Benjamin Campion, HBO et le porno. Raconter des histoires par le sexe
Benjamin Campion, HBO et le porno. Raconter des histoires par le sexe. Tours : Presses universitaires François Rabelais, collection Sérial, 2022.
Texte intégral
1Les exemples sont nombreux, mais pensons notamment à la troublante série Euphoria (2019 –) et à sa mise en scène de corps adolescents altérés par les substances, désirants, violents et violés, ainsi que d’actes sexuels explicites. HBO fonderait-elle son identité sur le flirt avec des spectacles « gratuits » visant à « attirer et à exciter les publics » (p. 16) ?
2Spécialiste de la sérialité nord-américaine, Benjamin Campion aborde à nouveaux frais le chantier ouvert dans son livre précédent, Le concept HBO : élever la série télé au rang d’art (PUFR, 2018). Dans HBO et le porno. Raconter des histoires par le sexe, il interroge la place dévolue à la représentation du sexe et des corps nus dans les programmes de cette chaîne câblée destinée à un public averti, « qui n’ignore pas les problèmes de la société » (p. 249) et qui est friand de « nouveaux regards sur le monde » (p. 289). Au cours de son histoire, la chaîne a en général pu profiter d’un cadre juridique particulier, distinct des networks, sans pour autant avoir le droit de franchir la limite posée par la monstration des rapports sexuels explicites. HBO serait-elle en mesure, d’une manière à elle spécifique, de construire un discours sur la pornographie et avec la pornographie ? Jusqu’où pouvons-nous amener l’hypothèse que cette chaîne, qui a toujours visé le rapprochement avec les beaux-arts afin de s’écarter de la télévision linéaire traditionnelle, arriverait aussi à raconter des histoires par le sexe ?
3Sur près de 400 pages, en 3 parties et 9 chapitres, Campion aborde un aspect encore peu traité dans la production savante francophone sur les séries télévisées étatsuniennes, en retraçant les occurrences du « porno » signé HBO dans un corpus relevant des 25 dernières années (de Oz à et Insecure en passant par Girls, The Deuce, Sharp Objects et bien d’autres). Le style accessible, avec des encadrés pédagogiques et un glossaire ainsi que de fréquents spoiler alerts en font un ouvrage adapté aux spécialistes, mais également aux néophytes.
4L’hypothèse est fondamentalement optimiste : la place de la nudité et du sexe serait une composante cruciale d’une image de marque hautement soignée, entre attraction, innovation et respect des normes (éditoriales, génériques, genrées). Partie intégrante de la cohérence de la chaîne, reconnaissable de manière transversale (« les séries HBO se répondent les unes les autres », p. 325), cette tendance permettrait encore plus à HBO de se situer dans le panorama télévisuel en guise d’exception.
5Les 5 chapitres de la première partie déploient une typologie des modalités d’apparition du sexe et de la nudité dans un vaste ensemble de séries, abordées d’abord d’un point de vue quantitatif. Partant de l’idée d’une « dispersion des sexualités » inspirée de Michel Foucault (ici décodée en tant que prolifération et fragmentation des pratiques sexuelles à l’écran), l’auteur présente sa base de données, recensant les multiples relations, actes et positions sexuelles présentes dans le corpus. Il nous propose donc un décryptage issu d’une lecture à vocation organisatrice, en fonction d’une grille d’analyse des pratiques sexuelles inspirées de celles qu’exposent les espaces de la pornographie en ligne. Une telle approche apparaît pertinente à un moment où la culture des plateformes semble à son paroxysme, dans laquelle, selon l’auteur, consommer les médias peut vouloir dire tout autant naviguer dans les systèmes de classement minutieux des contenus télévisuels ou cinématographiques en streaming tout comme celle de Porn Hub et assimilés.
6D’emblée, remarquons que l’interprétation proposée fonde ses critères sur un phénomène externe à l’objet étudié (l’existence d’une réalité, la pornographie, qui est ici mise en dialogue avec les productions télévisuelles destinées à un public plus large) : la construction d’une base de données découlant d’une telle interprétation se révèle un procédé heuristique valide, duquel on soulignera néanmoins une certaine subjectivité. Selon Campion, suivant les chiffres, il est aisé de noter que, parmi les différents genres, le drame est le lieu où se trouve le plus grand nombre de représentations données comme « explicites », soit, pour l’auteur, mettant en scène ouvertement des gestes et des pratiques relevant de la sphère intime de la sexualité. À côté de ce genre dominant, d’autres genres, comme le traumedy, un mélange de drame et de comédie, sont discutés dans le volume. Les résultats montrent aussi que la chaîne n’octroie pas une place significative aux minorités ou aux sexualités non normatives. L’auteur remarque lui-même certaines limites de la grille choisie, par exemple dans le fait que la base de données offre des résultats restreints lorsque la définition de la pornographie qui est à l’œuvre demeure bornée (voir la définition de « pornographie » dont l’auteur reconnaît les limites : « du sexe explicite impliquant de la nudité frontale masculine et féminine et se concluant par un cum shot, c’est-à-dire un gros plan d’éjaculation masculine », p. 177), ce qui le pousse à peaufiner ses requêtes, allant au-delà de la rigidité du cadre.
7Les deux dernières parties, plus analytiques, complexifient et nuancent le propos, déployant l’hypothèse du volume. D’un côté, certaines séries bâtissent une relation de proximité avec la pornographie et inscrivent celle-ci dans leur forme, comme Game of Thrones (2011-2019) ; de l’autre, des séries déjouent les codes connus pour mettre en place d’inédites « règles corporelles et sexuelles », comme Tell Me You Love Me (2007) (p. 18). HBO rechercherait donc l’authenticité, en mobilisant l’imaginaire pornographique omniprésent dans la culture contemporaine, mais aussi en le réinventant. Aussi, la chaîne s’engagerait-elle dans la mise en place de nouvelles modalités de représentation et de construction narrative, visant dans les deux cas un examen critique, y compris en passant par la violence, ou en mettant la sexualité au centre de l’intrigue.
8Les analyses de séquences permettent d’aborder des enjeux cruciaux comme la reconnaissance de la dimension créative voire empouvoirante de la pornographie pour les femmes. Eileen Merrell (The Deuce) et Kat (Euphoria) sont des personnages qui imaginent des alternatives à l’exploitation, dans les limites d’une production qui, demeurant mainstream, ne vise pas l’utopie (p. 213). D’autres exemples qui dérogent à la mise en scène explicite du sexe rendent compte d’une « dissémination pornographique » (p. 222) à l’œuvre depuis les débuts dans des séries comme Oz (1997-2003) jusqu’à Succession (2018-2023), autant de variations sur le thème de la domination patriarcale.
- 1 Martine Delvaux, Les filles en série des barbies aux Pussy Riot, Montréal (Québec, Éditions du Remu (...)
- 2 Iris Brey, Le regard féminin : une révolution à l’écran, Paris : L’Olivier, 2020 ; Joey Soloway, « (...)
9Lorsqu’il aborde la « réflexion métatextuelle sur la pornographie [à laquelle] se livre HBO » (p. 265), par une analyse de l’exposition frontale des corps, l’auteur suit la piste d’une profanation au sens du philosophe Giorgio Agamben, qui arracherait les corps au dispositif pornographique, visant une libération et une volonté de restituer l’art aux publics. L’auteur signale les tours de force du corps de Hannah Horvath dans Girls (2012-2017), en faisant ressortir son potentiel de transgression par rapport à la domination, dans l’imaginaire médiatiques, des corps minces et par rapport à une sexualité de jeune femme docile dominante dans les médias (on pourrait mentionner à ce sujet le travail de Martine Delvaux sur les filles en séries qui consacre une longue analyse à la série de L. Dunham1). Girls proposerait, avant les mouvements #MeToo et les luttes pour la justice sociale qui ont poussé vers des remises en cause du statu quo et des démarches auctoriales des hommes blancs cis, un nouvel appel au regard de la femme comme créatrice. Si la nudité frontale devient « un moyen de clamer son existence » (ch. 8), nous considérons quelque peu risqué d’assimiler toute exposition des corps des femmes à un « appel au regard » nécessairement féministe ou radical : il demeure fondamental de se demander qui est responsable de cet appel au regard. Par contre, l’auteur réfute la posture d’une Iris Brey qui, en France, soutenait les propos de créateur.ice.s tels Joey Soloway et son female gaze2 comme (ré)appropriation militante de la création audiovisuelle. Tout en affirmant la portée innovante et progressiste de ces représentations, Campion ne va pas jusqu’à leur attribuer une fonction radicale : il nous montre en effet que l’exposition de la violence faite aux corps des femmes s’accompagne surtout de la volonté de HBO de se consolider comme figure de proue dans le panorama télévisuel. En visant surtout des publics adultes et mâles, la stratégie de la chaine suivrait ainsi une logique attractionnelle. Ainsi : « La nudité frontale et le sexe explicite ne servent pas, pour HBO, à faire de la série un objet sacré, divin, aussi vénérable qu’une icône religieuse, mais à refuser que certains champs artistiques lui soient interdits » (p. 269).
- 3 Linda Williams, Screening Sex. Une histoire de la sexualité sur les écrans américains, trad. Raphaë (...)
10Fonctionnelle à ce double aimant « attraction-narration », la forme sérielle participerait donc d’une érotisation de l’expérience audiovisuelle. Dans Tell Me You Love Me, abordée dans le chapitre 9, le sexe explicite joue un rôle central ; il serait un moteur fictionnel (Campion s’appuie sur le travail de Linda Williams3) qui permet de dégager des approfondissements psychologiques (p. 336). La démarche esthétique employée par Westworld (2016-2022) suit quant à elle d’autres chemins : elle serait « érotique par la précision de ses cadrages, l’onctuosité de ses travellings et la majesté violonesque de son accompagnement musical », et pas nécessairement (que) par l’exposition des corps, produisant un érotisme qui coexiste avec les violences que subissent les personnages féminins et les déchirements spirituels de leur existence (p. 382). Une telle réflexion pourrait être, nous ajoutons, la source de nouvelles analyses portant sur le panorama plus récent de HBO. Pensons à Scenes from a Marriage (2021) ou encore à The White Lotus (2021) dans lesquelles on pourrait trouver des séquences où, même en l’absence d’un acte sexuel explicite, « nous sommes sollicité [. e. s] sexuellement par [l’]extase [du personnage] » (p. 388). Jusqu’à remarquer, avec Campion, que « la réputation de la chaîne serait désormais si bien établie qu’elle n’aurait plus besoin de placer systématiquement ses personnages dans des situations sexuelles pour leur faire atteindre l’orgasme » (p. 389).
11En conclusion, le livre de Campion nous dévoile un terrain chargé de pistes qui sauront sans doute encourager d’autres travaux. Le fait de restreindre le corpus à HBO permet de souligner les spécificités de cette chaîne, mais le chantier mérite de rester ouvert, ce qui permettrait une réflexion plus large portant sur le lien entre séries télé et imaginaires pornographiques. On aurait envie par exemple de voir à quelles conditions et sous quelles formes de négociation la télévision commerciale, qu’elle soit câblée, linéaire ou en streaming, peut devenir un terrain propice (ou non) à une pornographie moins mainstream et hétéronormative. Quelle est la place, à la télévision, d’une métaréflexion sur les perspectives radicales, en termes de renouvellement du regard, des gestes et des objets, contenues dans les productions féministes ou non normatives et leur potentiel de réappropriation ou de détournement des rapports de pouvoir ? L’espace des productions mainstream pourra-t-il s’écarter encore plus de l’idéologie qui associe pornographie et aliénation dans une ultérieure tentative de repousser les normes – ou de concevoir des contenus pour un public plus diversifié ?
Notes
1 Martine Delvaux, Les filles en série des barbies aux Pussy Riot, Montréal (Québec, Éditions du Remue-Ménage, 2013.
2 Iris Brey, Le regard féminin : une révolution à l’écran, Paris : L’Olivier, 2020 ; Joey Soloway, « THE FEMALE GAZE », topple, 11 septembre 2016. https://www.toppleproductions.com/the-female-gaze. Consulté le 11 décembre 2023.
3 Linda Williams, Screening Sex. Une histoire de la sexualité sur les écrans américains, trad. Raphaël Nieuwjaer et Pauline Soulat, Nantes, Capricci, 2014.
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Référence électronique
Marta Boni, « Benjamin Campion, HBO et le porno. Raconter des histoires par le sexe », Genre en séries [En ligne], 15 | 2023, mis en ligne le 01 décembre 2023, consulté le 18 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ges/4113 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ges.4113
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