1Comme le remarque la critique qui s’est penchée spécifiquement sur le film gothique féminin (Goliot-Lété, 2009 : 144-145 ; Barefoot, 2016 [2001] : 11-12 et 2019 : 170-172), les chercheurs, depuis Mary Ann Doane et Thomas Elsaesser, tendent à utiliser des vocables différents pour désigner un corpus similaire de films, chaque approche mettant en avant certains aspects de l’objet d’étude. Il est malaisé d’établir si les films réunis a posteriori constituent un genre à part entière ou bien s’ils relèvent plus largement du film noir. Pour Jean-Loup Bourget, par exemple, Gaslight (George Cukor, 1944), un des titres les plus représentatifs du film gothique féminin, est un film noir qui « revêt un costume d’époque » et « recoupe » visuellement « une autre catégorie […] : le gothique » (Bourget : 70). Anne Goliot-Lété (2009 : 141-142) approche la catégorisation différemment mais aboutit à une conclusion similaire en ce qu’elle considère que le film gothique féminin ne constitue pas un genre à part entière et qu’il « se présente comme une combinaison de film noir (forme de l’enquête), de woman’s film […] et parfois de film en costume », de sorte qu’il faudrait plutôt le qualifier d’inter-genre. Quelle que soit l’approche privilégiée, l’identification de personnages et de scénarios caractéristiques demeure. Serge Chauvin les résume comme suit : « une ingénue épouse trop vite (whirlwind romance) un homme dont elle ne sait rien, et le soupçonne peu à peu d’être un assassin dont elle sera peut-être la prochaine victime comme d’autres femmes avant elle. Ce passage par le soupçon aboutit soit à innocenter le mari […], soit à le démasquer et à le remplacer [...] » (Chauvin : 55). Des variations sur ce schéma existent, essentiellement temporelles : le mariage n’a pas toujours lieu dès le début du récit, en particulier lorsque l’héroïne entre d’abord au service du maître de maison en tant que domestique, ou bien, au contraire, le couple est déjà marié quand le film commence. Dans le scénario type donné par Chauvin, il est nécessaire, pour mon propos, de mettre l’accent sur le terme « ingénue » qui semble le mieux à même de rendre compte de la personnalité de l’héroïne du film gothique féminin des années 1940, même si le personnage finit en général par accéder à la maturité. À une époque où le typecasting prédomine, certaines actrices sont significativement associées à cet emploi.
- 1 On considère parfois que le gothique féminin se raréfie voire disparaît dès la fin de la décennie ( (...)
- 2 Par exemple, Bourget estime que Sorry, Wrong Number (Anatol Litvak, 1948) sur lequel porte une part (...)
2Si l’on examine certains films tardifs1 parfois classés dans les catégories du film noir, du women’s film noir ou du thriller2, plusieurs motifs fondamentaux du gothique féminin continuent d’apparaître : la femme menacée, l’homme mystérieux à laquelle elle est liée, la grande demeure. Des mutations passent cependant par des distributions nouvelles qui modifient la physionomie du film gothique féminin au point de rendre son identification plus délicate et se doublent d’une évolution notable des rapports de genre qu’il convient d’examiner. Je défends ici l’hypothèse selon laquelle la persona et l’interprétation des actrices principales est un levier essentiel de l’altération du film gothique féminin : les structures essentielles restent inchangées, mais l’image renvoyée par la star ne coïncide plus totalement avec l’archétype de l’ingénue.
- 3 Stanwyck et Crawford sont mentionnées régulièrement dans les palmarès des revues de fans pendant le (...)
- 4 Performances ou photographies glamour qui mettent en valeur le corps musclé des hommes. Affichage d (...)
3De fait, aux héroïnes, jeunes, romanesques, souvent européennes, incarnées par Joan Fontaine, Ingrid Bergman, Merle Oberon ou Gene Tierney s’opposent des personnalités plus mûres, plus fortes et plus vigoureuses, jouées par des stars comme Barbara Stanwyck, Joan Crawford et Susan Hayward. Le public féminin est fidèle à ces actrices3 et a évolué avec elles, alors qu’elles n’ont jamais été des ingénues. Elles occupent le rôle du protagoniste, dans des intrigues similaires à celles du début des années 1940, mais offrent un visage neuf et une sensibilité différente. En regard, leurs partenaires (Burt Lancaster, Jack Palance, Jeff Chandler) apparaissent plus jeunes qu’elles et sont, de plus, érotisés par l’intrigue et par la caméra qui introduit le beefcake4, sous des formes plus ou moins atténuées, dans un univers qui lui est a priori étranger mais qui se conforme aux attentes du public des années 1950 (Dyer, 2004 [1986] : 157-159). Souvent réduits à l’état de mari trophée dans le récit et d’hommes objets à l’écran, ces anti-héros sont pourtant susceptibles de devenir dangereux, même si le scénario ne tranche pas systématiquement en ce sens. Les interactions entre les personnages diffèrent sensiblement, ne correspondant plus à celles habituellement à l’œuvre. Même l’usage de l’architecture n’est pas systématiquement le même : la maison, devenue souvent nettement plus moderne, continue de jouer un rôle central, mais elle se met paradoxalement au service de l’héroïne qui occupe la position du suzerain du domaine, usurpant un privilège jusqu’alors réservé à l’homme. Afin de mieux saisir cette hétérogénéité, j’examine quatre films : Sorry, Wrong Number, Sudden Fear (David Miller, 1952), Female on the Beach (Joseph Pevney, 1955) et I Thank a Fool (Robert Stevens, 1962) à la lumière de comparaisons avec d’autres films gothiques féminins, plus particulièrement avec ceux dont Joan Fontaine, ingénue emblématique, est la vedette : Rebecca (Alfred Hitchcock, 1940), Suspicion (Alfred Hitchcock, 1941) et Jane Eyre (Robert Stevenson, 1943). Si ces derniers films sont bien connus, le corpus que j’analyse plus précisément est moins étudié, il paraît donc indispensable d’en faire de rapides résumés qui permettront immédiatement d’identifier les invariants qui les rattachent au gothique féminin.
4Au début de Sorry, Wrong Number, Leona (Barbara Stanwyck), une riche héritière invalide, cherche à joindre sans succès son mari, Henry (Burt Lancaster) au téléphone. Elle est seule dans sa luxueuse résidence. Lorsqu’une standardiste la branche par erreur sur une ligne téléphonique déjà utilisée, elle surprend par hasard une conversation entre deux hommes qui planifient un meurtre. Elle n’arrive pas à obtenir les renseignements supplémentaires qu’elle espère de la police ou de la compagnie téléphonique. Alors qu’elle continue à téléphoner à la recherche de son mari, chaque appel la renvoie à son passé ou bien à la situation d’Henry dont Leona réalise progressivement qu’elle est financièrement et légalement inquiétante. Au cours des flashbacks successifs, la jeune femme se révèle avoir été une amie peu loyale, prête à séduire le fiancé d’une camarade d’université. Elle est devenue une épouse capricieuse et dominatrice, qui refuse à son mari tout projet personnel. Malade du cœur, apparemment de manière incurable, elle est finalement condamnée à rester alitée. Cependant Henry, qui travaille pour son riche beau-père, s’est livré à un trafic de détournement de produits pharmaceutiques et, ayant cherché à doubler ses partenaires, il leur doit maintenant une importante somme d’argent. Leona réalise qu’il espérait sa mort pour les rembourser, mais qu’un spécialiste lui a appris il y a peu que l’origine de sa maladie était psychosomatique. Inconsciemment, elle utilisait sa supposée faiblesse cardiaque pour ne jamais être contrariée par son époux et n’est donc pas destinée à une mort précoce. La conclusion de l’enquête et du film est inéluctable : Leona est en fait la victime désignée depuis le début et ne peut échapper au meurtrier engagé par son mari tandis qu’Henry, qui vient d’apprendre l’inutilité de son projet uxoricide et l’a vainement, toujours par téléphone, poussée à appeler à l’aide, est arrêté par la police.
5Sudden Fear met pareillement en scène une riche héritière. Mais à la différence de Leona, uniquement tributaire de la fortune paternelle, Myra (Joan Crawford) s’est fait un « prénom » en devenant également une dramaturge à succès. Après avoir renvoyé un acteur de la distribution d’une de ses pièces, elle le croise dans le train qui la ramène chez elle, à San Francisco. Elle est rapidement conquise par le jeune homme, Lester (Jack Palance) et l’épouse. En réalité, ce dernier l’a séduite pour son argent et poursuit une liaison antérieure avec Irene (Gloria Grahame). Il espère non seulement profiter de la fortune de sa femme, mais également en être le principal bénéficiaire si elle décède. Pensant qu’elle s’apprête à le déshériter, il planifie son meurtre avec l’aide d’Irene, sans réaliser qu’il a enclenché par erreur le dictaphone de sa femme qui découvre le complot par ce biais, en écoutant les bandes de l’enregistrement. Myra décide alors d’organiser un double assassinat : elle donne rendez-vous à Lester chez Irene en se faisant passer pour cette dernière avec comme projet de l’abattre et de faire accuser la jeune femme à sa place. Finalement, elle ne peut s’y résoudre, mais Lester la découvre, la poursuit dans les rues puis cherche à la renverser en voiture. Il la confond avec Irene, qui rentre chez elle, et c’est cette dernière qu’il écrase, trouvant lui-même la mort dans l’accident.
6Crawford est à nouveau l’héroïne de Female on the Beach. Elle y incarne une riche veuve, Lynn, qui vient d’hériter d’une maison sur la plage, dont la locataire, Eloïse Crandall (Judith Evelyn) est morte dans des conditions mystérieuses. Alors que Lynn prend possession des lieux, elle découvre qu’un jeune homme séduisant, Drummond (Jeff Chandler) y avait accès du vivant d’Eloïse dont il était apparemment l’amant rétribué. D’abord très méfiante vis-à-vis du gigolo, qui est acoquiné à un couple peu recommandable, elle tombe progressivement sous son charme et l’épouse. Cependant, le soir même du mariage, elle est persuadée par Amy (Jean Sterling), l’agent immobilier de la ville, que Drummond a tué Eloïse et compte se débarrasser de sa femme au cours de la promenade en bateau qu’ils avaient planifiée. En réalité, c’est Amy elle-même, amoureuse déçue de Drummond, qui est l’assassin d’Eloïse et les jeunes mariés, après une course dans la nuit, se retrouvent et se réconcilient.
7L’intrigue de I Thank a Fool se déroule d’abord à Liverpool et a pour héroïne Christine (Susan Hayward), un médecin qui a passé deux ans en prison et a été radié de son ordre pour avoir euthanasié son amant, arrivé au stade terminal d’une maladie grave. Après avoir purgé sa peine, elle est engagée par Stephen Dane (Peter Finch), le même procureur général qui l’avait fait incarcérée et qui dit vouloir l’aider à s’intégrer à nouveau dans la société. Il l’emploie comme dame de compagnie et garde-malade de son épouse, Liane (Diane Cilento), une jeune femme irlandaise déséquilibrée depuis un accident de voiture qui a entraîné la mort de son père. Alors que Christine apprend à vivre avec le couple à la campagne, elle constate à quel point le quotidien, fait d’éclats de Liane et de mensonges de Stephen, est difficilement tenable. Seule à la maison, elle reçoit la visite du père de Liane, le capitaine Ferris (Cyril Cusack). Elle apprend donc qu’on ment à Liane depuis son accident et décide de la ramener chez son père, en Irlande. Mais à leur arrivée, elle comprend que le capitaine est un misérable escroc et un ivrogne, ce que Stephen, qui a suivi leurs traces, lui confirme, ajoutant que le capitaine exerçait à son égard une forme de chantage. La nuit même, Liane meurt d’une overdose de somnifères. Au cours de l’enquête, Christine se persuade qu’elle est victime d’une machination de Stephen qui aurait assassiné sa femme pour épouser sa maîtresse et veut l’en rendre responsable. En fait, le capitaine a été pratiquement témoin du suicide de sa fille et a volontairement caché une pièce à conviction pour incriminer son gendre. Il meurt accidentellement alors qu’on cherche à l’arrêter. Christine, dont Liane a toujours été persuadée qu’elle était amoureuse de son mari, et Stephen reprennent la route ensemble.
8On retrouve bien dans ces quatre exemples, la structure du film gothique féminin : une femme est amoureuse d’un homme potentiellement dangereux qui lui dissimule un secret (un détournement financier, une liaison plus ancienne, un passé dont il a honte, un chantage dont il est victime). À un moment de l’intrigue, il est révélé que l’homme pourrait avoir un intérêt (généralement financier, ou judiciaire dans le cas I Thank a Fool, puisque Stephen engagerait Christine en raison d’un passé spécifique qui en fait une coupable idéale) à éliminer la femme et qu’il a peut-être déjà été un assassin (Female on the Beach, I Thank a Fool) ou du moins un criminel (Henry est un escroc, Lester a été mêlé à plusieurs affaires louches). Le cadre est spectaculaire (appartement luxueux, villa de bord de mer ou grande propriété britannique) et l’héroïne y est a priori inquiète ou en danger, parce qu’elle ne le maîtrise pas encore bien (Female on the Beach, I Thank a Fool), que son architecture est en soi dangereuse (Sudden Fear, Female on the Beach) ou parce qu’il est pour elle comme une prison de par la disproportion qui existe entre sa taille et les capacités physiques du personnage (dans Sorry Wrong Number, Leona est incapable de se déplacer dans son immense demeure pleine d’escaliers). Les parentés avec des films antérieurs plus célèbres et plus commentés apparaissent avec évidence. Hanson intègre d’ailleurs Sorry, Wrong Number dans ce qu’elle appelle le cycle des films gothiques féminins des années 1940 (Hanson, 2007 : 223-228). De mon point de vue, le film de Litvak se différencie cependant des autres productions du corpus de Hanson essentiellement en raison de la force de caractère de l’héroïne incarnée par Stanwyck, avec la spécificité apportée par le jeu et la persona de l’actrice, beaucoup plus proche de Crawford ou Hayward que de Fontaine ou Tierney. Afin de mettre au jour un premier réseau de différences entre les deux catégories d’héroïnes que je distingue, je commencerai par examiner la représentation des rapports à l’œuvre dans le couple.
9Dans l’article « Ne regardez pas maintenant ! » qu’il consacre au pin-up boy, Richard Dyer (1992 [2016] : p. 134) examine le jeu de regard entre hommes et femmes tel que l’industrie du cinéma l’a souvent mis en scène :
On a un gros plan de lui regardant hors champ, suivi d’un gros plan d’elle les yeux baissés (dans une attitude qui, depuis des temps immémoriaux, suggère l’innocence). Très souvent, ce champ et ce contre-champ sont répétés, pour qu’il soit très clair qu’il la regarde et qu’elle est regardée. Puis, elle lève parfois les yeux hors champ, et on revient très vite sur le garçon qui la regarde toujours – mais le plan de la fille est très court car, dès que l’on a compris qu’elle l’a vu, on doit être assuré qu’elle a aussitôt détourné le regard. Elle l’a vu, mais elle ne doit pas le regarder comme il la regarde – maintenant qu’elle l’a vu, elle retrouve rapidement la place de celle qui est regardée.
- 5 Voir par exemple la recension pour Photoplay dans le numéro de décembre 1941, p. 23.
- 6 Hollywood, juillet 1941, p. 19.
10Le rapport de genre ainsi suggéré met en évidence, dans la continuité des travaux de Laura Mulvey (1975), une dichotomie objet/sujet qui place la femme dans un rôle passif. Une scène peut opérer plusieurs variations sur ce schéma traditionnel, mais, selon l’hypothèse développée par Dyer, le regard, en tant qu’expression de désir et de pénétration active, reste un privilège de l’homme pour la majorité des cas. Les scènes d’ouverture de Suspicion, par exemple, illustrent cet enjeu avec précision et montrent quelle est la place assignée à chacun des deux genres. Lors de leurs premières rencontres, si Johnny (Cary Grant) s’impose par son regard sur Lina (Joan Fontaine) et prend les décisions qui conduisent à un rapport amoureux, Lina ne l’observe qu’en cachette et semble guidée par lui. De nombreux indices indiquent pourtant une plus grande force de l’héroïne : elle est en position de l’assister financièrement, elle lit un ouvrage intellectuel sur « la psychologie enfantine », ce qui est un écho au comportement d’enfant gâté et irresponsable de Johnny, elle est assez sportive pour mater un cheval rétif. Sa réserve, sa discrétion et la jeunesse très apparente de l’actrice qui incarne, à vingt-trois ans, un personnage légèrement plus âgé dans le roman Before the Fact (Francis Iles, 1932) qu’Hitchcock adapte, constituent une forme de dissonance avec ces informations tantôt objectives, tantôt symboliques. De plus, le choix de Fontaine pour incarner Lina fusionne ce personnage avec l’héroïne de Rebecca (Hitchcock, 1940). La réception du film traduit d’ailleurs parfois une assimilation entre les deux personnages, pourtant différents, particulièrement sur le plan social : pour la critique, dans l’interprétation de Fontaine, Lina devient une naïve jeune fille anglaise5. La promotion insiste également sur cet aspect et à ce moment-là de sa carrière, Fontaine est associée à la fragilité, à la jeunesse et à la vulnérabilité, ce qui, d’après un portrait paru dans Hollywood en juillet 19416 la rend idéale pour des rôles d’ingénues emblématiques comme Claudia, l’héroïne du roman et de la pièce homonymes de Rose Franken, ou Jane Eyre, beaucoup plus que pour des rôles d’aristocrates pragmatiques destinées au célibat, ce qu’est Lina. La confusion qui pourrait en découler, associée à la réserve visible du personnage tel qu’il est joué par Fontaine, explique peut-être en partie l’impression que Johnny ne cesse de dominer le récit.
- 7 « Les deux stars [de The Two Mrs. Carrolls] sont considérées comme inadaptées à leurs stéréotypes r (...)
11Dans les films que j’étudie, le casting des actrices modifie en grande partie l’équilibre des forces entre le masculin et le féminin. Pour prendre un exemple exactement contraire, le rapport qui va souder et séparer Leona et Henry dans Sorry, Wrong Number, est également explicité dès leur première rencontre, particulièrement par une organisation de la distribution des regards opposée à celle à l’œuvre dans Suspicion. Chez Litvak, grâce à un retour en arrière, nous découvrons Henry en train de danser avec Sally (Ann Richards) au cours d’un bal. La caméra montre alors une observatrice, Leona (placée au centre de la salle), qui ne détache pas son regard d’Henry. Elle s’approche du couple et s’immisce entre eux pour demander au jeune homme une danse. Durant l’échange qui suit, Leona ne quitte pas des yeux le visage de Henry. La différence de taille entre Lancaster et Stanwyck oblige l’actrice à lever la tête, ce qui accentue encore l’insistance de son attraction : tout le corps de Leona est tendu vers Henry et elle ne se tourne jamais vers Sally. Elle s’impose, au travers d’une attitude dont la rudesse n’est pas contestable, de la même manière qu’elle impose finalement une danse au jeune homme, lequel manifeste ouvertement son désintérêt. L’inversion des rôles le dérange et il exprime avec netteté qu’il préférerait continuer à danser avec sa partenaire, laquelle a toutes les caractéristiques canoniques de la féminité rassurante : douceur, blondeur, abnégation, passivité. Elle illustre ce que devrait être une femme, dans une représentation qui correspond précisément à la définition que Janey Place donne de la rédemptrice du film noir (Place, 1980 [1978] : 50-52). Au contraire, Leona prend la place de l’homme, qu’elle émascule au passage ; elle enferme littéralement Henry dans une cage dorée et refuse sèchement toutes ses tentatives d’émancipation, ce que le scénario ne cessera de discuter, rendant presque légitime son assassinat à venir, qui apparaît comme une conséquence d’un rapport déviant au monde. Comme dans le cas de Fontaine, la persona de l’actrice doit être prise en compte dans la perception de ce personnage par le public. En 1948, Stanwyck a déjà incarné un grand nombre de personnages forts, notamment les « femmes fatales » de Double Indemnity (Billy Wilder, 1944) et The Strange Love of Martha Ivers (Lewis Milestone, 1946). Dans les films noirs, elle joue moins des ingénues que des prédatrices. De manière générale, depuis le début de sa carrière, comme le remarque Andrew Kaplan, l’actrice est associée à l’indépendance et à la force de caractère (Kaplan, 2013 : 6-7). Significativement, lorsqu’elle a joué une victime dans The Two Mrs. Carroll (Peter Godfrey, 1947), sa performance a été relativement mal reçue par la critique qui a considèré le choix de l’actrice comme une erreur de casting7. Sa manière de s’imposer dans Sorry, Wrong Number correspond en fait à l’énergie dont elle fait habituellement preuve au cinéma. Elle ne peut pas être confondue avec un personnage falot et fragile, malgré les apparences. Le dossier de presse de Sorry, Wrong Number étudié par Linda Berkvens dans sa thèse (Berkvens, 2011 : 85) révèle d’ailleurs une ambivalence voisine : alors que Leona est la victime malheureuse d’un uxoricide, les publicitaires ont préféré développer l’idée selon laquelle le personnage s’inscrit dans la galerie des femmes antipathiques que Stanwyck apprécie de plus en plus de jouer. La première confrontation entre Henry et Leona est donc programmatique de l’ambiguïté qui prévaut dans le film : l’homme, quoique assassin en puissance, est manifestement réifié et réduit à l’impuissance par une femme décisionnaire, qui pourrait se révéler fatale, alors qu’elle sera sa victime.
12Sudden Fear est moins difficile à analyser de ce point de vue car le scénario permet l’identification claire à un personnage immédiatement sympathique. D’ailleurs, l’adaptation filmique s’applique à rendre Myra beaucoup plus aimable et séduisante qu’elle ne l’était dans le roman original. Sa rencontre avec Lester est cependant également structurée par un regard évaluateur de la beauté masculine accordée à une femme toute puissante, mais ce regard se place, cette fois, dans un contexte professionnel qui le rend moins offensif. Myra est dramaturge et assiste à une répétition de sa dernière pièce, dans laquelle Lester joue le rôle d’un jeune premier. Le regard de Myra, attentif, au même titre que celui de Leona, est manifestement sceptique. Lester dépend de son jugement, ce que la suite de la séquence révèle. En effet, la dramaturge émet une objection, au nom de la vraisemblance, au choix de Lester pour le rôle. Ses doutes reposent entièrement sur le physique de l’acteur, qu’elle estime ne pas être assez beau. « Toutes les femmes du public devraient ressentir un “oomph” en le voyant », déclare-t-elle. Myra, pour des raisons professionnelles, se fait la voix d’un public féminin sensible à la plastique et au charme.
13Trois ans plus tard, Female on the Beach, en introduisant le beefcake dans un film gothique féminin, illustre de manière radicale le nouvel investissement du corps masculin à l’écran dans les années 1950 (Cohan, 1997 : 164-167 ; Jullier et Leveratto, 2009 : 44-47). L’exhibition du corps musclé de Chandler, qui joue le mystérieux et séduisant Drummond, participe pleinement de la narration et est mis en avant par le studio sur les photographies promotionnelles. Alors que le héros bronze en maillot de bain sur la plage, l’amie qui fait office de souteneuse lui rappelle qu’il doit prendre soin de la beauté de son corps, si utile à leurs projets et, à la fin du film, elle vient lui présenter son remplaçant, ce qui suggère l’interchangeabilité du corps masculin, à partir du moment où il fait son office. Ici, la distribution d’un acteur spécialisé dans le beefcake rend explicite ce que Laurent Jullier et Jean Marc Leveratto appellent la double fonction sociale de « l’homme-objet », à la fois bibelot décoratif et potentiel outil érotique (Jullier et Leveratto, 2009 : 8), et le personnage de Lynn, sans même convoquer sa supériorité financière, se retrouve par conséquent dans la position surplombante et active de celle qui observe le corps masculin. Female on the Beach, contrairement à Sorry, Wrong Number, expose cependant une relation amoureuse totalement épanouie. Quand Lynn, veuve et sans enfant, accepte finalement Drummond chez elle, elle le fait d’abord en tant qu’amante, en toute indépendance, en partageant avec lui une entente sexuelle manifeste. Comme l’a montré Mary Desjardins, les stars hollywoodiennes plus mûres, comme Crawford, et à l’inverse des ingénues, sont particulièrement propres à incarner pour le public une forme de libération sexuelle. Le cinéma peut s’emparer de cette dimension même si ce sont les journaux et magazines qui l’ont mis le plus visiblement en avant (Desjardins, 2015 : 140-141). L’indépendance de la riche veuve, sans attache et sans enfant, positionne Lynn sur le même plan émotionnel que Drummond, d’autant plus que, par le passé, chacun des deux s’est vendu à un partenaire plus âgé. Tous les deux ressentent désormais une passion adulte l’un envers l’autre, opposée à leurs obligations antérieures. Les scènes de baiser entre Chandler et Crawford sont d’ailleurs remarquables par leur réalisme.
14Sorry, Wrong Number, Sudden Fear et Female on the Beach montrent donc des rapports neufs entre la victime et son bourreau dans le cadre du film gothique féminin. L’épouse, plus riche et plus mûre physiquement, est dans une position de domination dans la sphère du regard que les premières rencontres illustrent volontairement. Les différents castings contribuent à éclairer cette donnée narrative d’un sens supplémentaire pour le public de la période. Par comparaison, la distribution de Susan Hayward dans I Thank a Fool est porteuse d’une autre ambiguïté qui modifie également les enjeux apparents du film et sur laquelle il est nécessaire de revenir pour voir de quelle manière elle subvertit la figure de l’ingénue.
15Dans une scène que Doane (1988 [1987] : 163) considère constitutive du film gothique féminin, l’héroïne jamais nommée de Rebecca (Alfred Hitchcock, 1940) exprime son désir d’avoir trente-six ans, de porter un collier de perles et une robe en satin noir. Selon Doane, la femme plus âgée et sophistiquée devient un modèle pour l’ingénue du gothique féminin, qui n’a pas encore atteint la maturité émotionnelle qu’elle vise.
- 8 Le film serait selon lui « un descendant délavé de Jane Eyre » [« a washed-out descendent of Jane E (...)
16Comme dans Rebecca, l’héroïne du roman qui est à l’origine de I Thank a Fool est une dame de compagnie effacée. Le texte peut également apparaître comme une réécriture de Jane Eyre, auquel la construction du film fait également écho, comme l’a bien identifié le critique du New York Herald Tribune8. Hayward joue donc sa version de Jane Eyre, et le film reprend effectivement plusieurs éléments du roman de Charlotte Brontë : une jeune femme isolée, d’origine modeste est engagée comme gouvernante dans un château où le maître de maison enferme, surveille ou menace une première épouse. Cependant, la garde-malade jouée par Hayward ne se projette jamais vers une autre identité, ne rêve pas d’être une femme plus sophistiquée. Ni l’écriture finale du scénario, ni la persona de la star, que le film exploite, ni son interprétation, ne permettraient une telle extrapolation puisque l’actrice n’a jamais cultivé le registre de l’ingénuité. Elle apparaît déjà comme une femme mûre et expérimentée, malgré la complexité de sa situation sociale. Un réseau d’indices modifie donc les traits que le personnage partage avec Jane Eyre pour le rapprocher des autres rôles de Hayward. Christine, contrairement à la narratrice du roman dont le film est tiré, a un passé de femme active et brillante, n’est pas anglaise, mais canadienne, et a passé, après un procès à sensation, plusieurs années en prison. Le personnage convoque donc le souvenir de certains rôles célèbres de la star, en particulier la criminelle condamnée à mort pour meurtre de I Want to Live ! (Robert Wise, 1958). La bande annonce de I Thank a Fool met d’ailleurs immédiatement en avant le procès et l’emprisonnement de Christine comme des arguments publicitaires, alors que cet épisode constitue un prologue au récit lui-même et ne joue qu’un rôle relativement mineur dans le scénario. Forte et pleine de bon sens, comme tous les personnages d’Hayward, Christine connaît les mêmes situations que les autres héroïnes de films gothiques féminins, mais ne se comporte pas comme elles. Ici, le jeu de l’actrice est le meilleur révélateur de ces différences. En appliquant la méthodologie de Paul McDonald dans « Why Study Film acting ? » (McDonald, 2004 : 40) et en comparant l’interprétation de Hayward avec celle de Fontaine dans Jane Eyre (Robert Stevenson, 1943) pour des scènes très similaires, les spécificités de la première se dégagent. À titre d’exemple, la découverte de la maison dans laquelle elles vont occuper leur nouvelle fonction est scénarisée de la même manière : les deux personnages sont accueillis par une femme plus âgée qui assure la visite, même si les futures gouvernantes/garde malades sont seules un bref instant. Fontaine laisse flotter un demi-sourire aimable sur son visage, son phrasé comme son timbre sont extrêmement policés, ses épaules sont toujours un peu basses, son corps ploie parfois dans un mouvement gracieux, son visage se tourne régulièrement vers celui interlocutrice et ses mouvements sont peu nombreux. Elle s’en tient essentiellement à un geste : serrer la main. Elle exprime calme, douceur et désir de bien faire et d’être appréciée. L’interprétation de Hayward est à la fois plus nerveuse et plus sèche. Elle sourit peu, semble donc plus froide et sa volonté s’exerce manifestement à dissimuler ses questionnements. Vis-à-vis des autres personnages, elle met en avant un caractère affirmé et distant. Elle ne se tourne pas volontairement vers son vis-à-vis, plus attentive à examiner la maison qu’à lui manifester son attention et quand elle le fait, elle réagit en fait davantage au bruit (un claquement de la porte de la voiture, une voix qui l’interpelle directement) qu’elle n’observe les règles de la politesse. Comme toujours, elle se tient très droite et son pas est énergique. Pourtant, son inquiétude est réelle, mais elle la dissimule à son entourage. Lorsqu’elle descend de la voiture, elle ne sait pas quoi faire de sa main gauche, elle n’arrive pas à la mettre dans la poche de son manteau, finit par prendre son sac à deux mains et se mordille la lèvre supérieure. Mais ce sont des indices donnés très discrètement au public. Lorsqu’elle interroge une très jeune femme qui va à sa rencontre alors qu’elle est laissée seule un instant et demande si le maître de maison n’est pas effrayant, elle pose ses questions avec un ton posé et mesuré et fait un rare sourire qui apparaît comme une manière de désamorcer sa propre interrogation avec une pointe d’ironie. La jeune fille (dont on découvre par la suite qu’elle est en fait la maîtresse de maison) résume le sentiment général apporté par l’interprétation de Hayward en affirmant qu’elle a l’air « d’être de taille à supporter ce travail ». De fait, même l’inquiétude qu’elle manifeste à sa manière peut être lue avant tout comme un signe de méfiance qui renvoie à une connaissance précise du monde et des hommes très loin de l’ingénuité de Jane Eyre. De manière plus anecdotique, cela se perçoit également à leur manière de recevoir, dans d’autres scènes, des avances non désirées : Fontaine manifeste l’embarras de son personnage en baissant les yeux, puis la tête. Hayward fixe le goujat et lui adresse un rictus de dégoût, expression qui lui est propre lorsqu’elle veut exprimer l’insolence et qui peut être considérée comme une des signatures actorales de l’actrice.
- 9 On pourra comparer cette scène aux nombreux moments où Lina se persuade que Johnny est un meurtrier (...)
17I Thank a Fool me semble un exemple particulièrement riche de déplacement de l’ingénue à la femme expérimentée, car l’écriture et l’interprétation auraient pu favoriser un simple décalque des films plus anciens, la position de Christine étant très proche de celles des avatars canoniques de Jane Eyre. Dans Sorry, Wrong Number, Sudden Fear et Female on the Beach, les protagonistes dominent. La représentation de cette situation ne se limite pas au renversement de la dialectique sujet/objet déjà analysée, d’autres éléments significatifs sont mis en œuvre pour ne pas faire des héroïnes des ingénues. Par exemple, Leona pourrait être considérée comme une jeune héritière, certes capricieuse et hystérique, mais également fragile et malheureuse. La distribution de Stanwyck n’est pas le seul obstacle à cette éventuelle perception : dans la représentation des héroïnes de film gothique féminin, la simplicité est un élément essentiel, elle participe à l’évocation de l’innocence, voire de la maladresse (Hanson, 2007 : 79-80) et convoque des modèles littéraires antérieurs et romantiques. En reprenant les analyses de Jane Gaines (1990 : 188) à propos de la signification du vêtement dans le dispositif narratif hollywoodien, on peut constater que ceux de Leona ne sont pas ceux d’une simple malade alitée et à plaindre. Pour accentuer sa richesse et sa maturité, la réalisation de Litvak met en avant les nombreux bijoux portés par le personnage : un lourd bracelet qu’elle agite alors qu’elle téléphone, des bagues étincelantes aux doigts, une broche très visible. La robe d’intérieur est extrêmement travaillée et l’héroïne arbore un boléro raffiné en dentelle blanche. Au cours des différents retours en arrière, Leona porte également des tenues à la fois complexes et fortement structurées depuis la robe de soirée noire et élégante jusqu’au tailleur avec écharpe et toque en fourrure. De cette manière, l’héroïne est dépeinte à la fois comme l’héritière d’une fortune considérable et comme une femme sophistiquée et très attentive à son apparence. Par ailleurs, l’élégance recherchée dont elle fait preuve la rapproche d’héroïnes que Stanwyck a déjà interprétées (les robes pourraient être celles de Martha Ivers) et l’éloigne à nouveau des héroïnes traditionnelles. Certes, la mise en scène et le choix de Stanwyck pour le rôle entrent parfois en tension avec la narration, en particulier à la fin du film puisque Leona est aussi démunie face au danger qu’une ingénue classique. Néanmoins, le jeu de l’actrice dans les scènes les plus dramatiques du récit filmique expose une puissance des affects qui n’est pas celle exploitée dans d’autres films comparables : pour signifier un bouleversement croissant, Stanwyck halète, sanglote, avale sa salive et convulse sur son lit, passant de plus en plus fréquemment ses mains dans les cheveux. Quand le meurtrier s’introduit dans la maison, ses mouvements sont de plus en plus désordonnés et ses paroles de moins en moins articulées, comme si la peur primale que le personnage ressent la rappelait à une corporalité fondamentale que la caméra de Litvak souligne : les cheveux défaits, les traces d’humidités sur le visage, les cernes creusés sous les yeux composent de cette manière un masque de la peur. Ici la puissance de la situation et la radicalité du jeu renvoient à la persona de Stanwyck puisqu’elle est aussi une grande actrice dramatique, une actrice plus spécialisée dans les rôles d’ingénue n’ayant pas l’occasion d’explorer à l’écran avec cette force ce type de sentiments9.
- 10 Celle où Myra découvre elle aussi qu’elle doit être assassinée. Il est intéressant de noter que Cra (...)
18Sudden Fear offre une résolution supplémentaire, plus narrative, à ce paradoxe de la personnalité puissante maintenue en position de victime, même si le film compte une scène qui exploite les mêmes intensités interprétatives que Sorry, Wrong Number10. Sa protagoniste est en effet une bonne illustration de « la super femme » telle que la définit Molly Haskell (1977 : 161) dans La Femme à l’écran, c’est-à-dire « une femme qui possède une intelligence ou une imagination supérieure, mais, qui au lieu d’exploiter sa féminité, adopte des caractéristiques masculines en vue de profiter des prérogatives masculines ou simplement de survivre ». Une grande partie des enjeux de Sudden Fear repose effectivement sur le principe de survivance. Myra, une femme « d’une intelligence supérieure », écrivaine (donc également imaginative) se révèle capable de contre-attaquer seule, sans l’aide d’un « sauveur » masculin, quand elle se découvre en danger. Le fait qu’elle soit finalement incapable de tuer, pour des raisons morales n’empêche pas que le dernier tiers du film soit consacré à la préparation minutieuse et à l’exécution d’un plan qui est simultanément une vengeance et un moyen de se défendre. Or, Haskell considère que la filmographie et la persona de Crawford renvoient tout particulièrement à l’image de « la super femme » dans les années 1940. La distribution de l’actrice en Myra en 1952 s’éclaire donc à la lumière de son image antérieure et contemporaine. Il n’est pas certain qu’elle aurait pu se fondre avec la même aisance dans le film gothique de la décennie précédente tel que le public semblait l’apprécier.
19En effet, les ingénues, douces, modestes, bien intentionnées, inexpérimentés sont intrinsèquement très éloignées de la persona de Stanwyck, Crawford ou Hayward, capables d’exercer une autorité forte (Sorry Wrong Number) mais également de dissimuler et, de ruser pour survivre (I Thank a Fool est aussi un récit sur la résilience), et dont la puissance s’exerce à plusieurs niveaux, y compris à celui de l’expression paroxystique des affects. La façon dont l’architecture et l’environnement se mettent à leur service, participe aux modifications que j’examine.
- 11 « [W]hat might be called primal scenes in extended sense – they present an intrusion into a space w (...)
20Les héroïnes du gothique féminin pénètrent généralement dans des espaces qui leur sont inconnus et dont l’architecture structure visuellement le film. Leurs compagnons dominent ces maisons, souvent associées à une présence-absence (la première épouse, la mère) étouffante. Au contraire, Leona refuse à Henry de déménager dans un appartement qui deviendrait, selon les mots de son mari, leur « foyer ». Elle exige de rester dans la demeure familiale à Chicago et, quand elle emménage à New York, s’installe dans un espace comparable. Henry voulait un appartement moderne, avec terrasse et bar, son épouse préfère une maison à plusieurs étages, avec de riches décors et une impressionnante cage d’escalier, et elle finit par le lui imposer. De même, Myra accueille Lester sur son propre domaine. Elle associe l’endroit à une figure paternelle disparue et le considère comme un foyer indestructible. Quand elle décide de faire don de sa fortune à un organisme caritatif, elle se réserve la jouissance de cette maison, dont elle connaît et maîtrise tous les aspects. Son mari n’y est qu’un invité, de même que Henry n’est jamais dans la maison de sa femme qui se plaint qu’il la laisse toujours seule. Par quelques plans en plongée des escaliers et des quelques travellings sur les vastes intérieurs vides, Litvak insiste sur l’isolement de Leona et met en avant le potentiel inquiétant de cette maison qui se retourne contre elle, en tant que foyer défaillant et destiné à être envahi (Smith, 2011 : 60-61). En ce sens, la tradition du film gothique est observée, mais c’est l’héroïne elle-même qui a transformé sa chambre étouffante et surchargée en tombeau. À l’inverse, la demeure, aérienne et lumineuse, de Sudden Fear prend sans ambiguïté le parti de l’épouse. Lester, réfugié dans le bureau de sa femme, actionne sans le vouloir et sans s’en rendre compte le dictaphone alors qu’il est en train de planifier son meurtre. C’est la maison qui opère, quand Myra écoute l’enregistrement de la conversation entre son mari et sa complice, leur dénonciation. Dès lors, le récit s’éloigne des conventions du genre, tandis que l’héroïne évolue avec aisance dans ses espaces natifs, ouvre et ferme les portes, décide de la répartition des lieux, manipule son entourage pour l’amener là où elle veut qu’il soit afin de servir ses propres plans. Le danger est bien dans la maison, mais Myra est prête à l’en déloger. On retrouve les mêmes dispositifs dans Female on the Beach. La villa renferme littéralement un secret qu’elle offre à Lynn : le journal intime de la locataire assassinée est caché dans une brique mal sellée près de la cheminée. En le découvrant par hasard et en le lisant, Lynn prend conscience du passé de Drummond. S’il n’a, en fait, aucune attention intention criminelle à son égard, le journal met au jour les escroqueries dont Lynn pourrait être la victime de la part des pseudo-parents de Drummond, qui se conduisent à son égard comme deux souteneurs et comptent profiter de son charme pour extorquer de l’argent à des femmes riches et vieillissantes. La maison a bien joué son rôle de foyer protecteur, capable d’alerter la véritable « maîtresse du château ». Sur d’autres plans, l’agencement peut paraître plus tributaire du gothique féminin des années 1940 : le film s’ouvre en particulier par ce que John Fletcher (1995 : 344) définit comme une « scène primitive » au sens freudien du terme. En prenant comme exemples Rebecca et Gaslight (George Cukor, 1944), il remarque que les deux films reposent en partie sur « ce que l’on pourrait appeler, par extension, des scènes primitives – elles présentent une intrusion dans un espace qui a été le théâtre d’un désir et/ou d’une action meurtrière dans le passé11 ». Ces actions, jamais montrées par Hitchcock et Cukor, pèsent ensuite symboliquement sur l’ensemble du récit. Female on the Beach aborde les faits plus frontalement : nous assistons dès la première scène à la mort violente de la locataire d’une villa. La différence entre les deux types de scénario réside ensuite dans la manière dont Lynn, qui prend littéralement la place de la femme assassinée, s’approprie ensuite avec aisance son espace, ne semblant finalement ne pas accorder une importance capitale à cette scène primitive dont elle a pourtant, en partie, connaissance. Elle paraît par là ignorer volontairement le danger rattaché à la demeure, ce qui constitue un écart considérable avec certains films gothiques féminins.
- 12 C’est une autre lecture du motif de la femme à la fenêtre identifié par Doane (1988 [1987] : 138).
21De fait, pour reprendre les mots de Jules Sandeau, qui synthétise les recherches récentes, au cours des années 1940, « le mari est […] présenté comme le maître tout puissant de la maison, celui qui fait le jour et la nuit sur cet univers domestique oppressant. Dans la dernière scène [de Gaslight], la libération de l’héroïne est soulignée par une sortie à l’air libre, sur le toit de la maison […] Difficile de symboliser plus explicitement l’étouffement des femmes dans le foyer familial en désignant clairement le responsable. Plus largement, la nécessité de sortir de la maison pour survivre est souvent l’enjeu d’une scène, voire du film tout entier […] » (2020 : 4). À l’inverse, Lynn et Myra sont en danger au dehors. C’est quand elles sortent de chez elles – afin de rejoindre les rues de San Francisco, pour Myra, ou le bateau de Drummond, pour Lynn –, qu’elles se sentent réellement menacées. Les scènes paroxystiques ont, de fait, lieu à l’extérieur. Le foyer, indemne de présence masculine, est le lieu le plus sûr pour ces deux héroïnes. Le fait que Crawford les interprète est particulièrement riche de sens, dans la mesure où l’actrice a pu être représentée comme une hôtesse parfaite. Cette dimension se retrouve à l’écran – elle récure par exemple sa maison au début du flash back initial de Mildred Pierce (Michael Curtiz, 1945) – parfois de manière résolument négative, comme dans Harriet Craig (Vincent Sherman, 1950). L’obsession de Harriet pour la préservation de son espace de vie en tant que refuge inaliénable, conduit à la dissolution de son mariage et la coupe de toutes ses relations humaines. Ici, c’est la femme qui étouffe l’homme, lequel doit trouver un refuge à l’extérieur d’une maison qui fut autrefois la sienne, mais dans laquelle il n’a plus aucune place. Le film est représentatif de la persona de Crawford, non pas tant en tant que personnage négatif qu’en tant que maîtresse de maison obsessionnellement accomplie. Cet aspect trouve un écho très net dans la construction médiatique de l’image de Crawford dans la presse, dans la mesure où la star est dépeinte dans les revues de fans comme Photoplay ou Screenland comme une femme sophistiquée, attentive à ses invités, évoluant dans des cadres impeccables. La manière qu’elle a, à l’écran, de s’approprier les lieux est symptomatique d’un rapport à l’espace attentif, voire possessif, associé à l’actrice. Son arrivée au début de Female on the Beach illustre tout particulièrement ce point : Lynn visite la maison dont elle vient d’hériter, en compagnie de l’agent immobilier joué par Jean Sterling. Elle est manifestement enchantée et, pour exprimer le ressenti de son personnage, l’actrice Crawford affiche un sourire radieux qui tranche avec la réserve ironique dont elle a fait preuve jusqu’à présent. Son regard épouse l’ensemble des pièces, ses mains s’arrêtent sur les meubles et les objets. De manière cohérente, ses premiers gestes sont l’expression d’une appropriation et d’un souci de l’hygiène qui fait écho aux obsessions de Harriet Craig : elle réclame ses clefs, se débarrasse d’objets oubliés (une veste d’homme, une pipe) et met l’agent dehors avant de refermer la porte. Le foyer ne l’enferme pas, elle le domine et il lui permet de dominer les autres, ce que les nombreux plans où on la voit observer, depuis une fenêtre surplombante ou depuis sa terrasse, la plage, la mer et le bateau de Drummond valorisent sur le plan visuel12. Elle est au centre de la villa comme elle au centre du film, ce qui constitue un déplacement majeur.
- 13 Celle où Mrs de Winter rencontre elle aussi pour la première fois un parent de la « première femme (...)
22Selon Anne Goliot-Lété (2009 : 145), au-delà de l’aspect narratif, un des traits communs aux films gothiques féminins est précisément la puissance centripète de la maison. Tout ramène, au-delà de la question de la vraisemblance, l’héroïne à cet espace, car elle ne peut symboliquement s’en échapper qu’en passant par un lieu clos interdit dans le lieu clos : la chambre secrète « de Barbe-Bleue ». En en devenant elles-mêmes le centre de la maison, les femmes puissantes incarnées par Crawford ne sont pas confrontées de la même manière à cette distribution de l’espace. Le foyer les attire parce qu’elles sont en mesure d’en exclure les hommes, si elles le souhaitent. En revanche, Christine dans I Thank a Fool occupe a priori une place plus traditionnelle dans l’organisation topographique et on retrouve les scènes d’errance nocturnes dans des espaces inconnus caractéristiques du film gothique féminin. Deux éléments permettent cependant de dépasser le simple décalque de formules antérieures. D’abord, si « la chambre de Barbe-Bleue » existe bien, elle est située en dehors de la maison puisque le lieu interdit est en fait la maison en ruine où vit encore le père de Liane. L’espace architectural se dilate, ce qui permet de faire disparaître la puissance centripète de la demeure gothique. Le fait que Christine prenne la voiture pour s’extraire elle-même du lieu est d’autant plus frappant que le film se conclut par un nouveau départ où elle semble décisionnaire de la direction à prendre puisqu’elle est la conductrice. Enfin, l’interprétation de Hayward, à nouveau, ne place jamais son personnage dans une position d’invitée dans la demeure où elle travaille : elle se l’approprie d’autant mieux que, dans le scénario, la véritable maîtresse de maison est défaillante. Hayward traduit cette installation dans une position complexe et ambiguë par un jeu qui ne marque jamais aucune hésitation dans la domination du foyer. Elle ne semble jamais chercher son chemin ou suivre un autre personnage. Quand elle est surprise dans la bibliothèque par le maître de la maison, elle est remarquablement à l’aise, ne referme pas le livre qu’elle tient à la main et continue même à le feuilleter comme s’il lui appartenait. Plus tard, au cours de la scène où elle rencontre pour la première fois le père de Liane, elle se dirige vers la porte avec aisance, une tasse à la main, l’interroge avec courtoisie mais fermeté sur ce qu’il fait dans le jardin et lui demande finalement d’attendre de manière presque impérieuse. Son jeu exprime d’une assurance qui entre totalement en contradiction avec l’anxiété que manifeste Fontaine en tant que seconde Mrs de Winter dans une scène très similaire de Rebecca13. Si l’interprétation de Fontaine renvoie fondamentalement à l’écriture du personnage (lequel doit apparaître mal à l’aise), les choix de Hayward sont moins justifiés par le scénario qui offrirait la possibilité d’un personnage plus incertain ou plus modeste. En fait, devenue par son jeu maîtresse du château, Hayward, modifie considérablement le ressenti que le public pourrait avoir vis à vis de son personnage et contrarie par ce biais l’assimilation de I Thank a Fool à un film gothique féminin alors même que le scénario est à bien des égards exemplaire de la formule qui a longtemps prévalu.
- 14 Ezquenazi distingue film noir et film gothique et considère Sorry, Wrong Number comme relevant du p (...)
23Ce travail a permis d’observer une remise en question, voire un renversement, de plusieurs schémas genrés dans le gothique féminin, ce qui contribue à rendre la classification de certains films plus difficile, malgré la permanence d’invariants qui en principe permettent d’identifier ce type de récit filmique. Le film gothique féminin épouse alors peut-être une sensibilité en évolution, à un moment où le cinéma met souvent en scène une masculinité en crise (Cohan : X-XIII et 34-39) et où les femmes à l’écran sont « au bord de la révolte » pour reprendre les mots de Brandon French (1978 : XIII-XIV). Cependant la perspective la plus riche que j’ai pu observer dans ce cadre reste la place que prennent ici le jeu et la persona des interprètes, au même titre et parfois même davantage que l’écriture scénaristique, dans cette évolution ou ce déplacement. À mon sens, la difficulté à considérer Sorry, Wrong Number ou Sudden Fear comme des films gothiques féminins par certains critiques comme Jean-Pierre Esquenazi14, tient autant au cadre urbain et moderne qu’à la personnalité des héroïnes telles que les stars et actrices les représentent au sein du dispositif filmique. Pourtant, elles sont incontestablement des protagonistes en danger et sont fragilisées par l’amour qu’elles ressentent et qu’elles craignent non réciproque, la solitude (elles sont toutes orphelines d’au moins un parent et apparemment sans ami), un passé douloureux, un état de santé défaillant… Si elles avaient été interprétées par Fontaine ou Bergman, même plus mûres, l’intertextualité filmique auraient très probablement produit des effets différents, les rapprochant plus nettement de victimes à plaindre et de femmes à défendre.
- 15 Variety mentionne Sorry, Wrong Number et Sudden Fear parmi les films qui ont rapporté le plus d’arg (...)
24Au contraire, les personae très fortes de Stanwyck, Crawford et Hayward telles qu’elles sont fixées au moment où Sorry, Wrong Number, Sudden Fear puis Female on the Beach, et I Thank a Fool sont projetés en salle ont finalement déplacé le sens même de ces films. S’opère une transformation des personnages qui auraient pu être interprétées comme des femmes jeunes, nerveuses, inquiètes, malades, univoquement « en détresse », en figures assurées, certes tentées par l’hystérie, mais dont la puissance n’est pas réellement ou totalement contestée. Le succès de certains de ces films15 suggère que le public était prêt à accepter ce paradoxe, peut-être parce que jouer des personnages complexes et en danger représentait un gage d’exhibition dramatique suffisant pour que le public de Stanwyck et Crawford se déplace dans les salles. Les deux actrices furent d’ailleurs significativement nommées aux Oscars pour Sorry, Wrong Number et Sudden Fear. En somme, le film gothique féminin reflète avec netteté les spécificités des stars dramatiques de chaque décennie, des ingénues britanniques (ou plus largement européennes) et délicates des années 1940 aux puissantes interprètes américaines des années 1950.