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Introduction : quand les clips font genre

Maureen Lepers et Célia Sauvage

Texte intégral

1Né dans les années 1950/1960 sous la forme qu’on lui connaît aujourd’hui – « une composition d’images qui se superpose à un morceau musical préexistant afin d’en assurer la promotion auprès du public des chaînes de télévision » (Gaudin, 2013) –, le clip vidéo a depuis fait l’objet d’un grand nombre d’ouvrages et d’articles dans des perspectives variées, dont la plupart ont d’abord été publiés outre-Atlantique. Institutionnalisé par le lancement de la chaîne MTV en 1982 à la télévision étatsunienne, le clip vidéo fait très vite l’objet d’analyses critiques (Turner, 1983 ; Hodge, 1984) avant d’être envisagé par les chercheur·es anglo-saxon·nes comme la forme médiatique postmoderne par excellence (Fiske, 1984, 1986 ; Kuan-Hsing, 1986 ; Kaplan, 1988 ; Grossberg, 1988). Deux champs de problématisation s’ouvrent alors. D’abord la dimension esthétique (par exemple Burns et Thompson, 1987), avec un focus de plus en plus prégnant sur les rapports entre l’image et le son, ce dernier étant historiquement le parent pauvre de la recherche en audiovisuel (Chion, 1990) : en 1997, l’ouvrage coordonné par Simon Frith, Andrew Goodwin et Lawrence Grossberg, Sound and Vision : The Music Video Reader envisage ainsi de concert les composantes industrielles de l’objet-clip et les spécificités des alliages formels qu’il propose (Kaiser et Spanu, 2018). Cette dimension esthétique se double ensuite d’une approche socio-culturelle : issus des cultures populaires et circulant massivement, les clips, les images qu’ils véhiculent, les représentations des corps qui les remplissent passent au crible des cultural studies à partir des années 1990. Au-delà du grand nombre d’articles ponctuels consacrés à des corpus ou à des genres musicaux spécifiques (par exemple Baxter et al., 1985 ; Lewis, 1987 ; Seidman, 1992 ; Gow, 1996 ; Alexander, 1999 ; Andsager, 1999 ; Vincent, 1999 ; Emerson, 2002), il faut ici surtout souligner la publication du central Music Videos and Representation de Diane Railton et Paul Watson en 1997. Parallèlement, puis dans le prolongement de ces premières vagues de recherche, se développe un pan des études consacrées au clip plus explicitement marqués par les ancrages épistémologiques de la socio-histoire. Situé au croisement de l’histoire des industries musicales et de la télévision, le clip fait l’objet en 2007 d’un ouvrage collectif intitulé Medium Cool. Music Videos from Soundies to Cellphones, coordonné par Roger Beebe et Jason Middleton et rassemblant des contributions issues de ces deux champs. Ces dernières se nourrissent également des recherches en histoire du cinéma sur les films des premiers temps et sur les expérimentations visuelles et sonores qui accompagnent la transition du muet au parlant (Crafton, 1997 ; Altman, 2007 ; Chamoux, 2015). Ainsi que le résume Marc Kaiser : « L’histoire du clip ne commence pas forcément avec la création de MTV, contrairement à une idée répandue. » (Kaiser et Spanu, 2018 : 10).

2L’état de la recherche française sur le vidéo clip est beaucoup plus lacunaire (Gaudin, 2011). Outre les perspectives (éminemment fertiles) ouvertes par la publication en 2019 d’un numéro spécial de la revue Volume ! intitulé Watching Music – dont certaines contributions sont symptomatiquement des traductions (par exemple Straw, 2018a [1988] ; Vernallis, 2018 [2004]) –, deux chercheurs ont surtout contribué à développer le champ des music video studies à la française. D’abord, Julien Péquignot, dont la thèse de doctorat Pour une sociologie métainterprétative : le clip et ses discours de la tentation postmoderne à la nécessité pragmatique (2010), puis l’ouvrage co‑écrit avec Laurent Jullier, Le Clip : Histoire et esthétique (2013), proposent d’envisager le clip non plus comme un objet, mais comme le produit d’un certain nombre de discours contribuant à l’élaborer comme tel. Ensuite, Antoine Gaudin s’intéresse aux spécificités esthétiques et expressives du clip dans une perspective qu’il nomme « musicovisuelle », c’est-à-dire pas seulement musicale, pas seulement visuelle, le clip étant ici considéré comme une forme somme, autonome, qui renverse les hiérarchies communément admises entre l’image et le son. Contrairement à un film, le clip invente des images pour une bande-son déjà existante et produit sur les corps des « audiospectateur·ices » des effets d’entrainement et d’engagement particuliers (Gaudin, 2018). Ailleurs, bien que des champs disciplinaires tels que les hip hop studies ou les rap studies aient pu se fédérer en France de façon active (Hammou, 2012 ; Sonnette, 2015), les clips restent globalement ignorés des corpus pris en compte dans les analyses, à l’exception de saillies ponctuelles (Hammou, 2013 ; Shuman, 2018, 2021) : aucun chapitre n’est ainsi consacré aux clipographies des rappeurs francophones dans le récent Perspectives esthétiques sur les musiques hip hop (Hammou et Carinos, 2020), ou des rappeuses étatsuniennes dans Hot, Cool and Vicious. Genre, race et sexualité dans le rap étatsunien (Djavadzadeh, 2021).

3Fort de son double ancrage en études cinématographiques et en sciences de l’information et de la communication, ce numéro de Genre en séries entend donc s’engouffrer dans les voies ouvertes par les collègues précédemment cité·es pour leur adjoindre des pistes complémentaires au prisme des outils méthodologiques et épistémologiques de l’analyse filmique et/ou audiovisuelle d’une part, des gender studies d’autre part. Deux questions ont travaillé son élaboration : d’abord, de quoi le clip est-il le nom ; ensuite, de quel(s) genre(s) sont les clips.

De quoi le clip est-il le nom : trois tentatives de définition

4Définir l’objet-clip peut se faire selon une triple perspective. Tel qu’on le connaît aujourd’hui, le clip est d’abord historiquement un véhicule promotionnel commandé par les maisons de disque ou les artistes eux·elles-mêmes, dont le but est de promouvoir une chanson. Comme l’explique Will Straw (2018a [1988]), le clip se généralise à un moment de reconfiguration profonde de l’industrie musicale au Royaume-Uni et aux États-Unis à la fin des années 1970, alors que le secteur peine à renouveler l’offre des artistes disponibles à remplir les tournées, et à capter un public plus jeune via les écoutes radio. Dans ce contexte, l’arrivée de MTV en 1982 aux États-Unis rend possible la diffusion d’un support vidéo efficace, facilement accessible et directement adressé à un public jeune, qui renouvelle les logiques de distribution et de vente de la musique – c’est par exemple tout le sens de la chanson de The Buggles, « Video Killed the Radio Stars » (1982), dont le clip sera le premier diffusé à l’antenne. Le clip accompagne ainsi le développement d’une nouvelle façon de consommer la musique : exit le format de l’album long – notamment imposé par le rock blanc –, contraignant et difficile à promouvoir (les tournées s’étirent et coûtent cher), place à l’immédiateté de la vidéo courte. Celle-ci sied mieux aux genres musicaux qui se développent à partir des années 1980, la dance et le disco, moins centrée autour de la promotion d’artistes ou d’album qu’autour d’une chanson ou d’un morceau unique, qui peut facilement être diffusé en boucle à la radio ou à la télévision. À ce titre, le développement du clip accompagne un mouvement plus large de redéfinition de l’image des artistes musicaux, dont il propose des mises en scène fluctuantes et plurielles, mises à profit dans la profusion d’objets culturels annexes qui voient le jour à cette époque – fanzines, émissions de télé, émissions de radio, magazines de culture populaires. Aujourd’hui, il semble que le clip occupe une place ambiguë dans l’économie musicale globale. Du point de vue des diffuseurs, il est une forme audiovisuelle parmi d’autres dans le très large flux des contenus télévisuels. L’époque où MTV (et ses déclinaisons) ou encore VH1 à partir de 1985 diffusaient principalement des clips est révolue ; même chose en France sur MCM à partir de 1992, ou M6 Music à partir de 1998, puis ses déclinaisons (NRJ Hits en 2007, D17 en 2002, Cstar en 2017). A partir de 2005, l’offre de clips accessibles gratuitement s’est déplacée sur YouTube, même si la plateforme ne lui est pas uniquement consacrée : le clip y côtoie, comme ailleurs, tout un tas de programmes et de contenus qui n’ont rien à voir avec la musique – que nous avons l’habitude de côtoyer (Gaudin, 2015). Malgré tout, de nouveaux clips sortent tous les jours, autant pour/par des artistes émergent·es que par/pour ceux·celles installé·es de longue date, au point parfois de constituer de véritables évènements publics (Coquaz, 2019). Pour Will Straw (2018b), le clip relève en fait désormais de l’ADN de la musique populaire, ce que corrobore Vincent « Zenzel » Giannesini, réalisateur de la majorité des clips d’Aloïse Sauvage avec qui nous avons pu nous entretenir : « Commercialement, on pourrait se passer du clip ; son importance est avant tout culturelle. »

5Ces perspectives industrielles en croisent d’autres, plus immédiatement esthétiques. Le clip constitue en effet un laboratoire d’expérimentation formel à au moins trois niveaux, le premier relevant du rapport image-son. Alors que l’histoire des formes cinématographiques et de l’analyse filmique a presque toujours pensé la primauté des images sur la bande-son, la dimension promotionnelle du clip oblige à renverser cette hiérarchie au sens où la chanson, dont il faut faire la publicité, précède nécessairement la bande-image. Dans sa forme la plus conventionnelle, le clip vidéo constitue donc une forme audiovisuelle particulière où les images occupent la fonction illustrative, d’ancrage ou de ponctuation traditionnellement réservée à la bande‑sonore dans un film. En outre, parce que le clip fait la promotion d’une chanson, il s’aligne généralement sur sa durée, ce qui l’impose comme une « forme brève » (Gaudin, 2013) dès son origine. Or, loin d’être anecdotique, l’impératif de brièveté du clip en constitue l’un des moteurs les plus saillants : d’abord à l’origine d’une sorte de complexe d’infériorité artistique par rapport au cinéma que le secteur cherche à compenser en engageant des réalisateurs hollywoodiens et en produisant des « talkies » (Gaudin, 2013) qui déstructurent la chanson pour coller aux principes narratifs et de tripartition sonore des longs-métrage de fiction – les 13 minutes de la version intégrale du clip de « Thriller » (1982), réalisé par John Landis, sont ici exemplaires de cette tendance –, la brièveté est progressivement traitée comme une caractéristique formelle à part entière, capable de faire discours. Réalisé par Michel Gondry en 2002, le clip de « Come Into My World » de Kylie Minogue superpose ainsi à la boucle musicale invariante qui structure le morceau la répétition d’un même panoramique circulaire qui suit le trajet de la chanteuse dans les rues d’un quartier parisien. À chaque début de couplet, le panoramique recommence et ajoute dans le champ une nouvelle Kylie, dont le corps démultiplié, occupe bientôt tout l’espace. Relativement simple, le dispositif de mise en scène du clip de « Come Into My World » recouvre néanmoins des enjeux théoriques assez denses. La répétition du panoramique va d’abord à l’encontre d’une interprétation de la brièveté comme faiblesse. Ici, le clip n’est pas si court ; la preuve : on peut y accomplir plusieurs fois le même mouvement de caméra. Mieux, les effets de boucle du clip, à la fois condensés (le trajet qu’effectue Kylie Minogue dans les rues est assez court) et étirés (la répétition du même panoramique donne l’impression que le clip est très long) font émerger un discours sur la célébrité et la standardisation des pop stars à l’aune des années 2000 : devenue une star internationale avec son album Fever (2001), Minogue est ici mise en scène comme un produit fabriqué en série et sature le cadre comme elle a saturé les ondes avec « Can’t Get You Out of My Head ».

6Laboratoire esthétique/formel, le clip peut alors enfin s’envisager comme un laboratoire socio-culturel, une « scène clef sur laquelle se dessinent, se fixent et se négocient les identités » (Railton et Watson, 1997 : 10). Destinés à un public de masse et conçus dans une optique de rentabilité économique, les clips nous renseignent activement sur les rapports de pouvoir qui structurent le monde social – rapports entre les différents échelons du spectre culturel d’une part (la portée d’un clip ou d’un autre en fonction de son·a réalisateur·ice, de son genre musical, du public auquel il s’adresse), rapports entre les groupes sociaux et les communautés d’autres part : hommes/femmes, Blancs/non-Blancs, hétéos/LGBTQIA+, classes supérieures/classes moins aisées, etc. Cette dimension culturelle (au sens des cultural studies) du clip peut se lire à deux niveaux. Le premier, et le plus évident, concerne les représentations qui sont véhiculées par les clips et les situations mises en scène : qui montre-t-on, comment, et dans quelle position ? Le clip de « God’s Plan » (2018) du rappeur étatsunien Drake s’ouvre par exemple sur un carton provocateur : « Ce clip a coûté 1 million de dollars. » Loin d’être investi dans des décors spectaculaires, cet argent a en fait été dépensé à l’intention de fans de l’artiste, qu’on le voit surprendre dans des situations de leurs vies quotidiennes, soit en leur remettant un chèque, soit en leur offrant une voiture de luxe ou en les emmenant faire du shopping. Sous couvert de mettre en scène la générosité du rappeur à l’égard de son public, le clip écrase en fait la question de la précarité systémique en prétendant la résoudre via la mise en scène d’initiatives individuelles destinées à valoriser Drake, représenté ici en Robin des bois. Le clip condense ainsi, sur un temps très court, plusieurs problématiques liés aux rapports sociaux de race et de classe, qui n’ont d’ailleurs pas manqués d’être discutées sur la scène publique (Kornhaber, 2018). Ces problématiques peuvent ensuite intervenir au deuxième niveau de l’analyse culturelle des clips : les mises en scène des corps des artistes. Le clip étant d’abord un véhicule promotionnel, le corps de l’interprète y tient toujours une place fondamentale, qu’il soit surprésent (Kylie Minogue dans « Come Into My World ») ou radicalement absent (par exemple les clips de la chanteuse Sia, qui n’apparaît pas, ou seulement rarement, à l’image). L’analyse musico-visuelle croise ainsi ici les questions posées par les star studies (Dyer, 1998), qui envisagent la star comme un produit dont la persona est capable de magiquement réconcilier des problématiques culturelles a priori dissonantes, ou contradictoires : c’est par exemple le cas de la pop star Beyoncé, longtemps le parangon d’une féminité objectivée soumise à la double autorité de son père (longtemps son manager) et de son mari et producteur (le rappeur Jay-Z), et incarnant désormais un féminisme pop extrêmement populaire, en outre articulé à la lutte anti‑raciste depuis la sortie de son album Lemonade (2016).

Du clip performanciel à la performance de genre

7Comment, dès lors, saisir la spécificité des logiques de représentation du genre et des rapports sociaux de genre que proposent les clips ? Qu’est-ce qui les distingue des logiques de mise en scène proposées par les films et/ou les séries télévisées ? La question de la méthodologie de l’analyse des clips vidéo traverse le séminaire qu’Antoine Gaudin anime à l’Université Sorbonne Nouvelle à destination des étudiants du Master Recherche Cinéma et Audiovisuel (2020), dans lequel il examine notamment des enjeux de typologie, de classement des différents corpus auquel les audio-spectateur·ices peuvent avoir accès. La tendance la plus évidente, souligne-t-il, est d’abord de superposer le genre des clips à celui du genre musical : constituer, pour l’analyse, des corpus de clips de rock, de clips de heavy, de clips de rap, etc. S’il est effectivement intéressant d’analyser en quoi les genres musicaux produisent des représentations genrées qui leur sont spécifiques (dans le prolongement des travaux engagés dans cette perspective dans le champs des études cinématographiques par Raphaëlle Moine et Geneviève Sellier, 2012), Gaudin relève malgré tout l’insuffisance de cette méthodologie : dans un même genre musical, les régimes spectaculaires et les « contextes DCS » (l’alliance du décor/costume/situation autour de laquelle est construit le clip) sont trop disparates pour former véritablement un groupe homogène que l’analyse pourrait prendre en charge. Aussi, pour stabiliser les corpus, il préconise de se tourner vers des « critères internes à la forme clip elle-même » et repère trois régimes spectaculaires, qui peuvent bien entendu se croiser et se nourrir. Le premier est le clip narratif, dont l’enjeu est de raconter une histoire au sens traditionnel du terme : on y croise des personnages définis, un univers fictionnel délimité, et un développement narratif à partir d’une situation initiale, d’un élément perturbateur et de péripéties, jusqu’au dénouement – le clip de « By The Way » (2002) des Red Hot Chili Peppers, dans lequel le chanteur Anthony Kiedis est enlevé par un fan fou et appelle les autres membres du groupe à la rescousse est par exemple emblématique de cette tendance. Le deuxième régime spectaculaire que repère Gaudin concerne plutôt des enjeux esthétiques/formels : le clip conceptuel est construit autour d’une idée esthétique centrale, dépliée pendant toute la durée de la chanson – on peut notamment citer ici le clip de « Two Weeks » de FKA Twigs (2014), un long travelling arrière au ralenti qui dévoile peu à peu la taille gigantesque de la chanteuse, mise en scène comme une divinité dans un temple au milieu de ses danseuses et vestales minuscules. Enfin, le clip performanciel se construit autour d’un « rapport fétichiste à l’artiste musical » (Gaudin, 2013), en ce qu’il en propose une représentation, à la fois littérale – l’artiste est mis en scène en train de performer (par exemple le clip de « I Bet that You Look Good on the Dancefloor », Arctic Monkeys, 2005) – et plus culturelle : l’artiste condense, par son costume, son attitude, son corps et/ou la situation dans laquelle il·elle est mis·e en scène, des enjeux identitaires, notamment liés au genre.

8C’est ici que la typologie d’Antoine Gaudin croise, pour nous, les outils épistémologiques des gender studies. Quand Judith Butler publie Trouble dans le genre (2006 [1990]), elle forge la notion de « performance de genre », définie à la fois comme la dimension performative du discours – le genre n’existe pas en nature, il produit ce qu’il énonce, c’est-à-dire de la différentiation sexuelle – et comme l’ensemble des gestes et des rituels accomplis collectivement dans le monde social qui permettent de maintenir et d’actualiser sans cesse la mise en genre des corps. Or, parce qu’ils sont le plus souvent débarrassés des enjeux narratifs propres au cinéma ou aux séries et parce qu’ils s’y imposent comme le principal horizon spectaculaire, les corps hautement stylisés des artistes sur lesquels reposent les clips performanciels constituent ici des sujets d’analyse idéaux pour explorer les différentes façons dont les identités, les expressions et les rapports sociaux de genre se reconfigurent dans nos sociétés contemporaines. Conçus pour être désirables, les interprètes accomplissent certains gestes, valorisent certaines attitudes, et véhiculent des « controlling images » (Collins, 2004) qui théâtralisent autant la masculinité (Baxter et al., 1985 ; Vincent et al., 1987 ; Sommers-Flanagan et al., 1993 ; Gow, 1996 ; Andsager et al., 1999 ; Conrad et al., 2009 ; Wallis, 2011) que la féminité (Vincent et al., 1987 ; Seidman, 1992 ; Gow, 1996 ; Alexander, 1999 ; Andsager et al., 1999 ; Richard, 1999 ; Andsager et al., 2003 ; Conrad et al., 2009 ; Zhang et al., 2010 ; Aubrey et al., 2011 ; Wallis, 2011 ; Frisby et al., 2012), dans des perspectives plus ou moins essentialisantes ou critiques. Les contributions à ce numéro en rendent bien compte. Dans « Imaginaires de la masculinité dans les vidéos clips de coupé‑décalé (Paris/Abidjan) », Mahesse Kolé, Sarah Andrieu et Stéphane Ettien-Adou explorent un corpus de clips qui apparaît au début des années 2000 en France au sein de la diaspora ivoirienne puis se déplace vers Abidjan pour proposer des représentations de la masculinité aux prises à la fois avec les crises politiques spécifiques qui secouent la Côte d’Ivoire et avec un imaginaire de genre plus globalisé, hérité notamment du gansta rap étatsunien. Ce modèle est également discuté dans l’article de Clara Heysch, « Les codes d’une masculinité cool : discours et performance de genre dans les clips du rappeur MC Solaar », qui étudie la stratégie de distinction de MC Solaar vis-à-vis de ses pairs de la scène rap francophone des années 1990 à travers l’analyse de ses clips et des propos du rappeur et d’un de ses réalisateurs, recueillis en entretien. Antoine Gaudin s’attaque quant à lui au très large corpus des clips du genre musical dominant les ondes de MTV dans les années 1980 et revient dans « “Flesh for Fantasy” ? Expressions musico-visuelles de la masculinité dans les clips de hard rock et de heavy metal des années 1980 » sur les ambivalences qui caractérisent les performances de masculinités des membres des groupes de heavy, entre virilisme en bande et peur panique des femmes. Dans le quatrième article, « La grossesse dans les clips : le baby bump comme performance (de genre) », Claire Salles fait le choix d’un corpus thématique et explore les discours tenus par les clips mettant en scène des femmes enceintes ; elle montre ainsi en quoi les mises en scène de la grossesse servent, la plupart du temps, à réactualiser des modèles de féminité essentialistes. Enfin, et parce qu’il nous semblait essentiel de convier à la réflexion les artisans de l’économie générale du clip, et notamment la parole des réalisateurs, trop souvent reléguée à la marge des analyses, le numéro se conclue par un entretien avec Vincent « Zenzel » Giannesini, qui revient à la fois sur le statut de l’objet clip dans l’industrie musicale contemporaine, et sur son travail de réalisateur avec la rappeuse féministe française Aloïse Sauvage.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Maureen Lepers et Célia Sauvage, « Introduction : quand les clips font genre »Genre en séries [En ligne], 15 | 2023, mis en ligne le 01 décembre 2023, consulté le 14 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ges/3823 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ges.3823

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Auteurs

Maureen Lepers

Maureen Lepers est Docteure en Études cinématographiques et audiovisuelles et chargée d’enseignements à la Sorbonne Nouvelle. Elle a publié sur les représentations des identités blanches au cinéma et dans les séries télévisées, et donne actuellement un cours sur la téléréalité française contemporaine. Elle est membre du comité éditorial de Genre en séries depuis 2020.

Articles du même auteur

Célia Sauvage

Célia Sauvage est docteure en études cinématographiques et audiovisuelles et chargée d’enseignement à Paris Sorbonne Nouvelle. Elle a publié notamment Critiquer Quentin Tarantino est-il raisonnable (Vrin, 2013), co-écrit avec Adrienne Boutang, Les Teen Movies (Vrin, 2011) et récemment Décoder Disney-Pixar : Désenchanter et réenchanter l'imaginaire (Éditions Daronnes, 2023). Spécialisée dans les cultural studies et l'analyse des représentations, elle s'intéresse notamment aux questions de genres, de sexualités et des identités LGBT+ dans les productions anglophones contemporaines (films, séries télévisées, clips).

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