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Notes de lecture

Charles-Antoine Courcoux, Des machines et des hommes. Masculinité et technologie dans le cinéma américain contemporain

Chêne-Bourg, Georg éditeur, 2017
Jules Sandeau
Référence(s) :

Charles-Antoine Courcoux, Des machines et des hommes. Masculinité et technologie dans le cinéma américain contemporain, Chêne-Bourg, Georg éditeur, 2017, 518 pages

Texte intégral

  • 1 Outre ses articles publiés dans la revue Décadrages, voir notamment « Des machines et des hommes. D (...)
  • 2 Les ouvrages classiques de Susan Jeffords (The Remasculinization of America : Gender and the Vietna (...)
  • 3 Raewyn Connell, Gender and Power : Society, the Person and Sexual Politics, Cambridge, Polity Press (...)
  • 4 Marc Vernet, « Le personnage de film », Iris, n° 7, Paris, 1986, p. 81-110 ; André Gardies, Le Réci (...)
  • 5 Courcoux reprend une distinction communément faite entre, d’une part, l’ère industrielle (ou l’« èr (...)

1Ouvrage imposant de plus de 500 pages, Des machines et des hommes s’inscrit dans le prolongement d’une thèse de doctorat et de plusieurs articles de l’auteur1, qui se trouvent ici retravaillés et significativement enrichis. Magnifiquement éditée, cette somme s’appuie sur de nombreux travaux d’historien.ne.s et de théoricien.ne.s du genre, des technologies et du cinéma, ainsi que sur des analyses de film approfondies, pour proposer une réflexion riche et stimulante sur les rapports entre masculinité et modernité technologique dans le cinéma hollywoodien contemporain, avec un accent mis sur les périodes allant de 1968 à 1987 et de 1996 à 2014. Comme le précise Courcoux dès l’introduction, la modernité technologique est envisagée ici comme « l’ensemble des transformations extérieures et perceptuelles qui peut être mis en relation avec l’innovation et le transfert de technologies », de sorte que, contrairement à ce que le titre pourrait laisser penser, cette étude ne se focalise pas exclusivement sur les représentations des machines à l’écran, mais envisage également les images que les films de son corpus proposent de tout ce « qui, dans l’imaginaire états-unien, [est susceptible] de renvoyer à la technologie et à ses conséquences supposées » (le milieu urbain, la culture de masse, la consommation, la science, etc.) (p. 55-56). Cette conception large de la modernité technologique lui permet ainsi d’effectuer des rapprochements éclairants entre des films éloignés d’un point de vue générique, dont un certain nombre que l’on ne s’attendrait pas a priori à trouver dans un livre portant sur les représentations de la technologie au cinéma, comme Incassable (M. Night Shyamalan, 2000), Confessions d’un homme dangereux (George Clooney, 2002) ou Gladiator (Ridley Scott, 2000). Outre qu’il analyse de nombreux films contemporains peu (ou pas) étudiés dans cette perspective, l’une des forces de l’ouvrage réside précisément dans sa capacité à tisser des liens entre des productions hollywoodiennes appartenant à des genres différents – et même parfois très éloignés. Ce corpus original lui permet ainsi de renouveler profondément l’étude du rapport entre masculinité et technologie dans le cinéma américain, qui avait jusqu’ici été défriché presque uniquement dans des travaux portant sur les années 1980 et sur le genre de la science-fiction2. Court mais dense, le premier chapitre pose les bases méthodologiques de l’ouvrage en commençant par avancer une définition de la masculinité inspirée en particulier des thèses de Raewyn Connell et de Judith Butler3. L’insistance sur le caractère relationnel et performatif de cette construction sociale permet ensuite à l’auteur de souligner la multiplicité des éléments qui concourent à sa représentation cinématographique, en la figure du protagoniste masculin notamment, grâce à un rapprochement entre les travaux de Connell et Butler sur le genre et ceux de Marc Vernet et André Gardies sur le personnage de film4. Après avoir rappelé que le travail symbolique par lequel la domination patriarcale est légitimée consiste en la naturalisation de « la différence des sexes » et de la suprématie masculine, Courcoux fait l’hypothèse que la technologie tient un rôle central dans ce travail de légitimation au sein du contexte idéologique postindustriel5 auquel appartiennent les films de son corpus. Comme le confirmera en effet la suite de son étude, la trajectoire narrative typique du héros postindustriel relève d’un dispositif à deux temps : le film commence par mobiliser une « rhétorique de la crise » qui présente la masculinité du protagoniste comme étant menacée par la modernité technologique, pour rétablir ensuite la « dichotomie des sexes » menacée par les nouvelles technologies et permettre au héros de retrouver sa position hégémonique (p. 52-53). I, Robot (Alex Proyas, 2004), auquel est consacrée une analyse détaillée dans la suite de l’ouvrage (p. 205-222), offre une bonne illustration de ce schéma. Dès les premières séquences, le personnage principal incarné par Will Smith est dépeint comme un homme blessé et dévirilisé, et le film indique par la suite que la « crise » du héros masculin est liée à la fois à des innovations technologiques en passe de bouleverser la société futuriste dans laquelle se déroule l’histoire – des robots anthropomorphisés vont être massivement commercialisés par une grande entreprise – et à une émancipation des femmes que le scénario associe de plusieurs manières au développement de ces nouvelles technologies, notamment en la figure de l’antagoniste principale, V.I.K.I., une « machine-femme » qui s’est émancipée de son créateur et cherche à placer l’ensemble de la société sous son contrôle. Alors que la technophobie dont le héros faisait preuve au début du film pouvait paraître quelque peu excessive, elle est donc progressivement justifiée à mesure que les périls associés à la menace technologique et féminine personnifiée par V.I.K.I. deviennent de plus en plus clairs. Après avoir ainsi dramatisé la « crise » de son protagoniste en des termes indissociablement technophobes et masculinistes, I, Robot met finalement en scène sa revirilisation à travers un affrontement avec la technologie féminine monstrueuse, qui lui permet de réaffirmer sa prééminence sur les machines comme sur les femmes.

2Après cette mise au point méthodologique au terme de laquelle Courcoux annonce l’hypothèse centrale de son étude, le deuxième chapitre synthétise un certain nombre de travaux classiques d’histoire du genre et d’histoire culturelle portant principalement sur la société états-unienne du tournant du XXème siècle afin d’explorer les sources de la tension entre masculinité et modernité qui traverse le cinéma hollywoodien contemporain. Le premier intérêt de ce chapitre réside dans sa contribution à la visibilité d’études peu connues en France, notamment du fait de l’absence de traductions. Mais, au-delà de ce travail de synthèse, l’apport de ce point historique est de mettre en lumière le rôle joué par la modernisation technologique dans la cristallisation d’une nouvelle conception de la masculinité (masculinity) différente de l’idéal de virilité (manhood ou manliness) qui dominait jusqu’à la fin du XIXème, et d’identifier dès cette période un rapport dialectique entre masculinité et modernité technologique, que l’auteur retrouvera sous d’autres formes dans les productions hollywoodiennes contemporaines.

3Suite à ce rappel historique, le troisième chapitre est consacré à l’analyse des représentations véhiculées par les films appartenant à la première des deux périodes que l’auteur identifie comme le lieu d’une exacerbation des tensions entre masculinité et technologie (1968-1987). Après avoir rappelé la forme que prend alors la « résurgence actualisée du paradigme technophobe (et de son corollaire naturaliste) » (p. 119), il brosse un tableau du paysage cinématographique hollywoodien grâce à un travail de « cartographie générique » (p. 134) qui lui permet de dégager des convergences idéologiques entre plusieurs genres populaires durant la période (film catastrophe, film de science-fiction, film d’horreur, etc.). À ce panorama éclairant, qui prouve notamment que la dramatisation de l’opposition entre « l’homme et la machine » est loin d’être propre à la science-fiction, succèdent quatre analyses approfondies de films emblématiques du travail idéologique par lequel Hollywood neutralise alors ce qui est perçu comme une démesure technologique menaçant la « différence des sexes » et/ou l’hégémonie masculine : Terminator (James Cameron, 1984), Duel (Steven Spielberg, 1971), Wargames (John Badham, 1983) et Rambo 2 : La Mission (George Pan Cosmatos, 1985).

4Loin de prétendre offrir un panorama exhaustif des représentations cinématographiques du rapport entre masculinité et technologie pendant les années 1970-80, ces analyses visent plutôt à approfondir l’étude des différentes modalités par lesquelles les grandes tendances idéologiques de la période s’actualisent à l’écran. Après avoir fait remarquer que la technologie est alors « invariablement genrée sur un mode masculin » (p. 134), Courcoux distingue deux déclinaisons principales de ce motif. Dans le premier cas, la machine est dépeinte comme une entité « puissante, froide et destructrice », « associée à la dimension négative d’une masculinité malade, qui est allée trop loin du côté de l’insensibilité et de la rationalité » (Ibid.). Tandis que Terminator en constitue une illustration particulièrement emblématique dans le genre de la science-fiction, l’exemple de Duel montre qu’une symbolique comparable se retrouve dans d’autres contextes génériques. À côté de ces représentations de machines hypermasculines, d’autres productions associent la technologie à une masculinité plus enfantine, menaçante parce qu’elle est à la fois « puissante et insubordonnée » (p. 162), comme en témoigne par exemple le film Wargames.

  • 6 Richard Slotkin, Regeneration Though Violence : The Mythology of the American Frontier, 1600-1860, (...)
  • 7 Son ouvrage majeur sur le sujet (Männerphantasien, Verlag Roter Stern, 1977) a été partiellement tr (...)
  • 8 Comme le résume Courcoux, les miliciens étudiés par Theweleit « associent presque systématiquement, (...)
  • 9 Dans son ouvrage classique sur le cinéma des années 1980, Hard Bodies : Hollywood Masculinity in th (...)
  • 10 Reprenant une idée développée par Richard Dyer dans White (1997), Courcoux rappelle que « cet usage (...)

5Enfin, l’analyse de Rambo 2 : La Mission ne vise pas seulement à noter la présence du « paradigme technophobe » et de son « corollaire naturaliste » (p. 119) dans le cadre du film de guerre en soulignant notamment la manière dont il actualise le « mythe de la Frontière » (p. 185) étudié par Richard Slotkin (p. 85-86)6, elle donne également l’occasion à Courcoux de développer un appareillage conceptuel qu’il mobilisera régulièrement dans la suite de l’ouvrage lorsqu’il décortiquera des productions hollywoodiennes plus récentes. La référence théorique la plus importante est probablement le travail de Klaus Theweleit sur l’imaginaire genré des Freikorps7 qu’il considère, à la suite du sociologue allemand, comme une version certes « excessive », mais néanmoins représentative de la « masculinité occidentale ordinaire » qui tend à se construire indissociablement contre les nouvelles technologies et « par opposition à une altérité féminine envisagée comme liquéfiante et de prime abord dévastatrice » (p. 173-178)8. En comparant la représentation de Rambo et celle de Murdock dans le film de 1985, Courcoux met en relation cette « symbolique identifiée par Klaus Theweleit » dans les écrits des Corps Francs (p. 182), avec la caractérisation du héros militaire américain comme un homme qui maîtrise les fluides féminisants grâce à son « corps-amure » (« hard body9 » hypermusclé sur lequel glissent les liquides de la jungle vietnamienne10, bandeau symbolisant la maîtrise de la sudation, etc.) là où la figure repoussoir du technocrate incarne au contraire une masculinité débordée par les sécrétions corporelles (chemise humide, front suintant, etc.) (p. 182-184). Constituant en quelque sorte un préambule aux analyses des films hollywoodiens contemporains menées par la suite, ces quatre études de cas soulignent l’ambivalence de la relation que le héros masculin postindustriel entretient avec les machines, qu’il peut utiliser ou prendre pour modèle, mais uniquement pour réaffirmer sa prééminence sur elles (p. 178-180).

6 Les derniers chapitres, qui constituent le cœur de l’ouvrage, sont chacun consacrés à ce que l’auteur identifie comme l’une des déclinaisons principales du « héros postindustriel » durant la période 1996-2014 : le « héros technophobe » (chapitre 4), le « héros polyvalent » (chapitre 5), l’« artiste solitaire » (chapitre 6) et le « héros mythique » (chapitre 7). Catégorie « la plus générale des quatre envisagées » et « matrice à partir de laquelle la plupart des personnages-types de cette seconde période vont se décliner » (p. 204), le héros technophobe fait l’objet d’une analyse particulièrement approfondie. Pour en tracer les contours, Courcoux repart des deux genres cinématographiques qu’il a identifiés plus tôt comme les lieux privilégiés de l’expression d’une idéologie technophobe et naturaliste (p. 124-127) : le film de science-fiction et le film catastrophe. En effet, si la fin du chapitre procède à un décloisonnement générique permettant de souligner la présence de cette figure dans des films qui n’appartiennent pas à ces ensembles génériques, comme Incassable (M. Night Shyamalan, 2000), Le Terminal (Steven Spielberg, 2004) ou In the Air (Jason Reitman, 2009), c’est à travers l’analyse minutieuse et convaincante de I, Robot (Alex Proyas, 2004), Terminator 3 (Jonathan Mostow, 2003), 2012 (Roland Emmerich, 2009), Avatar (James Cameron, 2009), mais aussi et surtout Matrix (Lana et Lilly Wachowski, 1999), que l’auteur dégage les caractéristiques du héros technophobe contemporain en pointant notamment ce qui le distingue de celui de la période 1968-1987. Cette perspective diachronique et comparative lui permet ainsi de mettre en évidence une évolution profonde dans la manière dont est représentée la modernité technologique menaçant la masculinité du héros postindustriel : alors qu’elle possédait plutôt des traits (hyper)masculins entre 1968 et 1987, elle prend la forme d’une menace connotée comme féminine à partir des années 1990, comme en témoigne par exemple la saga Terminator, dont l’antagoniste principal est incarné par une femme dans le troisième volet sorti en 2003, alors qu’il avait les traits d’Arnold Schwarzenegger dans le film original de 1984. Loin de se borner à ce constat, Courcoux entreprend d’en élucider les causes socio-historiques avec finesse et érudition, sans jamais tomber dans une conception simpliste du cinéma comme reflet de la société. Cœur de ce chapitre foisonnant, l’analyse de Matrix donne également lieu à deux analyses stimulantes. La première s’emploie à lever la contradiction apparente entre le discours technophobe tenu par un grand nombre de productions hollywoodiennes et le fait que ces dernières offrent au public un « techno-spectacle » dont l’attractivité repose en grande partie sur l’usage massif d’effets spéciaux sophistiqués. La seconde contribue à historiciser la période 1996-2014 en montrant le déplacement qui s’est opéré entre Matrix et un certain nombre de films plus récents qui, à l’image d’Avatar ou de Real Steel (Shawn Levy, 2011), témoignent d’un « meilleur accommodement vis-à-vis de la technologie » (p. 292).

7Dans les trois derniers chapitres, l’auteur se consacre à l’analyse des autres « personnages-types » qu’il considère comme emblématiques de la période, tout en précisant que ces derniers ne sont pas des « catégories au sens fort » mais se recoupent souvent les uns les autres (p. 375) et constituent donc plutôt des « tendance[s] » ou des « orientation[s] remarquable[s] » (p. 424) à l’intérieur du paradigme technophobe dominant. Prédisposé à s’épanouir dans les genres cinématographiques où le déguisement, la manipulation, la maîtrise des apparences ou le dédoublement sont des motifs centraux (film de casse, film d’espionnage et film de super-héros notamment), le « héros polyvalent » se caractérise selon l’auteur par une plus grande proximité vis-à-vis de la modernité technologique que les autres figures analysées, comme l’illustrent ses analyses de L’Affaire Thomas Crown (John McTiernan, 1999), Spider-Man 2 (Sam Raimi, 2004) et Casino Royale (Martin Campbell, 2006). Ce dernier met ainsi en scène l’oscillation du nouveau Bond incarné par Daniel Craig entre, d’un côté, une masculinité civilisée et mesurée, capable de « prendre en compte les aspects plus technologiques, féminins et mouvants du “monde” actuel » et, de l’autre, une masculinité plus essentialisée, robuste et « sauvage » qui lui permet de résister à la modernité liquide et à la menace de féminisation qu’elle représente, personnifiées notamment par Vesper (Eva Green) et Le Chiffre (Mads Mikkelsen).

8Variante « romantique » du héros technophobe destiné à un public plus cultivé, l’« artiste solitaire » est construit quant à lui dans une opposition à la culture de masse, ce que l’auteur s’emploie à montrer notamment grâce à une analyse approfondie de Confessions d’un homme dangereux. Enfin, le dernier chapitre est dédié au « héros mythique », dont la dimension nostalgique est patente lorsqu’il prend place au sein du contexte générique du péplum, comme c’est le cas dans Gladiator et plus largement dans le renouveau que connaît le genre pendant les années 2000. L’analyse du film de Ridley Scott insiste néanmoins sur le fait que, tout en étant située dans l’Antiquité, l’histoire de Maximus (Russell Crowe) est profondément travaillée par « la question du rapport contradictoire de la masculinité à la modernité » (p. 449). Afin de mettre en lumière cette dimension idéologique qui n’apparaît pas avec évidence au premier abord, Courcoux examine le rapport conflictuel que le héros entretient vis-à-vis « des éléments ou des situations qui, via une compréhension métaphorique ou par analogie, peuvent être associées à la modernité technologique », en prêtant attention à « la façon dont les personnages sont caractérisés par les espaces qu’ils habitent » (p. 432). L’opposition entre nature et ville, dont il rappelle la place centrale dans l’imaginaire américain (p. 430-431), joue ici un rôle majeur. L’antagoniste principal, Commode (Joaquin Phoenix), incarne ainsi une masculinité émotionnelle et instable qui est associée à la décadence urbaine et à la culture de masse représentées ici par les jeux du cirque. Face à la menace que constitue cette « société du spectacle », le héros est quant à lui placé du côté de la nature par son inscription dans deux espaces radicalement opposés à la métropole romaine : d’une part, le désert dans lequel il régresse temporairement vers un état plus primitif et se régénère à travers l’usage de la violence conformément au schéma classique du « mythe de la Frontière » (p. 431, 439), et, d’autre part, sa maison située dans une campagne verdoyante et qui représente l’idéal pastoral menacé par la grande ville qui s’est trop éloignée de l’ordre naturel symbolisé par cette utopie rurale. En soulignant comment le héros parvient à renverser de l’intérieur la société urbaine corrompue et féminine dans laquelle le peuple est fasciné par « la spectacularisation – l’hypermédiation – de la brutalité et de la mort » (p. 440), et à poser ainsi les bases de la réconciliation de cette Rome décadente avec « l’idéal masculin et agrarien perdu » (p. 435), cette analyse met en lumière la proximité idéologique de ce péplum avec les autres productions hollywoodiennes étudiées dans l’ouvrage, et montre comment ce genre traite des problématiques liées à la modernité tardive malgré son inscription diégétique dans un contexte antique.

9L’examen successif des « personnages-types » (« héros technophobe », « héros polyvalent », « artiste solitaire » et « héros mythique ») peut parfois donner une impression de répétition, notamment du fait de la récurrence des stratégies mobilisées par les films du corpus pour réaffirmer l’hégémonie masculine, mais Courcoux parvient néanmoins à éviter cet écueil grâce à la subtilité de ses analyses de films et la richesse des références mobilisées pour les éclairer. Si l’on peut également regretter l’absence d’études de réception, qui auraient sans doute permis de préciser les significations socio-culturelles des productions étudiées dans le contexte états-unien, ou encore le fait que certaines dimensions politiques de ces productions ne soient abordées que ponctuellement – comme c’est par exemple le cas des représentations de race, dont une analyse plus poussée, articulée à la question du rapport entre masculinité et technologie, aurait probablement fait apparaître des enjeux qui restent ici au second plan –, l’auteur apporte une contribution majeure aux masculinity studies et à l’histoire du cinéma américain. Pour qui s’intéresse au cinéma hollywoodien contemporain dans une perspective socio-culturelle et/ou plus largement aux études de genre, Des machines et des hommes est donc indéniablement un ouvrage incontournable qui, espérons-le, contribuera à la visibilité et au développement de ces approches dans le champ des études cinématographiques francophones.

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Notes

1 Outre ses articles publiés dans la revue Décadrages, voir notamment « Des machines et des hommes. D’une peur de la modernité technologique déclinée au féminin », in Laurent Guido (dir.), Les Peurs de Hollywood. Phobies sociales dans le cinéma fantastique américain, Lausanne, Antipodes, 2006, p. 229-248 ; « L’homme à l’ère de sa reproductibilité technique : fragmentation cathodique et plénitude symbolique dans Confessions of a Dangerous Mind », in Anne-Katrin Weber et Mireille Berton (dir.), La Télévision du Téléphonoscope à YouTube. Pour une archéologie de l’audiovision, Lausanne, Antipodes, 2009, p. 323-346 ; « Neo ou la matrice d’intelligibilité d’un nouveau rapport de l’homme à la technologie », Alliage, n° 71, 2013, p. 146-158 ; ou encore « Le décentrement comme stratégie de recentrement : la masculinité de Viktor Navorski dans The Terminal », in Maxime Cervulle, Patrick Farges, Anne-Isabelle François (dir.), Marges du masculin. Exotisation, déplacements, recensements, Paris, L’Harmattan, 2015, p. 67-85.

2 Les ouvrages classiques de Susan Jeffords (The Remasculinization of America : Gender and the Vietnam War, Bloomington, Indiana University Press, 1989 ; Hard Bodies : Hollywood Masculinity in the Reagan Era, New Brunswick, Rutgers University Press, 1994), qui peuvent par exemple aborder la question du rapport entre masculinité et technologie dans un film comme Rambo 2 : La Mission, illustrent une tendance des travaux sur les années 1980 à ne traiter que ponctuellement de cette problématique, à laquelle Courcoux donne quant à lui une place centrale. De son côté, le livre de Sue Short sur la figure du cyborg dans le cinéma hollywoodien contemporain (Cyborg Cinema and Contemporary Subjectivity, New York, Palgrave Macmillan, 2005) offre un exemple des études envisageant les représentations de la technologie d’un point de vue genré mais en se concentrant sur des productions relevant de la science-fiction.

3 Raewyn Connell, Gender and Power : Society, the Person and Sexual Politics, Cambridge, Polity Press, 1987 ; Raewyn Connell, Masculinities, Cambridge, Polity Press, 2005 [1995] ; Judith Butler, Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité, Paris, La Découverte, 2006 [1990] ; Judith Butler, Ces corps qui comptent. De la matérialité et des limites discursives du « sexe », Paris, Amsterdam, 2009 [1993].

4 Marc Vernet, « Le personnage de film », Iris, n° 7, Paris, 1986, p. 81-110 ; André Gardies, Le Récit filmique, Paris, Hachette, 1993.

5 Courcoux reprend une distinction communément faite entre, d’une part, l’ère industrielle (ou l’« ère des machines ») qui « atteint son point culminant dans la généralisation des paradigmes tayloristes et fordiste » et dont les innovation technologiques telles que « la machine à vapeur, le chemin de fer et l’automobile restent exemplaires », et, d’autre part, l’« ère des technologies dites postindustrielles », qui « se caractérise, dans un premier temps (jusque vers le milieu des années 1980), par le développement des supports électroniques et des microprocesseurs, l’avènement de l’automatisation, de la bureautique, de l’aérospatial, de l’informatisation, de la carte de crédit, de la vidéo, l’inflation des dispositifs vidéoludiques, puis, dans un second temps, dès le milieu des années 1990, par l’émergence de l’Internet et du world wide web (…), du téléphone mobile, de la génétique, des technologies numériques, des neurosciences cognitives ainsi que des bio et nanotechnologies » (p. 24-25).

6 Richard Slotkin, Regeneration Though Violence : The Mythology of the American Frontier, 1600-1860, Middletown, Wesleyan University Press, 1973 ; Gunfighter Nation : The Myth of the Frontier in the Age of Industrialization, 1800-1890, Middletown, Wesleyan University Press, 1985 ; Gunfighter Nation : The Myth of the Frontier in Twentieth-Century America, Norman, University of Oklahoma Press, 1998 [1992].

7 Son ouvrage majeur sur le sujet (Männerphantasien, Verlag Roter Stern, 1977) a été partiellement traduit en français par Christophe Lucchese : Klaus Theweleit, Fantasmâlgories, Paris, L’Arche, 2016.

8 Comme le résume Courcoux, les miliciens étudiés par Theweleit « associent presque systématiquement, dans leurs textes, la menace bolchevique à une masse informe et envahissante, à de la boue, à une « marée rouge » submergeante et liquéfiante, aux femmes libidinales qui sont censées composer cette menace, à une entité toujours mouvante, visqueuse et abjecte qui est sur le point de les engloutir et face à laquelle ils s’emploient à affirmer la fermeté, la verticalité et l’unité de leur corps-armure (…) » (p. 174).

9 Dans son ouvrage classique sur le cinéma des années 1980, Hard Bodies : Hollywood Masculinity in the Reagan Era (Rutgers University Press, New Brunswick, 1994), Susan Jeffords montre comment les « corps durs (hard bodies) » de stars comme Sylvester Stallone ou Arnold Schwarzenegger, ont incarné un fantasme de remasculinisation nationale en réaction à la défaite du Vietnam et aux nombreux mouvements contestataires qui ont traversé la société américaine pendant les deux décennies précédentes.

10 Reprenant une idée développée par Richard Dyer dans White (1997), Courcoux rappelle que « cet usage de l’eau ou de la sueur sur un corps musclé, qui vise à le transformer en une pure surface lisse, en même temps qu’à en souligner les formes, fait écho à l’utilisation de l’huile dans le cadre du culturisme très en vogue dans les années 1980 » (p. 198).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Jules Sandeau, « Charles-Antoine Courcoux, Des machines et des hommes. Masculinité et technologie dans le cinéma américain contemporain »Genre en séries [En ligne], 9 | 2019, mis en ligne le 01 mai 2019, consulté le 16 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ges/398 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ges.398

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Auteur

Jules Sandeau

Jules Sandeau est docteur en études cinématographiques et actuellement ATER à l’Université Paul-Valéry-Montpellier. Soutenue en 2017, sa thèse était consacrée à la persona de Katharine Hepburn et à sa réception aux États-Unis. À la croisée des approches socio-culturelles, des star studies et des études de réception, ses recherches portent principalement sur le cinéma hollywoodien classique et contemporain.

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