from Women in Film Noir, 2nd Edition by E. Ann Kaplan (ed.), published by the British Film Institute ©1998. Translated with kind permission of the author, the British Film Institute and Bloomsbury Publishing] (NdT).
2 On peut citer ici ce que dit Laura Mulvey dans la deuxième partie de Riddles of the Sphinx où elle lit en regardant directement la caméra. Se tournant vers le monde de la mythologie pour comprendre la place des femmes au sein du patriarcat, Mulvey décrit la Sphinge comme le symbole de l’inconscient et des femmes. Elle déclare : « La Sphinge se situe en dehors de la cité, elle défie la culture de la cité, son ordre de la famille et son ordre du savoir, une culture et un système politique qui assignent les femmes à une place subordonnée » (« Riddles of the Sphinx : a film by Laura Mulvey and Peter Wollen », Screen, vol. 18, n° 2, Summer 1977, p. 62). Les femmes du film noir sont tout particulièrement placées dans la position de la Sphinge : mystérieuses, malveillantes et représentant un défi pour les hommes, mais assignées à une place extérieure à l’ordre du film.
3 The Blue Gardenia a été peu analysé et globalement considéré comme un mauvais film de Lang. Paul Jensen écrit par exemple que Lang « évacue tout mystère et suspense d’une manière si radicale qu’elle doit être intentionnelle », et conclut que « la seule originalité du film est la manière dont il introduit sa chanson-titre » (The Cinema of Fritz Lang, New York, A. S. Barnes, 1969, p. 181)
4 J’utilise le concept de « discours » tel qu’il a été développé d’abord par Colin MacCabe dans « Realism and the Cinema : Notes on Some Bretchian Themes » (Screen, vol. 15, n° 2, Summer 1974, p. 7-27) puis par Claire Johnston et Pam Cook dans The Work of Dorothy Arzner (Londres, BFI, 1975). Cet usage est similaire à celui qu’en fait Pam Cook dans son analyse de Mildred Pierce publiée dans ce volume (Women in Film Noir).
5 Ce n’est pas la première fois que Lang a travaillé un texte classique d’une manière « progressiste » (cf. MacCabe). L’analyse de M par Noël Burch (« De Mabuse à M : le travail de Fritz Lang », Revue d’esthétique, numéro spécial, 1973) analyse les techniques de distanciation utilisées par Lang afin de proposer une image extrêmement complexe de cet assassin d’enfants et de la société dans laquelle il vit. Burch soutient ainsi que Lang abandonne une conception littéraire du personnage et de la narration, et exploite plutôt ce « langage sans langue » qu’est le cinéma selon Metz. Dans un travail sur Lang non publié, Julian Petley note que dans The Return of Frank James, Lang ne se contente pas simplement de présenter le héros comme tel, mais semble plus intéressé par la manière dont, dans le genre du western, le hors-la-loi devient un héros (The Films of Fritz Lang : The Cinema as Destiny, thèse non publiée, Exeter, 1973, p. 22).
6 Là encore, les mots de Mulvey dans Riddles of the Sphinx éclairent utilement ce point. Si les femmes du film noir traditionnel sont dans la position de la Sphinge, ce que Mulvey dit des femmes sous le patriarcat, s’applique au film de Lang : « Pour le patriarcat, la Sphinge comme femme est une menace et une énigme, mais les femmes sont confrontées à une suite infinie de menaces et d’énigmes sous le patriarcat – des dilemmes qui sont difficiles à résoudre pour elles, parce que la culture dans laquelle elles doivent penser n’est pas la leur. Nous vivons dans une société dirigée par le père, dans laquelle la mère est réprimée… Et en attendant, la Sphinge ne peut que s’exprimer avec une voix à part, distante » (« Riddles of the Sphinx », p. 62)
7 Dans son article « Duplicity in Mildred Pierce », Pam Cook note un contraste similaire entre les séquences en flashback, qui portent sur les différents aspects de la vie de Mildred – la famille, les relations affectives et sexuelles, le travail, les questions de propriété et d’investissement financier –, et les séquences noires du film, qui sont liées aux hommes. L’histoire de Mildred est « l’étoffe dont les “women’s pictures” sont faits », selon les mots de Cook. Le style de ces scènes est différent de celui du reste du film. Elles sont « éclairées de manière homogène, avec peu de variation de l’angle de prise de vue, etc. ». Par contraste, le discours noir qui encadre ces scènes est caractérisé par un style noir classique. Cook conclut que deux voix s’expriment dans le film, une masculine et une féminine, chacune correspondant en gros au « women’s picture » et au « man’s film », avec le style qui va avec. Cette opposition se rapproche de celle que j’ai notée dans The Blue Gardenia avec, d’un côté, le discours de Norah et, de l’autre, celui de l’homme, le discours noir, filmé lui aussi dans un style noir classique.
8 C’est en réalité Norah qui quitte la cuisine suite à la conversation, et Sally qui tient un couteau de manière suggestive à la fin de la scène [NdT].
Haut de pageTable des illustrations
Titre | Figures 1 et 2 |
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Légende | Crystal encadrée par Prebble et Mayo, et Prebble assis au-dessus des femmes, face à la caméra, dans une position décontractée : les hommes dominent le cadre. |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ges/docannexe/image/4635/img-1.jpg |
Fichier | image/jpeg, 212k |
Titre | Figures 3 et 4 |
Légende | Crystal, Norah et Sally occupent le centre du cadre, font face à la caméra et circulent librement dans leur appartement. |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ges/docannexe/image/4635/img-2.jpg |
Fichier | image/jpeg, 220k |
Titre | Figures 5 et 6 |
Légende | Norah entourée d’ombres menaçantes lorsqu’elle s’apprête à lire la lettre de son petit ami. |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ges/docannexe/image/4635/img-3.jpg |
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Titre | Figures 7 et 8 |
Légende | Norah au Blue Gardenia. |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ges/docannexe/image/4635/img-4.jpg |
Fichier | image/jpeg, 295k |
Titre | Figures 9 et 10 |
Légende | Fondu enchaîné entre le plan où la capote de la voiture se referme sur Nora et celui qui montre les barreaux de la fenêtre de l’appartement de Prebble ; les plantes projettent des ombres inquiétantes à travers la pièce. |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ges/docannexe/image/4635/img-5.jpg |
Fichier | image/jpeg, 185k |
Titre | Figures 11 et 12 |
Légende | Nora face à l’obscurité menaçante du bureau ; Mayo qui l’observe dans qu’elle puisse le voir. |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ges/docannexe/image/4635/img-6.jpg |
Fichier | image/jpeg, 94k |
Pour citer cet article
Référence électronique
E. Ann Kaplan, « La place des femmes dans The Blue Gardenia de Fritz Lang », Genre en séries [En ligne], 16 | 2024, mis en ligne le 01 mars 2024, consulté le 23 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ges/4635 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ges.4635
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