1Le monde du vidéoclip musical peut s’envisager comme un grand défilé de corps engagés dans des performances spectaculaires qui sont aussi d’intensives performances de genre (Butler, 1990) ; à cet égard, il constitue une scène privilégiée pour la construction et la négociation des identités culturelles associées au masculin et au féminin. Le clip doit cela d’abord à ses caractéristiques de composition : sa forme brève et intensive, propice à la surenchère figurative et à peu près dénuée de dialogues ou de développements narratifs complexes, a pour effet de centrer l’attention sur les corps comme matière première de la représentation. Mais le clip doit aussi son engagement avec les identités culturelles au rapport étroit qu’il entretient avec la musique populaire : d’une part parce que « l’insistance sur le corps des interprètes est sans doute la manière la plus manifeste que la pop a de mettre les subjectivités en débat » (Gayraud, 2018 : 225) ; d’autre part parce que les paroles des chansons populaires placent souvent à l’avant-plan les thèmes de l’amour et du désir, qui entraînent souvent, dans les vidéos correspondantes, des enjeux saillants du point de vue des représentations de genre.
- 1 Voir les trois volets de la « série » des Dreamworlds (1991, 1997, 2007) réalisés par Sut Jhally.
- 2 En ce sens, les discours sur le clip reflètent les évolutions générales des discours sur le genre.
2Si le clip a généré pléthore de discours impliquant le genre (études universitaires, essais critiques, tribunes d’opinion, rapports gouvernementaux, films documentaires1, etc.), c’est surtout la représentation des corps féminins qui a jusqu’ici été au cœur des préoccupations, celle des corps masculins étant beaucoup moins abordée (ou alors « en creux », à titre de comparaison)2. Nous proposons dans cet article une perspective centrée sur la question des masculinités, ces dernières étant bien sûr toutes aussi contingentes et performées que les féminités – les deux s’entre-définissant d’ailleurs l’une l’autre constamment sur les écrans. Dans cette perspective, quelles dynamiques sensorielles et affectives les clips de hard rock et de heavy metal des débuts de MTV proposaient-ils à leurs audio-visionneur·ses ? Quels rapports entre hommes et femmes ces clips mettaient-ils en scène ? En quoi nous aident-ils à comprendre certaines façons de se définir en tant qu’homme dans le contexte social, politique et médiatique des années 1980 ? Derrière la mise en scène de stéréotypes sexuels et de genre semblant accordés aux codes de la masculinité hégémonique (Connell, 1995), que nous communiquent ces objets audiovisuels sur la construction d’un sujet masculin peut-être plus ambigu qu’il n’y paraît ?
- 3 Voir par exemple « l’échelle du sexisme » proposée par Richard C. Vincent, Dennis K. Davis & Lily A (...)
3Bien que le clip puisse parfois constituer un vecteur de contre-représentations vis-à-vis des codes dominants sous-tendant les rôles genrés traditionnels, c’est surtout la dimension sexiste3 de ce secteur de création qui a été soulignée, au point d’être devenue quasiment proverbiale. Nourri par l’examen de certains clips individuels, ce constat s’est également imposé aux observateur·ices sous l’effet d’accumulation que pouvait produire le visionnage au long cours de l’antenne de la chaîne câblée MTV, créée en 1981, sans doute un des spectacles sexuels les plus insistants auxquels on pouvait alors accéder sur les médias grand public – même s’il s’agissait en l’occurrence d’une forme assez candide et glamour d’érotisme (Turner, 2011) –, et dont le cœur de programmation a longtemps consisté en un incessant enchaînement de vidéoclips (c’était notamment le cas au cours de la décennie 1980). MTV s’affirmait alors aux États-Unis (et en Europe à partir de l’ouverture de ses antennes sur ce continent en 1987) comme un véritable phénomène culturel et générationnel (Wen-Sun et Lull, 1986). Cet impact sur la culture populaire et le plébiscite que lui a octroyé la jeunesse ont eu pour effets de la placer au centre de nombreuses polémiques dans l’espace public et médiatique. Depuis la gauche libérale (qui s’inquiétait de la dépolitisation « postmoderne » de l’antenne de MTV) jusqu’à la droite conservatrice (qui s’alarmait de certains de ses contenus jugés immoraux), la majeure partie des commentateurs se sont retrouvés pour brocarder la superficialité et la nocivité de la chaîne, ainsi que la passivité de ses jeunes et influençables spectateur·ices (Péquignot, 2010).
- 4 L’étude de Steven A. Seidman, portant sur 180 clips, montre qu’un tiers des femmes apparaissant dan (...)
4Dans ce contexte critique, la mise en série de représentations érotiques des femmes constitue un point d’achoppement récurrent. On pointe alors le déséquilibre entre hommes et femmes qui règne sur l’antenne de MTV, le fait que les stars féminines y sont beaucoup plus souvent objectifiées et sexualisées que leurs homologues masculines (Seidman, 1992)4, le fait que les clips regorgent par ailleurs de corps féminins dénués d’agentivité (Sommers-Flanagan, Sommers-Flanagan et Davis, 1993), relégués au rang de « trophées » associés au « style de vie » des interprètes masculins, ou à celui de eye candies (Oppliger, 2008) pour un regard spectatoriel implicitement défini comme hétérosexuel et masculin. Le secteur du clip n’a évidemment pas l’exclusivité de ces codes que l’on retrouve dans la plupart des médias visuels grand public (Mulvey, 1975). Et il prolonge, plutôt qu’il ne bouleverse, l’histoire des représentations genrées dans les spectacles musicaux (depuis les spectacles de cabaret jusqu’aux comédies musicales hollywoodiennes), qui ont souvent insisté sur la fétichisation des interprètes et ont particulièrement mis en avant les corps féminins en tant qu’objets de désir. Mais à l’ère de MTV et de la mise en boucle de ce type de représentations, le vidéoclip musical prend une part particulièrement visible dans cette opération.
5Diane Railton et Paul Watson observent que les discours déplorant frontalement le sexisme des clips sont souvent fondés sur des principes qui les amènent du côté de la posture morale et de la prescription, à savoir : l’idée que les images médiatiques des femmes ont une influence directe sur la façon dont les femmes vont être perçues dans la vie réelle ; la distinction de ces images entre « bonnes » et « mauvaises », « positives » et « négatives », « progressistes » et « réactionnaires » ; des assomptions plus ou moins explicites sur la façon dont les femmes devraient « être » et « être perçues » dans l’espace social (Railton et Watson, 2011). Ils suggèrent d’approcher de façon plus complexe les liens entre le réel et les représentations, en replaçant chacune d’entre elles dans un contexte global de messages médiatiques au sein duquel les individus braconnent pour se construire et se définir. C’est dans cette perspective que se situent certaines études (Lewis, 1990 ; Stockbridge, 1990) sur la spectature des jeunes femmes qui, à rebours du paradigme des « effets directs » des médias, mettent en avant la diversité des réceptions et des interprétations possibles des vidéoclips, ainsi que les capacités de réappropriation propres aux différents groupes sociaux. Sans empêcher la critique de certains contenus ni le questionnement sur leur influence, cette approche permet de relativiser les paniques morales que des agents sociaux souvent extérieurs aux cultures musicales et vidéographiques concernées projettent sur la spectature de leurs jeunes concitoyens. Elle suggère que le problème majeur que pose l’expression des fantasmes hétérosexuels masculins dans les clips vient moins de ces fantasmes en tant que tels que de leur quasi-hégémonie, c’est-à-dire du fait que MTV accorde comparativement peu de place à d’autres types de représentations, susceptibles de dessiner un éventail de possibles genrés et sexuels plus vaste.
- 5 Ils participent en fait de ce que Deena Weinstein appelle le « lite » metal.
- 6 Permise par le site imdb.com, qui répertorie l’ensemble des clips diffusés dans cette émission annu (...)
- 7 En 1986, des artistes comme Bon Jovi, ZZ Top, INXS, Van Halen et Mötley Crüe, notamment, font figur (...)
6Or, sur l’antenne de MTV dans la seconde moitié des années 1980, un genre musical se taille la part du lion : le hard’n’heavy. Comme d’autres avant nous, nous regroupons sous ce « mot-pavillon » (Hein, 2004) deux genres apparus au cours de la décennie 1970, le hard rock et le heavy metal, qui sont le plus souvent rassemblés dans les discours en raison de leurs nombreuses caractéristiques communes : intensification de la formule du blues-rock (« plus lourd, plus vite, plus fort »), distorsions sonores, accordage bas des instruments à corde, mise en avant du riff et de la guitare solo, jeu de batterie puissant et riche en événements, chant masculin aigu et agressif, culture du refrain mnémonique, etc. Dans les années 1980, à la différence de leurs confrères œuvrant dans des genres de metal plus confidentiels et radicaux (thrash, black, death, etc.), les artistes hard’n’heavy ont également en commun de régulièrement intégrer les médias musicaux grand public5 (Weinstein, 2015 : 225). De fait, durant la période 1983‑1990, les groupes hard’n’heavy connaissent sur MTV une étonnante surexposition médiatique, avec des programmes dédiés (Heavy Metal Mania, Headbanger’s Ball), et des clips placés en rotation lourde sur l’antenne de la chaîne : la consultation des classements « MTV Top 100 Videos of The Year »6 de cette période est éloquente quant à la popularité d’artistes (Aerosmith, Bon Jovi, Billy Idol, Def Leppard, Mötley Crüe, Poison, Van Halen, Whitesnake, etc.) dont les clips étaient alors multidiffusés, au même titre que ceux de mastodontes de l’industrie musicale pop comme Michael Jackson, Madonna, ou encore U27.
- 8 Cela amène William Straw à parler d’une « nouvelle culture de la pin-up » (Straw, 1988).
- 9 On observe d’ailleurs, dans l’univers audiovisuel de l’époque, de nombreuses parodies du style glam (...)
7Ce succès s’explique en partie par le nouveau régime de visibilité médiatique que le format du clip confère aux artistes musicaux, en rendant leur popularité davantage dépendante de critères liés à l’image. Certes, l’enjeu du look dans l’établissement de la persona d’un artiste musical et dans l’ampleur de son succès commercial opère depuis bien plus longtemps que MTV – on pourrait remonter aux portraits de solistes ou de vocalistes dans la peinture des xviie et xviiie siècles (Gétreau, 2017), ou encore à la « conquête » de la télévision par les artistes du rock’n’roll dans les années 1950-60 (Forman, 2012). Mais, dans les années 1980, la chaîne câblée amplifie cet enjeu avec une soudaineté et une ampleur qui frappent les observateur·ices (Straw, 1988)8. En cause, la surintensité que le clip, en tant que forme brève et peu narrative, peut se permettre en termes de poses charismatiques et iconiques. Or, les artistes de hard’n’heavy de cette période, largement influencés par le hard rock et le glam rock de la décennie 1970 (Kiss, Alice Cooper, New York Dolls), développent justement une culture de l’extravagance vestimentaire et capillaire (on parlera parfois de « glam metal », voire de « hair metal », pour les moquer9 [Bannister, 2006]), et importent dans le monde du clip l’univers visuel de leurs prestations scéniques, réputées particulièrement théâtrales et spectaculaires. Lors des tournages des vidéos, ils se révèlent des performeurs dévoués, alternant entre les registres du charisme héroïque et de l’humour potache, en habitant de façon efficace certains rôles-clichés valorisants (ceux du tough guy, du maverick, du bad boy). Bref, ils étaient « taillés pour MTV ». Il reste à examiner comment, dans le contexte fourni par cette nouvelle chaîne, le registre esthétique de la performance visuelle de la musique s’articule avec le registre culturel et politique de la performativité masculine.
- 10 Robert Walser observe en tout cas que ce sont ces groupes à l’apparence glam qui entraînent une pre (...)
8Prolongeant l’univers visuel de leurs pochettes de disques et de leurs concerts, certains musiciens de hard’n’heavy (au premier rang desquels ceux de Poison, Mötley Crüe, Twisted Sister ou Cinderella), imposent dans l’imagerie populaire de leur temps une masculinité paradoxale, oscillant entre une apparence androgyne (cheveux longs et permanentés, maquillages, talons hauts, pantalons en cuir, vêtements échancrés) et des attitudes conquérantes au virilisme superlatif. Les implications de cet assemblage sont complexes. S’agit-il de renforcer la masculinité traditionnelle par l’appropriation des puissances spectaculaires de gestes, d’attitudes et d’accessoires encodés comme féminins, en construisant pour les interprètes une virilité à ce point exacerbée qu’elle résisterait au fait d’arborer ces accoutrements ? Ou bien s’agit-il de problématiser la masculinité traditionnelle en la nuançant par une forme de semi-travestissement, en incluant ainsi certains codes féminins au sein d’une expression de violence et de puissance potentiellement émancipatrice pour les spectatrices car d’ordinaire conçue comme un privilège masculin (Walser, 1993)10 ? C’est un débat au long cours qui, avant d’être investi par la critique féministe, a largement pris place dans la presse spécialisée en hard’n’heavy, particulièrement dans son courrier des lecteurs (Walser, 1993 ; Klypchak, 2007). On y observe notamment que, bien que clivante chez les amateur·ices de hard’n’heavy (et donc potentiellement subversive en termes de normes genrées), l’androgynie pose relativement peu de problèmes à condition d’être contrebalancée par des signes compensatoires associées à l’authenticité musicale rock et à l’hétéronormativité : postures macho, storytelling sur les frasques privées des musiciens, désir hétérosexuel énoncé sans ambages dans les paroles des chansons – comme l’illustrent les textes du groupe Poison, réputé pour avoir poussé à son paroxysme le style visuel glam. Leurs vidéoclips (par exemple « I Want Action » et « Talk Dirty To Me » en 1987) deviennent ainsi le lieu privilégié de cette rencontre entre androgynie et hypervirilisme.
- 11 Ce retard dans l’apparition du groupe à l’image, qui opère de façon à rendre cette apparition événe (...)
9La vidéo de Kiss « Lick It Up » (réal. Gordon Hessler, 1983) est également exemplaire de cette tendance. Elle commence à faire apparaître le groupe à travers une série de plans sur leurs chaussures montantes excentriques (vecteurs d’ambiguïté genrée), avant de les installer dans une situation de séduction plus conventionnelle, en leur faisant chanter leur morceau (au titre éloquent) devant une horde de sauvageonnes peuplant un monde fictionnel d’anticipation11. Ce clip croise également virilisme et androgynie à l’intérieur même du groupe, avec la cohabitation de la masculinité hypertrophiée du bassiste Gene Simmons (torse carré et velu, poses « macho ») et du style plus ambigu du guitariste Vinnie Vincent (guitare rose, débardeur échancré, poses glam). Ce mélange des styles disparaîtra de leur vidéo suivante, « All Hell’s Breaking Loose » (1984), qui reprend le même cadre post-apocalyptique que « Lick It Up », mais montre les membres du groupe dans des attitudes de terreurs des rues beaucoup plus uniformément tournées vers l’ultra-virilité. La même année, dans le clip de « Looks That Kill » (réal. Marcelo Epstein, 1983), c’est également dans un décor futuriste que l’on retrouve les musiciens de Mötley Crüe, habillés en harnais de cuir, coiffés et maquillés de façon extravagante : ce sont eux, en fait, plus encore que la femme tentatrice évoquée par les paroles de leur chanson, qui ont les « looks that kill ». Cette apparence à la fois androgyne et guerrière (car évoquant des peintures tribales) est toutefois désignée comme faisant partie d’un imaginaire dystopique de convention, et n’est pas censée mettre en jeu les musiciens dans la vie réelle – des éléments de leur présence médiatique offstage les montrent dans un habillement beaucoup plus conventionnel (Klypchak, 2007 : 148). Et les Mötley Crüe opèreront eux aussi, par la suite, un retour vers des accoutrements et attitudes plus traditionnellement machos, comme dans le clip « Girls, Girls, Girls » (réal. Wayne Isham, 1987) qui les représente comme un gang de motards en virée dans les clubs de strip-tease du Hollywood Boulevard.
- 12 Weinstein souligne toutefois que l’audience de ces groupes s’est diversifiée, notamment du fait de (...)
10Les paroles des chansons hard’n’heavy peuvent prendre en charge des thèmes variés : états d’âme reliés à la colère et à la frustration, éloge de la liberté individuelle et de la camaraderie de groupe, énergies de vie liées à la fête, à la drogue ou à la vitesse, etc. Dans la lignée de ce que l’on a parfois appelé le cock rock, elles abordent couramment l’expression du désir masculin hétérosexuel, sous la forme du romantisme de l’affect amoureux (notamment dans la sous-catégorie de la power ballad) ou de l’affirmation (joyeuse ou douloureuse) de l’attirance sexuelle envers une ou des femmes(s). Le hard’n’heavy des années 1980, quasi-intégralement joué par des hommes, constitue un mode particulièrement entraînant d’expression de ces thématiques, qui s’incarnent notamment dans d’entêtants riffings, des soli de guitare étendus, et des refrains fédérateurs, destinés à être chantés à l’unisson lors des concerts. Entre hédonisme décomplexé et souffrance sublimée, les groupes de hard’n’heavy cultivent une dimension dionysiaque (Weinstein, 2000 : 38) qui entre en résonance avec certaines expériences de vie du noyau dur de leur public, majoritairement composé de jeunes hommes blancs déclassés12. Si ces questions ne leur sont pas exclusives (elles se posent pour l’ensemble des clips diffusés par MTV), les clips de hard’n’heavy présentent toutefois plusieurs spécificités, aussi bien dans leur traitement du désir sexuel et de l’affect amoureux que dans leur façon de performer les masculinités sur les plans thématique et stylistique.
- 13 Robert Walser souligne comme résultat de ses enquêtes auprès des fans de metal le fait que ces dern (...)
11Ces aspects les ont souvent désignés comme une cible privilégiée pour des discours contempteurs provenant d’acteurs sociaux (la Parents Music Resource Center, le premier volet de la série de documentaires Dreamworlds, le livre d’E. Ann Kaplan en 1987 par exemple) extérieurs à cette culture musicale. Cette position les conduisait à aborder les images des clips et les paroles des chansons de façon très littérale, sans prendre en compte une pratique de lecture ironique et distanciée courante chez les amateur·ices de metal. Si l’approche par le prisme du genre musical ne va pas toujours de soi dans les music video studies (dans la mesure où des vidéos appartenant à des genres musicaux différents peuvent se ressembler en tous points, et qu’à l’inverse des vidéos appartenant à un même genre musical peuvent être extrêmement disparates), elle se révèle donc pleinement justifiée pour accorder l’analyse visuelle des clips avec une culture musicale qu’ils illustrent autant qu’ils contribuent à la construire (Strachan, 2006). Cette approche par le genre musical se justifie également par le fait que les clips ne sont pas seulement un support de représentation visuelle ou de discours : ils constituent aussi et surtout des expériences musico-visuelles, où la musique vient en premier, préexiste aux images, et contribue à leur donner leurs formes, leurs dynamiques et leurs significations. Ce lien avec une consommation culturelle musicale13 (Walser, 1993 : 113) est rarement considéré à sa juste mesure dans les études émanant de chercheur·ses en media et film studies, qui abordent souvent les clips comme elles aborderaient n’importe quel autre objet audiovisuel, en ignorant ou minimisant la part de la musique dans les processus de composition et de réception. La musico-vision sollicite pourtant les corps spectatoriels de façon intense et singulière, et la prendre en compte permet de mieux appréhender les expériences que les clips communiquent à leurs « audio-visionneur·ses » : moins l’élaboration de récits cohérents ou de discours structurés dans des mondes stables, que la proposition de processus énergétiques impulsés par la musique (music driven), producteurs d’« affects incarnés » (Shaviro, 2010 ; Bonde Korsgaard, 2017) qui s’éprouvent charnellement. Ainsi, pour comprendre les performances masculines dans les clips de hard’n’heavy, faut-il s’attacher, non seulement à leurs contenus de représentation, mais également à leurs effets musico‑visuels. C’est ainsi que ces vidéos peuvent nous donner accès à certaines dimensions cachées de ce que Robert W. Connell appelle la masculinité hégémonique. Elles constituent à cet égard de précieux objets d’analyse pour rendre compte des dynamiques d’une subjectivité hétéro-masculine fin-de-siècle qui les englobe et les dépasse, et à laquelle elles fournissent, par leurs dynamiques et leurs excès-mêmes, un accès privilégié.
- 14 Pour cet article, on a procédé au visionnage systématique de l’intégralité des clips aujourd’hui ac (...)
12Par rapport à un discours commun décrivant le hard’n’heavy des années 1980 comme le parangon du sexisme et de l’objectification des femmes, une des conclusions auxquelles mène un visionnage du corpus de clips du genre14 est que, dans la plupart – y compris ceux qui illustrent des chansons dont les paroles abordent explicitement le thème de la relation hétérosexuelle (comme la version 2 de « Bringin’ On The Heartbreak » de Def Leppard en 1984, dédiée à la représentation de la souffrance amoureuse du chanteur Joe Elliott, que l’on voit attaché sur le mât d’un bateau comme Ulysse dans l’épisode des sirènes) –, les femmes sont tout simplement absentes. Les clips de hard’n’heavy sont quasiment tous des clips performanciels, montrant le groupe dans son ensemble (et non seulement le chanteur, comme c’est fréquent dans d’autres genres musicaux) en train d’interpréter visuellement sa chanson sur une scène de concert. Si la proportion de ce type de clips est encore plus grande dans le hard’n’heavy que dans les autres genres diffusés par MTV, cela s’explique par les caractéristiques de cette culture musicale, dans laquelle le rituel du concert tient une place importante dans l’expérience des auditeur·ices et leur appréciation des artistes. Ce que les clips peuvent amener dans ce contexte, c’est d’abord la proximité visuelle avec les artistes, par l’intermédiaire des plans rapprochés. Ils permettent en outre d’accompagner – voire de guider – l’écoute par un découpage insistant sur les gestes des instrumentistes. C’est là un autre aspect de la culture hard’n’heavy : le fait que les morceaux musicaux incorporent fréquemment des passages d’une grande technicité, permettant aux interprètes de faire la preuve de leur dextérité instrumentale. En épousant l’élan sensible vers cette démonstration de puissance et de technique, les clips fournissent là encore aux amateur·ices de hard’n’heavy une source d’intérêt et de plaisir directement liée aux caractéristiques de ce genre musical. Certes, la fidélité des images au déroulé de la performance musicale peut connaître une certaine souplesse (par exemple, dans les clips de tubes conçus autour d’un riff de synthétiseur, comme « Jump » de Van Halen [1984] ou « The Final Countdown » d’Europe [1986], on ne voit quasiment jamais à l’écran cet instrument jugé trop pop, insuffisamment rock’n’roll) ; et bien souvent, ce qui est recherché, c’est moins l’exactitude du geste instrumental que l’énergie de son mouvement. Il n’en reste pas moins que les clips de hard’n’heavy favorisent chez leurs audio-visionneur·ses une plus grande attention à la musique, une plus grande implication dans les détails de sa composition (on perçoit très bien le passage de relais entre les deux guitares solos dans le clip de Ratt, « Round et Round », 1984), une meilleure « connaissance corporelle » de ses valeurs, de ses dynamiques et de ses significations (dans le clip de « Painkiller » de Judas Priest [1990], la concentration visuelle sur l’exécution instrumentale au moment du solo de guitare est quasiment de l’ordre du recueillement).
- 15 Voir les documentaires de Sut Jhalli.
13Si ces caractéristiques musicales (la recherche d’un mélange entre puissance et contrôle, violence et technicité) charrient avec elles des expressions liées à la résolution d’angoisses masculines (Walser, 1990 : 110), il nous semble surtout important ici de souligner que, dans leur ensemble, les clips de hard’n’heavy prêtent peu le flanc à la critique qui les désigne, en tant que genre musical, comme porteurs de représentations de corps féminins érotisés mis en série pour faire office de gratifications visuelles. Pour la plupart, ils règlent la question des rapports hommes/femmes par l’absence pure et simple de ces dernières : on est davantage dans le registre de l’exclusion que dans celui de l’exploitation voyeuriste (plus courante dans les clips liés à d’autres genres musicaux, comme le rap dans sa variante gangsta15). À la place, les clips de hard’n’heavy célèbrent avec insistance les liens de camaraderie entre hommes, souvent mise en exergue dans les clips comportant des images backstage de tournées que tourne Wayne Isham pour Mötley Crüe (« Home Sweet Home », 1985), Bon Jovi (« Wanted Dead Or Alive », 1986) et Def Leppard (« Pour Some Sugar On Me », 1987), ou ceux que tourne Nick Morris pour Warrant (« Heaven », 1988) et Cinderella (« The Last Mile », 1989). Ces univers homo-sociaux, remplis d’images de rebelles à succès, sont alors à peine entrecoupés, au moment des concerts, par une poignée de contrechamps sur d’accortes spectatrices. Malgré l’aura entourant des musiciens auxquels les récits médiatiques prêtent souvent de multiples conquêtes, rares sont les clips qui, à l’instar du « Slip the Lip » de Ratt (1986), poussent cette thématique de l’aftershow jusqu’à l’évocation d’un rapport sexuel avec une admiratrice.
- 16 Dans cette perspective, Walser (p. 116) mentionne notamment l’existence d’une Gay Metal Society bas (...)
14Les clips performanciels de Def Leppard, « Photograph » (réal. David Mallet, 1983) et « Women » (réal. Jean Pellerin, 1987) insistent plutôt sur la complicité confinant à la bromance, non-avare de contacts physiques, entre le chanteur Joe Elliott et le guitariste Phil Collen. Opère ici une potentielle érotisation de l’amitié masculine, qui s’exprime en tenant à distance les interactions physiques avec des femmes : les seules que l’on voit dans « Women » sont des robots apparaissant dans un magazine illustré lu par un jeune garçon, et dans « Photograph », elles se trouvent… dans des cages (nous y reviendrons). Quant au clip de « Me and My Wine » (réal. David Mallet, 1984), il propose une vision du groupe vivant dans une sorte de colocation. Cette homo-socialité adolescente aux vertus rassurantes peut aller jusqu’à un certain homo-érotisme, certains clips n’hésitant pas à faire des clins d’œil à la culture érotique gay (comme le combo sauna-douches au début de « Hot Rockin’ » de Judas Priest, réalisé par Julien Temple en 1981), et d’autres à insister sur la beauté physique des artistes16, comme les langoureux gros plan sur le visage du chanteur d’Europe Joey Tempest dans le clip de « The Final Countdown » (réal. Nick Morris, 1986), ou l’effeuillage provocant de Billy Idol dans le clip de « White Wedding » (réal. David Mallet, 1982) – même si cette érotisation reste toujours indissociable de la performance artistique musicale.
15Ce constat fondé sur une observation de l’ensemble du corpus n’implique pas que les discours qui fustigent les clips de hard’n’heavy pour les représentations qu’ils donnent des femmes soient fondés sur une illusion – tout au plus sur une généralisation hâtive. Cette dernière s’explique par l’impact dans la culture populaire qu’eurent certains de ces clips qui mettaient en scène des femmes en faisant de leur présence un enjeu important de la composition. Minoritaires dans le genre, ces clips ont pris la lumière car la chaîne MTV (aux critères porno-chics de laquelle ils correspondaient souvent) les a multi-diffusés. C’est ainsi qu’ils en sont arrivés à subsumer l’entière catégorie des clips de hard’n’heavy, alors qu’ils n’en constituent qu’une proportion réduite. C’est de ces clips-là, à présent, que nous allons parler, dans la mesure où, en plaçant les hommes et les femmes dans un rapport explicite de distinction, ils concentrent des éléments qui permettent d’approfondir notre analyse sur les expressions musico-visuelles des masculinités hard’n’heavy.
16Revenons dans cette perspective sur le clip de « Looks That Kill » (1983). Au début de la vidéo, les Mötley Crüe emprisonnent dans un enclos une horde de sauvageonnes sexys et malfaisantes. C’est le prélude à l’aspect performanciel du clip, les Crüe paraissant ne pouvoir jouer leur musique que lorsque ces femmes sont maintenues à l’écart et sous contrôle. Les images du clip insistent ainsi de façon explicite sur le thème de l’affrontement entre hommes et femmes, déjà présent dans les paroles de la chanson qui décrivent la situation archétypale d’un homme pris au piège sentimental d’une sorte de femme fatale. Le péril n’est cependant écarté qu’un temps, jusqu’à l’apparition d’une créature féminine surnaturelle, qui libère ses congénères de leur enclos et accable les musiciens de ses sorts, altérant leur production et endommageant leurs instruments (dont cette guitare phallique frappée d’un éclair tandis que le musicien Mick Mars lâche vers le ciel un rictus de douleur en même temps qu’un solo plaintif, à 2.20). Quant au chanteur, Vince Neil, comme ensorcelé, il abandonne ses camarades pour suivre la sorcière. Le récit prend alors en charge un aspect de la biographie médiatique du groupe Mötley Crüe, dont le potentiel créatif est fréquemment mis en péril par l’obsession sexuelle de Neil, qui l’empêche de s’investir comme il le devrait dans l’activité musicale. On retrouve ici l’opposition classique entre les dynamiques de la création et les plaisirs de la chair, et l’angoisse d’être, en raison de l’investissement libidinal dans une relation avec une femme, dépossédé de son « pouvoir » artistique. Mais les membres du groupe encerclent cette figure de femme menaçante afin de la faire disparaître, et réaffirment ainsi leur unité et leur créativité, symbolisée par la forme du pentagramme qui glisse sur l’image en surimpression au moment où chanteur et bassiste reprennent en chœur, fraternellement, le refrain fédérateur de la chanson. Le clip retrouve alors l’énergie musico-visuelle qu’il avait un temps délaissée, les péripéties autour du personnage de la sorcière ayant marqué une certaine désynchronisation entre la chanson et le récit visuel. Alors que ce dernier vient d’éradiquer toute présence féminine, la vidéo s’achève sur la célébration de la puissance et de la vitalité d’un monde exclusivement masculin. Ce sera encore le cas dans un autre clip de Mötley Crüe, « Don’t Go Away Mad (Just Go Away) » (réal. Mary Lambert, 1990), dans lequel le pic de « plaisir » musico-visuel se situe sur le refrain où tous les membres du groupe (initialement séparés les uns des autres) se retrouvent pour jouer ensemble dans une émulatrice camaraderie masculine – la femme à laquelle s’adresse le texte de la chanson (désignée dans le clip comme une amante de Vince Neil) ayant depuis longtemps plié bagage et déserté l’image. Notons enfin que l’on retrouve des éléments de composition comparables à ceux de « Looks That Kill » (décor de S-F en carton-pâte, opposition entre le groupe d’hommes musiciens et une femme surpuissante et nocive dont il se débarrasse à la fin, dimension phallique et plaintive du solo de guitare, etc.) dans le clip de « Shame, Shame, Shame » de Ratt (1990), qui accompagne une chanson aux paroles vengeresses, celles d’un amant délaissé à l’égard d’une femme qui lui fut infidèle.
17Le motif archétypal de la magicienne, à la fois désirable et dangereuse, se retrouve dans plusieurs clips de Def Leppard réalisés par David Mallet en 1983 : dans « Foolin », il est question d’une jeune sorcière torturant le personnage-chanteur par l’intermédiaire d’une boule de cristal, tout l’enjeu pour ce personnage (que les paroles de la chanson présentent comme victime de la sincérité de son affect pour une femme insaisissable) étant de se libérer de cette influence négative ; dans le clip de « Rock of Ages », c’est cette fois une druidesse qui se trouve ligotée à un arbre à côté de la scène où se produit le groupe, avant de disparaître dans un jet de flammes au moment du solo de guitare de Phil Collen (le clip liant explicitement ces deux actions par un montage alterné). Ce motif apparaît encore dans les clips d’autres groupes réalisés par David Mallet (dont l’influence semble ici déterminante), comme ceux de Dokken : « Into The fire » (1985), où les femmes sont présentées comme des créatures occultes attirant en enfer les membres du groupe, au rythme d’un morceau dont les paroles comparent à une possession démoniaque la souffrance liée à l’affect amoureux ; et « Heaven Sent » (1987), où le personnage féminin auquel le chant s’adresse est filmé, alternativement, comme une jeune femme de son temps déambulant dans une ville nocturne, et comme une instigatrice de messes noires dans un décor de crypte gothique. Elle n’occupe jamais l’image avec le personnage-chanteur, seul le montage (associé aux paroles d’une chanson évoquant, là encore, la souffrance amoureuse) crée un lien entre eux, les accords mineurs des guitares et le solo d’inspiration baroque concourant à l’atmosphère emphatiquement dramatique de l’ensemble. C’est à l’aune de ces représentations occultes de femmes surpuissantes que l’on peut relire les clips des power ballads sentimentales « Love Bites » de Def Leppard (réal. Jean Pellerin, 1988) et « Without You » de Mötley Crüe (réal. Mary Lambert, 1989), dans lesquelles les femmes-destinataires du chant de souffrance masculin sont ponctuellement figurées, dans des poses muettes et solitaires. Ce type de montage alterné était alors très courant dans les clips tous genres confondus, mais les connotations amenées par la musique hard’n’heavy chargent ici ces images des femmes d’une dimension particulièrement sombre et auratique : elles paraissent dangereuses, alors même qu’elles sont dénuées d’agentivité.
18Une autre façon de tenir les femmes à distance est de les parquer. C’est ainsi que le motif des femmes en cage se retrouve à plusieurs reprises dans les vidéos de hard’n’heavy de l’époque, notamment dans le clip pour le morceau de Def Leppard, « Photograph » (1983), réalisé par David Mallet. La chanson évoque bien une femme : une star de cinéma, inaccessible et intouchable, à laquelle le chanteur déclare un amour transi et fantasmatique. Elle s’incarne à l’écran sous les traits d’un ersatz de Marilyn Monroe promise à un funeste destin (des coupures de presse l’annoncent victime d’un féminicide). Si celle-là n’est pas emprisonnée – sinon métaphoriquement, par les rais du destin –, c’est en fait vers le milieu du clip (à 2.40), au moment du solo de guitare, que la caméra panote sur un côté de la scène, et révèle la présence de plusieurs femmes animalisées, dents et griffes dehors, parquées derrière un grillage qui les empêche d’atteindre les musiciens. L’alternance organisée par le montage entre ces groupies sauvages et le motif phallique du manche de guitare fièrement dressé laisse alors entendre que l’expression artistique musicale, dont le solo de guitare est en quelque sorte le climax en termes de dextérité, de technique, et d’inspiration, ne prend toute sa mesure qu’à partir du moment où le corps féminin, clairement une source d’inspiration pour la chanson, est canalisé, contemplé mais tenu à distance, à disposition du fantasme dont il conditionne l’expressivité, mais en dehors de toute possibilité relationnelle. Quant au pic de la performance du chanteur (« I Wanna Touch You / Aaaaah », à 3.27), il s’accompagne à l’image d’une allégorie de la guerre des sexes, celle d’un talon haut s’enfonçant dans un visage.
19Cela pourrait-il arriver si les hommes se trouvaient, avec les femmes, à l’intérieur de la cage ? C’est à cette question que le clip « Locked In » de Judas Priest (réal. Wayne Isham, 1986) semble vouloir répondre en 1986. Les membres du groupe incarnent avec détachement les protagonistes d’un court récit dans lequel le chanteur Rob Halford (qui n’avait à l’époque pas fait son coming-out public) se fait happer dans une sorte de citadelle dirigée par une horde de femmes sauvages qui emprisonnent les hommes, les torturent, et finissent par les dévorer. Il s’agit d’une prise en charge métaphorique assez radicale du thème de la chanson, qui évoque, là encore assez classiquement, la passion amoureuse comme une situation d’asservissement. Les acolytes d’Halford, infiltrés dans l’édifice, finissent par le libérer, et le gang peut ensuite reprendre la route sur ses rugissantes motos. Tout cela est filtré par un surprenant mélange entre un certain luxe de moyens (décors, mouvements de grues, figuration, etc.) et une décontraction nanaresque consciente et assumée, comme si tout le monde sur le plateau était conscient du ridicule achevé de cette courte parabole sur les rapports hommes-femmes, ici clairement traitée au second degré. De façon plus mélodramatique, le thème du piège sentimental s’incarne dans la série de clips réalisés par Marty Callner pour Whitesnake en 1987. De l’expression du désir torturant de « Still of The Night » jusqu’à la revendication d’émancipation par le célibat de « Here I Go Again », en passant par les affres d’une relation amour-haine dans « Is This Love ? », le dispositif est à chaque fois le même : celui d’un montage alterné, entre un espace performanciel où le frontman David Cloverdale et ses musiciens interprètent leur morceau sur une scène stylisée, et un espace « fictionnel » où le même Cloverdale, désormais personnage de l’histoire d’amour racontée, cohabite à l’image avec le mannequin Tawny Kitten (qui entretenait alors avec lui une romance sulfureuse à la ville). Comptant parmi les premières véritables stars non-musiciennes de l’ère MTV, Tawny Kitaen constitue l’incarnation paradigmatique de la video vixen : une performeuse visuelle accédant à la notoriété pour son « offrande de chair » (Williams, 2014) à l’intérieur d’une série de clips. À l’inverse d’un Cloverdale exprimant sa subjectivité tourmentée sans mettre en jeu son corps autrement que par le chant scénique, Kitaen est reléguée au rang de personnage-destinataire muet, systématiquement sexualisée à travers une série de déambulations alanguies et de poses provocantes. C’est avec une stratégie de composition similaire (montage alterné entre la performance du groupe et une histoire où apparaît une séduisante jeune femme) qu’au début des années 1990 le réalisateur Marty Callner mettra en scène Alicia Silverstone et Liv Tyler (la fille du chanteur Steven Tyler) dans une fameuse trilogie de clips pour Aerosmith (« Amazing », « Crying » et « Crazy »). On doit également à Callner le clip particulièrement sadique de la reprise du standard rock « Wild Thing » par le comédien de stand-up Sam Kinison, dans lequel ce dernier se bat avec une femme dans une arène (représentation littérale d’une chanson aux paroles vengeresses sur l’état d’esprit d’un homme trompé par sa compagne) sous les acclamations d’un grand nombre de stars hard’n’heavy (Billy Idol, Slash, Bon Jovi, etc.) venues faire un cameo. Quant à Tawny Kitaen, elle ouvre la voie à d’autres video vixens qui viennent ainsi performer silencieusement le genre féminin dans des clips de hard’n’heavy, en apparaissant au moins autant à l’écran que les hommes musiciens, voire en leur volant la vedette.
20Dans le clip de « Cherry Pie » de Warrant (réal. Jeff Stein, 1990), Bobbie Brown (alors fiancée avec le chanteur du groupe Janie Lane) performe des rôles féminins archétypaux (de serveuse de diner par exemple), tandis que les musiciens, lorsqu’ils ne jouent pas de leurs instruments, performent des rôles masculins (de pompier, notamment) qui le sont tout autant. Contrairement aux clips dramatiques de Whitesnake, la dimension humoristique est ici patente. Alors que Kitaen était de son côté clairement singularisée à l’image, évoluant dans une dynamique contraire à celle des musiciens, dans « Cherry Pie » la dynamique musico-visuelle (morceau syncopé préfigurant presque le neo metal, et montage court articulant de nombreux zooms et dézooms) est plus inclusive et fait que tout le monde semble participer du même mouvement, de la même énergie, à la fois musicale et sexuelle (les métaphores grossières des paroles de la chanson y participent) – même si, au niveau du point de vue, le déséquilibre entre hommes (faits pour regarder) et femme (faite pour être regardée) opère toujours. D’où, peut-être, l’ambiguïté de ce clip : conçu comme une parodie des clips sexistes (Tannenbaum et Marks, 2011 : 351) qui inondaient l’antenne de MTV à la l’époque, il en reprend finalement les mêmes ingrédients (des hommes habillés en situation de création musicale, des femmes dévêtues en posture d’ornements visuels). Dans le clip de « Cradle of Love » (réal. David Fincher, 1990), en l’absence de la star Billy Idol (qui n’apparaît qu’en arrière-plan sur la télé du salon), la performance érotique de Betsy Lynn George constitue le point d’attraction principal d’un clip mettant en scène le célibat contrarié d’un homme à l’apparence geek (interprété par Joshua Townshend-Zellner) qui, au fond, ne veut pas vraiment de rapport sexuel, même lorsque ce dernier « tombe du ciel » (comme le disent les paroles de la chanson) sous la forme de la visite inattendue d’une jeune femme.
21Dans la galaxie hard’n’heavy, d’autres video vixens, plus traditionnellement, joueront des rôles d’eye candies ponctuels (comme dans « Talk Dirty To Me » de Poison [1987] et « Finish What Ya Started » de Van Halen [1988], où elles interviennent comme ornements au début du clip avant de laisser la place aux musiciens), de destinatrices muettes (comme dans le « Lay It Down » de Ratt [1985] où la playmate Marianne Gravette accueille l’invitation explicite du chanteur-locuteur Stephen Pearcy), ou de trophées entourant les interprètes masculins (comme dans les clips tournés par Nigel Dick pour le groupe Great White en 1987, « Save Your Love », « Rock Me » et « Lady Red Light »). Ces représentations accompagnent généralement des chansons aux paroles assumées comme étant légères et hédonistes. En effet, loin d’être systématiquement vécu dans la peur de la souffrance, le désir amoureux et/ou sexuel fait souvent l’objet d’une affirmation joyeuse et ingénue dans les clips de hard’n’heavy. Cet aspect-là est moins spécifique au genre, plus courant sur l’antenne de MTV en général. Ainsi, alors que son clip « Shame, Shame, Shame » ressortait plutôt d’une logique de conflit entre hommes et femme, le groupe Ratt sort dans la foulée une nouvelle vidéo pour un autre titre, « Lovin’ You Is a Dirty Job », clip exclusivement performanciel tourné dans le décor en carton-pâte du premier, dans lequel les musiciens, loin de se défendre face à une femme dangereuse, interprètent à présent leur morceau entourés de performeuses sexys et rassurantes, pour une chanson célébrant les prouesses d’un énonciateur capable de satisfaire les désirs d’une femme dotée d’un puissant appétit sexuel.
- 17 Cette chanson date de 1975, le clip dont nous parlons fut tourné douze ans plus tard.
22En témoigne également, en 1987, le clip pour le titre « Rock’n’roll All Nite » de Kiss17, qui présente un court récit humoristique dans lequel un reporter de télévision, s’invitant dans le manoir occupé par le groupe pour un reportage, tombe au milieu d’une sorte d’orgie permanente que tout annonce comme étant le quotidien du lieu. Le clip propose alors un jeu conscient avec les clichés habituellement rattachés aux rock stars (tels qu’amplifiés par certains musiciens de hard’n’heavy à cette période), tout en sollicitant le « plaisir du regard » spectatoriel en direction d’un large éventail de groupies dénudées et objectifiées. On retrouve d’ailleurs fréquemment, dans les clips de hard’n’heavy de l’époque, le motif « passif et unidimensionnel » (Weinstein, 2000 : 60) de la groupie féminine associé à une représentation valorisante et hédoniste des interprètes masculins, comme dans les vidéos tournées en 1986 par Mark Rezyka pour Cinderella, « Shake Me » et « Somebody Save Me » ; ce dernier clip présentant un twist humoristique inattendu, car les groupies qui semblaient à première vue se précipiter vers les musiciens, voulaient en fait atteindre… Jon Bon Jovi, qui se trouvait derrière eux dans le couloir. On retrouve également ce motif des groupies dans les clips de Ratt, « I Want a Woman » (1989, un montage alterné entre le groupe sur scène et des portraits de femmes backstage, recrutées lors d’un concert au Palace of Auburn Hills) et « Way Cool Jr. » (réal. Marty Callner, 1988). Cette dernière vidéo appuie le processus d’identification positive avec la rock star masculine par l’adoption, tout du long, d’une caméra subjective épousant son point de vue, au fil d’une déambulation dans un lieu de fête où les regards de toutes les femmes (interprétées par des Playmates de l’époque) se tournent vers lui à son approche, avec un mélange de désir et d’admiration. Dans cette perspective où le chant des plaisirs de l’amour s’accompagne des images d’un monde de femmes sexuellement disponibles pour les interprètes, on retrouve le réalisateur Marty Callner en 1987 aux commandes du clip « Rag Doll » d’Aerosmith, dont la partie narrative montre le chanteur Steven Tyler en quasi-proxénète – préfigurant, comme « Rock’n’roll All Nite », des représentations qui deviendront courantes dans les clips de gangsta rap qui déferleront à l’antenne de MTV dans la décennie 1990. Le genre hard’n’heavy dérivera quant à lui au début de cette décennie vers des productions musicales plus aseptisées et un érotisme plus standardisé comme celui, tout en filtres orangées, torses luisants et symboles orgiaques de « Can’t Get Enuff » de Winger, ou celui, tout en filtres bleutés, atmosphères de film noir et jets d’eau dans « Up All Night » de Slaughter (deux clips réalisés par Michael Bay en 1990). Cette évolution sera concomitante de l’estompement progressif du genre sur les chaînes de clips (même si quelques vidéos d’Aerosmith et de Guns’n’Roses y resteront multi-diffusées pendant un temps), désormais supplanté, dans le registre du rock dur, par les artistes de grunge (Nirvana, Pearl Jam), de fusion (Rage Against the Machine, Faith No More), et bientôt de neo-metal (Korn, Limp Bizkit), qui auront globalement à cœur de se distancier de l’héritage iconographique du hard’n’heavy des années 1980.
23De la sorcière à la groupie en passant par la femme fatale, c’est peu de dire que les clips liés à ce genre musical et à cette période, lorsqu’ils représentaient des femmes, ne leur offraient qu’un panel assez réduit de rôles et de possibilités d’être-au-monde – reflétant en cela l’imaginaire érotico-amoureux anxieux d’un public majoritairement jeune, masculin, hétérosexuel, péri-urbain et socialement déclassé. La situation évoluera sensiblement par la suite avec la diversification de ce public, devenu plus âgé et plus féminisé (Guibert, 2020 : 164-169). Le clip « Hot For Teacher » de Van Halen (réal. Pete Angelus, 1984) place bien ses personnages féminins dans des rôles d’enseignantes, mais, le fantasme propre à une adolescence frustrée et désœuvrée prenant le dessus sur le cadre normé de l’institution scolaire, nous les voyons finalement défiler en maillot de bain, comme pour un concours de beauté, devant une classe enthousiaste et déchaînée. Les femmes incarnaient ainsi souvent des rôles fantasmatiques et idéaux, comme dans les clips tournés par Tim Newman pour le groupe ZZ Top, notamment « Gimme All Your Lovin’ » (1983) et « Sharp Dressed Man » (1983). Ces clips mettent en scène de jeunes hommes seuls, coincés et/ou désoeuvrés, dont la vie chavire sur le passage d’un coupé Ford 1933 abritant trois sculpturales créatures féminines. Sous le haut patronage d’un autre trio, celui des musiciens occupant alternativement le rôle d’entremetteurs et de chœur antique, le héros masculin de l’histoire se trouve alors entraîné dans une aventure érotique dont la concrétisation fait systématiquement l’objet d’une ellipse, laissant l’imagination spectatorielle prendre le relais. Secourus dans leurs vies personnelles par la survenue de cet épisode, ces jeunes hommes se voient ainsi fournies les clés, non seulement du rutilant bolide, de l’intimité de leurs bonnes fées, mais également de leur propre émancipation existentielle : dans le clip de « Sharp Dressed Man », le jeune homme, devenu voiturier devant un club huppé, brimé par son collègue et ignoré par les belles clientes de l’établissement, revient de sa virée en dragster avec les trois fées habillé de pied en cap sur un grand pied, en tant que client/star de l’établissement, ayant triomphé par le moyen de l’argent et de l’apparence, et s’attirant ainsi les charmes des riches clientes du début (« Every Girl is Comin’ for a Sharp Dressed Man »). Si on ajoute à cela que Newman a, en termes de mise en scène, l’idée simple mais efficace consistant à faire en sorte que tout swingue, dans le clip, au rythme des chansons (elles-mêmes dotées d’une grande science du groove), on obtient un équilibre particulièrement efficace entre plaisir visuel et entraînement du corps, qui explique le succès de ces vidéos, propulsant chaque single correspondant dans le top 10 des ventes états-unien.
24Notre panorama des représentations genrées dans les clips de hard’n’heavy pourrait encore être complété en mentionnant l’existence de vidéos aux thématiques plus exceptionnelles, comme « Sometimes She Cries » de Warrant (réal. Nick Morris, 1989), qui raconte avec empathie (dans sa partie narrative) le destin d’une mère de famille délaissée par son compagnon, « Heavy Metal Love » d’Helix (réal. Rob Quarterly, 1983), qui propose la chorégraphie valorisante d’un corps féminin body-buildé et non-normatif (pour une chanson qui évoque l’attachement du chanteur-locuteur envers une heavy metal girl décrite comme l’opposé de la féminité conventionnelle), ou « Girlschool » de Britny Fox (1988), dans lequel la musique du groupe est explicitement adressée en tant que support émancipateur à un public intra-diégétique de lycéennes face au cadre corseté de leur institution. Certains thèmes graves, dont les femmes sont socialement les victimes majoritaires, trouvent également une représentation dans les clips de hard’n’heavy, à une époque où ils sont très peu présents ailleurs : c’est le cas du viol incestueux dans « Janie’s Got a Gun » d’Aerosmith (réal. David Fincher, 1990), et du féminicide dans « You’re All I Need » de Mötley Crüe (réal. Wayne Isham, 1987) – même si, dans ce dernier exemple, c’est à travers le point de vue tourmenté (entre ressentiment et jalousie) de l’homme criminel que l’événement est relaté. Il faudrait également évoquer la poignée de chanteuses et/ou musiciennes ayant réussi à infiltrer le milieu très masculin du hard’n’heavy avec un succès suffisant pour atteindre le stade où l’on tourne des clips, comme Joan Jett, Lita Ford ou les groupe Vixen et Girlschool. L’analyse de leurs vidéos serait fort intéressante, notamment dans la négociation permanente qui s’y joue entre l’agentivité artistique et la réification érotique (Gaar, 2002).
25Au terme de ce panorama centré sur les clips des groupes masculins de hard’n’heavy des années 1980, nous pouvons conclure en soulignant plusieurs de leurs caractéristiques. Il y a d’abord une logique d’amplification vis-à-vis des formes hédonistes et provocatrices du « cock rock », qui s’effectue avec un mélange d’humour, de théâtralité et de mauvais goût assumé. La surenchère masculiniste, que certaines lectures littérales de leurs contenus ont pointée, est ainsi souvent contrebalancée par une exhibition consciente des codes traditionnels de représentation genrées, que la pratique de la lecture distanciée, courante chez les amateur·ices de ce genre musical, permet souvent d’interpréter comme une comédie grandeur nature : on y voit finalement des hommes qui s’amusent à incarner de façon caricaturale les clichés associés à leur genre, désignant ainsi ces derniers comme étant en perte de vitesse. Même si son potentiel subversif est régulièrement compensé par d’insistantes marques d’hétéronormativité, l’ambivalence androgyne amenée par le style glam de nombreux interprètes peut ainsi se comprendre comme un jeu spontané sur les catégories sexuelles ; cette apparence compose, en lien avec la forme abrasive et puissamment cathartique de la musique hard’n’heavy, un alliage énergético-affectif relativement inédit à ce niveau d’audience populaire. Ce constat n’empêche pas la récurrence d’attitudes virilistes et de représentations de la relation amoureuse sous l’angle du romantisme doloriste, qui prolongent un partage du monde entre hommes et femmes plus traditionnel, fréquemment placé sous le signe du conflit. Dans leurs aspects les plus spécifiques, les clips de hard’n’heavy nous révèlent une masculinité-panique ne trouvant à se ressourcer que dans un monde sans femmes (à l’image), ou en tenant ces dernières à distance, dans une sphère du fantasme et de la sublimation érotique qui ne perturbe ni l’émulation créative, ni le plaisir rassurant (et parfois ambigu) de la camaraderie masculine. Ainsi, derrière une imagerie qui semble à première vue exacerber le sexisme de son contexte médiatique et culturel, on trouve l’exposition d’une masculinité qui fonctionne comme une construction culturelle contingente, devant toujours trouver de nouvelles façons d’être performée, ce que ne confirme qu’à moitié l’étiquette d’un idéal viriliste cohérent et sécurisant qu’on pourrait lui appliquer au premier abord. « Mélange de confirmation et de contradiction des mythes structurants de la masculinité hégémonique » (Walser, 1993 : 120), l’alliage musico-visuel des clips de hard’n’heavy des années 1980 sollicite ainsi des énergies et procure des plaisirs qui éclairent sous un jour complexe l’évolution des masculinités, dans une période charnière de l’histoire culturelle occidentale.