« Le cinéma des femmes comme contre-cinéma »
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Alexandre Moussa remercie chaleureusement pour leur aide Ginette Vincendeau, Rebecca Barden et Pam Cook, ainsi que Jules Sandeau et Thomas Pillard pour leur précieuse et rigoureuse relecture.
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Note du traducteur
- 1 Outre les premiers numéros de la revue Women and Film (1972-1975), on peut citer deux références di (...)
- 2 Claire Johnston, « Le Cinéma des femmes comme contre-cinéma », traduit en français par Isabelle Gre (...)
1Originellement paru en 1973 dans un numéro spécial de la revue Screen intitulé Notes on Women’s Cinema, « Women’s Cinema as Counter Cinema » fait figure de chaînon manquant essentiel entre les premiers essais de critique féministe parus sur le cinéma aux États-Unis1 et le célèbre « Plaisir visuel et cinéma narratif » (1975) de Laura Mulvey. Il n’en existait jusqu’à présent aucune traduction intégrale en français, même si une traduction de sa deuxième partie par Isabelle Greenda et Bérénice Reynaud, partiellement reprise ici, avait déjà été publiée en 1993 dans un précieux numéro de CinémAction2.
- 3 Voir en particulier: Lesley Stern, Laleen Jayamanne et Helen Grace, « Remembering Claire Johnston 1 (...)
- 4 Claire Johnston (dir.), The Work of Dorothy Arzner: Towards a Feminist Cinema, Londres, BFI, 1975.
- 5 Claire Johnston et Paul Willemen (dir.), Jacques Tourneur, Édimbourg, Edinburgh Film Festival, 1975
- 6 Claire Johnston et Paul Willemen (dir.), Frank Tashlin, Londres, BFI, 1973.
- 7 Pour n’en citer que trois : Pam Cook et Claire Johnston, « The Place of Woman in the Cinema of Raou (...)
2Plusieurs articles posthumes en langue anglaise sont revenus sur le parcours de Claire Johnston et sur l’importance de sa contribution à la théorie féministe du cinéma3. Comme Mulvey, Claire Johnston fait partie de cette génération d’autrices britanniques qui, après s’être engagées au côté du mouvement des femmes, ont prolongé cette lutte par la recherche, l’enseignement et la pratique du cinéma. Aujourd’hui, on se souvient d’elle comme d’une critique-théoricienne ayant gravité autour du British Film Institute et de la revue Screen, éditrice de fascicules critiques consacrés à Dorothy Arzner4, Jacques Tourneur5 ou Frank Tashlin6 et d’articles publiés dans divers ouvrages et revues critiques (Framework, Sight and Sound, Jump Cut, Spare Rib) dont plusieurs ont fait date dans l’histoire de la critique féministe du cinéma7. Mais il faut rappeler qu’elle fut également enseignante, programmatrice de festival (elle a été à l’initiative en 1972 de la première programmation de films de femmes européens, au Festival d’Édimbourg) et cinéaste (au sein du collectif London Women’s Film Group, elle a notamment participé au film The Amazing Equal Pay Show en 1974). Très active durant les années 1970, Johnston ne publie presque plus à partir des années 1980, alors que le climat hostile des années Thatcher marque une période de déclin pour les mouvements féministes britanniques ; elle se donne la mort à l’âge de 47 ans, en 1987.
- 8 En témoignent un certain nombre de films de femmes réalisés par la suite et différents travaux leur (...)
3Le titre de cet essai – son texte le plus important – est trompeur, au sens où il semble suggérer un manifeste appelant à la naissance d’un cinéma indépendant réalisé par des femmes comme alternative au cinéma hollywoodien dominant – une conclusion à laquelle parviendra notamment Laura Mulvey deux ans plus tard. Or la prise de position marquante du texte de Johnston n’est pas tant contre le cinéma hollywoodien mais contre une certaine perspective « sociologique » de la critique féministe des images et les pratiques filmiques qui en ont découlé. Les premiers textes féministes sur le cinéma venus des États-Unis remettaient en effet en cause les images de femmes montrées dans les films grand public, dénoncées comme stéréotypées et non conformes à la réalité. En réaction à ces images « fausses » et aliénantes produites par le cinéma mainstream, des femmes réunies en collectifs indépendants se sont efforcées d’enregistrer la parole de « vraies femmes » sur le mode du portrait documentaire. Or, répond Johnston, croire que la caméra ne serait qu’un outil neutre au service du discours conscient de celles ou ceux qui la manipulent revient à s’illusionner sur la véritable nature du cinéma et de l’idéologie sexiste. Johnston ne dément pas que le cinéma hollywoodien soit irrigué par des mythes et des stéréotypes ; c’est même, pour l’autrice, une évidence. Mais cet aspect artificiel et conventionnel du cinéma hollywoodien permet aisément d’y distinguer l’idéologie comme une construction et d’en démonter les rouages, là où, dans le cinéma d’art et d’essai européen, elle tend à avancer masquée sous un réalisme qui tend à la naturaliser. Plutôt que de renoncer totalement aux séduisantes illusions du cinéma commercial et de se lamenter sur son manque de réalisme, Johnston invite à le revisiter de manière critique afin de mettre à nu ses mécanismes idéologiques internes. Elle entend en particulier réhabiliter des cinéastes comme Dorothy Arzner et Ida Lupino qui ont œuvré au cœur du système classique hollywoodien tout en le subvertissant de l’intérieur, offrant des pistes fécondes pour le développement d’un contre-cinéma féministe. Si elle encourage autant que ses consœurs l’avènement de pratiques filmiques féministes, elle souligne ainsi que ces dernières ne doivent pas nécessairement se développer en marge du cinéma dominant, mais au contraire, s’en inspirer pour retourner ses propres outils contre lui8.
- 9 Voir à ce sujet : Annette Kuhn, « Women’s Cinema and Feminist Film Criticism », Screen, vol. 16, n° (...)
4Bien sûr, certains partis pris de l’autrice peuvent aujourd’hui paraître datés, qu’il s’agisse de son ancrage théorique sémio-psychanalytique ou des limites de la politique des auteurs que Johnston met ici en œuvre de manière quelque peu expéditive (ses commentaires sur l’œuvre de Hawks et de Ford auraient mérité un développement plus long, adossé à des analyses d’œuvres spécifiques) et dont elle reprend parfois les jugements à l’emporte-pièce – il semble ainsi que l’autrice n’ait guère perçu l’ironie du Bonheur d’Agnès Varda, film glaçant sur l’illusion mortifère du bonheur conjugal. Ses interprétations semblent en outre, en 2023, quelque peu essentialistes et hétérocentrées – on pourra ainsi trouver discutable son point de vue sur Mae West ou sur la Marlene Dietrich de Cœurs brûlés. Malgré ces limites, qui tiennent avant tout au contexte de publication de cet essai, il s’agit d’un texte précurseur dans sa manière de proposer une critique féministe attentive au fonctionnement interne des œuvres, de refuser une méfiance de principe envers le cinéma grand public et d’envisager le geste analytique comme une forme de réécriture créatrice9, la prise de distance théorique étant considérée comme un préalable à une réinvention des pratiques.
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Mythes des femmes au cinéma
- 10 Erwin Panofsky, Style and Medium in the Motion Pictures, 1934 et Film: An Anthology, New York, D. T (...)
… c’est ainsi qu’ont émergé, identifiables par leur apparence, leur comportement et leurs attributs normés, les types bien connus de la Vamp et de la Fille Sage (sans doute les équivalents modernes les plus convaincants des personnifications médiévales des Vices et des Vertus), le Père de Famille et le Malfaiteur caractérisé par sa moustache noire et sa canne. Les séquences nocturnes étaient tirées sur une pellicule bleue ou verte. Une nappe à carreaux signifiait, immanquablement, un milieu « pauvre mais honnête » ; un mariage heureux sur le point d’être mis en péril par les ombres du passé était symbolisé par la jeune épouse servant le café du petit déjeuner à son mari ; le premier baiser était toujours annoncé par la manière dont la femme jouait délicatement avec la cravate de son partenaire, puis par un brusque mouvement de son pied gauche qu’elle lançait en arrière. Le comportement des personnages était par conséquent prédéterminé10.
Erwin Panofsky
- 11 J’ai choisi d’employer la majuscule pour éviter toute ambiguïté avec le terme « histoire » entendu (...)
- 12 Roland Barthes, Mythologies, Paris, Éditions du Seuil, 1957. Dans le texte original, l’autrice fait (...)
5L’identification par Panofsky des stéréotypes primitifs caractéristiques du cinéma des premiers temps pourrait se révéler utile pour comprendre la manière dont les mythes féminins ont opéré au cinéma : pourquoi l’image de l’homme s’est rapidement diversifiée tandis que les stéréotypes primitifs sur les femmes ont subsisté, à quelques altérations près. La plupart des écrits sur les stéréotypes féminins au cinéma prennent comme point de départ une conception monolithique des médias comme répressifs et manipulateurs : dans cette optique, Hollywood a été considérée comme une usine à rêves fabriquant un produit culturel oppressif – une conception fort éloignée des idées sur l’art exprimées par Marx ou Lénine, qui ont tous deux affirmé l’absence de lien direct entre le développement de l’art et la base matérielle de la société. L’idée d’une intentionnalité de l’art qu’implique cette conception est extrêmement trompeuse et rétrograde, et court-circuite la possibilité d’une critique utile au développement d’une stratégie pour le cinéma des femmes. Si l’on accepte que le développement des stéréotypes féminins n’était pas une stratégie consciente de la machine à rêves hollywoodienne, que nous reste-t-il ? Panosfky explique les origines de l’iconographie et des stéréotypes au cinéma en termes de nécessité pratique ; il suggère que, dans le cinéma des premiers temps, le public avait beaucoup de difficultés à déchiffrer ce qui apparaissait à l’écran. Une iconographie statique a alors été introduite pour faciliter la compréhension et fournir au public les informations élémentaires dont il avait besoin pour comprendre le récit. Cette iconographie, en tant que type spécifique de signes ou de groupes de signes basés sur certaines conventions génériques hollywoodiennes, est en partie responsable des stéréotypes féminins qui irriguent le cinéma commercial en général. Mais le fait qu’il existe une bien plus grande diversité de rôles masculins que de rôles féminins dans l’histoire du cinéma est lié à l’idéologie sexiste elle-même, et à l’opposition fondamentale qui conçoit l’homme comme partie prenante de l’Histoire11, et la femme comme anhistorique et éternelle. Au fur et à mesure du développement du cinéma, les stéréotypes masculins ont été de plus en plus perçus comme contraires à la notion de « personnage » ; ce ne fut pas le cas des stéréotypes concernant la femme, que l’idéologie dominante présentait comme éternelle et inchangée, à quelques changements près, liés par exemple à la mode vestimentaire du moment. De manière générale, les mythes qui gouvernent le cinéma ne sont guère différents de ceux qui gouvernent les autres produits culturels : ils se rapportent à un système de valeurs standardisé qui informe tous les systèmes culturels d’une société donnée. Les mythes utilisent des icônes, mais l’icône est leur point faible. En outre, il est possible d’utiliser les icônes (c’est-à-dire des configurations conventionnelles) à l’encontre de la mythologie qui leur est habituellement associée. Dans son travail magistral sur le mythe12, le critique Roland Barthes examine comment il fonctionne en tant que signifiant d’une idéologie en analysant un large éventail d’objets : un plat national, un mariage de la haute société, une photographie de Paris Match… Dans son livre, il analyse comment un signe peut être vidé de sa signification dénotative initiale et comment une nouvelle signification connotative peut lui être superposée. Ce qui était au départ un signe complet constitué d’un signifiant et d’un signifié devient simplement le signifiant d’un nouveau signifié qui se substitue à la dénotation originelle. De cette manière, la nouvelle connotation est prise pour une dénotation naturelle et évidente : c’est ce qui en fait le signifiant de l’idéologie de la société dans laquelle il est utilisé.
- 13 Stephanie Rothman est une cinéastes et productrice indépendante américaine, célèbre pour ses films (...)
6Ainsi les mythes, comme formes de discours, constituent le moyen privilégié par lequel les femmes ont été utilisées au cinéma : les mythes transmettent et transforment l’idéologie du sexisme et la rendent invisible – quand elle est rendue visible, elle s’évapore –, et par conséquent la naturalisent. Prendre conscience de ce processus permet d’appréhender la question des stéréotypes féminins sous un autre jour. Tout d’abord, une telle conception de la manière dont fonctionne le cinéma remet en cause l’idée selon laquelle le cinéma commercial manipule davantage l’image de la femme que le cinéma d’art et d’essai. On pourrait affirmer que, précisément à cause de l’iconographie hollywoodienne, le système permet une certaine résistance au fonctionnement inconscient des mythes. L’idéologie sexiste n’est pas moins présente dans le cinéma d’art et d’essai européen sous prétexte que les stéréotypes y apparaissent de manière moins évidente ; c’est dans la nature même des mythes de vider le signe (l’image de la femme/la fonction de la femme dans le récit) de sa signification et de lui superposer une autre signification qui semble naturelle. On pourrait d’ailleurs soutenir que le film d’art et d’essai est d’autant plus susceptible d’être envahi par les mythes. Cet argument prend une importance considérable si l’on considère le cinéma des femmes en train d’émerger. L’idée reçue sur les femmes travaillant à Hollywood (Arzner, Weber, Lupino, etc.) est qu’elles avaient peu d’opportunités de s’exprimer véritablement dans le cadre de l’idéologie sexiste dominante ; elles n’auraient été guère plus que des femmes-alibis. En réalité, parce que l’iconographie offre d’une certaine manière une plus grande résistance aux caractérisations réalistes, les qualités mythiques de certains stéréotypes deviennent beaucoup plus faciles à distinguer et peuvent être utilisées pour désigner une tradition idéologique de manière à en proposer une critique. Il est possible de libérer les icônes des mythes et d’engendrer ainsi des réverbérations à l’intérieur de l’idéologie sexiste au sein de laquelle les films sont réalisés. Dorothy Arzner a assurément fait usage de telles techniques, et le travail de Nelly Kaplan est particulièrement important à cet égard. En tant que réalisatrice européenne, elle a conscience du danger de l’invasion des signes par les mythes dans le cinéma d’art et d’essai, et utilise délibérément l’iconographie hollywoodienne pour contrecarrer ce phénomène. L’utilisation de la comédie loufoque (crazy comedy) par certaines réalisatrices (comme Stephanie Rothman13) relève de la même démarche.
- 14 Laura Mulvey, « Fear, Fantasies and the Male Unconscious or ‘You Don’t Know What You’re Doing Do Yo (...)
7En rejetant une analyse sociologique des représentations des femmes au cinéma, nous rejetons toute considération en termes de réalisme, car cela impliquerait d’accepter la dénotation apparemment naturelle des signes et reviendrait à nier la réalité des mythes à l’œuvre. Au sein d’une idéologie sexiste et d’un cinéma dominé par les hommes, la femme n’est pas dépeinte pour elle-même, mais comme ce qu’elle représente pour l’homme. Laura Mulvey, dans son essai très utile consacré au représentant du pop art Allen Jones14, souligne que la femme-en-tant-que-femme est totalement absente du travail de Jones. L’image fétichisée dépeinte dans son œuvre ne concerne que le narcissisme masculin : ces images de femmes ne représentent pas les femmes elles-mêmes mais, par un processus de déplacement, le phallus masculin. Il est probablement juste d’affirmer que malgré l’omniprésence de la femme-comme-spectacle au cinéma, la femme-en-tant-que-femme en est largement absente. Une analyse sociologique basée sur l’étude empirique de rôles et de motifs récurrents aboutirait à une critique prenant la forme d’une énumération thématique (carrière/foyer/maternité/sexualité), ou d’un examen des personnages féminins comme figures centrales du récit, etc. Si l’on considère l’image de la femme comme un signe à l’intérieur de l’idéologie sexiste, nous nous apercevons que sa représentation n’est rien de plus qu’un élément soumis à la règle de vraisemblance que les réalisateurs ont respectée ou à laquelle ils se sont opposés. C’est précisément cette règle de la vraisemblance (celle qui détermine l’impression de réalisme) qui est, au cinéma, responsable de la répression de l’image de la femme-en-tant-que-femme et de la célébration de sa non-existence.
- 15 L’article collectif auquel l’autrice fait référence est « Joseph Von Sternberg et Morocco », Cahier (...)
- 16 La majuscule est conservée lorsqu’elle est utilisée par l’autrice (NdT).
8Cela devient plus clair lorsqu’on s’intéresse à un film qui tourne intégralement autour d’un personnage féminin et d’une star féminine. Dans leur analyse de Cœurs brûlés (Morocco) de Sternberg15, les critiques des Cahiers du cinéma décrivent le mécanisme à l’œuvre : afin que l’homme demeure au centre dans un texte filmique qui met l’accent sur l’image de la femme, l’auteur est forcé de réprimer l’idée de la femme comme être social et sexué (son Altérité) et de nier purement et simplement l’opposition homme/femme. La femme comme signe devient alors le pseudo-centre du discours filmique. La véritable opposition suggérée par le signe est homme/non-homme, ce qu’établit Sternberg en utilisant des vêtements masculins pour envelopper l’image de Dietrich. Cette mascarade indique l’absence de l’homme, une absence simultanément niée et récupérée par l’homme. L’image féminine devient simplement la trace de l’exclusion et de la répression de la Femme16. Tout fétichisme, comme Freud l’a observé, est une substitution phallique, la projection d’un fantasme narcissique masculin. Le star-système dans son ensemble dépend de la fétichisation de la femme. Beaucoup de travaux sur le star-système se concentrent sur la star comme incarnation de fantasmes mensongers et aliénants – une approche empirique qui s’intéresse essentiellement aux effets du star-système et aux réactions du public. Or, ce que signale la fétichisation de la star, c’est le fantasme collectif du phallocentrisme. Le cas de Mae West est particulièrement intéressant. Beaucoup de femmes ont lu dans sa parodie du star-système et son agressivité verbale une tentative de subversion de la domination masculine au cinéma. Si on l’observe de plus près, on se rend compte que les nombreuses traces de substitution phallique dans sa persona suggèrent l’inverse. Sa voix elle-même est fortement masculine, suggérant l’absence de l’homme, et établissant une dichotomie homme/non-homme. Sa robe phallique caractéristique s’apparente en partie à un fétiche. L’élément féminin qui est introduit – l’image de la mère – exprime un fantasme œdipien masculin. En d’autres termes, au niveau de l’inconscient, la persona de Mae West est tout à fait cohérente avec l’idéologie sexiste ; elle ne subvertit en aucune manière les mythes existants, elle les renforce.
- 17 Ce critique a été l’un des principaux promoteurs de la politique des auteurs aux États-Unis (NdT).
- 18 Peter Wollen, Signs and Meaning in the Cinema, Londres, Secker & Warburg, Cinema One Series, 1972.
9Dans leur premier éditorial, les rédactrices de Women and Film attaquent la politique des auteurs en la décrivant comme « une théorie oppressive faisant du réalisateur une superstar, comme si la réalisation de films était un one-man show. » C’est passer à côté de l’essentiel. Très clairement, certains développements de la politique des auteurs ont conduit à une déification de la personnalité du réalisateur (masculin) et Andrew Sarris17 (la cible principale des attaques de cet éditorial) est l’un des pires exemples de ce type de dérive. Le traitement désobligeant qu’il réserve aux réalisatrices dans The American Cinema témoigne clairement de son sexisme. Néanmoins, le développement de la politique des auteurs a représenté une étape importante pour la critique de cinéma : ses polémiques ont remis en cause une conception monolithique d’Hollywood et la classification des films par réalisateur, pour peu qu’on la dépouille de ses aspects normatifs, s’est révélée une manière très productive d’organiser notre expérience du cinéma. En montrant que le cinéma hollywoodien était au moins aussi intéressant que le cinéma d’art et d’essai, elle a marqué une avancée importante. Une bonne manière de mettre à l’épreuve une théorie est de considérer dans quelle mesure elle produit un renouvellement des connaissances : la politique des auteurs a assurément constitué un succès de ce point de vue. Certaines de ses élaborations ultérieures18 l’ont de surcroît utilisée pour définir les contours de la structure inconsciente du cinéma. Comme l’écrit Peter Wollen, « la structure est associée à un seul réalisateur, un individu, mais pas au titre d’artiste exprimant sa vision singulière dans le film ; c’est à travers la force de ses préoccupations qu’un sens inconscient, involontaire, peut être décodé dans le film, souvent à la surprise de l’individu concerné. » Ainsi Wollen se distancie-t-il à la fois de la notion de créativité, qui domine la conception dominante de l’« art », et de la notion d’intentionnalité.
10À travers l’examen rapide des mythes féminins qui sous-tendent l’œuvre de deux réalisateurs hollywoodiens, Ford et Hawks, en s’appuyant sur les découvertes et les intuitions dérivées de la politique des auteurs, on peut voir que l’image féminine revêt des significations très différentes chez chaque auteur. Une analyse en termes de présence ou d’absence de figures d’héroïnes « positives » dans l’œuvre de ces cinéastes produirait un résultat très différent. Ce que Peter Wollen qualifie de « force des préoccupations de l’auteur » (y compris leurs obsessions sur les femmes) est généré par l’histoire psychanalytique de l’auteur. Ce système organisé d’obsessions ne relève pas des choix de l’auteur.
Hawks vs Ford
11Les films de Hawks célèbrent la solidarité et la validité d’un groupe exclusivement masculin, qui se dévoue à une vie d’action et d’aventure et à une éthique professionnelle rigide. Quand les femmes font intrusion dans leur monde, elles représentent une menace pour l’existence même du groupe. Cependant, les femmes semblent posséder des qualités « positives » dans les films de Hawks ; elles exercent souvent un métier et montrent des signes d’indépendance et d’agressivité face aux hommes, particulièrement dans ses comédies loufoques. Robin Wood a montré assez justement que ces comédies représentent une inversion de l’univers de Hawks. L’homme y est souvent humilié et dépeint comme infantile ou régressif. Des films comme L’Impossible Monsieur Bébé (Bringing Up Baby), La Dame du vendredi (His Girl Friday) et Les hommes préfèrent les blondes (Gentlemen Prefer Blondes) combinent, comme l’a dit Wood, « la farce et l’horreur », ils sont « dérangeants ». Pour Hawks, il n’y a que l’homme et le non-homme : pour être acceptée dans un univers masculin, la femme doit devenir un homme ; ou bien elle devient une femme-phallus (Monroe dans Les hommes préfèrent les blondes). L’aspect « dérangeant » des films de Hawks a un rapport direct avec la présence féminine ; il s’agit d’une présence traumatique, qui doit être niée. L’univers de Ford est très différent, en ce que les femmes y jouent un rôle central : c’est autour de leur présence que se cristallisent les tensions entre le désir d’une existence nomade et le désir de sédentarisation, entre l’idée de la nature sauvage et celle du jardin. Car la femme fordienne représente le foyer et par extension la possibilité de culture : elle devient un symbole à travers lequel Ford exprime son rapport profondément ambivalent aux idées de civilisation et de « plénitude » psychologique.
12Tandis que la représentation des femmes chez Hawks suppose une confrontation avec la présence problématique (traumatique) de la Femme, une confrontation qui a pour conséquence un besoin de la réprimer, l’utilisation par Ford de la femme comme symbole de la civilisation complique considérablement la question de la répression de la femme dans son œuvre et permet l’émergence d’éléments plus progressistes, comme dans Frontière chinoise (Seven Women) et Les Cheyennes (Cheyenne Autumn).
Vers un contre-cinéma
- 19 Magnus Enzensberger, « Constituents of a Theory of Media », New Left Review, n° 64, nov.-déc. 1970, (...)
Il n’existe pas d’écrit, de film ou d’émission qui ne soit manipulé. La question n’est donc pas de savoir si les médias sont manipulés mais qui les manipule. Un projet révolutionnaire ne doit pas exiger la disparition des manipulateurs ; au contraire, il doit faire de chacun un manipulateur19.
Magnus Enzensberger
13Enzensberger suggère que la contradiction principale à l’œuvre dans les médias est celle qui existe entre leur état actuel et leur potentiel révolutionnaire. Il est clair qu’une utilisation stratégique des médias, et du cinéma en particulier, est essentielle pour la diffusion de nos idées. Aujourd’hui, nous avons peu de capacités d’agir sur les médias, même si nous en avons potentiellement les moyens. À la lumière de ce potentiel, il importe particulièrement de s’interroger sur la nature du cinéma et sur l’utilisation stratégique qui peut en être faite, et ce sous toutes ses formes : le cinéma politique et le cinéma commercial de divertissement. On peut tout à fait polémiquer sur la créativité des femmes mais il faut avoir conscience qu’il ne s’agit que de polémique. La notion de créativité féminine en tant que telle est aussi limitée que la notion de créativité masculine. Il s’agit essentiellement d’une conception idéaliste qui élève l’idée de « l’artiste » (avec tout l’élitisme qu’elle implique), et qui sape toute conception de l’art comme processus concret au sein d’un contexte culturel qui le constitue et est constitué par lui. Tous les films ou œuvres d’art sont des produits – les produits d’un système préalable de rapports économiques. Cela concerne aussi bien le cinéma expérimental et le cinéma politique que le cinéma commercial de divertissement. Le cinéma est aussi un produit idéologique – de l’idéologie bourgeoise. L’idée que l’art est universel et par conséquent potentiellement androgyne est une conception idéaliste : l’art peut seulement être défini comme un discours dans une conjoncture particulière – en ce qui concerne le cinéma des femmes, celle de l’idéologie bourgeoise et sexiste du capitalisme dominé par les hommes. Il est important de souligner que les mécanismes de l’idéologie n’impliquent pas de processus de duperie ou d’intentionnalité (pour Marx, l’idéologie est une réalité, ce n’est pas un mensonge). Une telle méprise peut se révéler extrêmement trompeuse ; il n’y a pas de moyen d’éliminer l’idéologie par notre simple volonté – c’est quelque chose qu’il faut absolument garder en tête lorsque l’on réfléchit sur le cinéma des femmes. Les outils et les techniques du cinéma eux-mêmes, en tant que parties prenantes de la réalité, sont l’expression de l’idéologie dominante : ils ne sont pas neutres, comme beaucoup de cinéastes « révolutionnaires » semblent le penser. C’est une mystification idéaliste de croire que la « vérité » peut être saisie par la caméra ou que les conditions de production d’un film (par exemple, un film réalisé collectivement par des femmes) peuvent d’elles-mêmes refléter les conditions de sa production. Ce n’est que pur utopisme : une nouvelle signification doit être fabriquée au sein du texte filmique. La caméra a été inventée de manière à reproduire avec précision la réalité et pour préserver la notion bourgeoise de réalisme qui était en train de disparaître en peinture. On peut également discerner l’influence d’un certain sexisme dans le développement technique des caméras : en effet, les caméras légères avaient déjà été mises au point dans l’Allemagne nazie dès les années 1930 à des fins de propagande ; les raisons pour lesquelles elles n’ont pas été utilisées couramment avant les années 1950 demeurent obscures.
- 20 Three Lives est un documentaire réalisé par Kate Millett et Susan Kleckner en 1970, tourné par une (...)
- 21 Women Talking (1970) est un documentaire de la cinéaste britannique Midge Mackenzie, recueillant le (...)
14L’essentiel du cinéma des femmes émergent tire son esthétique de la télévision et du cinéma-vérité (par exemple Three Lives20 ou Women Talking21) ; Portrait of Jason (1967) de Shirley Clarke a été cité comme une influence majeure. Ces films représentent pour l’essentiel des femmes évoquant leurs expériences devant la caméra, en limitant au maximum l’intervention de la cinéaste. Kate Millett résume ainsi son approche dans Three Lives : « Je ne voulais plus analyser, mais exprimer, [et] le cinéma est un moyen d’expression très puissant. »
15Manifestement, si l’on admet que le cinéma implique la production de signes, l’idée de non-intervention est une pure mystification. Le signe est toujours un produit. Ce que la caméra saisit, en réalité, c’est le monde « naturel » de l’idéologie dominante. Le cinéma des femmes ne peut se permettre un tel idéalisme ; la « vérité » de notre oppression ne peut pas être « capturée » sur celluloïd par une caméra « innocente » : elle doit être construite/fabriquée.
- 22 Claire Johnston fait probablement référence ici à l’article « Subjecting Her Objectification or Com (...)
16Il faut créer de nouvelles significations en perturbant le tissu du cinéma bourgeois et masculin à l’intérieur du texte filmique. Comme le remarque Peter Wollen, « la réalité s’adapte toujours ». La méthode d’Eisenstein est instructive de ce point de vue. Dans sa manière d’utiliser la fragmentation comme stratégie révolutionnaire, le choc entre deux images isolées donne naissance à un concept abstrait qui est utilisé dans le discours filmique. Cette conception de la fragmentation comme outil analytique est très différente de l’usage de la fragmentation suggéré par Barbara Martineau dans son texte22. Elle considère la fragmentation comme la juxtaposition d’éléments disparates (cf. Lions Love d’Agnès Varda, avec la participation de Shirley Clarke, 1970) provoquant des réverbérations affectives, mais ces réverbérations n’offrent en elles-mêmes aucun outil de compréhension. Dans le contexte du cinéma des femmes, une telle stratégie peut se révéler complètement récupérable par l’idéologie dominante : en effet, dans la mesure où elle repose sur l’émotion et le mystère, elle est susceptible d’être envahie par l’idéologie. La logique ultime de cette méthode est l’écriture automatique mise au point par les surréalistes. Le romantisme ne nous fournira pas les outils nécessaires à la construction d’un cinéma des femmes : notre objectification ne peut être surmontée simplement en l’examinant de manière artistique. Elle peut uniquement être contestée si l’on invente des moyens de remettre en cause le cinéma bourgeois et masculin. De plus, le désir de changement ne peut advenir qu’en puisant dans le fantasme. Le danger d’élaborer un cinéma de non-intervention vient de ce qu’il promeut une subjectivité passive aux dépens de l’analyse. Toute stratégie révolutionnaire doit remettre en question la représentation de la réalité ; il ne suffit pas de débattre de l’oppression des femmes à l’œuvre dans le texte filmique ; le langage du cinéma/la description de la réalité doivent également être interrogés pour opérer une rupture entre l’idéologie et le texte. À cet égard, il est instructif de se pencher sur les films réalisés par des femmes au sein du système hollywoodien, qui ont tenté, par des moyens formels, de provoquer une dislocation entre l’idéologie sexiste et le texte filmique ; le cinéma des femmes émergent pourrait s’en inspirer de manière productive.
Dorothy Arzner et Ida Lupino
17Dorothy Arzner et Lois Weber sont pratiquement les seules femmes travaillant à Hollywood dans les années 1920 et 1930 qui ont réussi à construire une œuvre cinématographique cohérente ; malheureusement, on connaît encore très mal leur travail. L’analyse de l’un des derniers films de Dorothy Arzner, Dance, Girl, Dance (1940), donne une idée de sa manière d’aborder le cinéma des femmes dans le cadre de l’idéologie sexiste de Hollywood. Dance, Girl, Dance est un récit de backstage musical classique centré sur la vie d’une troupe de danseuses dans la misère. Les personnages principaux, Bubbles et Judy, sont assez symptomatiques de la représentation iconographique primitive des femmes décrite par Panofsky – la vamp et la fille sage. En travaillant à partir de ces stéréotypes grossiers, Arzner réussit à en proposer une critique interne au texte filmique. Bubbles parvient à trouver un emploi et Judy devient son faire-valoir, dansant le ballet avant le numéro de son amie pour l’amusement d’un public entièrement masculin. La critique d’Arzner se concentre sur l’idée de femme-comme-spectacle, comme actrice se produisant dans un univers masculin. Les deux héroïnes s’illustrent dans une parodie de spectacle, et représentent des pôles opposés des mythes de la féminité – la sexualité contre la grâce et l’innocence. Leur condition d’actrices se produisant pour le plaisir des hommes repose sur une contradiction entre désir de plaire et expression personnelle à laquelle la plupart des femmes peuvent s’identifier. Bubbles a besoin de plaire aux hommes, tandis que Judy cherche à s’exprimer en tant que ballerine. Au fur et à mesure, un dispositif spectaculaire unilatéral est mis en place, incluant l’humiliation de Judy comme faire-valoir. Mais vers la fin du film, Arzner réalise un tour de force en déchirant le tissu filmique tout entier et en exposant les mécanismes idéologiques de la construction du stéréotype féminin. Judy, dans un moment de colère, se rebelle contre son public et dit aux hommes comment elle les voit. Ce renversement du regard scrutateur, dans ce qui se présentait jusque-là comme un processus unilatéral, représente une attaque directe à la fois contre le public diégétique et le public du film, et a pour effet de remettre directement en cause l’idée même de femme-comme-spectacle.
18Ida Lupino a une approche quelque peu différente du cinéma des femmes. Productrice et réalisatrice indépendante travaillant à Hollywood dans les années 1950, Lupino a choisi d’investir essentiellement le mélodrame, un genre qui a, plus que tout autre, proposé une image moins réifiée des femmes et peut servir à dénoncer réellement leur oppression plutôt que de simplement l’illustrer, comme en témoigne l’œuvre de Sirk. Une analyse d’Avant de t’aimer (Not Wanted, 1949), le premier long métrage de Lupino, donne une idée de l’ambiguïté troublante de ses films et de leur rapport à l’idéologie sexiste. Contrairement à Arzner, Lupino ne cherche pas à employer des moyens purement formels pour atteindre son objectif ; en réalité, on peut douter qu’elle travaille consciemment à subvertir l’idéologie sexiste. Le film raconte l’histoire d’une jeune fille, Sally Kelton, du point de vue subjectif de l’héroïne et à travers le filtre de son imagination. Elle donne naissance à un enfant illégitime qui est finalement adopté ; incapable d’accepter la perte de l’enfant, elle enlève un bébé dans un landau et finit entre les mains des autorités. Elle trouve finalement un substitut à l’enfant en la personne d’un jeune homme handicapé qui procure au film son happy end à travers un processus de castration symbolique – il est forcé de la poursuivre jusqu’à ce qu’il ne puisse plus tenir debout, après quoi elle le prend dans ses bras tandis qu’il fait l’enfant. Même si les films de Lupino n’attaquent ni ne dévoilent explicitement les mécanismes de l’idéologie sexiste, les réverbérations produites à l’intérieur du récit par la convergence de deux courants irréconciliables – les mythes hollywoodiens sur les femmes et le point de vue féminin – provoquent une série de distorsions au sein de la structure même du récit ; le motif du handicap place le film sous le signe de la maladie et de la frustration. Le happy end inversé du film illustre bien ce processus.
19Si je cherche à souligner l’intérêt que présentent ces deux réalisatrices hollywoodiennes que sont Dorothy Arzner et Ida Lupino, c’est pour deux raisons. Il s’agit d’une part d’une tentative polémique de réaffirmer l’intérêt du cinéma hollywoodien en réaction aux attaques dont il a fait l’objet. D’autre part, une analyse des mécanismes du mythe et des possibilités de le subvertir au sein du système hollywoodien peut s’avérer utile pour déterminer une stratégie de subversion de l’idéologie en général.
20Peut-être faudrait-il dire un mot du cinéma d’art et d’essai européen, qui est sans aucun doute beaucoup plus ouvert à l’invasion des mythes que le cinéma hollywoodien. Cela paraît évident si l’on examine les travaux de Riefenstahl, Companeez, Trintignant, Varda et bien d’autres. Les films d’Agnès Varda, en particulier, sont de très bons exemples d’une œuvre qui célèbre les mythes bourgeois de la femme, et par là même l’innocence apparente du signe. Le Bonheur (1965), en particulier, semble presque appeler à une analyse barthésienne ! La représentation du fantasme féminin par Varda est extrêmement proche des idéaux superficiels perpétués par la publicité. Ses films témoignent d’une naïveté totale vis-à-vis du fonctionnement des mythes ; c’est d’ailleurs le but des mythes que de produire une impression d’innocence grâce à laquelle tout devient « naturel ». L’intérêt de Varda pour la nature constitue une expression directe de ce retrait de l’Histoire : l’Histoire est transformée en nature, ce qui élimine toute forme de questionnement puisque tout semble « naturel ». Il ne fait aucun doute que le travail de Varda est réactionnaire : dans son rejet de la culture et sa manière de placer la femme en dehors de l’Histoire, ses films marquent un pas en arrière pour le cinéma des femmes.
Conclusion
21Quelle est donc la stratégie à adopter à ce moment précis de l’Histoire ? Le développement du travail collectif constitue de toute évidence un grand pas en avant ; en tant que moyen d’acquérir et de partager des compétences techniques, il représente un formidable défi au privilège masculin qui domine l’industrie cinématographique ; en tant qu’expression de la sororité, il propose une alternative viable à la rigidité des structures hiérarchiques du cinéma dominé par les hommes, et offre de réelles opportunités de dialogue sur la place du cinéma des femmes au sein de ce dernier. À l’heure actuelle, il faut développer une stratégie qui englobe à la fois le cinéma comme outil politique et le cinéma comme divertissement. Trop longtemps, on a considéré qu’il s’agissait de deux pôles opposés qui n’avaient guère de points communs. Pour contrecarrer notre objectification au cinéma, nos fantasmes collectifs doivent être libérés : le cinéma des femmes doit incarner le travail du désir, et un tel objectif exige d’utiliser le cinéma de divertissement. Les idées dérivées du cinéma commercial doivent dès lors façonner le cinéma politique, et les idées politiques doivent façonner le cinéma de divertissement : c’est un processus réciproque. Enfin, affirmer de manière répressive et moraliste que le cinéma des femmes doit être une pratique collective est trompeur et inutile : nous devons chercher à agir à tous les niveaux, au sein du cinéma dominé par les hommes et à l’extérieur de celui-ci. Cet essai a cherché à démontrer l’intérêt des films de femmes conçus à l’intérieur du système. Il faut éviter tout volontarisme ou utopisme pour permettre l’émergence d’une stratégie révolutionnaire. Un film collectif ne peut pas de lui-même refléter les conditions de sa production. Ce qu’offrent les méthodes de création collective, c’est la possibilité concrète d’examiner le fonctionnement du cinéma et de déterminer les meilleures manières d’interroger et de démystifier les mécanismes de l’idéologie : c’est de ces réflexions que naîtra une conception véritablement révolutionnaire d’un contre-cinéma pour la lutte des femmes.
Notes
1 Outre les premiers numéros de la revue Women and Film (1972-1975), on peut citer deux références disponibles en français : Marjorie Rosen, Vénus à la chaîne, traduit par Aline Dupont et Nicole Rougier, Paris, Des femmes, 1976 [1973] et Molly Haskell, Adulée ou avilie. La Femme à l’écran : De Garbo à Jane Fonda, traduit par Béatrix Vernet, Paris, Seghers, 1977 [1973].
2 Claire Johnston, « Le Cinéma des femmes comme contre-cinéma », traduit en français par Isabelle Greenda et Bérénice Reynaud, dans Ginette Vincendeau et Bérénice Reynaud (dir.), 20 ans de théories féministes sur le cinéma, CinémAction, n° 67, 2e trimestre 1993, p. 157-162. Merci à Ginette Vincendeau de m’avoir autorisé à appuyer pour partie cette nouvelle traduction sur leur travail initial.
3 Voir en particulier: Lesley Stern, Laleen Jayamanne et Helen Grace, « Remembering Claire Johnston 1940-1987 », Framework, n° 35, janvier 1988, p. 114-129, Janet Bergstrom, « Rereading the Work of Claire Johnston », dans Constance Penley (dir.), Feminism & Film Theory, New York / Londres, Routledge / BFI Publishing, 1988 et Rachel Fabian, « Reconsidering the Work of Claire Johnston », Feminist Media Histories, vol. 4, n° 3, été 2018, p. 244-273.
4 Claire Johnston (dir.), The Work of Dorothy Arzner: Towards a Feminist Cinema, Londres, BFI, 1975.
5 Claire Johnston et Paul Willemen (dir.), Jacques Tourneur, Édimbourg, Edinburgh Film Festival, 1975.
6 Claire Johnston et Paul Willemen (dir.), Frank Tashlin, Londres, BFI, 1973.
7 Pour n’en citer que trois : Pam Cook et Claire Johnston, « The Place of Woman in the Cinema of Raoul Walsh », dans Phil Hardy (dir.), Raoul Walsh, Edinbourg, Edinburgh Film Festival, 1974; Claire Johnston, « Femininity and the Masquerade: Anne of the Indies », dans Claire Johnston et Paul Willemen (dir.), Jacques Tourneur, Edinbourg, Edinburgh Film Festival, 1975; et Claire Johnston, « The Subject of Feminist Film Theory / Practice », Screen, vol. 21, n° 2, été 1980, p. 27-34.
8 En témoignent un certain nombre de films de femmes réalisés par la suite et différents travaux leur ayant été consacrés – voir notamment Carrie Tarr et Brigitte Rollet, Cinema and the Second Sex: Women’s Filmmaking in France in the 1980s and 1990s, New York / Londres, Continuum, 2001.
9 Voir à ce sujet : Annette Kuhn, « Women’s Cinema and Feminist Film Criticism », Screen, vol. 16, n° 3, automne 1975, p. 107-112.
10 Erwin Panofsky, Style and Medium in the Motion Pictures, 1934 et Film: An Anthology, New York, D. Talbot, 1959. Pour une traduction française, voir : Erwin Panofsky, « Style et matière du septième art », dans Trois Essais sur le style, traduit en français par Bernard Turle, Paris, Gallimard, 1996, p. 109-145 (NdT).
11 J’ai choisi d’employer la majuscule pour éviter toute ambiguïté avec le terme « histoire » entendu comme « récit » (NdT).
12 Roland Barthes, Mythologies, Paris, Éditions du Seuil, 1957. Dans le texte original, l’autrice fait référence à l’édition britannique Mythologies, Londres, Jonathan Cape, 1971 (NdT).
13 Stephanie Rothman est une cinéastes et productrice indépendante américaine, célèbre pour ses films d’exploitation tournés dans les années 1960 et 1970, comme The Student Nurses (1970) ou Le Dernier Pénitencier (Terminal Island, 1973) (NdT).
14 Laura Mulvey, « Fear, Fantasies and the Male Unconscious or ‘You Don’t Know What You’re Doing Do You, Mr Jones?’ », Spare Rib, février 1973. L’article est reproduit dans : Laura Mulvey, Visual and Other Pleasures, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 1989, p. 6-13 (NdT).
15 L’article collectif auquel l’autrice fait référence est « Joseph Von Sternberg et Morocco », Cahiers du cinéma, n° 225, novembre-décembre 1970, p. 5-13 (NdT).
16 La majuscule est conservée lorsqu’elle est utilisée par l’autrice (NdT).
17 Ce critique a été l’un des principaux promoteurs de la politique des auteurs aux États-Unis (NdT).
18 Peter Wollen, Signs and Meaning in the Cinema, Londres, Secker & Warburg, Cinema One Series, 1972.
19 Magnus Enzensberger, « Constituents of a Theory of Media », New Left Review, n° 64, nov.-déc. 1970, p. 13-36.
20 Three Lives est un documentaire réalisé par Kate Millett et Susan Kleckner en 1970, tourné par une équipe exclusivement féminine. Y témoignent l’actrice Mallory Millett-Jones, sœur de Kate Millett, la chimiste Lillian Shreve et l’artiste Robin Mide (NdT).
21 Women Talking (1970) est un documentaire de la cinéaste britannique Midge Mackenzie, recueillant les témoignages de Danne Hughes, Betty Friedan, Kate Millett ou Selma James (NdT).
22 Claire Johnston fait probablement référence ici à l’article « Subjecting Her Objectification or Communism is Not Enough » de Barbara Halpern Martineau qui figure dans le même recueil que cet article (NdT).
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Référence électronique
Claire Johnston, « « Le cinéma des femmes comme contre-cinéma » », Genre en séries [En ligne], 15 | 2023, mis en ligne le 01 décembre 2023, consulté le 26 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ges/4178 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ges.4178
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