Navigation – Plan du site

AccueilNuméros15VariaEnjeux de la représentation de la...

Varia

Enjeux de la représentation de la female loser dans la série Fleabag

Elena Defay-Thibaud

Résumés

S’interroger sur la figure du loser, c’est d’abord faire le constat d’une inégalité de représentation fictionnelle de ce personnage bien singulier. Tandis que, sous sa déclinaison masculine, le loser est très présent à l’écran – notamment dans des comédies – depuis une cinquantaine d’années au moins, les female losers sont beaucoup plus rares, et restent également peu étudiées. Ce travail se penche sur cette figure féminine, en s’appuyant sur la série télévisée Fleabag (BBC, 2016-2019), écrite par Phoebe Waller-Bridge, afin de mettre en évidence les enjeux socio-culturels qui sous-tendent la représentation de cette female loser originale.

Haut de page

Texte intégral

Introduction

1Tandis que les représentations des super-héros aux muscles saillants n’ont de cesse de « crever l’écran », incarnant une masculinité hégémonique particulièrement idéalisée, il est difficile de passer à côté d’une autre figure fictionnelle qui apparaît parallèlement dans les romans et les médias : celle du loser, ce marginal incompris et malmené, qui ne cesse d’accumuler les échecs, soumis aux lois d’une fatalité qui le maltraite en permanence. Parmi ses déclinaisons contemporaines, on peut notamment citer le personnage emblématique du Dude, dans le film The Big Lebowski (Coen, 1998), éternel raté biberonnant des Russes blancs en peignoir, qui, suite à un énorme quiproquo, va tenter de réclamer dommages et intérêts pour les dégâts qu’ont causés deux malfrats en urinant sur son tapis.

2Dans son essai Anatomy of Criticism (1973), Northorp Frye a esquissé une typologie des personnages de fiction en fonction de leur degré d’héroïsme. Il distingue ainsi cinq types de protagonistes, du héros supérieur aux mortel·les par ses capacités divines jusqu’au « sous-héros » que les lecteur·rices regardent de haut pendant qu’il est pris au piège de ses (més)aventures. Les deux dernières figures de la typologie proposée par Frye peuvent nous aider à esquisser les caractéristiques de ce type de protagoniste que nous étudierons ici sous le terme de « loser ». En effet, celui-ci prend les traits soit d’un personnage proche du public, qui incarnerait l’humanité la plus ordinaire – aux antipodes de la figure du héros supérieur et tout-puissant –, soit d’un « héros » insignifiant, inférieur aux lecteur·ices tout à la fois condescendant·es et empathiques à son égard (Frye, 1973 : 34).

  • 1 Larousse, Éditions. « Dictionnaire français - Dictionnaires Larousse français monolingue et bilingu (...)
  • 2 « A person who is always unsuccessful at everything they do ». « LOSER | signification, définition (...)

3Nous choisissons d’utiliser le terme anglais « loser » pour désigner cette figure dans la mesure où il n’a pas la même charge sémantique que sa bancale traduction française, « perdant ». Désormais employé largement dans le langage courant et les dictionnaires français, le mot « loser » ne signifie pas simplement « celui qui perd » ou « celui qui rate » en anglais. En effet, les définitions françaises et anglaises divergent. La définition donnée par le Larousse au substantif « loser » est « perdant, minable1 », alors que le dictionnaire de Cambridge propose plusieurs entrées, dont une qui décrit parfaitement le personnage si singulier qui fait l’objet de notre étude : « une personne qui échoue dans tout ce qu’elle entreprend2 ». Quand la définition du Larousse porte un jugement péjoratif (« minable »), le dictionnaire anglais insiste sur le caractère malheureux et répété des échecs du loser. Il ne s’agit pas simplement de perdre mais d’échouer constamment dans tout ce qu’on entreprend, quels que soient les efforts déployés pour réussir.

4La figure du loser masculin a déjà été relativement étudiée, notamment dans ses déclinaisons françaises. Citons à titre d’exemples les actes d’un colloque qui lui ont été consacrés en 2018 (Edwards, 2018) ou les travaux d’Hélène Fiche (2022) et d’Adrien Valgalier (2022) qui montrent en quoi le loser du cinéma populaire français des années 1970, caractérisé par son défaut de virilité, sa maladresse et sa malchance, peut incarner une forme de masculinité alternative tout en contribuant à la réaffirmation un modèle de masculinité hégémonique, à l’image des personnages inappropriés et inadaptés à leur environnement interprétés par Pierre Richard.

  • 3 Selon elle, c’est le cas par exemple dans les séries Buffy contre les vampires (The WB, 1997-2001, (...)

5En revanche, on ne trouve que très peu d’études sur les ratées au féminin. Cela tient peut-être en partie au fait que ces female losers sont beaucoup plus rares que leurs homologues masculins dans les œuvres de fiction. Dans un article publié en ligne en 2011, la chroniqueuse Élise Costa s’interroge ainsi sur l’absence de véritables anti-héroïnes dans les séries télévisées. En effet, lorsqu’elles ne sont pas sexualisées à l’écran, elles sont réduites à des clichés ou à des rôles secondaires3. Aucune ne semble avoir la stature du loser masculin, exception faite, selon elle, du personnage de Daria dans la série animée du même nom, diffusée sur MTV de 1997 à 2002, et centrée sur une lycéenne sarcastique se tenant en marge de ses camarades de classe (Costa, 2011). Où sont donc ces female losers, ces personnages féminins maladroits, marginaux, inadaptés, voués à stagner, à l’image du Dude de The Big Lebowski, qui clôt le film comme il l’a commencé, vêtu de son peignoir à paresser sur son canapé ?

6Mary Irwin remarque que les séries britanniques ne se sont saisies que récemment du sentiment d’inadéquation de leurs personnages féminins (Irwin, 2020). Si elle cite la sitcom Miranda (BBC, 2009-2015) qui met en scène la gérante très maladroite d’une boutique de farces et attrapes, elle évoque aussi Fleabag (BBC, 2016-2019) qui serait, selon elle, un exemple inédit de l’expression du malaise et de l’insécurité féminines sur le petit écran. Avec son héroïne qui semble condamnée à échouer constamment dans toutes les sphères de sa vie, la série Fleabag apparaît comme un objet d’étude idéal pour penser les contours de la female loser.

7La série Fleabag est l’adaptation sérielle en deux saisons d’un one-woman-show écrit et mis en scène en 2013 par Phoebe Waller-Bridge. Cette origine théâtrale explique notamment l’utilisation des apartés dans la série, lors desquels l’héroïne s’adresse au public comme le faisait Phoebe Waller-Bridge dans son one-woman-show. Ces regards caméra, mais aussi le ton tragicomique et certains choix esthétiques (comme la musique dissonante que l’on entend au générique), tendent à conférer à Fleabag le statut de « série d’auteur » relevant de la « télévision de qualité » (McCabe et Akass, 2007), ce qui explique sans doute aussi en partie son accueil critique très favorable et les nombreux prix qu’elle a reçus.

8Personnage éponyme de la série, Fleabag est une trentenaire désœuvrée, naviguant à vue entre un père défaillant, une mère disparue, une belle-mère tyrannique, le souvenir de sa meilleure amie décédée dans un accident, sa sœur froide et sévère, et des conquêtes souvent désastreuses. Célibataire et sans ambition professionnelle, elle apparaît comme l’archétype même de la ratée selon les normes sociales dominantes. Son entourage ne cesse de lui rappeler qu’elle n’est bonne à rien, et ses maladresses la confrontent régulièrement à sa marginalité. Elle n’est jamais nommée par aucun autre personnage : le public ne la connaît que par son surnom, Fleabag, que l’on peut traduire en français par « sac à puces ». La productrice de la série, Lydia Hampson, nous apprend d’ailleurs qu’il s’agit du surnom que la famille de Phoebe Waller-Bridge donnait à cette dernière, même si la ressemblance entre le personnage de Fleabag et sa créatrice s’arrêterait là (Langlais, 2020). Clown triste ou personnage brechtien, Fleabag transcende en permanence le tragique par un rire jaune, irrité et irritant. Cependant, derrière ce rire se cache une réflexion profonde sur la féminité et les normes de genre. En explorant plus en profondeur le personnage de la female loser incarnée par Fleabag, nous tenterons de montrer comment la série propose une représentation de la féminité entre norme et hors-norme, vulnérabilité et empowerment, qui lui permet de réinterroger notre rapport au genre et, plus largement, aux normes sociales dominantes.

Narratologie de la female loser, entre connivence et trivialité

L’intimate gaze : la narration équivoque de Fleabag

  • 4 Des nuances peuvent être néanmoins apportées. Dans son article, Faye Woods montre combien il est di (...)

9L’originalité de la narration, dans Fleabag, tient à l’utilisation du pronom « you » qui permet de lier les expériences de son personnage principal à celles du public. Nous ne sommes pas seulement spectateur·ices de ses déboires mais nous y participons, en témoins complices. Ce quatrième mur brisé par des séries écrites, jouées et réalisées par des femmes, a été analysé par Faye Woods (2019) dans un article portant sur deux séries représentatives de ce procédé narratif : Fleabag et Chewing Gum (E4, 2015-2017). Même si ces séries ne s’adressent pas uniquement à un public féminin, il n’en demeure pas moins que le lien affectif qu’elles tissent entre leur héroïne et le public engendre un « entrelacement » tout particulier avec les spectatrices (Woods, 2019 : 2). Dans Fleabag, cette adresse directe aux spectatrices par le pronom « you » est mise en place dès les premières minutes du premier épisode, lorsque le personnage principal nous décrit la charge mentale de la séduction que portent les femmes dans l’hétérosexualité, faisant ainsi appel à la connivence des spectatrices et à leurs expériences. Évidemment, la différence de classe sociale entre les héroïnes de ces deux séries, comme le fait que l’une soit blanche (Fleabag) et l’autre noire (Chewing Gum), influencent le processus d’identification des spectateur·ices aux personnages. Quoi qu’il en soit, la cible visée par les chaînes britanniques qui diffusent ces séries, demeure les spectatrices de 16 à 34 ans selon Faye Woods4.

10Même s’il s’agit d’une simulation, une illusion de connivence, la fiction étant « le royaume du comme-si » selon Paul Ricoeur (1983 : 101), ces échanges réduisent considérablement le fossé qui sépare notre propre visage de celui du personnage face à nous, et nous sommes dès lors engagé·es dans ce que Faye Woods appelle l’« intimate gaze ». Durant ces moments d’« intimité », Fleabag se tourne délibérément vers la caméra afin de montrer qu’elle entre dans la confidence avec le public. Faye Woods remarque que les personnages de Chewing Gum et Fleabag existent sur deux plans d’action distincts durant cet intimate gaze :

  • 5 « They exist on two distinct planes of action: contained within narrative action, but also separate (...)

Elles [sont] contenues dans l’action narrative, mais aussi séparées et connectées à nous par leur regard, alors que l’action s’interrompt ou se poursuit sans tenir compte de leur interaction avec nous5 (Woods, 2019 : 11).

11L’intimate gaze existe aussi indépendamment de Fleabag. Les spectateur·ices gagnent ainsi une certaine forme d’assurance, voire de condescendance, vis-à-vis du personnage pris au dépourvu par ce procédé narratif : Fleabag se retrouve prise au piège, vouée à être observée, et jette parfois un regard anxieux à la caméra, toujours à l’affût de notre réaction. Pourtant, cette domination des spectateur·ices par rapport au personnage – et plus généralement à la fiction – est en permanence fragilisée, voire renversée. En effet, à cause du dispositif de l’intimate gaze, les spectateur·ices se retrouvent dans une position d’inconfort car contraint·es d’assister aux frasques de Fleabag, tout en étant sans cesse pris·es à témoin par le personnage. Les moments où Fleabag s’adresse à la caméra lui permettent généralement de se mettre en scène, souvent pour faire bonne figure alors qu’elle cumule les échecs. Par l’humour, elle détourne ainsi notre attention et nous exhibe constamment son détachement et sa nonchalance. Cette adresse directe à la caméra ne relève plus seulement de la confession mais tend presque vers la manipulation puisque le personnage ne cesse de nous malmener (Woods, 2019 : 15), en nous contraignant notamment à observer ses relations sexuelles qu’elle n’hésite pas à commenter, l’œil braqué sur nous. Malgré cette narration équivoque où l’utilisation du « you » et du « I » énonciatifs reste ambiguë, où connivence et manipulation narratives viennent troubler notre expérience spectatorielle, c’est bien pour les spectateur·ices, que le personnage de Fleabag se raconte.

Troubles et effet de réel

12Fleabag est ce que l’on pourrait appeler une « néosérie », en référence à la définition de la « néotélévision » proposée par Eco (1985), puisqu’elle est réflexive et qu’elle cherche à nouer un lien, un contact privilégié entre les spectateur·ices et elle-même. Jouant sur un effet d’hyper-réalisme – puisqu’il ne s’agit plus seulement de dépeindre le monde de manière réaliste, mais bien qu’un personnage fictif brise le quatrième mur pour s’adresser à nous et interroger notre propre expérience du réel –, Fleabag rend poreuses les frontières entre réalité et fiction. Dans Fleabag, l’ordinaire et le réel ne cessent de contaminer l’écran, à la fois par les défaillances de langage de la protagoniste, mais aussi par l’afflux de détails insignifiants qui s’accumulent dans le cadre. Cet « effet de réel », théorisé par Roland Barthes (1968 : 84) et repris par Glevarec (2010), engendrerait un trouble chez le public :

L’effet de réel est ce contact, d’une durée limitée dans la diégèse, avec le monde réel et social. L’effet de réel se produit chaque fois qu’un univers diégétique représentationnel (fiction ou cadre ordinaire) vient « toucher » le monde réel (Glevarec, 2010 : 221).

13Il s’agit véritablement d’un jeu avec le public à partir d’un cadre d’expérience commun : quand le réalisme désigne une correspondance avec le réel, l’effet de réel implique une insertion du réel dans la représentation (Glevarec, 2010).

14Parmi les moments où la série ménage de tels points de contact avec le réel, nous pouvons citer un passage du premier épisode, qui prend la forme d’un flashback, lorsque Fleabag repense aux causes de sa rupture avec son ex-compagnon. Nous la retrouvons apparemment seule dans son lit, en train de regarder sur son ordinateur un discours de Barack Obama, prononcé le 25 mai 2011 devant le Parlement britannique à Westminster. L’effet de réel surprend d’autant plus le public qu’il est renforcé par le découpage de la séquence, qui raccorde l’archive et la fiction par une coupe franche plutôt que par un fondu enchaîné ou un fondu au noir. La vision de Barack Obama et son discours nous ramènent à cet effet de réel qu’évoque Glevarec : le point de contact avec le monde réel est brutal, sans ménagement. De plus, nous surprenons Fleabag en train de se masturber en regardant l’écran, ce qui ajoute au trouble de l’effet de réel un trouble lié à la crudité de la scène et au tabou de la masturbation féminine. C’est à cet instant précis, alors que nous passons à une échelle de plan plus large, que nous comprenons que l’héroïne n’est pas seule et qu’Harry, qui dormait à ses côtés, vient d’être réveillé par ses halètements. La série s’amuse à nous surprendre par une accumulation de « troubles », qui jouent sur les effets de réel nous ramenant à nos propres références et expériences (temporelles et spatiales), et nous confrontent également à l’ordinaire de pratiques rarement représentées à l’écran, et montrées ici sans artifices. La réaction exagérée d’Harry ajoute encore au comique de la scène et peut être envisagée comme un contre-point fictif de notre propre surprise. La crudité participe dès lors au trouble du réel, et est expérimentée tout au long de la série, qu’elle soit suggérée ou partiellement exhibée.

Vers une philosophie du « tout dire » et du « tout montrer »

15Afin de définir « la crudité », nous pourrions commencer par interroger la distinction proposée par Claude Lévi-Strauss, reprise par certaines théoriciennes féministes, mais remise en question par Judith Butler (2003). Dans cette distinction, le « cru » serait associé au sexe biologique appartenant initialement au domaine de la nature, quand le genre, lui, s’apparenterait à la culture ou au « cuit ». Cependant pour Butler, le sexe biologique relève déjà du genre puisqu’il résulte selon elle d’une construction performative, façonnée par des normes culturelles et sociales. Or, dans la mesure où la sexualité est intrinsèquement liée à la performance du genre, la série Fleabag offre un terrain fertile pour explorer l’interconnexion complexe entre sexe, genre et sexualité puisqu’elle ne cesse de montrer comment la sexualité est influencée par des constructions sociales de genre.

  • 6 Définitions fournies par le Dictionnaire Larousse. https://www.larousse.fr/. Consulté le 11 décembr (...)
  • 7 Clin d’œil aux codes vestimentaires des pratiquantes catholiques.

16Ainsi, bien que la série semble initialement adopter un langage « cru » – entendu au sens de propos qui choque les bienséances, expression directe, réaliste et sans ménagement6 – et présenter une sexualité hétérosexuelle débridée, il est important de noter que cette crudité apparente sert en réalité à commenter, déconstruire et analyser la sexualité, la plaçant ainsi du côté du genre. Fleabag met en scène la sexualité sans artifices, comme en témoigne notamment le rapport décomplexé du personnage vis-à-vis de son corps. Elle ne cesse de partager ses réflexions aux spectateur·ices comme lorsqu’elle s’interroge face caméra sur la taille de son anus alors qu’elle porte un col claudine7 et boit nonchalamment un thé. Cette représentation de la sexualité dans Fleabag ne peut donc se réduire à une vision purement « crue » de cette dernière, car, par l’intermédiaire des monologues et des réflexions de l’héroïne, elle apparaît comme relevant du domaine du « cuit ».

17Dès le premier épisode, nous l’avons vu, Fleabag nous incite à assister à son intimité par des jeux de regards, l’œil fixé sur la caméra. Lors du premier rapport sexuel auquel nous assistons, elle s’adresse directement à nous par l’utilisation du pronom « you » pour décrire la scène, provoquant ainsi un transfert nous ramenant immédiatement à notre propre expérience de la sexualité. Dans cette série qui déjoue les codes de la pudeur et de la bienséance télévisuelle, le public n’est plus seulement voyeur discret – comme c’est le cas à l’accoutumée lorsque, dans une forme d’hypocrisie, le ou la réalisateur·ice le tient à distance tout en lui exhibant en même temps la scène – mais bien intégré à l’expérience. Si la présence d’un personnage féminin à l’écran fige généralement le flux de l’action dans un moment de contemplation érotique (Mulvey, 1975 : 62), dans Fleabag la sexualité n’est plus seulement montrée, mais dé-montrée, puisqu’elle est discutée durant le coït lui-même avec un public confident, brisant ainsi le quatrième mur, mais aussi le tabou du discours sexuel. Lors des scènes de sexe, l’action se fige certes, mais non plus dans un but érotique : les codes traditionnels de l’érotisme sont tournés en dérision tandis que le corps et le sexe sont pensés par la conscience propre de Fleabag qui les interroge et les propose plutôt comme objets d’analyse au public.

18Dans Fleabag le corps féminin et les discours à son sujet sont décloisonnés puisque le sexe n’est plus seulement présenté comme le terrain propice aux désirs mais bien comme sujet d’expérimentation. La série propose ainsi une nouvelle forme de représentation de la sexualité, qui franchirait le « discours-à-réserve ultime » (Cixous, 2010 : 55) tant elle est triviale, souvent ratée, et parfois impossible, dénuée de tout érotisme. Le corps tel qu’il est conçu dans Fleabag va alors au-delà de la conception essentialiste d’un corps qui serait purement « féminin », sensuel et sensible.

19Même si le concept de « regard féminin » développé par Iris Brey (2020) pose question (Castro, 2020), la distinction qu’elle propose entre logos et glossa est intéressante à mobiliser ici. Selon Iris Brey, un basculement peut être observé à partir des films de Jane Campion, dans lesquels la parole donnée aux personnages ne découlerait plus seulement d’un raisonnement, d’un discours (le logos), mais serait désormais ramenée au corps, à la glotte (la glossa) (Brey, 2020 : 35). On peut soutenir que Phoebe Waller-Bridge, dans Fleabag, opère ce même glissement entre logos et glossa, tant le corps est omniprésent et objet de discours dans la série : un glissement du discours rhétorique détaché du corps vers une langue désormais rattachée à sa corporéité.

  • 8 « I did a fart the other day that was exactly like mum’s ».
  • 9 « It means you’re getting mum’s bum (…). I haven’t farted in about 3 years ».

20La réalisatrice s’amuse de cette langue corporelle, rapprochant le discours d’une expérience rabelaisienne, frôlant le grotesque voire le scatologique. Dans le troisième épisode de la première saison, nous pouvons retrouver Fleabag et sa sœur Claire, en train de se recueillir sur la tombe de leur mère disparue. Silencieuses devant la tombe de leur mère, c’est Fleabag la première qui brise le silence embarrassant des endeuillées, en déclarant : « J’ai lâché un pet l’autre jour, on aurait dit maman8 ». Le deuil et le tragique sont ainsi constamment ramenés à la trivialité du monde des vivants, souvent avec un humour pince-sans-rire, à l’image de Claire qui rétorque très sérieusement à Fleabag que cette dernière a certainement le « cul » de leur mère, avant d’ajouter que de son côté, elle n’a pas « pété » depuis trois ans9. Ce mélange permanent entre crudité de l’ordinaire et tragique trouve son apogée dans la saison 2 lorsqu’elle tombe amoureuse d’un prêtre désabusé. L’intrigue de cette dernière saison se construit autour de la relation à la fois étroite et impossible entre trivialité et divin.

Une female loser proche du divin

Fleabag, « clocharde céleste » ?

  • 10 Dès le premier épisode, son corps lui échappe. Ainsi, alors qu’elle arrive transpirante à son rende (...)
  • 11 Si on peut penser par exemple au personnage d’Arlen, protagoniste de The Bad Batch (2016), de la ré (...)

21En tant que personnage en inadéquation avec le monde qui l’entoure, dont le corps échappe même à son propre contrôle10 et dont l’improductivité va à l’encontre du modèle capitaliste, Fleabag constitue une déclinaison féminine de la figure du « clochard céleste », que Jack Kerouac célèbre dans son livre du même nom (Kerouac, 1963). Dans le livre de Kerouac, le « clochard céleste » est un homme, un artiste en dehors des normes établies, à la fois ermite et âme errante, proche du divin, attiré par la pensée bouddhiste et le catholicisme. La figure de la « clocharde céleste », au féminin donc, est assez rare en littérature ou à l’écran11. Exception notable à cette règle, Fleabag incarne un équivalent féminin contemporain du clochard céleste, partageant avec lui une dimension mystique, notamment dans la saison 2 où le lien entre Fleabag et le divin est exploré par l’intermédiaire de son histoire d’amour avec un prêtre.

22Or, Fleabag échoue même dans sa « clochardise », à l’image de Kerouac lui-même qui ne réussit pas à incarner les principes que les clochards célestes lui inspiraient. Elle ne réussit jamais à assumer sa marginalité, tentant même de se conformer à certaines règles sociales au début de la saison 2 alors qu’elle essaye de faire un régime, de maîtriser son appétit sexuel et de se mettre au sport. Fleabag échoue donc tout à la fois dans le conformisme et dans la marginalité, se retrouvant sans cesse dans un entre-deux, peut-être propre aux losers. La trajectoire de Fleabag oscille en permanence entre tentatives et insuccès. C’est pourquoi, non seulement la female loser produit un trouble dans le genre (Butler, 2006) qui passe par des performances de genre singulières, atypiques et marginales – comme par exemple le fait d’usurper des caractéristiques que l’on attribue habituellement aux hommes (cynisme, appétit sexuel, absence de sensibilité) –, mais plus encore, elle se définit par l’échec lui-même : elle ne cesse de se distinguer par ses maladresses et ses insuccès, parodiant même les règles sociales auxquelles elle tente de se conformer, mais qui lui restent malgré tout inaccessibles.

23Chez Fleabag, la proximité avec la figure du clochard céleste passe enfin par le motif de l’errance vaine. La série s’achève d’ailleurs sur l’image de l’héroïne marchant seule dans la rue, en s’éloignant des spectateur·ices, alors qu’elle leur jette un dernier regard réprobateur pour qu’iels ne la suivent pas. Comme les protagonistes de Kerouac attirés par la fuite et la spiritualité, le clochard céleste représente donc une des facettes de Fleabag qui erre tout au long de la série comme une âme en peine, en quête d’une forme de transcendance qui lui est inaccessible.

Les dernièr·es seront les premièr·es

  • 12 « I like that you believe in a meaningless existence. And you’re good for me. You make me question (...)

24Le lien de la « clocharde céleste » avec le divin est tout particulièrement exploré dans la saison 2 de la série, par l’intermédiaire de l’histoire d’amour qui lie Fleabag au Hot Priest interprété par Andrew Scott. Comme la plupart des personnages masculins que rencontre Fleabag, le Hot Priest n’est pas désigné par son nom (ce surnom signifie « prêtre sexy »). Il est le prêtre qui va marier le père de Fleabag à sa belle-mère, mariage qui marquera la fin de la série. Dans cette relation spirituelle et amoureuse, Fleabag apparaît comme une protagoniste privilégiée, au plus près du divin, car malgré son athéisme, c’est vers elle que se tourne le prêtre, hésitant entre l’amour divin et l’amour charnel. Dès le troisième épisode de cette dernière saison, alors que la tension sexuelle ne cesse de s’accroître entre les deux personnages, le prêtre avoue même à Fleabag : « J’aime bien que vous croyiez en une existence vide de sens. Et vous me faites du bien. Vous m’aidez à questionner ma foi12 ». Fleabag et le prêtre, a priori diamétralement opposé·es, apparaissent finalement comme les deux faces d’une même médaille. D’ailleurs, lorsqu’iels se retrouvent dans le même plan, iels sont toujours placé∙es en miroir : face à face, ou côte à côte, rarement en mouvement, dans des plans taille fixes. Avec cet effet de miroir, dont la dimension oxymorique est du même ordre que celle de l’expression « clocharde céleste », Phoebe Waller-Bridge suggère un lien ténu entre trivialité et divin.

  • 13 « This is a love story ».

25Le premier épisode de cette deuxième saison commence d’ailleurs par une image de Fleabag, couverte de sang, s’épongeant le front devant un miroir. L’héroïne tend une serviette à une femme agenouillée, couverte de sang elle aussi, à l’image du tableau « Noli me tangere » de Titien (vers 1514), une référence artistique qui revient à plusieurs reprises durant cette saison, notamment dans les scènes se déroulant dans le bureau du Hot Priest, où le tableau est accroché. Se tournant vers le public un sourire aux lèvres, Fleabag soupire alors : « C’est une histoire d’amour13 ». Le sang dont sont couvertes les deux femmes peut se lire symboliquement comme l’image du tabou menstruel de la souillure (Douglas, 2016) dite proprement « féminine », lié aussi à celui de l’hymen rompu. Nous comprenons par la suite qu’en plein milieu d’un dîner familial dans un restaurant chic, alors que le père de l’héroïne annonçait ses fiançailles, Fleabag surprend sa sœur dans les toilettes en train de faire une fausse couche. Sa sœur refusant d’aller à l’hôpital pour se faire soigner, Fleabag fait croire au reste de la famille que c’est elle qui fait une fausse couche, pour protéger Claire qui ne veut pas être emmenée aux urgences. Lorsque Martin, le mari de Claire, en profite pour provoquer Fleabag en sous-entendant que quelque chose ne doit pas tourner rond chez elle pour que même un fœtus souhaite s’enfuir de son utérus, elle le frappe au visage. Quant à savoir si Fleabag lui assène un coup de poing pour se défendre elle-même ou pour préserver l’honneur de sa sœur, Phoebe Waller-Bridge laisse les spectateur·ices en juger par elle·ux-mêmes. Dès ces premières minutes, alors que nous retrouvons Fleabag aux toilettes, nettoyant la blessure que Martin lui a infligée, la trivialité est transcendée tout à la fois par la référence au tableau de Titien, mais aussi par la musique religieuse composée de chœurs latins, qui retentit lorsque le générique apparaît à l’écran.

26Dans cette seconde saison, nous constatons que le personnage du prêtre est le seul à cerner la véritable personnalité de Fleabag, partageant sa fantaisie, devinant ses états d’âme et ses craintes. Mais c’est aussi surtout le seul à rompre la complicité qu’elle entretient avec le public. Le prêtre est le seul protagoniste à percevoir les moments d’absence de l’héroïne et à s’interroger sur le but de ses apartés. On peut ainsi voir ces derniers comme autre chose qu’un simple jeu narratif : ils seraient une véritable confession qu’elle formulerait à un public devenu à son tour l’incarnation d’un confesseur, témoin de ses repentances, dont le prêtre serait le seul à pouvoir saisir le message.

  • 14 Évangile selon St Matthieu, 20:16.
  • 15 « It’ll pass ».

27Fleabag, par son statut de female loser, devient une intermédiaire privilégiée du divin en résonnance avec l’Évangile selon Saint Matthieu : « ainsi les derniers seront les premiers14 ». Même si le prêtre choisit finalement Dieu, la série se clôt sur ses derniers mots, faisant office d’ultime sermon prodigué à l’anti-héroïne : « Ça passera15 ». Fleabag reste ainsi une éternelle clocharde céleste, errant dans les rues endormies de Londres, un sourire aux lèvres en attendant que « ça » passe.

28À l’image de cet amour impossible avec le divin, Fleabag ne cesse d’accumuler les échecs en dépit de ses tentatives. Malgré elle, la non-agentivité – à entendre comme l’incapacité à agir sur l’environnement qui l’entoure – influence sa trajectoire : elle est vouée à échouer et stagner. Pourtant, cette non-agentivité peut être la source d’une forme paradoxale d’empowerment chez les spectateur·ices.

La non-agentivité de la female loser : un facteur d’empowerment ?

Le drame des corps en jeu

29Dans le quatrième épisode de sa série documentaire Sex and the Series (2017), Iris Brey est allée à la rencontre de Phoebe Waller-Bridge pour analyser avec elle la représentation de la sexualité dans Fleabag, qui rimerait selon cette dernière avec mélancolie et mortalité. Comme l’explique Phoebe Waller-Bridge, Fleabag apparaît sûre d’elle, à l’aise sexuellement, mais elle dissimule pourtant une véritable détestation d’elle-même et un grand chagrin. Derrière une confiance apparente et un appétit sexuel qui semble assumé se dissimulerait donc plutôt une vulnérabilité discrète, conséquence directe des deuils qu’elle aurait traversés. Phoebe Waller-Bridge confie, durant cet entretien, qu’elle a écrit son one-woman-show alors qu’elle n’avait que 20 ans et qu’elle ne cessait de « binge-watcher » de la pornographie. Elle raconte qu’au bout de quelques semaines, elle sentit les effets de ce visionnage intensif, observant notamment que son regard sur les femmes et sur elle-même se faisait plus intransigeant, comparatif et autoritaire. Cette influence des médias sur les individus, qu’elle soit conscientisée ou non, rappelle la théorie de « l’auto-discordance » (self-discrepancy) qui, selon Gayle R. Bessenoff, peut être affectée par les représentations médiatiques (Bessenoff, 2006). Selon les théories qu’elle emprunte à Higgins (1994), la self-discrepancy correspond aux représentations que l’on se fait de soi-même et qui ne satisfont pas les standards normatifs : il s’agirait de l’écart ce qu’on est et ce que l’on désire être afin de correspondre aux normes sociales. Or, dans Fleabag, Phoebe Waller-Bridge évoque ces écarts possibles dans le rapport que nous entretenons non seulement au corps, mais aussi à la sexualité.

30Dans la première saison, assise sur les toilettes, Fleabag nous regarde et confesse :

  • 16 « Gonna think ‘bout all the people I can have sex with now. I’m not obsessed with sex. I just can’t (...)

Je peux penser à tous les gens avec qui j’aimerais baiser maintenant. Je ne suis pas obsédée. C’est juste que je n’arrête pas d’y penser. À l’acte en lui-même (the performance of it), la gêne qui l’accompagne, l’aspect dramatique de la chose16.

31Le drame des corps, au sens théâtral du terme – c’est-à-dire compris comme une « performance » dont les codes sont difficiles à saisir – est au cœur de la série. La sexualité y apparaît comme un facteur de pouvoir mais aussi de vulnérabilité, puisque Fleabag essaye sans cesse de s’emparer de codes qu’elle ne maîtrise jamais complètement. Elle joue un rôle, récite des répliques aux hommes qu’elle rencontre mais ne dévoile ses subterfuges qu’aux spectateur·ices. Dès le premier épisode, nous la voyons se mettre en scène, alors qu’elle nous décrit face caméra la charge mentale de la séduction et combien il peut être complexe d’avoir l’air décontracté et « glamour » quand son partenaire arrive sur le pas de la porte.

32Female loser et vulnérabilité sont intimement liées : on ne peut penser l’échec sans l’associer à cette vulnérabilité, qu’elle soit transparente ou dissimulée chez Fleabag. Sandra Boehringer et Estelle Ferrarese (2015) désignent plus largement la vulnérabilité comme l’exposition du corps (sa perpétuation ou son intégrité) à une menace exogène et humaine (Boehringer, 2015 : 6). Elles constatent que la vulnérabilité définit aussi en creux ce qu’une société considère comme étant un corps intègre. Or, n’est-ce pas le propre du ou de la loser de se dessiner dans le creux des normes ? Dans cet interstice entre la norme et l’hors-norme ? Chez Fleabag, la vulnérabilité se joue peut-être tout à la fois dans le corps et la sexualité : dans sa marginalité et les représentations qu’elle se fait de la sexualité, Fleabag perçoit le sexe comme une expérience relationnelle « normative ». Elle est obsédée par le sexe, comme s’il s’agissait d’un jeu social dont elle aimerait comprendre les codes pour enfin s’en saisir.

33Mais la performance des corps qu’évoquait Fleabag, assise sur les toilettes, est aussi un moteur d’agentivité : le corps performant, c’est le corps en lutte et vivant. Ce qui interpelle le personnage de Fleabag, c’est le fait que la sexualité consiste en une performance. Quand Phoebe Waller-Bridge en discute avec Vicky Jones, metteure en scène et script editor de la série, cette dernière lui confie qu’elle éprouve elle aussi cette théâtralité de la sexualité, qui l’empêche d’apprécier ce qui serait de l’ordre de la « sensation sexuelle ». Le sentiment de « l’authentique excitation sexuelle » qu’évoque Vicky Jones au micro d’Iris Brey (Sex and the Series [S01xE04]) est bridé par la performance sexuelle en tant que telle : le corps n’est plus à même de ressentir, encadré par les pensées normatives qui l’analysent, le répudient. Pour Phoebe Waller-Bridge et Vicky Jones, c’est dans cette théâtralité et cette performance de la sexualité que résiderait le « tabou ultime, indicible » (Sex and the Series [S01xE04]), celui de la vulnérabilité que l’on répudie. Ce tabou indicible ne renverrait-il pas ainsi à la condition du malaise structurel de tout individu : la vulnérabilité corporelle et sociale, qui structure le sujet et qui s’avère consubstantielle à la condition humaine (Laufer, 2015 : 165) ? Fleabag traite de ce malaise, de cette vulnérabilité corporelle et sociale à laquelle la female loser est confrontée tout au long de la série et ne peut échapper.

La lose sur le devant de l’écran : résistance, agency et empowerment

34La série Fleabag semble ainsi réinterroger la notion d’agentivité (agency). Nous entendons ici l’« agency » comme « la capacité de l’humain d’agir par-delà les déterminismes, quitte à s’y conformer parfois pour pouvoir mieux s’en extraire, y résister et les transcender » (Haicault, 2012). Au premier abord, la lose semble être en contradiction avec toute forme d’action et donc avec cette idée d’une agentivité productive puisque, passive, elle n’est que le résultat d’une tentative qui s’est avérée vaine. Pourtant, si la notion d’« agency » inclut la résistance dans son champ d’action, on peut considérer la lose comme une forme paradoxale d’agentivité. La female loser dans Fleabag, par excès de maladresse, par ses échecs répétés, résiste à un certain conformisme : cette résistance dans la marginalisation, par la marge, participe ainsi de cette conception originale de l’« agency » qui propose de réactualiser l’idée de performance dans une nouvelle perspective.

35Dans un contexte où la productivité néo-libérale ne cesse de programmer les parcours individuels et collectifs, la female loser propose en ce sens un paradigme inédit pour s’en détourner : l’échec et la vulnérabilité. Quand les discours sur l’empowerment peuvent être aujourd’hui parfois instrumentalisés par les politiques publiques, notamment conservatrices, qui attendent alors des individus qu’ils s’insèrent dans le monde du travail et de la consommation, être empouvoiré·e signifierait dès lors « avoir les capacités de conduire sa propre vie, de choisir rationnellement et de participer à la vie civique » (Bacqué, 2015 : 119). Même si l’idée d’empowerment n’est pas toujours utilisée à de telles fins, il n’en demeure pas moins qu’il pourrait être réenvisagé, redessiné en prenant en compte des modèles différents basés sur d’autres critères que la réussite et la performance.

36Dans Sex and the Series, Phoebe Waller-Bridge raconte que de nombreux·ses spectateur·ices de son one-woman-show lui demandaient à la sortie du spectacle si Fleabag n’était finalement pas un personnage masculin qu’elle faisait jouer par une femme. Associer un personnage féminin à des caractéristiques socialement perçues comme masculines ne va visiblement pas de soi pour le public de ce spectacle qui s’émancipe sous certains aspects des stéréotypes de genres. Et c’est bien parce que Fleabag dérange, provoque une forme de frustration et même parfois, un certain malaise, qu’elle devient empouvoirante, notamment parce qu’elle s’écarte des représentations fictionnelles dominantes de la sexualité, marquées par des comportements naturalisés, essentialisés selon un binarisme de genre qui ne rendrait pas compte des parcours et des imaginaires de chacun·e. Pour Lydia Hampton, productrice de la série, Fleabag met en scène « la déconnexion entre le genre de sexualité qui sature la société », codifiée par une multitude de règles, et la réalité des sensations du rapport sexuel (Sex and the Series [S01xE04]).

37L’empowerment véhiculé par la série se dessinerait donc dans son mélange entre subversion et candeur. Exposer sans détour le comique et le ridicule de la sexualité participe ainsi à sa désacralisation. Selon Phoebe Waller-Bridge, le sexe est drôle et il faudrait davantage le voir avec humour pour se réapproprier ce territoire encore largement envahi par un male gaze atrophiant et déformant (Sex and the Series [S01xE04]).

Conclusion

38À travers cette analyse de la série Fleabag, nous avons tenté de souligner certains des enjeux de la représentation de la female loser à l’écran. Nous avons vu comment la série offre un regard authentique et cru sur son personnage par l’utilisation d’un intimate gaze qui permet de tisser une étroite connivence avec les spectateur·ices, procédé que l’on retrouve égalemment dans la série Chewing Gum de Michaela Coel. Les spectateur·ices ressentent tout à la fois de la sympathie et un certain malaise vis-à-vis de ce personnage vulnérable mais aussi irritable et cynique, d’autant plus qu’iels sont exposé∙e∙s aux troubles engendrés par les effets de réel disséminés au fil des épisodes qui les engagent d’autant plus au cœur de la fiction.

39La female loser peut permettre une remise en question des stéréotypes traditionnels de la féminité et une exploration des dynamiques de pouvoir qui structurent la société, à l’image de la lutte perpétuelle de Fleabag pour trouver sa place dans un monde où elle ne semble jamais tout à fait s’intégrer. Elle oscille entre des tentatives de conformisme social et une marginalité intrinsèque, naviguant toujours à vue dans cet interstice qui serait le propre des losers. La dualité qui semble ainsi définir ce type de personnage, trouve une autre déclinaison dans son rapport au divin, liée à sa proximité avec la figure du « clochard céleste ». Nous la retrouvons en particulier dans l’histoire d’amour que Fleabag noue avec Hot Priest, opposant et liant ainsi tout à la fois le divin et la trivialité. Les dualités et la non-agentivité du personnage témoignent en ce sens d’une certaine forme de résistance paradoxale aux normes dominantes, notamment néo-libérales, tandis que la série désacralise la sexualité, insiste sur la vulnérabilité corporelle et sexuelle, et met au cœur de son discours l’échec comme nouveau moteur d’agency.

40De plus en plus de séries mettent au cœur de leur narration des personnages féminins ratés et perdus : Insecure (HBO, 2016-2021), Poupée Russe (Netflix, 2019-2022), I’m Not Okay With This (Netflix, 2020)… Fleabag, qui a sans doute joué un rôle important dans cette tendance, reste une incarnation emblématique de cette figure féminine nouvelle, malmenée par la vie, par le sexe, toujours en quête d’un rire mélancolique, ou du moins d’un rictus, symptôme de l’absurdité d’un monde où les codes sociaux, relationnels ou professionnels affluent, sans mode d’emploi.

Haut de page

Bibliographie

Bacqué Marie-Hélène et Carole Biewener (2015), L’empowerment, une pratique émancipatrice ?, Paris, La Découverte.

Barthes Roland (1968), « L’effet de réel », Communications, vol. 11, nᵒ 1, p. 84-89.

Bessenoff Gayle R. (2006), « Can the Media Affect Us? Social Comparison, Self-Discrepancy, and the Thin Ideal », Psychology of Women Quarterly, vol. 30, n 3, p. 239-251.

Boehringer Sandra et Estelle Ferrarese (2015), Corps vulnérables, Paris, Éditions L’Harmattan.

Brey Iris (2020), Le regard féminin : une révolution à l’écran, Paris, Éditions de l’Olivier.

Butler Judith (2003), « “Les femmes” en tant que sujet du féminisme », Raisons politiques, vol. 12, nᵒ 4, p. 85-97.

Butler Judith (2006) [1990], Trouble dans le genre : le féminisme et la subversion de l’identité, Paris, La Découverte.

Castro Teresa (2020), « Cinéma : féminin masculin, les pièges du regard », Nonfiction. Le quotidien des livres et des idées, 22 avril. https://www.nonfiction.fr/article-10293-cinema-feminin-masculin-les-pieges-du-regard.html. Consulté le 11 décembre 2023.

Costa Élise [PopGirls] (2011), « Woody Allen, Forrest Gump, Bref. : les losers sont partout, où sont les anti-héroïnes ? », L’Obs, 16 novembre. http://leplus.nouvelobs.com/contribution/214078-les-losers-sont-partout-mais-ou-sont-les-anti-heroines.html. Consulté le 11 décembre 2023.

Cixous Hélène (2010), Le Rire de la Méduse, Paris, Galilée.

Eco Umberto (2008) [1985], La guerre du faux, Paris, Grasset.

Edwards Carole et Françoise Cevaër (2018), La figure du loser dans le film et la littérature d’expression française, Limoges, Presses Universitaires de Limoges.

Fiche Hélène (2022), « Les gentils losers du cinéma français des années 1970 : entre triomphe de l’homme doux et police du genre », Genre en séries, nᵒ 12‑13.

Frye Northrop (1973), Anatomy of Criticism: Four Essays, Princeton, Princeton Univ. Press.

Glevarec Hervé (2010), « Trouble dans la fiction. Effets de réel dans les séries télévisées contemporaines et post-télévision », Questions de communication, nᵒ 18, p. 214-238.

Haicault Monique (2012), « Autour d’agency. Un nouveau paradigme pour les recherches de Genre », Rives méditerranéennes, nᵒ 41, p. 11-24.

Higgins E.T. (1994), « Self-discrepancy: A theory relating self and affect », Psychological Review, p. 319-340.

Irwin Mary (2020), « Women in British TV Comedy ». Dans Karen Ross, Ingrid Bachmann, Valentina Cardo, Sujata Moorti, Marco Scarcelli (dir.), The International Encyclopedia of Gender, Media, and Communication, 1, Hoboken, Wiley, p. 1-9.

Kerouac Jack (1994) [1958], Les clochards célestes, Paris, Gallimard.

Langlais Pierre (2020), « Fleabag est née d’une frustration face au manque de place laissé aux femmes pour s’exprimer », Télérama, 8 décembre. https://www.telerama.fr/series-tv/fleabag-est-nee-d-une-frustration-face-au-manque-de-place-laisse-aux-femmes-pour-s-exprimer,154060.php. Consulté le 11 décembre 2023.

Laufer Laurie (2015), « Éclats de mots : pouvoir de la parole et vulnérabilité », Cahiers du Genre, vol. 58, nᵒ 1, p. 163.

McCabe Janet et Kim Akass (dir.) (2007), Quality TV: Contemporary American Television and Beyond, Londres, IB Tauris.

Mulvey Laura (1975), « Visual Pleasure and Narrative Cinema », Screen, vol. 16, n 3, p. 62.

Ricoeur Paul (1983), Temps et récit. Tome 1 : L’intrigue et le récit historique, Paris, Éditions du Seuil, Points essais.

Valgalier Adrien (2022), « L’univers déphasé de Pierre Richard : masculinité ambivalente d’un corps anti-performant », Genre en séries, nᵒ 12‑13.

Waller-Bridge Phoebe (2019), Fleabag: The Scriptures, New York, Ballantine Books.

Woods Faye (2019), « Too Close for Comfort: Direct Address and the Affective Pull of the Confessional Comic Woman in Chewing Gum and Fleabag », Communication, Culture and Critique, vol. 12, n 2, p. 194-212.

Haut de page

Notes

1 Larousse, Éditions. « Dictionnaire français - Dictionnaires Larousse français monolingue et bilingues en ligne ». https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais. Consulté le 11 décembre 2023.

2 « A person who is always unsuccessful at everything they do ». « LOSER | signification, définition dans le dictionnaire Anglais de Cambridge ». https://0-dictionary-cambridge-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/fr/dictionnaire/anglais/loser. Consulté le 11 décembre 2023.

3 Selon elle, c’est le cas par exemple dans les séries Buffy contre les vampires (The WB, 1997-2001, UPN, 2001-2003), Glee (Fox, 2009-2015) ou Ally McBeal (Fox, 1997-2002).

4 Des nuances peuvent être néanmoins apportées. Dans son article, Faye Woods montre combien il est difficile de proclamer qu’une série a été réalisée pour un groupe social dans son ensemble. Selon elle, tel fut l’écueil de la série Girls (HBO, 2012-2017) que la critique Emily Nussbaum présentait comme une série écrite « pour nous, par nous » (sous-entendu, les femmes), sans pourtant interroger qui représentait ce « nous » (Woods, 2019 : 2) quand, à l’écran, les héroïnes étaient toutes blanches, appartenant à la classe moyenne huppée new-yorkaise.

5 « They exist on two distinct planes of action: contained within narrative action, but also separated and connected with us through their gaze, as action pauses or carries on oblivious to their interaction with us ».

6 Définitions fournies par le Dictionnaire Larousse. https://www.larousse.fr/. Consulté le 11 décembre 2023.

7 Clin d’œil aux codes vestimentaires des pratiquantes catholiques.

8 « I did a fart the other day that was exactly like mum’s ».

9 « It means you’re getting mum’s bum (…). I haven’t farted in about 3 years ».

10 Dès le premier épisode, son corps lui échappe. Ainsi, alors qu’elle arrive transpirante à son rendez-vous pour obtenir un prêt financier, elle retire son pull devant le responsable qui la reçoit, avant de constater qu’elle ne porte rien d’autre qu’un soutien-gorge en-dessous… Or, quelques mois plus tôt, cette structure avait reçu une plainte pour harcèlement sexuel et avait été assignée en justice : le responsable prend donc cette maladresse comme une provocation déplacée de la part de la protagoniste et ne lui accorde plus de prêt.

11 Si on peut penser par exemple au personnage d’Arlen, protagoniste de The Bad Batch (2016), de la réalisatrice Ana Lily Amirpour, qui erre sans but dans un no man’s land apocalyptique où règnent le cannibalisme et la violence, les « clochardes célestes » semblent beaucoup moins nombreuses que leurs homologues masculins. Citons par exemple le personnage principal errant et rêveur du film allemand Oh Boy de Jan Ole Gerster (2012), ou encore au héros du film Les Amants du Pont-Neuf (Carax, 1991) où, même si Juliette Binoche campe elle aussi une « clocharde céleste », c’est Denis Lavant qui lui vole la vedette, dans ce rôle qu’il incarnera tant de fois à l’écran, Holy Motors (Carax, 2012), Mister Lonely (Korine, 2008), La nuit a dévoré le monde (Rocher, 2018)…

12 « I like that you believe in a meaningless existence. And you’re good for me. You make me question my faith » Fleabag [S02xE03].

13 « This is a love story ».

14 Évangile selon St Matthieu, 20:16.

15 « It’ll pass ».

16 « Gonna think ‘bout all the people I can have sex with now. I’m not obsessed with sex. I just can’t stop thinking about it. The performance of it. The awkwardness of it. The drama of it » Fleabag [S01xE02].

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Elena Defay-Thibaud, « Enjeux de la représentation de la female loser dans la série Fleabag »Genre en séries [En ligne], 15 | 2023, mis en ligne le , consulté le 14 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ges/4086 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ges.4086

Haut de page

Auteur

Elena Defay-Thibaud

Elena Defay-Thibaud est détentrice d’un Master en Lettres Modernes obtenu en 2016 à l’Université Jean Moulin Lyon III et d’un Master en Études sur le genre soutenu en 2022 à l’Université d’Angers. Ses recherches s’articulent autour de la narratologie à la lumière du genre et de l’interdisciplinarité. Elle souhaiterait poursuivre ces pistes de réflexion en thèse afin de s’intéresser tout particulièrement aux enjeux interdisciplinaires et narratologiques de la représentation des personnages féminins dans les fictions littéraires et sérielles.

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search