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Dossier

« Je ne fais pas évoluer les stratégies de mise en scène d’un genre, mais d’un individu » : entretien avec Vincent « Zenzel » Giannesini, réalisateur de clips

Propos recueillis par Maureen Lepers en novembre 2023
“I’m not directing a gender but a person”: an interview with music video director Vincent “Zenzel” Giannesini
Maureen Lepers

Texte intégral

1Diplômé de l’École des Arts de la Sorbonne, Vincent « Zenzel » Giannesini est photographe et réalisateur. Co-fondateur de Noesys, une société de production spécialisée dans la captation du mouvement, il a notamment collaboré avec la chanteuse et rappeuse Aloïse Sauvage, dont il a réalisé l’essentiel de la clipographie. Dans l’entretien qu’il a accordé à Genre en séries, il revient sur son intérêt plastique et visuel pour le corps en mouvement, sur le statut du clip comme objet dans l’industrie musicale contemporaine, et sur la construction et l’évolution de l’image d’Aloïse Sauvage, dans le travail de qui les enjeux de genre occupent une place centrale.

Vous avez été formé à l’École des Arts de la Sorbonne. Comment en êtes-vous arrivé aux clips et à la réalisation ?

J’ai été formé à Saint Charles, à Paris 1, dans un petit campus où il y avait deux cursus, un cursus Arts Plastiques et un cursus Cinéma. Je n’ai pas reçu là-bas de formation technique telles que celles proposées par les Beaux-Arts ou les Arts Déco, c’était une école d’art qui formait à la conceptualisation et à la recherche autour du médium artistique. J’ai fait une Licence, puis je suis arrivé à la réalisation un peu par hasard, en commençant par la photographie, qui était une pratique qui me venait de mon père. À la fac, j’ai rencontré des gens du milieu du mouvement, et j’ai aussi fréquenté des artistes et des sportifs dans le milieu du cirque, de la danse, du parcours free-run, et dans le milieu de la longboard. De là, j’ai commencé à faire des photos et à présenter mon travail aux enseignants de la Licence. Ensuite, quand j’ai quitté la fac, j’ai continué à travailler avec ces athlètes sur des questions liées au corps, au mouvement, aux identités, notamment la Free Run Family, un groupe de free-runners qui couraient sur les toits de Paris et qui ont commencé à grandir sur les réseaux sociaux. Un jour, ils·elles ont eu besoin de quelqu’un pour tourner une publicité. J’étais le seul qui savait utiliser un appareil en courant sur les toits. Je suis donc devenu réalisateur.

Plastiquement, votre travail est vraiment gouverné par cet intérêt général pour le corps en mouvement. Quels corps, quels mouvements ?

Tous corps, tous mouvements. On a tendance à penser que la photographie est un instant figé, ce qui n’est pas le cas : on capture seulement un instant d’un mouvement. Ce n’est jamais la typologie du corps qui m’intéresse, c’est plutôt ce que le corps raconte quand il bouge. Si j’ai les épaules en arrière ou en avant, je ne raconte pas la même chose, tous les gens ont une corporalité différente, une façon de se mouvoir différente, c’est vraiment le propre de l’humain. Une intelligence artificielle peut par exemple déterminer ce qu’est un corps masculin ou féminin, mais elle ne peut pas décider si des épaules en avant indiquent que la personne est introvertie ou extravertie. Donc, à travers le corps, à travers le mouvement, ce qui m’intéresse est d’aller chercher l’humain.

Le corps en mouvement est d’ailleurs aujourd’hui le centre de Noesys, la société de production que vous avez fondée.

Oui, ça a été une façon de rassembler tous les terrains sur lesquels je travaillais : le cirque, le sport avec le free-run, et aussi beaucoup d’ONG sur le climat. Je ne voulais lâcher aucun poste car je les trouvais complémentaires dans les pratiques et les messages défendus, mais je ne pouvais plus le faire tout seul, donc j’ai monté cette société. On s’est spécialisés dans le mouvement car c’est un domaine qu’on connaît bien, et parce que c’est la vie, en fait : il y a des temps de respiration parfois, mais il n’y a pas vraiment de temps de pause. La valorisation des artistes du mouvement, en France comme ailleurs, est globalement compliquée, notamment pour des raisons commerciales : on va décider par exemple de les mettre dans des défilés de mode, à la place des mannequins, donc de transformer ce qu’est le mouvement, d’en faire une question purement esthétique. Du coup, il y a peu de gens qui se mettent vraiment au service de ces artistes, pas pour le business mais pour les mettre en valeur eux·elles, en tant qu’humain·es, on va les perdre et je trouve ça triste. C’est important à mon sens de les visibiliser, et il faut s’entraîner pour le faire : s’entraîner au sens de la préparation physique, déjà, pour pouvoir les suivre ; mais aussi s’entraîner à comprendre un point de vue, comme Greta Thunberg devant le Parlement, elle a commencé par s’asseoir toute seule avec sa pancarte, et puis au fur et à mesure, ça a grandi. Quand je vais filmer les artistes du mouvement, c’est pareil : je m’entraîne physiquement pour comprendre leurs mouvements, mais je ne le fais pas pour moi, je le fais pour les mettre en avant, eux·elles et leurs points de vue.

Je suppose en outre que connaître les mouvements parce que vous les pratiquez vous-même vous aide à les filmer, à les mettre en scène.

Oui, vraiment, pour suivre des free-runners, il a fallu faire du free-run, pour suivre des circassien·nes, il a fallu faire du cirque. Si tu es en décorrélation avec la réalité que tu es en train de filmer, tu ne peux pas comprendre ce que les sportif·ves ou les artistes sont en train de raconter. Un·e free-runner, il·elle a une identité, il·elle a un point de vue : si tu ne comprends pas le point de vue, tu ne peux pas prendre l’image de ce point de vue-là. Pareil pour le chant et la musique : si tu ne connais pas l’intégralité du système musical français, c’est compliqué de comprendre un·e artiste, les enjeux qui sont les siens, les obligations, tu risques de taper à côté.

Vous dîtes : « Un·e free-runner a une identité. » En quoi le mouvement est-il pour vous lié aux enjeux identitaires, et dans quelle mesure le genre est-il ici un paramètre déterminant ?

Déjà, le mouvement, ce sont des postures : tu as froid, tu trembles, tu as chaud, tu transpires, ce sont des réalités corporelles incompressibles, et on se crée toujours avec ce qui nous traverse. Le genre, ça peut être une identité propre, ça peut aussi être une philosophie, ce que tu ressens, et le corps est lié à ça puisque c’est par là que les choses nous traversent. Personnellement, je fais peu de distinction entre les genres, d’autant que c’est compliqué de représenter quelqu’un·e tel·le qu’il·elle est, on n’est toujours seulement quelqu’un sur le moment. J’essaie de m’écarter le plus possible des stéréotypes parce qu’on ne sait jamais vraiment à qui on parle, et en fonction de la posture dans laquelle les photographes mettent leurs modèles, il peut y avoir beaucoup d’incompréhensions. Il n’y a pas longtemps, j’ai fait une exposition sur le cirque contemporain et l’art nouveau avec les élèves d’une école à Bruxelles qui se posent pas mal de questions sur le genre, justement. À un moment, ils·elles m’ont demandé si on pouvait faire une photo de nu – jamais ça ne vient de moi comme idée, ça n’a pas à venir de moi. Ils·elles se mettent autour d’une barrière, je leur demande de se baisser pour qu’on ne voit que leur dos, car un dos n’est pas genré. Et c’est vrai, quand tu regardes la photo, tu ne peux pas savoir : le genre n’est pas une question dans cette image, et ne doit pas en être une.

Donc la question du genre de la personne que vous photographez ou que vous filmez n’intervient jamais ?

Non, ou en tous cas je ne la conscientise pas. Je fais très attention à ne pas mentir ou stigmatiser, il y a autant de genres que de personnes, et quitte à ne pas stigmatiser, autant créer des points d’interrogation poétiques autour de ça. Les corps des free-runners ou des longboarders par exemple sont très filiformes, quel que soit le genre qui est le leur. En outre, le free-run, comme le longboard, comme les arts du cirque, ne sont pas des pratiques qui reposent sur la catégorisation entre les hommes et les femmes. Ce sont des sports de rue, qui ont d’abord été plutôt masculins, mais qui sont aujourd’hui assez paritaires, les gens s’entraînent ensemble. Quand on va voir les danseurs·ses longboard sur les Quais de Seine, on ne voit pas des hommes ou des femmes, on ne voit que des gens qui pratiquent, qui partagent une même vision du mouvement. Ce n’est pas du tout le cas de plein d’autres sports, comme le foot par exemple, mais j’ai choisi de travailler avec des disciplines où la division compte moins, même si elle ne peut pas être complètement évacuée : les circassien·nes par exemple, sont des artistes du corps, de la corporalité, et la corporalité, c’est aussi le genre.

Venons-en à votre travail de réalisateur de clip : comment conçoit-on un clip techniquement, et comment vous y prenez-vous pour le tirer du côté des thématiques qui vous intéressent en tant qu’artiste ?

Concrètement, il y a deux possibilités. Ça peut être un appel à projets : il y a une chanson, tu aimes ou tu n’aimes pas, tu proposes un scénario en fonction de ce que tu as entendu et de ta direction artistique globale. Ou alors, l’artiste ou le label viennent te voir en connaissance de cause, et globalement, c’est une carte blanche. Ensuite, tu rencontres l’artiste, ce qui est important, et pas toujours facile car on ne nous donne pas forcément leur numéro de téléphone, ce qui veut dire qu’on se met à écrire ou à réfléchir à un scénario pour quelqu’un·e qu’on ne connait pas du tout. En général cependant, quand les artistes viennent te chercher, c’est qu’ils·elles sont ok pour discuter. Là encore, deux options : soit ce sont des artistes confirmé·es qui ont posé leur direction artistique il y a très longtemps et qu’on ne peut pas tellement faire bouger ; ou alors ce sont des artistes émergent·es, avec lesquel·les il y a moins de budget mais tout est à créer pour les mettre dans la meilleure position pour eux·elles-mêmes. Une artiste comme Aloïse Sauvage est multi-disciplinaire donc tu peux explorer plein de directions ; mais il y a d’autres artistes qui se cherchent encore parce qu’on demande à des jeunes de 20 ou 21 ans d’affirmer qui ils·elles sont, de poser une direction artistique musicale, vestimentaire très forte, notamment pour les réseaux sociaux, qui se nourrissent de ça, qui ont besoin de cibler très vite. À ce moment‑là, le·a réalisateur·ice du clip tire un peu les ficelles de ce que va être l’image de l’artiste dans le futur. Prenons Chiloo par exemple, qui est le dernier artiste avec lequel j’ai collaboré sur Au bord de la mer : c’est un pur humain, il aime faire des sourires et parler avec les gens, donc on a créé un clip où il est juste ce qu’il est, sans mise en scène au sens où je ne lui demande pas de jouer un personnage. Sa direction artistique, c’est d’être ce mec gentil.

Le·a réalisateur·ice du clip est donc là pour mettre en avant l’artiste, il y a une dimension qui relève presque de la peinture d’apparat.

Oui, complètement. Il ne faut pas se mentir : même si je mets des choses qui me ressemblent à l’intérieur de mes clips, ça reste la plupart du temps des commandes. À partir du moment où ce sont des commandes, je ne peux pas mentir sur l’artiste que j’ai en face de moi, sur les réalités identitaires et budgétaires qui accompagnent le projet. Un·e artiste qui émerge, quand il·elle arrive sur le devant de la scène, il faut faire en sorte qu’il·elle soit le plus lui·elle-même possible, en tous cas le plus en accord avec ses valeurs. Moi, je suis là pour mettre en avant la voix de l’artiste, ce qu’il·elle a envie de raconter, je m’insère dans un chemin : par exemple, quand je travaille avec Barbara Pravi sur Voilà, qui raconte une crise identitaire, mais qui est aussi une chanson qui part à l’Eurovision, il faut qu’en tant que réalisateur, je sois sûr de ce que je raconte sur elle et sur ce qu’elle a envie de dire.

Dans l’industrie musicale contemporaine, le clip est-il encore un véhicule promotionnel déterminant pour les artistes ?

Je crois que c’est surtout culturel. Commercialement parlant, je dirais qu’aujourd’hui, on pourrait s’en passer, on pourrait se contente d’enchaîner les sessions live par exemple. Mais culturellement, c’est trop ancré, c’est presque un passage obligé. Avant, quand il y avait peu de chaînes à la télé, un clip qui passait dans le flux avait du poids, avait une valeur ; aujourd’hui, avec toutes les plateformes, qui regarde des clips ? Leur poids dépend vraiment des artistes : certain·es ont basé leur identité là-dessus, Stromae, Orelsan, ils engagent des réalisateur·ices, ils y mettent le budget. Car c’est une question aussi : est-ce que le label accepte de mettre du budget pour ne rien récupérer derrière, ou presque ? Quand j’ai commencé à consommer des clips en tant que spectateur, il y avait encore des chaînes dédiées que je regardais tous les matins. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. En conséquence, les labels ne mettent plus forcément d’argent dans la réalisation d’un clip, ce qui a également des incidences sur le calendrier : en général, entre le moment où on m’appelle et le moment où le clip doit être rendu, c’est-à-dire entre l’écriture, la création de la production globale – stylisme, location des lieux, location de matériel –, le montage et la postproduction, auxquels j’accorde une grosse semaine, j’ai un délai d’entre un mois et demi et deux mois, ça va très vite. Ensuite, il y a une semaine de communication médiatique où les labels annoncent la sortie du clip, puis le clip sort. Vraiment, je pense que l’intérêt est culturel, c’est comme le CD : un CD en soi n’a pas de valeur, mais on continue d’en presser.

Une caractéristique du clip, c’est de poser des images sur une bande-son qui existe déjà. Comment vous composez avec cette contrainte ? Dans quelle mesure le contenu de la chanson influence l’écriture du clip ?

Tout est une question de rythmique. C’est comme le mouvement : tu veux faire un salto arrière, tu pars, tu groupes, tu atterris, c’est trois temps différents. Une musique ce n’est que ça, du tempo, donc tu créés la rythmique en fonction de ce que la personne a à raconter, ce qui est très différent de la façon dont on travaille dans le cinéma. Ensuite, ça dépend de l’artiste : par exemple, une chanteuse comme Yael Naïm requiert peu de montage, ça n’a pas de sens de créer des coupures dans un de ses morceaux ; sur Focus d’Aloïse Sauvage, c’est beaucoup plus cohérent car les coupures sont dans la chanson.

L’idée, c’est d’aller capter l’énergie de la chanson pour la mettre en image : la structure du morceau prévaut.

Oui, pour la captation de l’énergie ; pour la structure du morceau, ça dépend. Si on prend Crop Top d’Aloïse Sauvage par exemple, il y a un break dans la chanson, avec lequel on est obligé de composer, donc de transformer l’image. Travailler dans le milieu du clip, c’est composer avec les contrastes – contrastes d’action, de typologie de caméras, de rythmique –, tout en mettant en avant le propos est l’artiste. C’est terriblement intéressant parce qu’on travaille à l’envers : on nous donne un dialogue qui est déjà enregistré et c’est à nous de mettre des images dessus. Or, créer des images sur quelque chose de déjà établi, c’est à la fois très libre et très enfermant. Ce qui va compter pour la mise en image, c’est donc ce qu’on ressent quand on écoute la musique, les sentiments que ça procure. En tant que réalisateur, je suis le·a spectateur·ice, mais je suis aussi l’auditeur·ice : j’essaie de comprendre ce que les gens vont être susceptibles de ressentir, je dois voir le plus à 360 degrés possible. Une fois que j’ai ces ressentis-là, je les mets en image. Le clip, pour moi, permet vraiment de surligner un sentiment. Je suis entre l’artiste et le public : je m’assure que le message est bien perçu.

Justement, vous évoquiez Aloïse Sauvage, comment commence cette collaboration ? Par les arts du cirque ? Est-ce une entente thématique : vous retrouvez-vous autour du mouvement ?

Je l’ai rencontrée dans un festival par hasard, et je l’ai recroisée quelques mois plus tard à l’occasion d’une session photo en duo avec un free-runner qui m’avait contacté. Aloïse fait très attention à son image, on a donc commencé à travailler ensemble là-dessus, puis on est devenu·es amis et on a eu envie d’avancer et de continuer à créer des choses ensemble autour du corps, de l’identité dans une optique presque générationnelle : on s’interrogeait sur ce que notre génération avait à raconter.

Le corps est au centre de plusieurs de vos collaborations, au sens où il est très souvent la seule chose à voir, le seul point de fuite – je pense par exemple au clip de Présentement. En même temps, c’est un corps qui est paradoxalement effacé : on ne le distingue pas sous les vêtements. Est-ce que c’est comme ça qu’on échappe à l’objectification pour vous ? En montrant le corps sans le montrer, en particulier quand ce corps est féminin ?

Quand le corps est en mouvement, tu te prends moins la tête de sa forme, tu te poses plutôt la question de sa fonctionnalité. Dans Présentement, ce qui compte est donc moins le genre du corps que ses mouvements. Après, pour ce qui est de montrer le corps ou pas, avec ou sans vêtements, le choix revient à l’artiste : moi, j’ai vraiment peu de pouvoir là-dessus, et je ne veux surtout pas en avoir – ce n’est pas mon corps, mon identité, ma façon de fonctionner, je ne suis personne pour décider si la personne doit s’habiller de telle manière ou de telle manière parce qu’elle a des choses à raconter sur son genre ou autre. Ça relève de l’évolution personnelle de l’artiste. Dans Présentement, le dispositif est terriblement simple : l’idée du micro suspendu venait d’Aloïse, les questions qu’on s’est posé ont surtout concerné la chorégraphie, comment rendre compte du mouvement global, un peu comme dans une pièce de théâtre. Comme Aloïse vient du cirque, du spectacle vivant, c’était cette rencontre entre les deux qui était intéressante pour nous : le clip est devenu une scène, et cette scénographie a ensuite été importée dans les concerts.

Je vous posais la question sur l’objectification des corps féminins parce qu’historiquement, au cinéma, le mouvement est plutôt l’apanage des corps masculins, et l’immobilité, la fragmentation, sont celui des corps féminins. En tant que réalisateur de clips, est-ce que la mise en genre du corps est pour vous d’abord une question de mise en scène ?

Je ne sais pas si je suis d’accord avec ça. Les représentations bougent, on trouve de plus en plus de femmes qui deviennent des superhéroïnes, les images se déconstruisent car les nouvelles générations poussent, même s’il reste beaucoup de chemin. Pour le milieu du clip, la démographie est importante : on entend 80 % de la musique qu’on écoute dans sa vie avant 30 ans, donc à qui tu parles quand tu sors un clip ? À la jeunesse, et cette jeunesse rejette de plus en plus le binarisme et les divisions. Pour ces raisons, je ne parlerais pas vraiment de genre dans la mise en scène, je parlerais d’individus. Je ne mets pas en scène Aloïse Sauvage, Barbara Pravi et Yael Naïm de la même façon, et pourtant je pense que toutes trois se considèrent comme des femmes.

Malgré tout, les clips d’Aloïse Sauvage que vous avez réalisés mettent en scène un corps féminin en mouvement, ce qui est finalement assez rare. Historiquement, en effet, le mouvement des corps de femmes dans les clips est plutôt limité à la danse, la chorégraphie. Or là, il ne s’agit jamais uniquement de danse.

Oui, la mise en scène n’est pas la même, mais les corps féminins des clips ont toujours beaucoup bougé : Shakira, Beyoncé, ce n’est que du mouvement et du mouvement qui entraine du mouvement – tou·tes mes ami·es ont appris à danser comme Shakira ou Beyoncé car leurs clips mettent l’accent sur la danse. Dans les clips d’Aloïse, le mouvement reste chorégraphique, mais la chorégraphie n’est pas genrée, elle est propre à l’artiste.

Oui, voire même la chorégraphie n’est pas explicitement montrée comme chorégraphie : à part dans le clip de Crop Top, qui comporte effectivement un break dansé, le mouvement est chorégraphié pour être lisible, mais il ne se donne pas comme tel. Comment on crée ces chorégraphies qui n’ont pas l’air d’en être pour l’image ?

Le point de départ de chaque clip c’est : qui est Aloïse Sauvage ? Elle est actrice, elle est chanteuse, elle est circassienne, danseuse, elle a un panel d’activités très dense. Si tu regardes les clips de l’album Sauvage : Focus, c’est le cirque, Crop Top, c’est la danse et Montagnes Russes, c’est l’acting. Moi, ensuite, je développe différentes typologies de mises en scène. Pour le clip de Focus, on a travaillé avec Raphaëlle Boitel de la compagnie L’Oublié(e), qu’Aloïse connaissait déjà, et avec qui elle avait déjà expérimenté ce système d’attaches pour voler dans les airs. C’était aussi intéressant de travailler avec les différents lieux : le décor de Focus est plutôt masculin, on est dans une zone portuaire, Aloïse a un bonnet, elle est sur un vélo, et en même temps elle est simplement mise en scène comme un individu qui a envie de courir, de bouger pour ne pas être rattrapé. Sur Crop Top, on voulait de la danse, mais je trouvais que ça ne servait à rien de danser pour danser, et j’avais envie de revenir vers des interrogations sur le genre dans le milieu du mouvement. Du coup, on s’est dit : quel espace est plus genré qu’un terrain de foot ? Pas grand‑chose. L’idée est donc venue de faire rentrer un groupe de filles la nuit dans ce lieu typiquement masculin en escaladant des barrières. Le centre du clip, c’est à la fois la notion de transgression, et celle de l’affirmation de soi.

Oui, c’est une chose dont je voulais discuter également. Au-delà de la question du mouvement, qui est toujours centrale dans vos collaborations, il y a deux idées visuelles fortes, la suspension d’une part, et la transgression d’autre part. Ce sont deux thématiques que vous travaillez ensemble explicitement ?

Moi, c’est quelque chose qui m’anime car c’est quelque chose que j’ai appris à la fac d’arts plastiques : il y a un message dans tout ce qu’on crée, dans tout ce qu’on produit. Dans Focus, le message était très clair : il s’agissait de donner une valeur à Aloïse, qu’elle puisse crier ce qu’elle avait à dire et montrer ce qu’elle savait faire. C’est un clip très cutté, qui part dans tous les sens, un type de découpage qu’on trouve beaucoup chez les hommes, et j’avais envie qu’une artiste féminine puisse porter ça également. Pour Crop Top, ce sont des femmes, la nuit, et les femmes la nuit sont en danger, encore plus sur un terrain de foot car elles n’ont pas à être là, ce n’est pas un lieu qui leur est ouvert. Je voulais le montrer pour que ça puisse exister, pour que les jeunes qui regardent les clips puissent voir des femmes qui transgressent. Après, il y a deux possibilités : soit tu inscris ton clip dans le réel, soit tu l’inscris dans l’irréel, dans un monde à part. J’avoue que, pour moi, donner de la poésie est important ; les lieux qui je mets en scène dans ces clips, même le terrain de foot, sont donc malgré tout imaginaires car je trouve ça plus fort.

On trouve beaucoup d’espaces vides dans les clips que vous avez réalisés ensemble mais Crop Top met en scène une bande. Est-ce une façon de dire que la transgression n’est possible qu’en groupe ?

Je ne l’ai pas travaillé comme ça, mais Aloïse avait effectivement envie d’être avec d’autres femmes dans ce clip. Le chorégraphe a choisi les danseuses, et ensuite on s’est tou·tes rencontré·es. De toute façon, même si l’artiste est le·a seul·e mis·e en avant, tou·tes les acteurs·ices de l’industrie musicale travaillent en groupe, les musicien·nes, les beatmakers, les réalisateur·ices. Peut-être que si Crop Top n’avait pas mis en scène un groupe, on ne l’aurait pas fait comme ça. Le clip n’aurait pas eu le même sens en tous cas, d’autant que Crop Top est la chanson la plus claire du répertoire d’Aloïse dans son discours. Ce qui est intéressant aussi, avec le clip, c’est que c’est un média du présent, tu es obligé·e d’être très lié à l’actualité. Un film, tu écris un scénario, tu développes, il se passe plusieurs années, donc il faut anticiper comment un sujet de société va évoluer ; un clip, c’est un instant T : tu peux te planter, mais tu peux aussi refaire assez facilement. Crop Top, par exemple, c’est un clip qui n’a pas été compris, ce qu’on n’a pas compris nous-même. C’est le clip le moins vu d’Aloïse, ce qui m’interroge, même pour la suite de mon parcours : pourquoi, qu’est-ce qui n’a pas marché, qu’est-ce que j’ai raté ? Peut-être que c’était une question technique : le clip est réalisé dans la nuit et du coup il n’est pas très lisible sur un téléphone portable. Peut-être que c’était l’introduction au début, que les gens ont trouvé trop longue. En tous cas, ça a été un moment un peu terrible pour nous tou·tes de se dire qu’on sortait un truc avec une vraie revendication, autant dans les paroles que dans la mise en scène, et pourtant, il n’y a eu que peu d’échos. Pourquoi, où ça se situe ? C’est peut-être aussi le crop top en lui-même, qui ne parle pas à toutes les femmes, à tout le monde. On ne peut pas savoir.

Les espaces de la clipographie d’Aloïse sont aussi ceux du rap français, par exemple les très grands espaces ouverts qu’on peut voir dans certains clips d’artistes masculins comme PNL ou Booba, et qu’on trouve chez elle dans Love. Comment les avez-vous investis et pourquoi était-ce important de les investir du point de vue du genre ?

Il y avait dans les paroles de Love quelque chose de l’ordre de la solitude, donc la question qui a gouverné le clip a d’abord été celle-là : comment mettre Aloïse dans une situation de solitude extrême ? En la mettant au milieu d’une montagne. Ensuite, le clip de Love a été tourné entre le 30 août et le 2 septembre 2022 ; or, dans l’économie générale du clip, partir trois jours avec un·e artiste dans des lieux immenses, c’est très compliqué d’un point de vue budgétaire, et on a pu le faire parce qu’on n’était que trois. Pourquoi il y a plus d’hommes qui le font, je n’ai pas tellement la réponse, mais je sais que si tu veux le faire, il faut être peu nombreux·ses car ça devient vite très compliqué. PNL avait le budget pour la Tour Eiffel, donc quand tu as de tels montants, tu fais un peu ce que tu veux ; quand tu as 12 000, 15 000 euros, c’est plus dur. Est-ce que les hommes ont plus d’argent que les femmes, c’est une autre question. Je ne suis pas sûr que la question budgétaire fasse grand frais de la question du genre, en revanche elle croise beaucoup celle de la question du genre musical. Aujourd’hui, le milieu du streaming fait loi : avant, sur la vente d’un CD, Florent Pagny et PNL touchaient la même chose, à présent, la rémunération se fait sur les chansons qui peuvent être constamment réécoutées, en boucle, et il se trouve que le rap est ici le plus rentable, donc les plus gros budgets clips vont à ces artistes. Maintenant, est-ce qu’Aya Nakamura peut monter en haut d’une montagne ? Je pense que financièrement, elle pourrait. Est-ce qu’elle en a envie ? Je ne pense pas, parce que ce n’est pas raccord avec son identité d’artiste.

Si elle le faisait, je ne suis pas sûre non plus qu’elle le ferait de la même façon que dans le clip de Love : même s’il y a ce face à face entre Aloïse et la montagne dans les images, il n’y a pas de rapport conquérant entre les deux, ce qui n’est pas le cas des clips de PNL ou de Booba qui se déroulent dans ces espaces. Ce qui est mis en scène dans Love, c’est un naufrage, pas une conquête.

Oui, même si elle finit tout en haut, elle est balayée par les vents, elle est en souffrance, aussi car le tournage a été difficile physiquement – le Mont Ventoux à 6 h du matin, on ressemblait à des glaçons. Ça pose la question aussi des conditions dans lesquelles tu peux mettre les artistes : Aloïse est une actrice, elle a travaillé dans le milieu de l’audiovisuel, dans des conditions spécifiques, donc je n’ai pas peur de la mettre au milieu de la montagne. D’ailleurs, le clip est presque réalisé comme un film : elle ne chante pas face caméra, sauf quand elle prend le petit appareil pour envoyer un appel. C’est presque l’antithèse du clip de rap traditionnel car, quand tu rappes face caméra, tu ne joues pas, ou peu – pas au sens de l’acting en tous cas. Le rap, d’habitude, c’est une confrontation, tu donnes un discours, car c’est un genre qui vient de la revendication sociale. Dans Love, on raconte plutôt une histoire, un besoin de trouver une réponse à la solitude. Ça marche car on était une toute petite équipe, donc quand Aloïse pleure en haut de la montagne, on est peu à la voir.

Des clips que vous avez réalisés ensemble, c’est aussi celui où le corps est le plus mis en spectacle, et où son expression de genre est la explicitement questionnée visuellement. Symptomatiquement, c’est aussi un des clips où elle bouge le moins.

Oui, le clip s’ouvre sur un gros plan de dos dont on pourrait d’abord penser qu’il représente des pectoraux, on ne comprend pas très bien ce qu’on est en train de voir ; il y a aussi Aloïse qui pleure en haut de la montagne, mais qui fait de la boxe en même temps, ce qu’on a vu beaucoup de rappeurs ou d’artistes masculins faire récemment, notamment depuis le clip de The Blaze, Territory. Même si Aloïse bouge peu ou est plus restreinte dans ses mouvements, je trouve qu’il se passe ici des choses dans l’histoire que raconte son corps, qui renvoient à une indécision entre le masculin et le féminin.

Comment on travaille cette indécision plastiquement, visuellement ?

On teste plein de choses, on cherche des actions à incarner. La boxe était dedans parce que je considérais que c’était important. Il y avait aussi le fait de pleurer, d’exprimer quelque chose, qui apparaissait a priori comme en contradiction avec la boxe. Et après, on a trouvé un grand bout de bois, on s’est demandés ce qu’on faisait avec, on a testé le golfe, mais c’était trop enfantin, et c’est finalement devenu un fusil. Le gros plan du dos en ouverture, en revanche, c’est un pur hasard. On est en pleine montagne, on se met en place pour la séquence d’ouverture, Aloïse est censée être filmée de dos avec les montagnes derrière, la caméra se pose et on se rend compte que de très près, c’est cette forme indéterminée qui apparaît. Le dos est vraiment une partie du corps qui a été très travaillée dans une perspective féministe dans le milieu du spectacle vivant, donc ce n’était pas une nouveauté en soi, et Aloïse joue de toute façon là-dessus avec sa physicalité, ses abdos, sa petitesse de poitrine. L’idée, c’était donc de continuer à faire évoluer son personnage : dans Présentement, on ne voyait pas le corps, on ne regardait que le mouvement. Là, on regarde autre chose.

Jusqu’au clip de Joli Danger, que vous ne réalisez pas, mais qui met en scène un jeu de séduction lesbien dans une voiture.

Oui, voilà, c’est en ça que je dis que je ne fais pas évoluer les stratégies de mise en scène d’un genre, mais d’un individu : on suit le mouvement de ce que l’artiste a envie de proposer. La réalisation de Joli Danger m’a été proposée, mais c’est vraiment un clip sur le milieu lesbien, et j’ai refusé d’y aller parce que je considère qu’il y a des personnes bien plus concernées et appropriées que moi pour faire ces images et filmer ça. Aloïse avait vraiment envie de revendiquer cet aspect de sa personnalité, j’aurais suivi ce qu’elle voulait faire, mais je pense qu’il faut laisser leurs voix aux gens dont c’est l’intention première de porter ces sujets. Arrêtons de confier la confection des images LGBT à des réalisateurs hétéros : je suis un homme cisgenre blanc, je peux filmer ces images, oui, je suis allié à cette cause, mais est-ce que c’est ma place ? Il faut vraiment comprendre que, dans le milieu de l’audiovisuel, les équipes techniques sont vraiment majoritairement composées d’hommes. Ça veut dire qu’il y a au moins trois hommes déjà, à la cam, assistant cam, chef électro, qui vont être là sur toi, à faire la lumière, à régler les caméras. Si le réalisateur qui arrive pour filmer un baiser entre deux femmes est aussi un homme… Non, vraiment, franchement, qu’est-ce que j’y connais, moi ? Je connais les relations amoureuses, oui, mais je n’ai pas le regard qu’Aloïse et sa partenaire sur le clip peuvent avoir, et dans ces cas‑là, il faut être honnête avec soi-même et laisser la place.

Reste la question de la diffusion de ces images.

Oui, mettre un clip sur YouTube, c’est facile, faire passer un clip à la télé, c’est beaucoup plus compliqué, surtout s’il comporte un baiser entre deux hommes ou entre deux femmes. Quand je travaille avec un·e artiste émergent·e, et qu’il·elle me dit « J’ai envie d’embrasser une femme, j’ai envie d’embrasser un homme », ma réponse c’est toujours : pas de problème pour moi, mais pose-toi la question de ta diffusion télé. En gros, tu peux décider de taper du poing sur la table, et tu as complètement raison de vouloir défendre ces images. Mais si c’est important pour toi de passer à la télé, aujourd’hui, ça reste compliqué. Après, il y a des artistes qui passeront à la télé quoiqu’ils·elles sortent : Vianney par exemple passera à la télé quoiqu’il arrive. Si ces artistes-là étaient aidant·es, alors ces images deviendraient populaires. Et en même temps, il faut aussi garder à l’esprit que les artistes ne décident pas toujours de ce qui apparaît dans leurs clips ; ils·elles cristallisent les critiques et les reproches, mais leur responsabilité est rarement la seule engagée. Les réalisateur·ices et les directeur·ices artistiques ont aussi leur part à faire. Enfin, c’est avant tout une logique de marché : les labels cherchent des artistes avec lesquels ils peuvent cibler tel type de public. Ça signifie qu’on ne demande pas seulement à l’artiste de faire son art, on lui demande d’incarner pour, d’être en représentation. Si l’artiste n’a pas une image assez forte, il·elle ne peut pas décoller.

Finalement donc, le clip reste malgré tout un support privilégié : il fige l’image de l’artiste en 3 minutes 30.

Oui, il la donne à voir de façon directe, et c’est pour ça qu’il faut faire attention à l’individu qui est en face quand on réalise un clip. Si tu te trompes, c’est terminé. Les labels font des choix raisonnés : même s’ils sont aidants parce qu’ils aiment la musique, ils cherchent à s’adresser à des publics, ce qui est normal, finalement. Il faut choisir en connaissance de cause, donc : si tu veux simplement faire de la musique, sans forcément entrer dans une logique commerciale, il y a plein de bars ou de scènes ouvertes qui rendent ça possible, et peut être même que tu peux gagner ta vie. Mais quand tu choisis le rapport avec le marché, avec le public, c’est différent : tu deviens un personnage global, un projet au service duquel tout le monde travaille, moi y compris. Mon travail de réalisateur, c’est de rendre ça accessible.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Maureen Lepers, « « Je ne fais pas évoluer les stratégies de mise en scène d’un genre, mais d’un individu » : entretien avec Vincent « Zenzel » Giannesini, réalisateur de clips »Genre en séries [En ligne], 15 | 2023, mis en ligne le , consulté le 24 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ges/4063 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ges.4063

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Auteur

Maureen Lepers

Maureen Lepers est Docteure en Études cinématographiques et audiovisuelles et chargée d’enseignements à la Sorbonne Nouvelle. Elle a publié sur les représentations des identités blanches au cinéma et dans les séries télévisées, et donne actuellement un cours sur la téléréalité française contemporaine. Elle est membre du comité éditorial de Genre en séries depuis 2020. 

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