• 1 Ultra Trail du Mont-Blanc, 171 km et 9 950 mètres de dénivelé positif, Sophie Power termine à la 1  (...)
• 2  https://www.theguardian.com/lifeandstyle/2018/sep/16/athlete-breastfed-son-during-ultra-marathon. (...)
• 3 L’équipe, 7/04/2021, https://www.lequipe.fr/Adrenaline/Ultra-trail/Actualites/Allaiter-son-bebe-en- (...)
• 4 L’équipe, 25/08/21 https://www.lequipe.fr/explore/wf34-hors-normes-sophie-power/. Consulté le 21 ma (...)
• 5  https://www.theguardian.com/sport/2023/mar/11/we-could-feel-the-gravity-of-it-it-was-electrifying- (...)

1En septembre 2018, Alexis Berg a photographié Sophie Power, une traileuse anglaise de 36 ans, qui allaitait son fils à Courmayeur, à la mi-course de l’UTMB1. Une photo qui a fait l’objet d’une forte diffusion, aussi bien en France qu’à l’étranger (The Guardian, Indiatimes, BBC l’Équipe), dans les médias généralistes comme spécialisés (runnersworld.com)2. Elle a également été accompagnée d’une forte métacommunication aussi bien sur les coulisses « Allaiter son bébé en plein UTMB, l’histoire derrière la photo d’Alexis Berg »3 que sur l’athlète (un long format dans l’Équipe4). En 2023, The Guardian la classe parmi les 50 clichés « qui ont changé le sport »5. Nous proposons, dans ce numéro, quelques pistes d’analyses à partir de l’observation des retombées médiatiques entre 2018 et 2022 ainsi que le compte-rendu d’un entretien mené avec Alexis Berg.

• 6 Montañola Sandy (2011), « La complexe médiatisation des sportives de haut niveau : le cas des champ (...)
• 7 Montañola Sandy (2022), « Sport et grossesse dans les médias. Les assignations de genre par la paro (...)
• 8  https://www.lequipe.fr/Adrenaline/Ultra-trail/Actualites/Allaiter-son-bebe-en-plein-utmb-l-histoir (...)
• 9 Le Matin, 8/9/2018.
• 10 Au travers du recours aux points d’exclamation, à l’ajout d’expressions comme « en plein », « Image (...)

2Les recherches universitaires aboutissent à deux constats : l’invisibilisation des sportives dans les médias et leur médiatisation stéréotypée (Montañola, 20116). Ce constat est renforcé à l’occasion de la grossesse des athlètes : les banques d’images représentent très peu de femmes enceintes faisant du sport et, lorsque c’est le cas, il s’agit en très grande majorité de yoga et de gym douce (Montañola, 20227). En ce sens, la photo sort des codes habituels de représentations médiatiques. C’est d’ailleurs, ce qui a intéressé le photographe : « Alexis Berg enchaîne les clichés quand son regard s’arrête sur une scène qu’il ne pensait jamais voir au milieu d’un ultra-trail : une athlète en train d’allaiter son bébé, pendant sa course de 168 km (et 10 000 m de dénivelé positif) (…) l’image était forte, la scène sortie de son contexte semblait irréelle8. » Comme dans le quotidien Suisse Le Matin : « Elle allaite son bébé en plein ultra-trail ! »9, l’analyse des titres montre que les médias soulignent10 ce côté hors-norme qui repose sur deux aspects.

• 11 1/07/21 The Telegraph (London, UK)
• 12  https://www.lematin.ch/story/elle-allaite-son-bebe-en-plein-ultra-trail-817812249318. Consulté le (...)
• 13 20/09/2018, https://www.terrafemina.com/article/elle-allaite-pendant-un-ultra-marathon-je-suis-cont (...)

3En premier lieu, cette épreuve a la réputation d’être la plus difficile parmi les trails, particulièrement exigeante physiquement, ce qui rendrait incompatible la participation d’une femme ayant accouché récemment. C’est d’ailleurs ce que soulignent The Telegraph « l’une des courses les plus épuisantes au monde »11 et Le Matin « Une Britannique a ajouté une difficulté supplémentaire à l’Ultra-trail du Mont-Blanc, pourtant si exigeant à la base »12. Sur la photo, auprès de Sophie Power qui allaite, nous remarquons un concurrent. Elle est assise, il est allongé. Elle allaite, il a les jambes surélevées pour favoriser la récupération : « À côté d’elle, le coureur a l’air exténué »13. L’inactivité de ce coureur, qui symbolise aussi bien l’épuisement du corps que le besoin de récupération, souligne, par comparaison, l’effort supplémentaire nécessaire à Sophie Power.

• 14 30/08/2021. https://www.lequipe.fr/Adrenaline/Ultra-trail/Article/Courtney-dauwalter-victorieuse-de (...)
• 15 L’équipe, 2/09/21.

4En second lieu, la course est largement masculine. En effet, en 2018, année de la photo, sur 2 300 coureurs, 85 % étaient des hommes. Un pourcentage qui a augmenté en 2021 (sur 2 340 participants, les femmes représentaient 220 personnes soit 9,4 %), amenant L’Équipe magazine à titrer le 2 septembre 2021 « UTMB : où sont les femmes ? ». Un questionnement d’autant plus intéressant que Courtney Dauwalter, victorieuse de l’UTMB en 2021 est arrivée 1^re femme et 7^e au scratch (sur l’ensemble des concurrents14)15.

• 16  https://www.lematin.ch/story/elle-allaite-son-bebe-en-plein-ultra-trail-817812249318. Publié le 8  (...)
• 17  https://www.hokaoneone.eu/fr/fr/sophie-power.html Voir https://www.womeninsport.org/research-and-a (...)
• 18  https://www.francetvinfo.fr/sports/sports-extremes/video-si-vous-devenez-maman-vous-ne-devez-pas-c (...)
• 19 20/09/2018, https://www.terrafemina.com/article/elle-allaite-pendant-un-ultra-marathon-je-suis-cont (...)
• 20 1/07/21 The Telegraph (London, UK) « Cette image a déclenché un débat global sur la maternité ».
• 21 Breton Le David (2005), Sociologie du Risque, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2017. Pécau (...)
• 22 Pasteur Claude (dir.) (1986), Les femmes à Bicyclette à la Belle-Époque, éditions France Empire, co (...)
• 23 La 4^e recommandation Collège Américain de Gynécologie Obstétrique et de la Société Canadienne de Gy (...)
• 24 Montañola Sandy (2022), « Sport et grossesse dans les médias. Les assignations de genre par la paro (...)
• 25  https://www2.u-trail.com/allaitement-sur-lutmb/. Consulté le 21 mai 2023.
• 26 « Elle va certainement se carencer en minéraux + s’acidifier suite à une telle course. Que va telle (...)
• 27 Charline Martin qui se présente comme sage-femme.
• 28 « Il n’est pas nécessaire d’avoir un diplôme de médecine pour savoir que la période post-grossesse (...)
• 29 Plusieurs internautes présentent des captures d’écran la montrant en train de faire de la musculati (...)
• 30 Facebook, Nicolas Aldrovandi.
• 31 « Un sondage Twitter réalisé par un magazine de running, demandant aux lecteurs s’ils pensaient que (...)
• 32 L’équipe 21 avril 2021.
• 33  https://www.ouest-france.fr/vendee-globe/clarisse-cremer-privee-de-vendee-globe-c-est-injuste-crue (...)

5Dans les médias généralistes, la photo devient le support de revendications. L’athlète explique que l’inscription à l’UTMB (en vue du fort nombre de demandes) se réalise par une sélection (sur cumul de points et tirages au sort). Or, si la place obtenue peut être reportée pour blessures, ce n’est pas le cas en cas de grossesse. Sa déclaration à l’AFP a ainsi été largement reprise « Sophie Power, qui a finalement réussi à obtenir un nouveau dossard en 2018, souhaite que “cette politique change pour inciter davantage de femmes à se tourner vers l’ultra trail”16 ». La photo devient ce qui symbolise l’athlète sur les réseaux sociaux (Instagram, Twitter, Facebook) et qui est également utilisé par son sponsor Hoka17. Selon les médias, les revendications s’étendent et la photo devient une incitation à la pratique sportive et compétitive des femmes18, ou à poursuivre le sport pendant l’allaitement : « À travers cet arrêt symbolique, Sophie Power prouve que l’on peut allaiter partout, à n’importe quel moment, sans que cela soit un drame. (…) »19. Plus largement, elle a été décrite comme l’élément déclencheur d’un débat mondial : « It was the image that triggered a global debate about motherhood20 ». L’histoire du sport féminin est jalonnée de luttes pour obtenir l’égalité. Les risques dont on cherche à prémunir les femmes varient, allant de la protection de « leur moralité », à celle de leur fertilité et leur grossesse, éclairant l’ancrage tant social qu’historique des risques au nom desquels la pratique sportive des femmes se trouve interdite ou restreinte (Le Breton, 2017, Pécaud, 200521). Ces dernières ont dû prouver leur capacité physique aussi bien pour le marathon, que pour la bicyclette, dont la pratique était condamnée car risquant de les « rendre stériles » (Pasteur, 198622). Malgré les évolutions, la maternité des sportives reste source d’inégalités. Les « recommandations » des sociétés de gynécologies et de médecine ont évolué, défendant majoritairement l’absence de risques de la pratique sportive23 mais une précédente recherche (Montañola, 202224), nous a permis de constater que les articles journalistiques recommandent la pratique sportive, tout en la restreignant par des conditions présentées comme les seules à même de maîtriser le risque qui serait inhérent au sport : « modérer et adapter » le sport choisi, la fréquence et l’intensité et, se limiter à une approche récréative et hygiéniste (maîtriser son poids et son accouchement) donc non compétitive. En cas d’intensité dans la pratique, la médiatisation soulignait une potentielle mise en danger du bébé ou du corps de la femme. Or, l’ultra-trail ne répond pas à cette modération attendue d’une femme enceinte ou allaitante. C’est ce sujet qui transparaît dans les débats autour de la photo, sur les réseaux, mais également dans les blogs spécialisés. Parmi les arguments relevés : des critères sociaux (déplacer un enfant de nuit, dans le froid25) ou médicaux (un lait qui serait de mauvaise qualité à cause de l’exploit sportif26), l’absence de respect de mise au repos du corps 6 semaines après l’accouchement27, le périnée qui souffrirait28, le fait de s’être entraînée pendant sa grossesse29, le risque de perdre le bébé30. Une partie des critiques porte sur l’avant-course, il est reproché à l’athlète d’avoir pris un risque en s’entraînant pour le trail, qui ne s’annule pas malgré le bon déroulé de la grossesse. Un magazine a même proposé un sondage pour demander si la démarche de l’athlète semblait égoïste ou justifiée : « A Twitter poll by a runner’s magazine asking if readers thought Power’s actions were ‘gross, a little selfish’ or ‘it’s her business’ was taken down after readers complained »31. Prévisible, cette lecture semble d’ailleurs avoir fait l’objet d’une anticipation par certains médias qui donnent des « gages » de respect des règles sociales et médicales comme l’« accord » et « l’accompagnement » d’un médecin. L’objectif est alors d’insister sur la préparation : « (…) Avec l’aide de leur médecin, la jeune femme et son mari établissent un plan (…) Sophie devra gérer deux contraintes supplémentaires à celles déjà nombreuses des autres coureurs pour pouvoir allaiter correctement : ne pas faire monter trop haut son rythme cardiaque et, malgré cela, avancer de façon régulière pour croiser son mari toutes les trois heures »32. L’histoire de la photo de Sophie Power nous montre à quel point la place des femmes dans le sport pose encore question, notamment parce que les règlements n’intègrent que rarement la thématique des grossesses, comme le rappelle l’actualité avec Clarisse Crémer, privée de Vendée Globe au retour de son congé maternité33.