Entretien avec Alexis Berg, photographe « outdoor »
Notes de la rédaction
Propos recueillis par Mélanie Boissonneau et Sandy Montañola en janvier 2023.
Texte intégral
Dans le podcast « Dans la tête d’un coureur », tu expliques que ton rapport à l’image se réalise par rapport au cinéma. En quoi le cinéma a-t-il influencé ton travail de photographe ?
Je ne pense pas à des films en particulier mais, honnêtement, j’ai vu beaucoup plus de films que je n’ai étudié la photographie et je trouve qu’en photographie, on compose toujours avec des images qu’on a déjà vues, des esthétiques qui nous ont traversés, donc je n’arrive pas à voir mon travail autrement qu’à travers les milliers de films que j’ai vus depuis mon enfance. C’est ma construction visuelle comme photographe, ce sont mes repères esthétiques, photographiques, les jeux de lumière, les cadres en cinéma. On appelle bien ça des directeurs de la photographie, les gens qui composent les cadres dans le cinéma. Ces compositions, ces jeux de lumière du cinéma, si on les regarde et les apprécie, si on s’en nourrit, ils s’interprètent ensuite beaucoup en photographie. J’ai commencé la photo par hasard, je n’ai pas un rapport en mode électrochoc « j’ai vu ça et j’ai voulu faire de la photo ». C’est arrivé de manière beaucoup plus accidentelle que ça. Avec du recul, je constate que dans mes cadres, mes lumières, mes ambiances, j’essaye de recycler des images du monde fantastique, la science-fiction et le cinéma américain. Je le sens, j’adore notamment faire des photos la nuit. Je pense aussi à ces paysages de montage un peu dramatiques, avec une silhouette au fond, des choses qui sont un peu le fonds de commerce de ce genre de production.
Ça se ressent sur ton site et Instagram, quand on regarde la masse de photos, il en ressort un univers étrange, un peu fantomatique. C’est intéressant de mettre ce filtre de fiction sur une réalité très physique. Est-ce que tu peux nous présenter la façon dont tu travailles, le processus qui va des choix de courses jusqu’à la vente de tes photos ?
Cela évolue, il y a eu des évolutions, par exemple, depuis la photo en 2018 de Sophie Power. Mais schématiquement, j’ai toujours eu trois types de clients : des médias, des organisateurs et des marques. Mes spécificités ici c’est que dans le trail, ou l’outdoor pour être plus large, je travaille soit pour des organisateurs d’événements qui vont me demander de couvrir une course, soit pour des marques pour couvrir un événement ou pour des campagnes de nouveaux produits.
Pour le contexte de 2018, c’est un entre-deux. J’étais en commande pour une marque. C’est une marque mais qui se comporte comme un média (ils sont hybrides, ils veulent « créer des contenus », la grande expression du marketing et du web). Je faisais un reportage photo qui devait être publié sur leur site comme un récit.
Depuis plusieurs années, je faisais pour eux des « photos stories », des reportages photos, de la même manière que pour un magazine papier. Donc en 2018, pour la photo de Sophie Power, j’étais en commande pour cette marque, avec aussi une petite commande pour un magazine américain. Cela m’arrive souvent d’être en commande non exclusive, ce qui me permet de faire deux choses en même temps.
En général, je suis plutôt payé au forfait, c’est une commande pour les 3 ou 4 jours de l’événement et cette commande totalise à la fois le temps de travail, la post-production et les droits des photos. Il n’y a pas trop de détails, c’est une sorte de package.
Parfois, je suis en commande avant l’événement, parfois les photos sont vendues après. C’est une imbrication qui évolue avec le temps. Il y a quelques années, j’avais moins de demandes et de commandes, aujourd’hui je peux faire des choix plus tranchés.
Est-ce qu’avec le développement du trail, des restrictions apparaissent, notamment au niveau de l’accès au terrain et aux accréditations ?
On fait toujours des demandes d’accréditations pour des courses pour une raison simple : ça permet une sorte de transfert de droit à l’image. Chaque participant au moment de s’inscrire, signe un document qui contractualise l’idée qu’il renonce à son droit à l’image pour les photos qui seraient prises par l’organisation mais aussi par des médias accrédités et les photographes accrédités. Donc, je m’accrédite toujours pour une course. Certaines petites courses n’ont pas ce système, mais c’est assez rare maintenant. Maintenant pour 99 % des événements, cette accréditation elle ne fait aucune distinction entre si tu bosses pour un média ou une marque. Ce n’est pas un enjeu pour eux, le sport n’est pas encore assez développé pour ça. Le seul endroit où c’est devenu un enjeu, c’est l’UTMB (NDLR : l’Ultra Trail du Mont-Blanc, course lancée en 2003 à Chamonix). Logiquement, l’organisateur a pris le modèle de ce qui peut se passer sur le Paris Dakar ou le Tour de France. Si tu es une marque, tu dois payer une licence.
Cela montre une transformation de ce sport, le trail, avec comme modèle des choses qui se font dans d’autres sports.
Est-ce qu’il y a des injonctions ou des consignes fournies par les organisateurs de courses sur les zones sur lesquelles tu peux aller pour photographier ?
Sur 99 % des courses, on fait ce qu’on veut, on a accès à tout, dans le respect de rares sanctuaires (avec des questions sensibles, des questions médicales), ou on nous demande de faire attention pour que la course se passe bien, aux ravitaillements par exemple, ça tombe sous le sens. L’exception c’est l’UTMB, suivant votre niveau d’accréditation. Il y a des codes couleurs. C’est logique, car leur modèle de développement s’inspire très directement d’autres sports très structurés. D’ailleurs l’UTMB a été racheté par Ironman (NDLR : l’Ironman Group a racheté l’UTMB en 2021), qui est un sport bien plus avancé en termes de « business ». C’est ainsi qu’ils voient leur développement et qu’ils ont envie de construire leur économie.
Tu es décrit et/ou tu te décris comme artiste visuel ou artistique, est-ce qu’il y a des codes de l’image du trail, commet tu t’y conformes-tu ou arrives-tu à développer un regard plus spécifique ? Comment tu te places entre les commandes et la liberté d’artiste ?
Quand j’ai commencé à faire des photos de trail, c’était par accident. Je ne connaissais pas ce milieu-là et donc les images qui existaient de ce milieu. Je suis donc arrivé avec des représentations différentes. J’ai plutôt construit un truc qui ne venait pas trop des codes de la photo de trail ou des codes la photo de sport. J’ai toujours cherché à m’inspirer d’autres domaines, d’autres types de photos et donc aussi du cinéma. Je penche vers un travail plutôt documentaire, proche du photojournalisme. Je fais des choses un peu crues, un peu frontales, des portraits, la souffrance, les émotions. J’ai constaté, plus tard, que cela existait assez peu dans ce sport. Peut-être parce que les clients, les organisateurs, ne voulaient pas trop ce genre d’images. Les médias non spécialisés, aussi, avaient plutôt tendance à favoriser des images dites positives, des personnes en train de sourire, une vision un peu romancée. Au contraire, j’aimais bien me confronter à une version un peu brute du sport. J’utilise peu le mot « artistique » sur mon travail. Mais j’essaye d’avoir des exigences « photographiques ». Je cherche à construire mes photos, y mettre le plus de pensée possible. J’essaye de faire des images qui vont me faire réfléchir, et peut-être faire aussi réfléchir ceux qui les regardent.
Sur ton site ou ta page Instagram, on voit plus de femmes qu’il n’y en a en réalité sur les courses de longues distances, 10 % sur l’UTMB, même si les écarts se réduisent quand on monte de niveau. Est-ce un choix ? Cela fait-il suite à la rencontre avec Sophie Power ?
Je vais donner le contexte parce que je les connais assez bien les chiffres-là. Ce qu’on constate dans le running en général, la course à pied sur la route ou en trail, c’est que plus la distance est courte, plus il y a de femmes au départ. Dans la plupart des marathons aujourd’hui, on arrive à 50/50 voire un peu plus de 50 % de femmes. Plus la distance s’allonge et moins il y a de femmes au départ. À l’UTMB, on est, ces dernières années, arrivés autour de 10 %. Il est intéressant à analyser ce chiffre car il y a évidemment beaucoup plus de personnes qui veulent faire l’UTMB que de personnes qui y participent. Il y a un système de tirage au sort comme dans pas mal de courses. Il me semble que les organisateurs utilisent pour tirer au sort une sorte de proportionnelle, par rapport aux demandes : donc 10 % de demandes, 10 % de places. Cela questionne, car cette clé de répartition, ce sont les organisateurs des courses qui en sont maîtres ; ils pourraient la déplacer. D’ailleurs, on pourrait trouver des arguments pour leur argument (ils sont justes en proportion des candidatures) n’est pas forcément juste à tous les points de vue.
En parallèle des analyses statistiques sur les participants, il y a eu aussi des analyses statistiques sur les résultats et ce qui tend à se rapprocher c’est l’écart de performance moyen de toutes les femmes et de tous les hommes, par distance, sur une course. Plus on allonge cette distance, plus cet écart se réduit et semble-t-il aux environs de 200 km, il s’inverse. Le problème, c’est que plein de personnes ont utilisé ce chiffre, sans chercher à savoir comment il a été produit. C’est une donnée complexe, car s’il y a moins de femmes au départ, elles sont probablement un peu plus spécialisées.
Pour Instagram, c’est un mélange sans doute de plusieurs facteurs qui sont un peu des choix et d’autres, moins. Ce serait faux de dire que je construis mon feed Instagram, là je n’ai pas posté depuis 1 mois et demi parce que je n’ai pas le temps. Comme je le construis assez peu, c’est du hasard, je ne peux pas généraliser, je publie parfois ce que je viens de faire ou parfois il y a des choses que je publie des mois après. Mais j’ai quand même une attention de visibilité la question de la sous-représentation des femmes m’intéresse, j’y suis confronté depuis plusieurs années. J’ai fait un travail il y a quelques années sur une course aux États-Unis, que seules 15 personnes ont réussi à terminer, en plus de 30 ans et il n’y a que des hommes et pas de femmes (NDLR : il s’agit de La Barkley, https://www.alexisberg.com/lesfinisseurs). Et c’était une vraie question dans ce travail-là de se demander pourquoi il n’y avait pas de femmes et de comprendre. Une des raisons, c’est que pendant très longtemps, l’organisateur faisait un peu comme l’UTMB, il prenait très peu de femmes. C’est lui qui décidait qui venait et il prenait 2, 3 femmes par an. Récemment, il a décidé de prendre plus de femmes. Il y en a plus au départ et donc mécaniquement, il y en a plus qui se sont approchées de la fin et qui ont donc des chances de finir. En 2021, j’avais fait un reportage pour l’Équipe Magazine sur l’UTMB. L’idée c’était de partir de ce chiffre de 10 % de femmes au départ de la course et moi, photographiquement parlant, de me concentrer sur les femmes. Parfois j’attendais une heure au bord du sentier et, je ne prenais pas de photos quand il y avait des hommes, j’essayais d’être spécifique. J’ai constaté qu’il y a pas mal de femmes parmi les meilleures, parce qu’il y a une forme d’élite, mais après ça s’allonge, les femmes se raréfient. Donc oui, ces questions-là de visibilité ont fait partie de ma démarche. C’est peut-être pour ça qu’en regardant ma page Instagram il y a plus de femmes.
Il y a un fort déficit de médiatisation de femmes dans les autres sports, tu as moins de chances de vendre des photos des femmes, as-tu une idée du pourcentage de femmes photographiées dans tes ventes ?
Moi, depuis longtemps, je vends rarement une seule photo, mais plutôt un reportage. C’est moi-même qui construis la variété, plutôt formelle avec des gros plans, des portraits, des paysages. La variété est à plein de niveaux. Pour les marques, c’est intéressant à observer, surtout les grosses marques, elles ont des armées, elles ont passé ces dernières années à recruter des sociologues, à recruter des philosophes. Leurs cellules marketing pensent des trucs et ça se voit. Sophie Power si on regarde, elle a fait plein de choses avec des marques après la photo. Évidemment, il y a 10 ans, on n’aurait du mal à voir pourquoi autant de marques se seraient intéressées à une femme qui court juste après avoir donné naissance à un enfant ou pendant sa grossesse. On ne voyait pas trop ça, mais aujourd’hui c’est devenu presque une tendance. De la même manière, il y a des tendances sociales hyper claires quand on voit les plus grosses marques et leurs campagnes de pub. Les équipes marketing sont en permanence en train de rattraper ce qu’elles n’ont pas fait pendant des décennies. Pour cette raison, dans une campagne de marque, tu entends toujours qu’il faut « autant d’hommes que de femmes » et ce qu’eux vont appeler de la « diversité ». Je pense que Sophie Power a totalement compris ça. Elle ne le subit pas, mais elle en joue.
Mais tu n’as pas d’injonctions sur la façon dont les femmes devraient être représentées ?
80 % des médias, en volume, avec lesquels je travaille sont des médias spécialisés. Cela veut dire, dans ce milieu, qu’ils sont extrêmement peu professionnalisés. Donc ces questions-là ne sont pas vraiment travaillées. C’est un constat, pas une critique, mais dans ces médias il y a très peu de journalistes qui travaillent ou qui ont la carte de presse, ce sont plutôt des gens qui viennent de la communication ou du sport en général. On le voit quand on les lit. L’exigence est assez faible, il n’existe pas forcément une éthique de l’image, aussi parce que dans la plupart des cas, ils n’ont pas les moyens d’acheter des images, ils vont donc récupérer celles que les organisateurs ou les marques leur donnent.
Par exemple, Géraldine Catalano, rédactrice en chef de l’équipe magazine, ne te donne pas de consignes, de contraintes par rapport à la ligne éditoriale, il n’y a pas d’attentes particulières ?
C’est un cas différent, car c’est un grand média, professionnel, avec une réflexion à l’image bien plus profonde. Dans la commande, ils vont surtout demander de la variété : un peu de portraits, un peu de gros plans, un peu de paysages, etc… en oscillant entre la photo de sport et la photo documentaire, pas forcément seulement de l’action pure. Et parfois ce sera très « anglé », avec une commande très claire, où il ne s’agit pas seulement de couvrir une course en général, il va y avoir un angle.
Dans l’histoire de la photo de Sophie Power telle que tu la racontes on sent que le consentement et la demande d’autorisation auprès de Sophie Power est très importante. Est-ce spécifique à cette photo ou bien est-ce quelque chose d’habituel ?
C’est spécifique à cette photo. Quand j’ai vu la scène, elle était comme ce que j’ai photographié, parce que ça a duré longtemps. Quand je l’ai vu, mon premier réflexe a été de ne pas prendre la photo, parce que je me disais qu’il fallait que je demande l’autorisation. Ça m’a paru évident. Je n’ai pas vraiment demandé l’autorisation à son mari, je lui ai demandé, parce qu’il était plus proche de moi, si je pouvais lui parler. Je ne voulais pas juste arriver devant elle et lui demander directement. Je suis passé par son mari pour lui demander si je pouvais lui demander (à Sophie) son autorisation, lui parler directement. Parfois quand on lit l’histoire, on a l’impression que j’ai demandé l’autorisation à son mari de la prendre en photo, mais ce n’est pas du tout ça. J’ai d’abord parlé à son mari, puis à elle. Elle a dit oui et j’ai fait la photo. Quelques minutes après elle avait fini d’allaiter et de tirer son lait. Elle n’avait plus son bébé (Cormac) dans les bras et elle se préparait pour repartir. Là on a parlé, j’ai récupéré son numéro de téléphone et son email. J’ai aussi fait quelques portraits d’elle et elle est partie. La photo n’est pas sortie tout de suite.
Ça ne m’arrive jamais de prendre le numéro et le mail des athlètes, mais j’avais compris que cette photo était une situation inédite, et j’anticipais un peu (sans envisager l’ampleur que ça allait prendre, qu’elle allait être virale) que c’était une photo particulière, qui pourrait entraîner des réactions, que l’on ne contrôle pas forcément. Donc j’ai pris son numéro et son mail pour être sûre qu’elle soit d’accord pour qu’elle soit utilisée. : la course finie, je lui ai envoyé la photo en lui demandant si elle était toujours d’accord pour la publier. J’ai retrouvé son mail du lendemain de la course, où elle me raconte son histoire. Ce qu’elle me dit ce jour-là, alors que la photo n’est pas encore publiée, c’est exactement ce qu’elle a dit après. C’est assez admirable. D’ailleurs j’ai toujours dit, quand on me demandait de commenter cette histoire, que c’était incroyable comme elle avait utilisé tout de suite la photo et la lumière de cette histoire pour parler, comment elle a toujours eu sous contrôle cet espace de parole. Elle manie ça hyper bien. Elle me disait déjà, dans son premier mail, que le règlement devait changer et que si cette photo pouvait changer ça, c’était une bonne chose. Elle voulait aussi que cette photo aille au-delà de la contrainte réglementaire (c’est le discours qu’elle a construit ensuite), et qu’elle pourrait ouvrir un débat sur des injonctions médicales, sociétales. Dès ce mail du lendemain, elle autorise la diffusion et valide son discours.
Parmi tes photos, y en a-t-il d’autres qui ont pu servir de débat, de revendication, au-delà du sport ?
Je ne crois pas, non. Aussi parce que je fais surtout des photos de trail. Celle de Sophie, elle ouvre à quelque chose de politique.
Celle sur la Barkley, sur la souffrance ?
Oui, mais ce sont des sujets qui existent déjà. La photo illustre quelque chose mais ne le fabrique pas. Quand on fait une photo, elle a toujours tendance à nous échapper, en tant que photographe. On ne maîtrise pas sa diffusion, même dans le cas d’une commande pour un magazine, tout dépend de la légende, du contexte d’utilisation, ils peuvent écrire quelque chose de faux, qui oriente, etc. La photo de Sophie m’a échappé en une seconde. J’étais en commande pour une marque, et la photo a été diffusée via l’AFP (Agence France Presse). L’AFP a accéléré sa diffusion médiatique. Il y avait donc à la fois une diffusion virale, sur les réseaux sociaux, et une diffusion médiatique.
À la fin de la première semaine, il y a plus d’une centaine de reprises, en Inde, partout, avec beaucoup de toutes petites publications, mais aussi la BBC, le Financial Times.
La partie réseau échappe à mon contrôle et à celui de Sophie, alors qu’elle gère très bien la partie média. Elle a donné un nombre incalculable d’interviews, pendant des années. Ça continue. La preuve avec notre entretien. J’ai continué aussi à avoir énormément de contacts, d’entretiens, de gens qui voulaient revenir sur cette histoire avec moi. Sophie est impliquée dans la plupart des diffusions médias. Elle pouvait en profiter, utiliser cette mise en lumière comme une tribune, une plateforme. Elle l’a toujours fait et la dernière fois qu’on en a parlé ensemble elle n’avait pas eu trop de mauvaises expériences.
Sur les réseaux, forums et sur un blog également, on peut trouver quelques critiques, la photo a provoqué un débat autour de la place des femmes dans le sport et de leur rapport à la maternité. As-tu eu des retours également via tes réseaux ?
Très peu, aussi parce que j’ai juste publié sur Instagram, qui n’est pas un réseau avec beaucoup de critiques.
C’est sûr qu’une analyse détaillée des publications et commentaires peut montrer que c’est un sujet de débat. Il y avait évidemment des gens qui faisaient des critiques, des commentaires, des injonctions, mais c’est surtout une opportunité pour plein de gens, majoritairement des femmes, de répondre à ces gens et j’ai surtout vu ça. Pas directement de Sophie, qui n’avait pas le temps, mais des gens qui vont mettre 15 messages après une remarque déplacée sur l’image et la situation. J’ai revu Sophie un an après, chez elle, et elle me disait que cette photo avait changé sa vie. Moi je trouve que c’est elle qui a changé sa vie, c’est elle qui a décidé d’utiliser la mise en lumière de cette photo pour en faire quelque chose. C’est elle qui a voulu changer sa vie.
Récemment (en janvier 2023), elle a mis des photos sur son Instagram, et elle reparle de la photo, qui reste donc un déclencheur.
Ça a changé sa vie, pas tant parce qu’elle est connue pour ça, mais concrètement, matériellement, elle a changé de boulot. Elle travaillait dans la finance. C’était drôle parce que chez elle, il y a un des cahiers du Financial Times avec la photo, qu’elle a encadré et accroché au mur. Elle m’a expliqué que sa vie d’avant c’était la finance à Londres et avec cette publication, tous ses collègues ont vu cette image. Elle a quitté son travail pour devenir conférencière, faire des interventions en entreprise, en association, animer sa fondation.
Le rapport que tu as avec elle est-il vraiment spécifique ou as-tu des liens avec d’autres athlètes ?
J’en revois souvent, on fait des choses ensemble. Mais elle est particulière parce qu’elle n’est pas professionnelle. Je ne l’ai jamais revu sur une course. On est en contact aussi parce que des marques (beaucoup de marques) ont voulu faire quelque chose de cette histoire, et j’ai toujours été dans la boucle. Il y a certainement du « feminism washing » dans l’industrie du running, alors que ces entreprises, historiquement, font rarement autre chose que consolider l’ordre établi, patriarcal. Par exemple, la dernière campagne de pub de Sophie, c’est pour une marque de mode italienne, où elle est filmée en train de faire du sport pendant la grossesse de son troisième enfant.
Y a-t-il des athlètes dans le circuit qui commencent à avoir des agents qui posent des questions sur le type d’images que vous faites, comme on peut le retrouver dans d’autres sports ? Gères-tu encore directement avec les athlètes ?
Il y a quelques coureurs qui ont des agents, en trail. Comme Kilian Jornet, il a une agence qu’il a lui-même créée. Mais par exemple, Xavier Thevenard, un français, a la même avocate que Killian MBappé, et de plein de sportifs. En général, c’est très fluide et les sportifs ont des contrats qui impliquent que leurs sponsors vont utiliser leur image. Je n’ai jamais fait de photos de foot par exemple et dans les sports que j’ai côtoyés, les athlètes ne demandent pas de droits. Il n’y a pas de négociations.
Par contre, si on veut appliquer cette question à celle de Sophie, toutes les marques qui ont utilisé sa photo l’ont contactée et payée pour le faire, que ce soit pour des films, des pubs, etc.
Pour un trail, tu ne diffuses pas les images qui ne seront pas utilisées par le commanditaire ?
Non, parce que ce n’est pas parce qu’on prend une photo que c’est une photo. Les photos qui existent ce sont celles que je montre. Celles que je ne montre pas… comme un musicien qui sort une composition avec un titre, mais dans son ordi, il y a 250 versions… en photo c’est pareil, à la fin d’un reportage, d’une journée, il y a des photos que je garde et d’autres qui n’existeront pas.
Pour donner des éléments d’économie : l’économie de la photo unique, c’est comme l’économie de la photo de presse. Une photo en Une d’un grand quotidien, par exemple Libération, c’est peut-être 200 balles. Ça ne paye pas tout le travail effectué. Si cette photo est en couverture, ça veut dire qu’elle t’a demandé du temps, c’est l’aboutissement d’un long cheminement, un reportage qui t’a pris un mois ou tout le travail qui t’amène à cet endroit-là, au bon moment. Donc une seule photo publiée dans un média ne paye jamais le travail nécessaire. Pour avoir une rémunération un peu correcte, il faut plutôt travailler à la commande, au forfait, ou faire des séries, des portfolios. Il m’arrive d’avoir des demandes de livres, ou de manuels scolaires, qui me contactent pour une photo particulière, qu’ils ont trouvé je ne sais comment et qui me demandent juste cette photo. Mais ça n’est pas intéressant, ou suffisant. Tu gagnes beaucoup plus (au moins 10 fois) en faisant une journée pour une marque, pour une campagne, que pour LA photo qui se retrouve en couv d’un journal national.
C’est pour avoir plus de maitrise que tu te diriges vers le livre ?
Les livres, la maison d’édition, ça traduit avant tout l’attachement à l’objet livre. En tant que photographe, ça me permet de trouver un sens éloigné de l’urgence de la commande et du choix des images.
Je vais passer de longues journées à prendre des photos, à penser les choses, à chercher des images, des choses belles, et il y a tellement d’images qui ne vont nulle part, à part peut-être sur Instagram où je maîtrise ce que je publie. Mais beaucoup de mes images ne sont jamais vendues, donc vues, et beaucoup d’images que j’ai vendues sont complètement anecdotiques pour moi. Donc quand j’ai des projets de livres, c’est parce que j’ai besoin, en tant que photographe, de poursuivre une recherche esthétique. J’ai besoin d’avoir un arrière-plan où je peux mettre des images qui plus tard vont peut-être s’ordonner. Beaucoup de photographes construisent des séries personnelles, je ne suis pas le seul. Si je me contentais juste des images qui rentrent sur le marché, je serais lassé et je ne ferais pas ça longtemps.
Pour la photo de Sophie Power, en as-tu prise plusieurs et pourquoi celle-là plutôt qu’une autre ?
Je sais pourquoi la construction de la photo fonctionne, au sens photographique du terme, ce qu’elle raconte, sa composition… j’en ai conscience. J’ai l’impression que quand tu es photographe, c’est ce genre de chose que tu vois, que tu vois avant même de cadrer. Ça ne marche pas toujours, mais être photographe, c’est voir à l’avance ce genre de construction, de composition, avant même d’appuyer sur un bouton. On en réussit très peu, mais c’est ça qui nous anime.
Avec Sophie, il y a 3 ou 4 photos très proches, mais peut-être qu’il y a un bout de main, ou son regard qui serait légèrement différent, donc c’est celle que j’ai choisie qui m’a semblé la plus convaincante. Et puis je n’ai pas tourné autour d’elle, changé d’angle, etc. J’avais demandé à prendre une photo, mais pas à en faire un milliard. Il y a aussi 3-4 portraits que j’ai fait après.
La composition a participé à sa diffusion et son succès, même si ça n’est pas si évident, je trouve. Quand je regarde cette photo, on ne voit pas forcément le contexte de course. J’ai quand même été surpris, au fil du temps. La photo a fini par être exposée à la Saatchi galerie à Londres et c’est un peu mystérieux ; je me demande comment les gens qui regardent cette photo arrivent à mettre un contexte rien qu’en la regardant. Pour moi c’est évident, mais pour le grand public, ça m’étonne toujours. Ou alors ça veut dire que les gens se racontent un contexte.
Pour citer cet article
Référence électronique
Mélanie Boissonneau et Sandy Montañola, « Entretien avec Alexis Berg, photographe « outdoor » », Genre en séries [En ligne], 14 | 2023, mis en ligne le 16 mai 2023, consulté le 17 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ges/3780 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ges.3780
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