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Traductions

La résistance par le charisme : Rita Hayworth et Gilda

Richard Dyer
Traduction de Jules Sandeau

Texte intégral

  • 1 « Resistance Through Charisma: Rita Hayworth and Gilda » a été publié dans le recueil Women in Film (...)

1La thèse de cet article1 est qu’il est possible de considérer que, dans Gilda (Charles Vidor, 1946), la construction de Gilda comme une femme fatale, conformément aux conventions génériques du film noir, est dans une certaine mesure renversée et mise en lumière en tant que telle grâce à certains éléments de mise en scène et au choix de Rita Hayworth pour le rôle. Mon argumentation est fondée sur trois hypothèses portant respectivement sur le film noir, les stars et la lecture critique.

Film noir

2Outre certains traits génériques récurrents (structure narrative labyrinthique, composition et éclairage « expressionnistes », représentations de héros durs à cuire et de femmes fatales, ambiance décadente, etc.), le film noir est caractérisé par une certaine angoisse concernant l’existence et la définition de la masculinité et de la normalité. Cette angoisse est rarement exprimée directement, mais on peut néanmoins considérer qu’elle constitue la « problématique » de ces films, cet ensemble de questions et de problèmes qu’ils cherchent à résoudre sans jamais vraiment les expliciter (car les expliciter reviendrait à se confronter à la masculinité et à la normalité en tant que problèmes, alors que l’idéologie dominante part du principe qu’elles vont de soi). Cette problématique est sensible, d’une part, dans la difficulté qu’ont ces films à construire une image positive de la masculinité et de la normalité, ce qui constituerait une affirmation directe de leur existence et de leur définition, et d’autre part, dans la manière dont ils utilisent ce qui n’est pas masculin et normal – c’est-à-dire, ce qui est féminin et déviant – pour définir les catégories qu’ils sont en réalité incapables de représenter.

3Pour illustrer ce point, on peut faire remarquer que la majorité des héros du film noir sont fades (cf. le défilé d’acteurs insipides dans les rôles principaux – Dana Andrews, Glenn Ford, Farley Granger) et/ou n’ont visiblement pas les qualités de l’homme « normal » (par exemple : John Garfield en immigrant, solitaire, communiste ; Fred MacMurray en agent d’assurance médiocre dans Double Indemnity ; Ralph Meeker, tout simplement méchant et laid). Les personnages incarnés par Humphrey Bogart et Robert Mitchum font exception, et il serait intéressant d’établir si c’est la manière dont ces personnages sont écrits ou seulement la manière dont ils sont interprétés qui les font apparaître comme des incarnations positives des normes de masculinité. Le fait que la plupart des héros du film noir soient sans attache et célibataires, ainsi que les insinuations de relation quasi-homosexuelle dans certains cas (Dead Reckoning, The Big Combo, Double Indemnity, Gilda, entre autres), tout cela sert à les déposséder des attributs de la masculinité et de la normalité. Par conséquent, c’est à d’autres éléments de ces films qu’incombe la charge de garantir la validité de ces idéaux traditionnels.

4Cela prend deux formes. Premièrement, le film noir abonde en représentations hautes en couleurs de ce qui est décadent, pervers, aberrant, etc. De tels personnages et milieux évoquent de manière saisissante ce qui n’est pas normal, pas masculin (notamment la féminité, l’homosexualité et l’art). Par contraste, le héros qui accomplit sa quête en se confrontant à ces personnages et ces milieux apparaît comme normal et masculin.

5Deuxièmement, les femmes du film noir sont avant tout impénétrables (unknowable). C’est moins leur méchanceté que leur mystère (et leur sex-appeal) qui les rend fatales pour le héros. Dans la mesure où la culture est définie par les hommes, ce qui existe, et ce qui est connu, est masculin. Le film noir divise ainsi clairement le monde entre, d’un côté, ce qui n’est pas connu et ne peut pas l’être (féminin), et de l’autre, par contraste, ce qui est connu (masculin).

6Dans ce contexte, dès qu’un film noir nous permet de « connaître » la femme fatale – pas de la manière dont le héros parvient à la connaître (c’est-à-dire en découvrant des choses sur elle pour finalement parvenir à la contrôler), mais de la manière dont nous « connaissons » tous les personnages principaux d’un roman –, il se saborde lui-même. Dès lors que la femme n’est plus construite comme une éternelle énigme, l’inadéquation du héros aux normes de masculinité, qui était jusqu’ici dissimulée, est susceptible d’apparaître au grand jour. C’est ce qui se passe dans Gilda.

Stars

  • 2 Molly Haskell, From Reverence to Rape (New York, Holt, Rinehart & Winston, 1974, p. 8, et Baltimore (...)
  • 3 Richard Dyer théorisera cette question de l’« accord » entre star et personnage dans son ouvrage St (...)

7L’une des thèses centrales de From Reverence to Rape de Molly Haskell est la capacité des grandes stars féminines à « résister » aux rôles dégradants qui leur ont été assignés. Haskell y voit le fruit « de la volonté, du talent et de la détermination » de certaines stars2. Sans vouloir minimiser les luttes que des femmes telles que Mae West, Greta Garbo, Bette Davis ou Marilyn Monroe ont menées pour contrôler leur image à l’écran, il pourrait être plus pertinent d’analyser cette résistance en examinant les significations que la persona d’une star produit à l’intérieur d’un film. Celle-ci se nourrit à la fois des apparitions de la star à l’écran (types de rôles, mise en scène, performance et style vestimentaire, etc.) et de son image médiatique (matériaux promotionnels, publicités, fan magazines, rumeurs, etc.). Dans chaque film, cette persona intervient comme un ensemble de significations et d’affects qui produit déjà du sens. Se pose alors le problème de l’« accord3 » entre cet ensemble de significations et le personnage incarné par la star tel qu’il est construit par le scénario et par d’autres moyens (les costumes, la mise en scène, etc.). Dans le cas de Gilda, certains éléments de la persona de Rita Hayworth s’accordent avec la figure de la femme fatale, mais d’autres non, et cette « dissonance » est suffisante pour mettre en lumière le rôle joué par la femme fatale dans l’établissement de la normalité et de la masculinité du héros, qui ne vont pas de soi.

Lecture critique

  • 4 Umberto Eco, “Towards a Semiotic Enquiry into the Television Message”, Working Papers in Cultural S (...)

8Dans l’analyse qui va suivre, mon but n’est pas de produire une lecture définitive de Gilda, ni même une « contre-lecture » dans l’esprit de la « guérilla sémiotique4 ». Je cherche plutôt à indiquer quelques lectures que le film rend possibles. Ici, les lectures sont mutuellement contradictoires sous certains aspects, ce qui nous dit quelque chose des tensions idéologiques qui traversent le film. À cet égard, ces lectures doivent être rattachées à des publics spécifiques (les publics de l’époque de la sortie du film, les publics des vieux films rediffusés à la télévision, les publics qui lisent des articles comme celui-ci, etc.) –, ce que nous n’avons pas encore appris à faire.

Gilda

Johnny

9À travers le dispositif décisif de la voix off, Gilda est clairement présenté comme le film de Johnny/Glenn Ford. C’est son histoire, son point de vue, et c’est son destin qui est censé nous intéresser. Il accomplit la double quête typique du héros de film noir – résoudre l’énigme représentée par le méchant et celle représentée par la femme – et sa voix off nous guide tout au long de cette quête. Dans ce cadre où ce que nous devons penser de Gilda nous est sans cesse répété, nous sommes encouragés à prendre le parti de Johnny lorsqu’il l’accuse, et à nous réjouir lorsqu’il parvient finalement à la posséder.

10De la même manière, Gilda/Hayworth est indubitablement construite comme une femme fatale dans la tradition du film noir. Elle est l’objet du désir dans un type de film où l’objet du désir est impénétrable et fourbe. Dans les rôles à succès qu’elle a tenus jusqu’ici dans des films dramatiques (par opposition à ses rôles dans des comédies musicales), Hayworth incarnait « l’autre femme » (Only Angels Have Wings, Strawberry Blonde) ou, dans une performance très marquante, une séductrice maléfique archétypale (Blood and Sand), des rôles qui permettent facilement de voir Gilda comme une femme fatale. De surcroît, son apparence vestimentaire possède ici ce mélange d’artifice et de sensualité qui caractérise les femmes du film noir (cf. notamment ses longs cheveux coiffés de façon à donner l’impression qu’ils brillent et ondulent naturellement d’une manière « irréelle », et les robes en tissus soyeux comme le velours ou le satin, qui utilisent des baleines afin de refaçonner sa silhouette).

11Cependant, aussi prégnantes que soient ces conventions (la voix off, le genre du film, la persona de la star), il n’est pas si facile de s’identifier à Johnny et d’adhérer à sa vision de Gilda, notamment du fait de la position inhabituelle qu’il occupe par rapport à elle et à l’autre personnage principal, Ballin, mais aussi parce que Gilda est incarnée par Hayworth.

  • 5 « Selon [Glenn] Ford, la dimension homosexuelle de la relation entre les deux hommes apparaissait a (...)
  • 6 J’ai analysé cet aspect du film dans un autre article : « Homosexuality and Film Noir », Jump Cut, (...)

12La problématique de la masculinité et de la normalité est particulièrement saillante dans Gilda du fait des sous-entendus homosexuels qui parsèment la relation entre Johnny et Ballin. Sans même prendre en compte les témoignages autour du film5, la manière dont Ballin drague Johnny, les échanges de regards et le dialogue plein d’insinuations entre les deux personnages, tout indique la dimension homosexuelle de leur relation6. Plus important encore pour ce qui m’intéresse dans cet article, Johnny, le héros du film, occupe la position de la femme dans cette relation (comme la plupart des représentations cinématographiques des gays, la relation Ballin-Johnny présuppose non seulement que de telles relations sont pathologiques, décadentes, etc., mais aussi qu’elles sont structurées selon les normes genrées des relations hétérosexuelles). Cela est suggéré dès la première scène, dans laquelle Ballin le drague (après l’avoir sauvé d’une bagarre avec des joueurs de dés, Ballin invite Johnny, qui lui a tapé dans l’œil, à venir visiter son casino, où il en fera son homme de main), et devient encore plus explicite quand Gilda entre en scène.

13Par une série de parallèles dont Gilda a visiblement conscience, contrairement à Johnny, le film souligne que ce dernier est placé dans la même position que Gilda vis-à-vis de Ballin. Johnny et Gilda sont tou∙te∙s les deux des conquêtes de Ballin, et déclarent qu’ils n’ont pas de passé et n’ont commencé à vivre que lorsqu’ils ont rencontré Ballin : « J’étais fauché et à la rue – il m’a remis sur pied », déclare Johnny, ce à quoi Gilda répond : « Quelle coïncidence ! ». Si l’on prête attention à ce dialogue extrêmement elliptique, on peut y voir une allusion à leur désir d’enterrer leur relation passée. Ce n’est cependant jamais totalement explicité, et cet échange est aussi censé porter sur leur relation actuelle avec Ballin. Le glamour d’Hayworth, une évidence qui s’impose du simple fait de sa présence dans le film, a pour pendant une glamourisation incontestable de Ford. Alors qu’il avait les cheveux courts, portait des costumes rudimentaires et était filmé sous une lumière dure dans ses films précédents (principalement des westerns ou autres films d’action), il est ici éclairé par des lumières douces (sa bouche légèrement sensuelle étant particulièrement mise en valeur), ses cheveux sont lustrés à la brillantine (ce qui leur donne un aspect particulier qui accroche l’attention) et il est habillé avec soin. En cela, Ford-le-héros est donc placé dans la position d’objet de désir, et visuellement construit comme tel dans une certaine mesure.

14Si Johnny et Gilda sont tou∙te∙s les deux des objets de désir pour Ballin et pour la caméra, ils le sont aussi l’un∙e pour l’autre. Cela n’a rien d’étonnant dans le cas de Gilda/Hayworth, puisqu’il s’agit d’une fonction traditionnelle des femmes dans le film noir. Ce qui est surprenant dans ce film, c’est à quel point Johnny est à son tour construit comme un objet de désir pour elle. Lors de leur première rencontre, il y a une parfaite réciprocité dans l’échange de regards entre Johnny et Gilda. À partir du moment où Gilda apparaît à l’écran, dans un plan qui la montre en train de rejeter ses cheveux en arrière en regardant dans la direction de Johnny, chaque plan de cette scène où elle le regarde a pour pendant un plan où il la regarde. Ces plans ont la même durée ; un plan adoptant le point de vue de l’un est contrebalancé par un plan adoptant le point de vue de l’autre, et ainsi de suite ; leur sensualité est accentuée par le même type d’éclairage. Le fait que Johnny soit construit comme un objet de désir – tandis que les dialogues signalent par ailleurs que Gilda rejette ce désir – perdure tout au long du film, quoique de manière moins marquée : par la façon dont il est éclairé et par les remarques répétées de Gilda sur son physique séduisant.

15En ce sens, malgré sa voix off et son statut de protagoniste, Johnny est placé dans la position de la femme (telle que définie par le patriarcat), puisqu’il n’est pas uniquement quelqu’un qui regarde mais aussi quelqu’un qui est regardé. Ceci posé, son autorité en tant que narrateur s’en trouve sérieusement remise en cause, et tout particulièrement la vision de Gilda qu’il nous invite à partager à travers la voix off. On nous dit qu’elle est superstitieuse, qu’elle a peur de Ballin, qu’elle a des mœurs légères, mais on n’en a que très peu de preuves (même en admettant que la définition d’une femme aux mœurs légères ne soit pas la même en 1946 qu’aujourd’hui). Après leur mariage, quand elle vient le supplier d’être un mari pour elle, il qualifie (en voix off) ce moment de « merveilleux » – mais à ce stade du film, il est douteux que nous partagions sa réaction à l’évidente humiliation de Gilda. Il y a une disjonction croissante entre le récit proposé par Johnny en tant que narrateur du film, et le vrai récit développé par le scénario et par Gilda.

Gilda

16Alors que la fonction qui est attribuée à Gilda (par les conventions génériques du film noir, par l’image d’Hayworth, par les matériaux promotionnels) est celle de la femme dangereuse et impénétrable qui entrave la destinée du héros, cette assignation traditionnelle à un tel rôle est mise à mal par la manière inhabituelle dont Johnny/Ford est construit par le film. Le personnage de Gilda donne ainsi l’impression d’être « autonome » et d’« exister pour lui-même » (et pas juste par rapport au héros), un privilège habituellement réservé aux hommes au cinéma. Ceci est renforcé par le fait d’avoir accordé à Gilda un moment « privé », et par d’autres éléments de l’image d’Hayworth.

  • 7 Mame est un prénom féminin et le titre de cette chanson signifie littéralement « Rejetez la faute s (...)

17Selon les conventions de construction des personnages dans le cinéma hollywoodien, les moments privés sont des moments de vérité. Ce qu’ils nous disent sur le personnage vaut plus que ce que le personnage dit (et même fait) en public. Dans Gilda, le moment en question est sa première interprétation de « Put the Blame on Mame7 ». Il ne s’agit pas d’un moment totalement privé puisqu’elle chante pour le préposé aux toilettes, mais la présence de ce dernier ne fait que renforcer le caractère privilégié de ce moment, dans la mesure où il est présenté tout au long du film comme un homme simple, un représentant de la sagesse populaire qui « comprend » Gilda et entretient avec elle une relation placée sous le signe de la franchise. La scène ne se déroule pas non plus à l’abri de tous les regards (à l’intérieur de la diégèse), car Johnny arrive à la fin de la chanson. Cependant, elle est interprétée en grande partie en son absence, et les gros plans sur Gilda pendant la chanson affirment avec force la vérité de ce moment (les gros plans sont l’un des moyens principaux de la construction de l’intimité à l’écran).

18Cette scène, signalée comme un moment d’accès privilégié au personnage de Gilda, est dédiée à une chanson expliquant que les hommes tiennent toujours « Mame » – c’est-à-dire les femmes – pour responsable des catastrophes naturelles. La chanson dénonce la manière dont les films noirs construisent les femmes. Les paroles, ainsi que la manière dont ce moment est mis en scène, pointent l’illégitimité de l’attitude masculine consistant à accuser les femmes, là où les films noirs s’emploient habituellement à affirmer le contraire (dans The Lady from Shanghai, ce type de moment privé sert à susciter une certaine pitié pour le personnage d’Hayworth, comme c’est le cas ici, mais seulement pour renforcer l’amertume qui nous envahit lorsque cet appel à la pitié apparaît à la fin du film comme la ruse la plus diabolique de la femme fatale).

19Ce moment de vérité influe sur le reste du film. Il oriente notre lecture du moment où Gilda s’effondre aux pieds de Johnny (lorsque le faux avocat la ramène à Buenos Aires), une scène devant laquelle nous n’éprouvons pas un plaisir sadique (comme la voix off nous pousse à le faire) mais de la pitié pour Gilda avec qui nous nous identifions. La seconde interprétation de « Put the Blame on Mame », en public cette fois, devient un acte de défi, et pas seulement celui d’une épouse emprisonnée qui affronte son mari, mais celui d’une femme qui affronte le patriarcat.

  • 8 Sur ce point, voir notamment le chapitre 4 (“I Told You Not to Move—I Mean It! Cross-Examining Gild (...)

20Le choix d’Hayworth pour incarner Gilda confère au personnage une charge positive (là où les femmes fatales sont généralement négatives, dans le sens où leur absence de personnalité les réduit à un simple type ou à un symbole de l’éternellement impénétrable). C’est d’abord dû en partie au fait qu’Hayworth est une star de premier plan. Comme on peut s’y attendre pour des films qui étaient souvent des productions à petit budget, les femmes fatales des films noirs n’étaient pas incarnées habituellement par des stars majeures (si Crawford incarne Mildred Pierce, c’est parce que ce film se rattache au « woman’s film » ; seules Barbara Stanwyck dans Double Indemnity et Lana Turner dans The Postman Always Rings Twice sont comparables à Hayworth en tant que stars de premier plan incarnant des femmes fatales). Hayworth était déjà une star avec une vie et une image connues. En ce sens, elle possède du charisme, une qualité qui n’est pas réellement une « présence magique », mais qui est construite et perçue comme telle. Il est difficile de rendre une femme fatale impénétrable et « absente » lorsqu’elle est incarnée par une actrice qui est aussi connue et qui a autant de présence que Rita Hayworth (Orson Welles n’y est parvenu dans The Lady from Shanghai que par la destruction la plus implacable de l’image d’Hayworth, dont une étape cruciale fut la transformation de ses cheveux, coupés et décolorés8).

21Ce n’est pas seulement son statut de star qui confère à Hayworth de la présence dans le film. C’est aussi le fait qu’elle est une figure d’identification, et le fait qu’elle danse. Ces deux points touchent à la construction d’Hayworth comme un objet sexuel pour le spectateur masculin. Le premier soulève la question du public féminin, le second celle du processus d’objectification.

22Hayworth était avant tout une « déesse de l’amour », et en cela essentiellement une star pour les hommes hétérosexuels. Cependant, à l’époque de Gilda, son image comportait de plus en plus d’éléments susceptibles d’en faire une figure d’identification traditionnelle pour les femmes hétérosexuelles : d’une part, ses rôles dans des comédies musicales, où elle n’était pas une menace mais une partenaire ; et d’autre part, les détails de sa vie conjugale – son mariage avec un homme d’affaires en 1937, son divorce en 1942, son mariage avec Orson Welles en 1943, la naissance de sa fille en 1944 (juste avant le tournage de Gilda). Ce que fait Gilda/Hayworth ne peut donc pas être réduit à une projection de fantasmes masculins, mais fait aussi écho à des préoccupations féminines. (Il s’agit d’une question complexe. Nous ne savons pas ce que les spectatrices et les spectateurs font des films, en général ou en ce qui concerne des films particuliers, et les femmes peuvent s’identifier aux projections masculines les plus exotiques. Plus important encore, l’intérêt pour tout ce qui touche au mariage et à la famille est intimement lié à la place assignée aux femmes dans une société dominée par les hommes. Dire que des femmes pourraient s’identifier avec une star/un personnage en vertu de son implication dans le mariage et la famille, revient juste à reconnaître que beaucoup de femmes s’intéressent à la place à laquelle elles ont été assignées.)

23Aucune autre femme fatale ne danse. Si Gilda comporte des numéros, c’est sans aucun doute parce qu’Hayworth était connue en tant que danseuse, plutôt que parce qu’ils étaient nécessaires à la caractérisation du personnage. Cependant, leur présence introduit un nouvel élément dans la construction du personnage comme un objet sexuel : le mouvement.

24Pour commencer, il est important de noter qu’Hayworth danse d’une manière qui la distingue sous certains aspects des stars féminines hollywoodiennes qui se sont illustrées avant elle en tant que danseuses. Contrairement à Ginger Rogers, Hayworth n’avait pas besoin d’un partenaire pour danser ; et contrairement à Eleanor Powell, qui réalisait des numéros en solo, le style d’Hayworth n’est pas mécanique et virtuose (Powell est, d’un point de vue technique, la danseuse de claquettes la plus brillante de l’histoire d’Hollywood, mais elle n’utilise pas les claquettes de manière expressive). Utiliser la danse comme un moyen de « s’exprimer », à l’image de Fred Astaire notamment, était quelque chose qu’Hayworth savait faire, et faisait (bien que toujours d’une façon moins poussée qu’Astaire). Même si parler d’« expression de soi » est problématique à propos de l’art, ce concept est extrêmement important en tant qu’il informe les pratiques artistiques, notamment la danse, et s’avère particulièrement utile dans le cas de Gilda qui est, conformément aux conventions génériques du film noir, construite comme un personnage dont l’identité est impossible à cerner.

25La différence avec Rogers et Powell est également importante en termes de style. La première est principalement associée à la danse de société (ses pas de deux avec Astaire sont dérivés de la valse, du foxtrot, etc.), et plus précisément à celle pratiquée au sein de la classe supérieure. De son côté, Powell était surnommée « la meilleure danseuse de claquettes du monde », un type de danse associée principalement à l’époque à l’appropriation blanche des claquettes (noires) dans les spectacles de vaudeville. Hayworth, en revanche, a un style de danse latino-américain, et même lorsque ce n’était pas identifiable dans sa performance, les gens le savaient car c’était un élément de sa persona (ses parents étaient espagnols et elle a commencé à travailler en tant que membre de leur troupe de danse espagnole ; l’Espagne n’est pas l’Amérique latine, mais la popularité des danses latino-américaines pendant les années 1940 facilitait les glissements entre les deux, comme l’illustre Gilda dont l’histoire se situe en Amérique du Sud). L’intégration des danses latino-américaines à la danse de société nord-américaine est un exemple typique d’appropriation par les Nord-Américains d’une danse appartenant à une culture qu’ils considèrent comme primitive (la paysannerie européenne, les Noirs-Américains, etc.) et dont ils considèrent ainsi l’expressivité érotique comme plus « authentique ». Identifier Hayworth à ce style dans les numéros solo de Gilda peut conduire à voir l’érotisme de sa danse comme orienté autant vers son propre plaisir que vers celui du spectateur.

  • 9 Laura Mulvey, “Visual Pleasure and Narrative Cinema”, Screen, 16(3), 1975, p. 6-18.
  • 10 Le terme provient du verbe « pin up » qui signifie punaiser, épingler, et fait ainsi référence à la (...)

26Cette lecture est aussi rendue possible par le fait que la sexualité de Hayworth/Gilda est surtout construite en termes de mouvement. Dans son article « Plaisir visuel et cinéma narratif9 », Laura Mulvey analyse l’objectification sexuelle grâce à l’opposition immobilité/mouvement. Tandis que l’immobilité fixe et contrôle l’objet du désir pour le regard désirant du spectateur, le mouvement « échappe » à ce contrôle. Mulvey les associe respectivement au spectacle et au récit, mais on peut aussi utiliser cette opposition entre immobilité et mouvement pour analyser le spectacle en lui-même. De manière significative, la majeure partie de l’histoire de l’objectification sexuelle des femmes est dominée par l’immobilité – comme l’illustrent l’industrie de la pin-up (un terme d’ailleurs très révélateur10), la fragmentation récurrente du corps féminin pour en isoler des parties spécifiques (les jambes de Betty Grable, les cheveux de Veronica Lake, les seins de Jayne Mansfield, etc.), la photographie glamour dont les effets de modelage et de modulation nécessitent l’immobilité du sujet (cf. tout particulièrement les gros plans de l’« être aimé »), et les traditions « chorégraphiques » qui limitent les mouvements (comme par exemple les motifs qu’élabore Busby Berkeley en assemblant les corps de ses choristes, la manière lente et altière de parader dans l’esprit des spectacles de Ziegfeld, les séquences de défilé de mode). À chaque fois, la femme sexuellement objectifiée est fixée, immobilisée, contrôlée. Hayworth, en revanche, apparaît pour la première fois dans un plan où elle est en mouvement (elle rejette ses cheveux en arrière), un effet particulièrement dynamique, et ses numéros dansés sont des moments importants où le film s’attarde sur sa sexualité. D’un point de vue narratif, ce sont aussi des moments d’évasion (qui empruntent au genre de la comédie musicale) dans lesquels Gilda échappe à Johnny, une première fois en quittant Buenos Aires, et une seconde fois en le défiant et en s’opposant finalement à lui dans sa boîte de nuit.

  • 11 Majorie Rosen, Popcorn Venus, New York, Avon Books, 1974, p. 226.

27Le fait qu’elle soit en mouvement, la spécificité de ce mouvement, son association avec l’image d’Hayworth, le rôle qu’il joue dans le récit, tout cela permet de lire Hayworth-en-tant-que-Gilda à la manière de Marjorie Rosen (« Pour la première fois une héroïne semblait dire : “C’est mon corps. Il est beau et il me donne du plaisir autant qu’à vous”11 »), ou bien, d’un point de vue masculin hétérosexuel, en prenant plaisir à capituler face ce personnage plutôt qu’à le contrôler (après tout, il n’y a pas de raison que les hommes hétérosexuels ne puissent pas tirer du plaisir, au cinéma, d’une position de passivité qu’ils ne sont pas censés apprécier, ou être capables d’adopter, dans les relations hétérosexuelles réelles).

28Après avoir poussé l’analyse jusqu’ici, on pourrait être tenté de conclure que le film est loin de construire Gilda/Hayworth comme une femme impénétrable face à laquelle Johnny/Ford apparaît par contraste comme ce qui est connu et se trouve ainsi validé en tant qu’incarnation de la norme masculine. Au contraire, selon notre raisonnement, c’est Gilda/Hayworth qui est connue et normale, et Johnny qui est mystérieux et déviant.

  • 12 Elizabeth Cowie, “Women, Representation and the Image”, Screen Education, n° 23, p. 15-23 ; Griseld (...)

29Il est peu probable que la plupart d’entre nous en arrivent à cette conclusion. Les conventions génériques sont très fortes, comme les conventions plus générales telles que le happy end hétérosexuel, qui signale d’une certaine manière la capitulation de Gilda et le fait qu’après tout, Johnny/Ford est un homme et incarne ainsi a priori la masculinité et la normalité, de la même manière que Gilda/Hayworth est une femme et incarne donc a priori la féminité et la déviance. Comme l’a fait apparaître la discussion entre Elizabeth Cowie et Griselda Pollock sur ce sujet12, les représentations dominantes des femmes et des hommes leur attribuent une place dans la société avant même qu’un film fasse quoi que ce soit d’elles.

30Cependant, les significations ne sont jamais aussi figées, et certains éléments de Gilda – qui relèvent du scénario et de l’image d’Hayworth – perturbent effectivement ces conventions normatives. Il y a un certain danger dans ce type d’argumentation qui cherche à « sauver » Gilda en tant que film « progressiste », car, même si c’est le cas, il importe de souligner à quel prix Gilda construit le personnage féminin comme normal par contraste avec le héros de film noir. C’est en suggérant que Johnny/Ford n’est pas un « vrai homme », qu’il est dans la position de la femme vis-à-vis de Ballin, de la caméra et de Gilda, et qu’il est en un certain sens homosexuel, que le film donne vraiment de la force au portrait de Hayworth-en-tant-que-Gilda. Cette insinuation de l’inadéquation de Johnny aux normes de masculinité (également suggérée par les connotations sadomasochistes de ses relations avec Ballin et Gilda) repose sur une norme implicite. Celle-ci peut signifier en partie être comme Gilda, mais dans cette société, il y aura toujours des idées sur ce que les vrais hommes sont et ce à quoi ils devraient ressembler, qui permettent au film de construire Johnny comme ne correspondant pas à ces normes. En d’autres termes, le film met en lumière dans une certaine mesure la « problématique » qui le traverse, tout en restant indirectement accroché à des conceptions traditionnelles de la masculinité et de la normalité.

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Notes

1 « Resistance Through Charisma: Rita Hayworth and Gilda » a été publié dans le recueil Women in Film Noir, dirigé par E. Ann Kaplan (Londres, BFI, 1998, p. 115-122). Je remercie Liam Costigan, Geneviève Sellier, Létitia Mouze, Fanny Beuré et Richard Dyer pour leur aide. [Translated from Women in Film Noir, 2nd Edition by E. Ann Kaplan (ed.), published by the British Film Institute ©1998. Translated with kind permission of the author, the British Film Institute and Bloomsbury Publishing] (NdT).

2 Molly Haskell, From Reverence to Rape (New York, Holt, Rinehart & Winston, 1974, p. 8, et Baltimore, Penguin, 1974). Pour une critique de cette position, voir Claire Johnston, “Feminist Politics and Film History”, Screen, 16(2), p. 115-124.

3 Richard Dyer théorisera cette question de l’« accord » entre star et personnage dans son ouvrage Stars (1979). Cf. Richard Dyer, Le star-système hollywoodien, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 93-100 (NdT).

4 Umberto Eco, “Towards a Semiotic Enquiry into the Television Message”, Working Papers in Cultural Studies, n° 3, Autumn 1972, p. 121.

5 « Selon [Glenn] Ford, la dimension homosexuelle de la relation entre les deux hommes apparaissait avec évidence [aux acteurs] à l’époque : ils percevaient les sous-entendus qui traversaient les premières scènes du film – rien n’était explicité, tout se jouait dans l’atmosphère » (John Kobal, « The Time, the Place and the Girl : Rita Hayworth », Focus on Film, n° 10, p. 17).

6 J’ai analysé cet aspect du film dans un autre article : « Homosexuality and Film Noir », Jump Cut, n° 16, p. 18-21 (traduit en français par Noël Burch dans Revoir Hollywood. La nouvelle critique anglo-américaine, Paris, L’Harmattan, 2007 [1993], p. 239-263).

7 Mame est un prénom féminin et le titre de cette chanson signifie littéralement « Rejetez la faute sur Mame » (NdT).

8 Sur ce point, voir notamment le chapitre 4 (“I Told You Not to Move—I Mean It! Cross-Examining Gilda and The Lady from Shanghai”) de l’ouvrage d’Adrienne L. McLean, Being Rita Hayworth: Labor, Identity, and Hollywood Stardom, New Brunswick, Rutgers University Press, 2004 (NdT).

9 Laura Mulvey, “Visual Pleasure and Narrative Cinema”, Screen, 16(3), 1975, p. 6-18.

10 Le terme provient du verbe « pin up » qui signifie punaiser, épingler, et fait ainsi référence à la pratique consistant à afficher au mur de telles images érotiques. Sur les pin-up, voir notamment Maria Elena Buszek, Pin-up Grrrls: Feminism, Sexuality, Popular Culture, Durham & London, Duke University Press, 2006 ; et, en français, Mélanie Boissonneau, Pin-up au temps du pré-Code (1930-1934), Paris, LettMotif, 2019 (NdT).

11 Majorie Rosen, Popcorn Venus, New York, Avon Books, 1974, p. 226.

12 Elizabeth Cowie, “Women, Representation and the Image”, Screen Education, n° 23, p. 15-23 ; Griselda Pollock, “What’s Wrong with Images of Women?”, Screen Education, n° 24, p. 25-33.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Richard Dyer, « La résistance par le charisme : Rita Hayworth et Gilda »Genre en séries [En ligne], 16 | 2024, mis en ligne le 01 mars 2024, consulté le 14 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ges/4625 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ges.4625

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Auteur

Richard Dyer

Richard Dyer est professeur émérite en études filmiques au King’s College de Londres. Il est l’une des figures majeures des cultural studies britanniques, et l’auteur de nombreux livres et articles portant notamment sur les stars hollywoodiennes, la blanchité, les représentations de l'homosexualité à l'écran, la culture queer, l’entertainment et la musique au cinéma. Deux de ses ouvrages ont été traduits en français : Le star-système hollywoodien (2004) et Blanc (2023).

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