1Jusqu’au milieu du XXe siècle, la sexualité juvénile était empreinte de représentations négatives. Négatives, car proscrite en dehors du cadre du mariage, tout particulièrement pour les jeunes femmes. Pour éviter tout manquement à la règle, les familles, la communauté locale, les institutions scolaires et religieuses contrôlaient et surveillaient les premiers émois de la jeunesse (Bozon, 2012). Par ailleurs, l’entrée dans la sexualité constituait une norme de genre n’imposant pas les mêmes injonctions selon les sexes. La pureté sexuelle des femmes était un bien à préserver. Les garçons quant à eux, profitaient d’une plus grande liberté : la sexualité avant le mariage était valorisée, voire même encouragée (Bozon, 2001). La perte de la virginité était un symbole de virilité, un trait constitutif de la masculinité. Ainsi, la sexualité était soumise à un double standard moral selon le sexe (Bozon, 2012). Durant les années 1960, cette dichotomie ne s’est pas totalement effacée, bien que de nouvelles prérogatives se dessinent, le double standard moral ne fait que se reformuler. On assiste à un relâchement de la sacralisation de la virginité féminine. Désormais, les femmes peuvent débuter leur vie sexuelle avant d’être mariées mais leur entrée dans la sexualité doit s’accompagner de sentiments amoureux (Rebreyend, 2003, 2010). De plus, Michel Bozon ajoute que les femmes sont mises à l’épreuve dans leur capacité à rendre une relation affective pérenne (Bozon, 2012). Avec la loi Neuwirth, l’arrivée du SIDA, une nouvelle exigence vis-à-vis des femmes est venue s’ajouter, celle de se soucier de la protection contre les IST (Infections Sexuellement Transmissibles) et de la gestion de la contraception.
2En France, depuis près de 40 ans, l’âge au premier rapport a peu changé. Selon la dernière enquête sur la sexualité en France, l’âge au premier rapport sexuel serait de 17,6 ans pour les femmes et 17,2 ans pour les garçons (Bozon, Bajos, 2008). Désormais, considérée comme normale et attendue, jeunesse et sexualité se conjuguent d’une autre manière (Bozon, 2012). L’entrée dans la sexualité génitale porte de nouvelles injonctions liant des « invitations fortes à la responsabilité et au souci de soi [...] reposant sur des contrôles intériorisés » (Bozon, 2012 : 121). La sexualité, qui n’est plus systématiquement associée au mariage et à la procréation, revêt désormais d’autres significations, plus subjectives, portant sur la construction identitaire, l’image de soi, le rapport à soi et l’autocontrôle. Les femmes souhaiteraient vivre une première expérience sexuelle qui correspondrait à un « idéal du premier rapport » c’est-à-dire que « celui-ci doit avoir lieu dans le cadre d’une relation sentimentale, destinée à durer » (Bozon, 2002 : 30). Les garçons, eux, auraient une vision de l’entrée dans la sexualité bien différente, ils doivent sortir confirmés dans leur masculinité.
3Cependant, les représentations et normes sexuées et sexuelles liées à cet « idéal du premier rapport » se construisent, s’alimentent grâce à différents scénarios culturels (Gagnon, 2008) transmis par la famille, l’école, les pairs, les médias. Ces derniers tiendront une place de premier ordre dans notre analyse. En effet, la littérature, les histoires narrées par le grand écran font l’éloge d’histoires d’amour idyllique. Dès le plus jeune âge, les petites filles comme les petits garçons sont bercés par ces scénarios merveilleux de contes de fées : une rencontre hors du commun, un partenaire idéal, une union qui résiste à tous les maux et cela jusqu’à la mort. Très tôt dans l’enfance, la réception de ces discours se nuance notamment par des socialisations différenciées de genre, de classe. Les produits culturels mettant en avant la gestion de sociabilités affectives sont perçus comme des pratiques féminines (Pasquier, 1999 ; 2010 ; Zegaï, 2010) et les critiques à leurs sujets vont bon train.
4Cependant, l’amour en tant que tel – et non pas par le spectre d’une institution ou d’un objet culturel – est un sujet peu étudié par les sociologues français, on parle plus facilement du couple, de la rencontre, de la trame conjugale, de l’échec de ce dernier. La sociologie parle du couple comme d’une institution mais le travail au sujet de l’émotion est souvent mis de côté au profit d’autres disciplines telles que la psychologie, la philosophie ou bien encore la littérature (Santelli, 2018).
5La socialisation à l’amour chez les plus jeunes a été étudiée par différents chercheur.e.s en sciences sociales que ce soit en sociologie dans le cadre d’une socialisation différenciée par le genre et les classes sociales (Diter, 2015), d’une initiation à la culture des sentiments à l’aide d’une série télévisée (Pasquier, 1999) en sciences de l’éducation par le poids des pairs et l’influence des programmes de télévision (Ruel, 2009). D’autres se sont penchés sur la question des amours dans les cités comme Isabelle Clair afin de comprendre une socialisation à l’amour et à la sexualité différenciée selon le genre chez des adolescent.e.s ayant déjà vécu leurs premiers émois (Clair, 2008). De plus, Clair montre que le fait de se projeter dans la vie de couple est révélateur de la construction d’un individu face à son genre et ce que l’on attend de lui (Clair, 2007). Auprès d’un public adulte, Bruno Péquignot avait montré l’importance de la diffusion dans les œuvres littéraires des normes de comportements amoureux (Péquignot, 1991). Mais qu’en est-il de cet entre-deux, de cette classe d’âge qui se trouve entre la fin de l’enfance et le début de l’adolescence ? Comment les jeunes adolescent.e.s qui n’ont pas encore vécu de première relation affective effective s’imaginent leurs futures vies amoureuses mais aussi leurs premiers pas dans la vie sexuelle. ? C’est ce que nous allons essayer de comprendre dans cet article. Apprendre et comprendre les logiques d’action qui habitent l’activité humaine en matière de vie affective ne s’établit pas sans guide : les parents, les pairs, les médias, l’école ont tous un rôle dans ce processus. Ici, nous proposerons de comprendre l’usage des pratiques culturelles (séries télévisées mais aussi dans une moindre mesure cinéma, littérature) dans cette socialisation à la vie affective et sexuelle des adolescent.e.s. De surcroit, nous tenterons de comprendre comment cette reformulation du double standard moral s’incorpore au travers de ces objets culturels. De même, pour les normes sexuelles et sexuées de prévention contre les risques d’IST et de grossesses non désirées.
6Si les séries télévisées font partie des médias favoris des adolescent.e.s, c’est qu’elles abordent souvent des thématiques qui permettent aux jeunes de se projeter et parfois de trouver des réponses à des questions qu’ils se posent (Julier-Costes, Jeffrey et Lachance, 2014). La série donne à voir des exemples de relations amoureuses, montre des manières de séduire, de garder l’être aimé, des scénarios potentiels d’entrée dans la sexualité. L’adolescent.e travaille son rôle amoureux, teste des mises en scène à l’aide de la transposition dans son imaginaire des comportements observés sur le petit écran. Les séries deviennent un espace de transmission d’un savoir sur les comportements amoureux. Ce processus est possible, car selon Laurent Jullier, la série télévisée serait une leçon de vie (Jullier, 2012). Elle est une mise en scène de personnages en formation, faite à l’adresse d’un individu dans la même disposition, désireux d’apprendre et de s’améliorer. Les œuvres médiatiques invitent l’adolescent.e à imaginer des relations possibles entre sa propre situation et celles des protagonistes. Elles servent de support à l’imagination et alimentent les moments de rêverie. Ainsi l’adolescent.e s’absente de ce monde et part découvrir une vie qu’il aimerait être la sienne. Il travaille à l’élaboration de scénarios pour sa future vie affective et peaufine les registres de rôle amoureux. En effet, la construction des imaginaires amoureux et sexuels se fait à l’aide de différentes sources de connaissances, qui sont autant de « scénarios culturels » pour reprendre la terminologie de John Gagnon (Gagnon, 2008) (Bozon et Giami, 1999). En ce sens, le visionnage de série TV permet à son public, souvent bien ciblé de construire ses propres « scripts intrapsychiques » (Gagnon, 2008) qui vont permettre à l’adolescent.e de s’imaginer des scénarios qui mélangent des situations et acteurs provenant de la vie du jeune avec des éléments fantasmés empruntés au média. Toutefois, dans le cadre de cette recherche, la primauté sera accordée au domaine des scripts intrapsychiques qui « sont le contenu de la vie mentale. Ils résultent en partie du contenu des scénarios culturels et des exigences de l’interaction » (Gagnon, 2008 : 84-85) car nous nous attacherons à appréhender une phase primaire de la socialisation à la vie affective et sexuelle relevant du domaine de l’imaginaire.
- 1 Il existe une forme de chronologie dans l’utilisation des différents médias durant la période de l’ (...)
7La socialisation à la vie sexuelle et affective ne peut se faire seul.e. et les médias et plus particulièrement les séries télévisées ont un rôle prépondérant dans une période précise de l’adolescence. Lors de notre recherche doctorale de nombreux.ses interrogé.e.s1 nous ont montré l’importance qu’avaient eu les séries lors d’un temps relativement éphémère de leur adolescence notamment dans leur initiation à la vie sexuelle et affective.
8C’est à l’aide de quatre récits de vie que nous allons tenter de répondre à notre problématique de recherche. Nous commencerons ce travail grâce à l’histoire de Mathilde, 13 ans, qui imagine sa future vie amoureuse et son entrée dans la sexualité de manière idyllique comme dans les scènes observées sur le petit écran. Toutefois, nous verrons que ce discours est vite rattrapé par des craintes liées à la prévention contre les risques de grossesses non désirées et les IST. La contraception et la question sanitaire mettent à mal le romantisme observé dans les séries télévisées et les films. Par la suite, nous écouterons le récit d’Antonin, 14 ans, qui envisage son avenir sentimental à l’aide de la série Vampire diaries (CW, 2009-2017) et éprouve de l’empathie pour le personnage de Matt, car lui aussi aime sa meilleure amie en secret. Le travail d’identification aux personnages est important, l’adolescent se compare au héros qui lui est le plus proche. De cette manière, il essaie d’observer les manières d’agir, les tactiques des personnages pour réaliser son rêve de vivre une véritable histoire d’amour avec sa meilleure amie. Pour finir, nous évoquerons l’histoire de Charlotte, 21 ans. Elle sait depuis longtemps qu’elle est attirée par les filles. Elle nous explique comment elle a accepté sa vie amoureuse et sexuelle, les tactiques qu’elle a employées pour cacher ses pratiques médiatiques au monde hétérosexuel. Les séries lui donnaient l’impression d’« être moins anormale » pour reprendre ses termes et lui permettait aussi d’avoir une présence lesbienne autour d’elle ne serait-ce que le temps d’un épisode. La série, le film acquièrent de cette manière le statut d’objet rassurant et de soutien moral et psychologique face à la découverte de sa sexualité. De plus, ils donnent une plus grande visibilité à la communauté lesbienne. Ils permettent également de s’initier à la grammaire amoureuse (Pasquier, 1999), mais aussi d’être un véritable apprentissage concernant la séduction entre femmes.
Méthodologie
La recherche a eu lieu entre 2011 et 2014. Des observations de séances d’éducation à la sexualité, la passation d’un questionnaire et entretiens semi-directifs ont été menés au sein d’un CPEF (Centre de Planification et d’Éducation Familiale) de l’agglomération grenobloise, des missions locales ainsi que des collèges et lycées publics de la région grenobloise. À l’issue de ce terrain, le corpus comprend 239 questionnaires, 45 entretiens, 50 observations. Chaque enquêté a reçu un pseudonyme permettant de garantir ainsi son anonymat. Pour cette recherche, la sélection des personnes interrogées s’est faite sur la base du volontariat. Il était demandé aux patient.e.s dans la salle d’attente s’ils et elles souhaitaient accorder quelques minutes de leur temps pour effectuer un entretien sur le sujet de l’entrée dans la sexualité. Bien entendu, il était également demandé une autorisation pour enregistrer les entretiens. La seule condition de sélection portait sur l’âge des interrogé.e.s. Nous souhaitions interroger des personnes jeunes, dont les récits d’expérience étaient suffisamment récents pour ne pas avoir été altérés par les années. Dans les faits, les jeunes interrogé.e.s ont entre 11 et 25 ans. Les enquêtés sont issus de milieux sociaux hétérogènes, mais avec une majorité de jeunes issu.e.s de classes moyennes. Le terme de « classe moyenne » est à comprendre au sens de Van Zanten (2009), de Chauvel (2006) ou bien encore de Court et Mennesson (2015), il englobe sous cette appellation à la fois les professions intermédiaires, les petits indépendants, les employés les plus qualifiés mais également les cadres et les professions libérales. Les entretiens ont duré entre trente minutes et deux heures.
Toutefois, l’hétérogénéité dans l’âge, le genre ou l’origine sociale des interrogé.e.s qui sont ici mobilisé.e.s n’est pas problématique. D’une part, l’origine sociale des trois cas que nous allons présenter est relativement proche : parents divorcés, classe moyenne supérieure : cadres (Mathilde) ou classe moyennes intermédiaires : professions intermédiaires et commençants (Antonin et Charlotte). Par ailleurs, il est vrai qu’il existe une disparité dans l’âge des interrogé.e.s, notamment en ce qui concerne la plus âgée, qui a 21 ans. Ce choix a été effectué pour permettre une plus grande visibilité des parcours d’entrée dans la vie sexuelle et affective. Notre échantillon ne comprend pas d’adolescent.e du même âge que les deux premiers se disant homosexuel.le.s. Toutefois, la forme biographique de l’entretien fait qu’elle évoque des évènements qui ont eu lieu lorsqu’elle avait 13 ou 14 ans, soit sensiblement le même âge que les deux autres. De plus elle n’est pas très âgée et relate des expériences vécues il y a six ou sept ans et qui sont encore « fraiches » dans sa mémoire. Enfin, les entretiens proposés s’inscrivent dans trois perspectives différentes où certains éléments relatifs à leurs pratiques ou représentations peuvent se croiser, sans que la comparaison ne soit mobilisée au sens strict. Les termes « amour » et « sexualité » sont utilisés souvent ensemble car ils sont des éléments inséparables dans le discours des interrogé.e.s. Nous comprendrons d’ailleurs pourquoi au fur et à mesure de l’article.
9Mathilde est une jeune fille de 13 ans, élève en classe de 3e. Elle fait de brillantes études et compte une année d’avance sur ses autres camarades. Elle souhaite obtenir un baccalauréat littéraire pour devenir par la suite journaliste. Elle est fille unique. Ses parents sont divorcés et se partagent sa garde. Sa mère et son père sont cadres supérieurs. Sa famille ne pratique aucune religion.
10L’élaboration des scripts intrapsychiques de Mathilde s’est construite à l’aide de différentes sources notamment les médias, les séances d’éducation à la sexualité, les pairs. Mathilde a peu parlé avec sa mère de la sexualité. Ces sources d’informations sur la contraception proviennent des cours de SVT (Sciences de la Vie et de la Terre), des séances d’éducation à la sexualité qu’elle a suivies en classe de 3e au collège. Elle utilise davantage les films et les séries télévisées pour se créer son scénario de la première fois. Mathilde imagine ses premiers pas dans la vie amoureuse de façon idyllique, en adéquation avec les conditions énumérées par Le Gall et Le Van du « scénario de la première fois » :
« Je voudrais que ça se passe un peu comme dans un film, on se rencontre et là tu sais au fond de toi que c’est lui, c’est le bon, tu le vois dans ses yeux. ».
11Cette conception de la relation affective est l’essence même de l’amour romantique au sens de Giddens. Ce romantisme dans les sentiments est ainsi présenté comme une « narration personnelle » (Giddens, 2004) où l’individu amoureux s’inscrit et se raconte au travers d’une histoire. Il va se positionner dans cette fiction avec l’être aimé, sans pour autant se référer à des processus sociaux plus larges ou tout du moins pas de manière consciente.
12Le cinéma tient une place prépondérante dans sa construction de l’imaginaire sexuel et amoureux. Tout comme les personnages féminins, qu’elle a pu observer sur le grand écran, Mathilde souhaite vivre une relation amoureuse sincère et réciproque. Selon elle, l’amour partagé est une condition non négociable pour accéder à la sexualité. Cette prérogative n’est pas sans rappeler celle énumérée par Le Gall et Le Van, elle est même au cœur du concept du « scénario idéal de la première fois » (Le Gall, Le Van, 2007). De même, Bozon montre le rôle primordial des sentiments dans l’entrée dans la sexualité des femmes notamment depuis la désacralisation de la perte de la virginité liée au mariage (Bozon, 2002). Ainsi, ce phénomène liant amour et première expérience sexuelle n’est qu’une réactualisation de la norme maritale. Le cinéma n’est que l’un des acteurs de la transmission de cette norme sexuelle liée au genre.
13Dans son discours, Mathilde décrit longuement son idéal masculin en le comparant au personnage principal du film LOL (Azuelos, 2009) :
« Moi je me demande si tous les garçons sont comme Maël, même si il sort, il fait la fête, il est sage, il ne prend pas de risque avec Lola. [...] On se demande s’ils sont tous comme ça, enfin on espère ».
14Les qualités de Maël correspondent au portrait du garçon idéal, il doit être beau, prévenant, attentionné et ne doit pas prendre de risques au niveau de la contraception. Le réalisme des scènes présentes dans le film joue un rôle important dans la construction des scripts intrapsychiques. Mathilde espère vivre une première expérience sexuelle s’appuyant sur le même modèle que la scène observée dans le film. Toutefois, plusieurs modèles masculins peuvent s’entrecroiser pour former cet « idéal » :
« Il faut qu’il soit beau, gentil, qu’il ait la mèche comme Justin Bieber […] qu’il ait le style skateur, qu’il ait de bonnes notes enfin comme nous entre 10 et 13, j’en veux pas un qui ait 6 de moyenne. »
15Cette recherche d’un partenaire possédant un physique avantageux et une carrière scolaire respectable n’est pas sans rappeler les propos de Juhem sur les histoires d’amour des lycéens (Juhem, 1995). Les jeunes observés par Juhem prenaient soin de jauger leurs futurs partenaires au travers de plusieurs critères : la popularité au sein des pairs, la réussite scolaire, l’humour mais surtout la beauté physique. Ainsi, être en couple avec un partenaire reconnu comme étant « beau » par les autres membres du groupe de pairs permettait à l’adolescent.e de « briller », d’asseoir ou d’améliorer son statut et surtout d’obtenir un meilleur capital social. Une mauvaise logique matrimoniale pourrait avoir des conséquences désastreuses : perte d’un statut avantageux, pression pour amener à la séparation du couple, manque de connaissances reconnues de la culture des pairs.
16À la lumière de cette recherche, il est intéressant d’analyser le comportement de Mathilde. Le désir d’être aimée, les manières dont s’organisent ce fantasme d’amour et les possibilités de le concrétiser sont un construit social révélant les logiques intrinsèques du fonctionnement des groupes de pairs. Ainsi, le discours des séries corroboré par celui des pairs montre autant de scripts culturels et interpersonnels sur les prescriptions et normes à respecter et à atteindre si l’on souhaite connaître le succès dans le domaine matrimonial et amical.
17Pour Mathilde, l’homme idéal ressemble à des acteurs ou des chanteurs célèbres, il doit donc être reconnu comme très beau, avec une coiffure à la mode. Cette description correspond bien au prince charmant tout droit sorti des contes de fées que Kaufman présente lorsqu’il décrit l’idéal de beauté souhaité par certaines femmes. (Kaufmann, 1999)
18La construction d’un idéal masculin peut se faire en opposition avec les modèles observés à la télévision. Mathilde donne l’exemple de la série télévisée Clem (TF1, 2010 – ...). Elle raconte l’histoire de Clémentine, une jeune fille de 16 ans qui tombe enceinte. À travers le personnage de Julien, l’ancien petit ami de Clémentine, Mathilde approfondit la construction de son idéal du Prince charmant. Ce jeune homme doit être l’exact opposé de Julien. Par conséquent, le garçon idéal devra lui prouver son amour, attendre « qu’elle soit prête » et ne pas l’obliger à avoir des rapports sexuels sans utiliser de moyens de contraception :
« Elle s’était fait un peu entraîner par son copain, et du coup elle était tombée enceinte, mais elle s’en était rendue compte trop tard, donc pour l’avortement c’était trop tard, même si c’est une série, ça peut être un fait réel ».
19La construction du scénario de la première fois ne porte pas uniquement sur l’amour, la beauté physique et spirituelle du partenaire, mais également sur la gestion des craintes et sur les manières de lutter contre ces incertitudes. Tout cela, dans le but de créer un cadre « idéal » à cette entrée dans la sexualité :
« Moi c’est pas que ça m’angoisse, mais ça ne sera pas avec n’importe qui, ça sera une fois que je suis bien sûre, de mes choix, je pense que ça sera au bout de quelques mois dans mon aventure, pour être déjà proche. C’est pas quelque chose qui m’angoisse énormément, mais pas qui me rassure non plus, c’est encore un peu vague. [...] Ça se concrétisera quand je rencontrerai la bonne personne. »
20Les angoisses sont présentes dès le début de l’adolescence et les jeunes filles essaient de trouver des moyens de gérer ces craintes. Mathilde trouve déjà une solution pour être sûre de son choix : attendre. Elle nous montre également que son incertitude est due à son jeune âge et que le temps apportera des solutions face à ses doutes. Selon elle, l’arrivée de la « bonne personne » fera disparaître ses peurs. Ainsi dans le discours de cette jeune fille, on découvre les prémisses de ce qui sera décrit plus tard comme les « étapes », caractérisées par une forme d’autocontrôle des pulsions et envies (Elias, 1975). Chaque étape correspond à une succession d’échelons à gravir dans la relation affective, avant de pouvoir passer à l’acte. Elles sont pluridimensionnelles car elles représentent une sorte de défi fait au partenaire d’une part : donner la preuve d’un amour réciproque, du sérieux du partenaire, d’un véritable engagement dans une relation de couple. D’autre part, elles sont un temps que l’on s’octroie dans la relation pour être sûr de ses choix et s’éviter ainsi une forme d’échec sentimental. Dans notre corpus, la quasi-totalité de notre échantillon féminin a décrit vouloir ou avoir effectué ce type de stratégies. Ces tactiques sont l’un des moyens trouvés par les jeunes femmes pour être sûres que leur entrée dans la sexualité se déroule dans le cadre d’une relation pérenne ou l’amour a une place centrale. Encore une fois, les normes de genre ne sont pas sans influence dans ces pratiques.
21En plus de ces craintes s’ajoute la peur d’un échec contraceptif, synonyme d’une grossesse non désirée. Mathilde porte une grande attention aux discours entendus lors des séances d’éducation à la sexualité. Pour elle, la prévention des risques est indispensable pour débuter sa vie sexuelle. À tel point que cela s’inscrit dans ses fantasmes. De plus, ce discours préventif fait écho aux scènes observées sur le grand écran, dans des teen movies comme LOL. Ainsi, les scripts culturels se lient et se confirment mutuellement. Ils permettent de créer des scripts intrapsychiques cohérents pour l’adolescente et des conditions d’entrée dans la sexualité non négociables.
« Déjà la première fois, c’est « comment bien se protéger, pas prendre de risque. »
22Il est intéressant de noter que cette norme contraceptive et l’inscription dans cette dernière dans les fantasmes et les scénarios du premier rapport reste une pratique purement féminine et cela pour l’ensemble de l’échantillon observé.
23Pour Mathilde, découvrir la sexualité n’est possible que dans le cadre d’une relation de couple pérenne. La confiance accordée au partenaire dépend du respect d’une période d’attente avant d’envisager tout acte sexuel. Un garçon trop pressé n’est pas un gage de sûreté et une raison supplémentaire de repousser tout rapprochement des corps. De même, débuter sa sexualité est envisageable si et seulement si, des sentiments amoureux réciproques existent entre les deux partenaires. Ainsi, la reformulation de la norme d’entrée dans la sexualité prend tout son sens et se trouve même à cette échelle embryonnaire qu’est le fantasme et la rêverie.
24L’imaginaire sexuel et amoureux de Mathilde est contrasté, à la fois mêlé d’envie et de peur. Au départ, la rencontre amoureuse est idyllique et trouve ses origines dans de nombreuses scènes de films. Selon Mathilde, la rencontre amoureuse est synonyme d’une révélation. Du premier coup d’œil, des indices prouveront que le garçon qui est face à elle est « le bon ». Toutefois, la jeune fille craint que cet idéal romantique soit entaché par une série de « mauvais choix ». Le discours teinté de romantisme se rationalise, l’émerveillement de la rencontre se voit rapidement remplacé par une gestion millimétrée des pratiques amoureuses et sexuelles. L’entrée dans la sexualité s’envisage à l’aide d’une série de critères : la confiance, l’amour, la stabilité et la longévité du couple, la gestion des risques. Ainsi, les scripts culturels - discours de pairs, séries, des professionnel.le.s de l’éducation et de la santé - s’entremêlent et se complètent pour former un script intrapsychique cohérent sur l’entrée dans la vie affective et sexuelle. Le romantisme doit laisser place à un processus de rationalisation de la sexualité et d’autocontrôle des pulsions. Toutes ces prérogatives que la jeune fille décrit illustrent les normes sexuelles et amoureuses que l’on souhaite transmettre aux adolescentes. Elles sont des prérogatives à respecter. Ainsi, aimer son partenaire, être certaine d’avoir trouvé « le bon », attendre avant de débuter sa vie sexuelle, utiliser des moyens de contraception et protection contre les IST ne sont que des attentes du monde des adultes pour être sûr de contrôler, encadrer et retarder la vie sexuelle des adolescentes. Le cas d’Antonin va permettre de voir si ces critères sont les mêmes pour les jeunes garçons et comment ce dernier envisage ces débuts dans la vie amoureuse et sexuelle.
25Antonin est un jeune homme de 15 ans que nous avons interrogé pour la première fois lors de notre recherche de Master 2. Lors de notre retour l’année suivante pour débuter notre terrain de thèse, Antonin a tenu à refaire un entretien. Au moment de notre première rencontre, il essayait de rattraper son retard scolaire suite à une hospitalisation. Il ne savait pas encore ce qu’il souhaitait faire comme études. Ses parents sont divorcés et il a un frère aîné de 17 ans. Son père est maître-nageur et sa mère est institutrice. Sa famille est catholique non pratiquante. Ces deux entretiens effectués à une année d’intervalle ont permis d’observer des évolutions dans le discours de cet adolescent. Lors de notre première rencontre, il était un auditeur assidu d’émissions de libre antenne à la radio, où il pouvait trouver des conseils en matière de séduction et de sexualité, pratique qu’il a délaissé par la suite. Il aimait également regarder des séries romantiques et fantastiques telle Vampire Diaries (CW, 2009-2017), dont la relation sentimentale des deux héros lui évoquait sa propre expérience : être amoureux de sa meilleure amie sans pouvoir lui avouer. La série Vampire Diaries raconte l’histoire d’Helena, une adolescente de 17 ans qui tombe amoureuse de deux vampires. Toute la série décrit l’évolution de ce trio amoureux et du choix d’Helena. Cette dernière est aussi convoitée par un autre jeune homme de son lycée : Matt, qui est son meilleur ami. Chaque vampire affiche des traits de caractère différents, l’un est plus réservé et romantique, l’autre est plus sombre et manipulateur. Cette série intéresse Antonin, car elle met en avant les conflits et les stratégies amoureuses. Il aime particulièrement les histoires de querelles amoureuses et d’indécision, et éprouve de l’empathie pour le personnage de Matt, car lui aussi aime sa meilleure amie en secret :
« Je me retrouve pas dans le personnage du vampire ou le personnage d’Helena, mais dans celui de qui est autour, Matt. Des fois, je me vois, il y a l’héroïne principale avant elle sortait avec son meilleur ami. Vu, que j’ai une meilleure amie, je me mets dans l’histoire [...] Dans chaque épisode, on le voit [...] malheureux comme tout qui observe. Des fois, je me vois. Je me dis le pauvre, je le plains et moi ça fait un peu la même chose. »
26Le travail d’identification aux personnages est important, l’adolescent se compare au héros qui lui est le plus proche. Les ressemblances avec le personnage peuvent être multiples que ce soit au niveau des situations vécues, dans les traits de caractère ou même par rapport à des détails physiques. L’adolescent s’identifie à un personnage du même sexe, phénomène également observé chez les jeunes enquêtés de Doriane Montmasson (Montmasson, 2018). Le héros de fiction aide l’adolescent à comprendre et à résoudre ses maux amoureux. La série donne à voir des exemples de relations amoureuses, elle montre des manières de séduire, de garder l’être aimé. L’adolescent travaille son rôle amoureux, teste des mises en scène à l’aide de la transposition dans son imaginaire des comportements observés dans la série.
« J’observe tout ce qui se dit, toutes les sortes de situations qui se sont passées, je les enregistre et je me dis si j’ai ce genre de situation, il faut que je fasse ça. Parce que je m’imagine, je me pose pas mal de questions, je m’imagine que c’est comme ça et après la série, elle me le confirme ».
27La série devient un espace de transmission d’un savoir sur les comportements amoureux. Elle mettrait en scène des situations proches des expériences vécues par les spectateurs et spectatrices. Par effet de miroir, la situation vécue par le personnage de fiction nous aiderait à comprendre nos propres maux et nous améliorer : « ce que nous apprenons de la situation de [tel personnage] nous aide à comprendre la nôtre » (Jullier, 2012 : 12).
28Ce processus réflexif propre à la leçon de vie est possible car les séries télévisées sont des fictions votives c’est-à-dire : « qui fait le vœu de nous améliorer en misant sur les vertus performatives du langage audiovisuel, c’est-à-dire sur sa capacité à transformer le dire et le montrer en faire » (Jullier, 2012 : 13). Ces fictions ont une dimension réflexive qui nous aide à comprendre nos expériences actuelles ou passées. La leçon de vie est une mise en scène de personnages en formation, faite à l’adresse d’un individu dans la même disposition, désireux d’apprendre et de s’améliorer. L’idée est de faire un bout de chemin avec des personnages qui vont évoluer au fur et à mesure de leurs expériences. La série invite l’adolescent.e à imaginer des relations possibles entre sa propre situation et celles des protagonistes. La série sert de support à l’imagination, elle alimente les moments de rêverie. À l’aide de son imagination, l’adolescent.e s’absente de ce monde, il part découvrir une vie qu’il aimerait être la sienne. Si l’adolescent.e s’abandonne dans ce monde qui lui est propre, son esprit reste éveillé, il travaille à l’élaboration de scénarios pour sa future vie affective et peaufine les registres de rôle amoureux. La rêverie n’a rien d’un univers passif, bien au contraire, elle développe une sphère mentale particulièrement active, futuriste où l’individu s’illustre dans un devenir radieux qu’il aimerait concrétiser (Bachelard, 2010).
29Ces moments de rêverie se déroulent dans la chambre à coucher, espace privilégié des adolescent.e.s (Glevarec, 2009). Elle constitue un espace privé au sein d’un lieu collectif, « le domaine de chambre est devenu le domaine privé des jeunes, une maison dans la maison » (Fournier, 2011 : 15). Cet isolement permet au jeune de s’abandonner à la rêverie.
30À travers son imaginaire, l’adolescent.e expérimente des variations dans différents registres de rôles. Cette démarche réflexive constitue une phase préliminaire de gestion identitaire afin d’éviter les fausses notes (Kaufmann, 2001). Dans ce petit cinéma intérieur, l’adolescent.e est à la fois acteur et réalisateur de ces mises en scène. La rêverie ne se visualise pas de façon continue, les séquences sont décousues et ne se passent pas forcément dans un ordre chronologique. Le jeune peut revivre la scène plusieurs fois, jusqu’à ce que celle-ci lui convienne. Il peut également repasser en boucle une séquence qui est réconfortante et qui lui donne une meilleure estime de soi :
« Des fois je m’imagine que ça pourrait se passer comme dans la série, ou la fille elle se rend compte que son meilleur ami il l’aime vraiment, et que lui, il ne la fera pas souffrir. À des moments je me rejoue les scènes dans ma tête, j’essaie de voir comment faire comprendre à la fille que, ben voilà quoi, que je suis mieux que le gars avec qui elle est. »
31À la différence de Mathilde, le fantasme d’Antonin est basé sur une idée de conquête à double titre : d’une part il doit conquérir la femme qu’il aime dans le sens où elle n’est pas forcément consciente de l’aimer ; d’autre part, elle se concrétise dans ce cas par une concurrence avec un autre homme où ce dernier se verra évincé au profit d’Antonin. On voit bien comment Antonin souhaite exprimer sa virilité, s’affirmer et séduire sa bien-aimée « comme dans la série ». Ainsi, l’objet culturel transmet cette norme sexuée au jeune garçon en recherche de repères.
32Comme énoncé auparavant, l’entrée dans la vie affective et sexuelle s’est accompagnée d’une série de prérogatives et le fait de se créer une estime de soi en fait désormais partie. La pratique d’Antonin n’a donc rien d’anodine. Elle est le fruit de ce processus d’individualisation de l’intime. Répéter des scènes fait donc partie de ce processus préliminaire avant de passer à une logique d’action dans la « vraie vie. »
33Pour Antonin et Mathilde, la sexualité et les rôles amoureux s’apprivoisent grâce aux « modèles » observés dans les séries télévisées et les films. Ils alimentent leurs scripts intrapsychiques. Toutefois, les médias n’ont qu’une portée limitée, ils accompagnent les jeunes dans une période bien délimitée durant l’adolescence. L’exemple d’Antonin va nous permettre de mieux comprendre cette évolution.
34L’année suivante, Antonin a connu sa première déception sentimentale. Pour ne plus souffrir de cet amour qui peine à se concrétiser, il a décidé d’arrêter de voir sa meilleure amie. Même s’il avoue ressentir toujours des sentiments amoureux pour elle, il sait que leur relation n’évoluera jamais vers une histoire d’amour. Antonin a changé d’opinion et de pratique face aux séries. Il aime toujours les regarder mais cette fois-ci en critiquant les mises en scène romantiques. Tout comme Mathilde, Antonin avait auparavant un imaginaire de la rencontre amoureuse et de la première fois largement inspiré par le petit écran. L’année suivante, il se moque de son propre témoignage :
« J’avais dit ça l’année dernière ! Ça fait ‘cul cul la praline’ ! Ça me fait rire, [...] c’est plus trop ces choses-là. Ce n’est pas réaliste, ce n’est pas concret [...] J’ai peut-être grandi, j’ai peut-être pris de la confiance en moi et je n’ai plus besoin de m’identifier à quelqu’un d’autre [...]. J’ai toujours besoin de prendre quelques repères, mais je sens que j’ai plus confiance en moi. »
35L’âge, l’évolution identitaire et les premières déceptions sentimentales développent un esprit critique vis-à-vis des histoires d’amour observées sur le petit écran. La série télévisée est devenue culpabilisatrice, car elle montre des héros qui concrétisent facilement leurs histoires d’amour. Cette facilité d’agir est l’exact opposé de la vie quotidienne d’Antonin, qui est semée d’obstacles. Le manque de réalisme est souvent un argument cité pour illustrer cette aisance qu’ont les héros de fiction à séduire et le caractère trop idyllique des relations amoureuses présentées dans les séries. Cette critique à l’égard des séries télévisées fait penser au constat de Dominique Pasquier (Pasquier, 1999) dans son enquête sur Hélène et les garçons. Les petites filles utilisaient les épisodes d’Hélène pour s’initier à la grammaire amoureuse. Les adolescent.e.s, quant à eux, émettaient des critiques sur le manque de réalisme et de crédibilité que l’on pouvait accorder aux situations présentées à la télévision. La série télévisée dénigrée par Antonin met en scène un amour-passion (Giddens, 2004) et il blâme davantage un de ces traits constitutifs c’est-à-dire l’irrationalité. Dans les séries télévisées observées par Antonin, les héros vivent des situations « hors du commun » où la routine n’a pas sa place. Le lien émotionnel et le sentiment envahissent tout, ce qui renforce l’effet d’un manque de réalisme. L’expérience du premier échec sentimental, les récits des pairs, des aînés sont autant de scripts culturels et interpersonnels qui montrent qu’un tel amour ne peut résister au quotidien et à la routine.
36Le témoignage d’Antonin montre que les représentations de la sexualité évoluent rapidement durant l’adolescence. Elles s’affinent, deviennent de plus en plus précises, passant d’un univers calqué sur les images observées sur le petit écran à une prise de distance. Les scripts intrapsychiques (Gagnon, 2008) se modifient, et utilisent d’autres sources de connaissances (pairs, aînés de la fratrie). Les premiers échecs sentimentaux remodèlent ses représentations et scénarios. Cependant, il est intéressant de constater que l’avenir sentimental ne s’envisage jamais sans guide. Le sentiment amoureux garde une place de premier ordre. Toutefois, accéder à une vie de couple s’envisage à l’aide de nouvelles normes à respecter. À la différence de Mathilde, Antonin porte peu d’intérêt dans son univers fantasmatique à la question de la contraception. Ainsi, on entraperçoit cette norme féminine de la gestion de la contraception et sa mise en place au travers des scripts féminins. Malgré tout, Antonin et Mathilde ont une ambition commune : celle de ne pas connaître l’échec et de choisir le partenaire idéal pour débuter leur vie sexuelle et affective.
37Le témoignage de Charlotte va apporter un éclairage différent ; certes, cette jeune fille est sortie de l’adolescence mais elle va décrire avec une grande précision son initiation à la vie amoureuse et sexuelle en tant que jeune lesbienne.
38Charlotte est une jeune femme de 21 ans, étudiante en sociologie. Elle vit depuis plusieurs années une relation amoureuse stable avec sa compagne. Ses parents sont commerçants. Elle est issue d’une famille protestante évangéliste pratiquante, ayant une vision relativement stigmatisante de la communauté homosexuelle. Charlotte ne sait pas définir à quel âge elle s’est rendue compte de son homosexualité. Elle explique qu’au fond, elle a toujours su qu’elle était homosexuelle, mais elle ne l’acceptait pas. Elle souhaitait être comme toutes les autres jeunes filles de son âge et ne voulait pas être rejetée par les membres de son église. Issue d’une famille très religieuse, prônant le mariage hétérosexuel comme seul modèle de conjugalité, Charlotte a vécu son adolescence comme une lutte contre elle-même. Dans l’espoir de se conformer à ce modèle hétérosexuel, la jeune femme a tenté à plusieurs reprises de débuter des relations affectives avec des garçons sans succès. Ses différents « essais » lui ont confirmé qu’elle ne désirait pas connaître la sexualité ou une quelconque relation amoureuse avec des garçons. Les séries et films mettant en scène des couples lesbiens lui ont permis de se créer un monde réconfortant, pour soi, où l’homosexualité féminine n’a rien d’anormal. Natacha Chetcuti montre que la plupart des lesbiennes considèrent dans un premier temps ce désir pour les femmes comme une anormalité et explique ce phénomène par le manque d’identification féminine positive possible (Chetcuti, 2010).
39Charlotte décrit les œuvres télévisuelles, cinématographiques ou littéraires comme le seul espace de visibilité des lesbiennes durant son adolescence. Les mondes de l’art (Becker, 2006) permettraient ainsi de rendre visible la communauté homosexuelle. Les films et les séries télévisées lui laissaient la possibilité de trouver des modèles et d’observer la vie amoureuse et sexuelle de jeunes femmes lesbiennes. Les intrigues mettaient en scène la vie quotidienne et les difficultés vécues par des homosexuelles. Elle pouvait ainsi voir des similitudes entre ces situations observées et sa propre expérience. De cette manière, Charlotte avait l’impression d’être moins seule face à son mal-être, cette « lutte contre elle-même ». La présence de ces personnages lui offrait un espace rassurant, une sorte d’entre soi. Cette compagnie lui permet de se sentir moins seule, d’avoir le sentiment d’être « moins anormale. » Cette pratique resurgit toujours dans les moments où la jeune femme a des doutes face à son identité sexuelle. Regarder des films, des séries TV lui permet d’apaiser cette souffrance et lui confirme que ces choix amoureux ne sont en rien une forme de « déviance ». L’impossibilité de s’exprimer sur ses doutes concernant son orientation sexuelle, l’a amené à développer des stratégies pour gérer son mal-être :
« Malgré tout, ces films et ces séries me faisaient beaucoup de bien. Tout simplement parce que je voyais ‘des gens comme moi’. [...] Ça me rassurait, je me disais que je n’étais pas seule. [...] c’est en fait le besoin d’une « présence lesbienne » qui me poussait à me gaver d’images spécifiques. [...] À l’époque, personne n’était au courant de ce que je vivais. Les médias et plus particulièrement l’image, car elle demande moins d’effort, étaient une sorte d’exutoire. Quand on ne peut pas parler, regarder ou écouter est déjà un soulagement profond ».
40Le petit écran avait pour seule fonction de rassurer, d’effacer cette distance à la norme hétérosexuelle. Les pratiques culturelles n’ont eu aucune influence sur sa vie sexuelle. Cette jeune femme avait déjà débuté sa sexualité avant de regarder ces films et séries télévisées. Elle leur confère une influence dans la construction et l’acceptation de son identité sexuelle :
« Ce genre de scène ne m’a pas du tout ‘aidé’ pour ma première fois, car je n’avais jamais eu accès aux films ou séries traitant de ce sujet avant. Mais on peut considérer que ça m’a en quelque sorte ‘construite’ pour ‘mes premiers temps’« .
41Selon Charlotte, durant son adolescence, la littérature aurait eu une influence sur la confirmation de son attirance envers les femmes. La pratique de la lecture aurait eu des répercussions sur la construction de son imaginaire liée à la sexualité et la sensualité des femmes, contrairement à sa représentation des hommes fortement attachée à des formes de dégoût. Les bandes dessinées lui donnaient à voir des exemples de femmes faisant preuve de bravoure et de courage et d’hommes dépourvus de qualité. Ils étaient des êtres à fuir, une « espèce à éradiquer » :
« Le seul média potentiel qui ait pu me construire avant ma première fois, c’est la littérature. Il y a une scène dans L’Amant de Marguerite Duras qui m’a franchement fait basculer du côté des femmes ou qui a au moins précipité le processus [...] il y a tout un imaginaire qui s’est construit autour de la « sensualité » des femmes chez moi. Et je pense que l’imaginaire autour de la « virilité » des hommes est beaucoup plus faible. Ma représentation des hommes a peut-être même été construite autour d’un certain dégoût quand j’y repense : j’ai lu des BDs et des livres qui étaient assez féministes. Je pense à Aria, pas du tout lesbienne, mais aventurière vadrouillant dans un monde d’hommes. Elle ne cessait de se défendre contre eux. Bref, dans Aria, beaucoup d’hommes sont des ‘vilains pas beaux’, et il faut les fuir ou les terrasser. »
42Lors de notre entretien, Charlotte nous a parlé longuement d’une série télévisée qui l’a marquée, il s’agit de The L Word (Showtime, 2004-2009). Elle avait une véritable addiction pour cette série : « je l’ai littéralement engloutie : six saisons en moins de deux semaines. J’étais folle : je ne faisais plus que regarder épisode sur épisode, en m’efforçant de le cacher à mes parents. » Cette passion ne pouvait s’exercer que dans le secret de la chambre à coucher à l’abri du regard des parents. Il s’agit ainsi de s’initier à un univers lesbien, mais plus particulièrement aux relations amoureuses et cela ne peut se faire que dans la plus grande discrétion. Elle nous explique que la série lui a permis de « construire en partie sa relation aux femmes » en illustrant les « différentes tactiques d’approche des femmes, et différentes techniques d’accès aux plaisirs saphiques » et d’une manière plus générale « tout ce qui peut concerner la vie d’une lesbienne ». Elle considère la série The L Word comme « incontournable dans la culture gay ». La série peut même agir comme un modèle, une référence du couple idéal vers lequel ces jeunes femmes voudraient tendre, ainsi :
« Le couple de Betty et Tina dans les L Word a un peu été un modèle pour nous [elle et sa compagne] enfin dans la phase où elles sont bien ensemble : deux femmes sublimes, une blonde et une métisse travaillant dans la culture. Dans un rapport équilibré, et parvenant finalement à construire une famille ».
43Finalement c’est un retour vers le modèle du couple idéal décrit précédemment qui est envisagé par Charlotte. Au-delà du « coming-out », de « l’invisibilité lesbienne » (Revillard, 2002), la jeune fille montre que ce qu’elle désire c’est construire une famille, une relation de couple pérenne tout comme Mathilde et Antonin. La norme féminine d’inscription de l’entrée dans la sexualité des femmes au sein d’une relation de couple pérenne est visible également dans le discours de Charlotte.
44La série devient ainsi un guide pour mieux apprivoiser cette énigme qu’est l’amour et plus particulièrement la relation amoureuse. Au-delà de la thématique mise en avant par la série (fantastique, teen movie, grossesse adolescente ...), ce qui est recherché avant tout par les jeunes ce sont des clés de compréhension du phénomène amoureux et comment apprivoiser cet autre que l’on souhaite conquérir et qui est objet de désir. Ainsi, les séries, films et autres œuvres littéraires deviennent de véritables sources de connaissances dans cette initiation à la grammaire amoureuse. Cependant, elles sont aussi une source de transmission des normes sexuées et sexuelles et les différents exemples cités ont apporté un éclairage particulièrement probant sur une manière de diffuser ces messages au sein de la jeune génération.
45Les médias, plus particulièrement les séries télévisées sont un des outils que les adolescent.e.s mobilisent pour construire leur imaginaire amoureux et sexuel. Les trois exemples que nous avons développés dans cet article, bien que présentant des itinéraires amoureux très différents, mettent pourtant en relief des fonctions similaires adoptées par ce média. Il sert de guide dans l’apprentissage de l’amour et de la sexualité. Il donne également des éléments qui vont permettre aux adolescent.e.s de construire leurs scénarios de la première fois. En revanche, nous constatons que le rôle de la série n’est pas pérenne : il perd en pertinence dès que la vie sentimentale débute et est mis de côté rapidement par les adolescent.e.s, critiqué pour son manque de réalisme. Ce sont désormais les aînés et les pairs qui vont prendre le relais et servir de guides face aux questionnements engendrés par l’entrée concrète dans la vie sentimentale et sexuelle.
46Peu de différences ont été constatées entre filles et garçons sur la place que pouvait avoir l’amour dans leurs scripts sexuels. Cependant, tous deux viennent de milieux sociaux proches, classes moyennes intermédiaires et moyennes supérieures. Deux classes qui éduquent les enfants à l’amour et à l’importance que ce sentiment peut avoir et cela de manière indépendante selon le sexe de l’enfant (Diter, 2015). Ceci pourrait peut-être expliquer en partie le phénomène que nous avons observé sans que cela ne remette pour autant en question la prégnance de la norme hétérosexuelle. Cependant, la relation de couple pérenne transcende les genres ainsi que les questions relatives aux orientations sexuelles. Tous désirent débuter leur sexualité avec une personne qu’ils ou elles aiment sincèrement, où ce sentiment est réciproque, où le respect est mutuel. En revanche, il semble que les problématiques liées à la contraception soient réservées à un public féminin d’orientation hétérosexuel. En effet, les garçons paraissent plus préoccupés à imaginer comment séduire l’être aimé alors que les jeunes femmes se soucient plus du déroulement « par étapes », aux précautions contraceptives à prendre. Les jeunes femmes que nous avons rencontrées considèrent l’aspect préventif et contraceptif comme une forme de respect mutuel avec leur futur partenaire. De même, elles ne souhaitent pas que ce premier rapport soit synonyme d’une grossesse non désirée. Les garçons sont également concernés par la transmission de normes sexuées. Ils sont incités à devenir des conquérants et à entrer en compétition pour gagner le cœur de leur élue. Si l’on ne parle pas de joute moyenâgeuse où il s’agit de pourfendre littéralement son concurrent, il n’en est pas moins vrai que ces jeunes sont mus par des pensées agonistiques. Il faut que la jeune femme prenne conscience que son meilleur ami est plus intéressant, plus gentil, plus beau que celui avec qui elle est et donc qu’elle le choisisse au détriment de l’adversaire. Ceci est bien une norme de genre et une demande faites aux garçons de prouver leur masculinité et d’en faire la démonstration.