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Les sorcières de l’Orient

Le nouveau visage du sport de haute performance au début des années 1960
Julien Faraut

Notes de l’auteur

Les intentions de cet article sont de pouvoir rendre compte de mes découvertes survenues à l’occasion de la réalisation du film Les Sorcières de l’Orient, documentaire de long métrage consacré à l’équipe féminine de volleyball du Japon victorieuse aux Jeux de Tokyo 1964.

Texte intégral

Fig. 1. L’entraînement quotidien à l’usine textile Nichibo de Kaizuka

Fig. 1. L’entraînement quotidien à l’usine textile Nichibo de Kaizuka

Accès à la bande-annonce : https://www.youtube.com/​watch?v=Vu0hkqQOkX4 (consulté le 20 mai 2023)

1Entre 1960 et 1964 les joueuses de l’équipe Nichibo surnommées les Sorcières de l’Orient ont remporté tous les titres nationaux au Japon, les championnats du monde 1962 et les Jeux de Tokyo 1964. Les exploits de ces volleyeuses ont-ils eu quelques retentissements médiatiques ? Les joueuses ont-elles connu les mêmes honneurs que leurs homologues sportifs masculins ? Si oui, l’existence d’athlètes de haut niveau féminins dans le paysage médiatique et dans l’imaginaire collectif a-t-elle eu quelques impacts au Japon et dans le reste du monde sur l’évolution des mentalités, des mœurs ou des pratiques ?

2Après avoir rapidement retracé le parcours de ces joueuses de volleyball dans le contexte du Japon des années 50 et 60, nous évoquerons la médiatisation de leurs exploits et la popularité dont elles jouissaient au sein de l’archipel nippon avant d’examiner la manière dont elles furent perçues en dehors du Japon en s’appuyant notamment sur le cas de l’URSS et des États-Unis.

  • 1 Plus connu en France sous le nom de Jeanne et Serge.

3Enfin nous tenterons de mesurer l’impact de la télédiffusion des dessins animés de volleyball Attack n° 1 (Chikako Urano, 1969) et Attacker You !1 (Shizuo Koizumi, 1984), inspirés du succès des Sorcières, sur l’évolution des mentalités et des pratiques en se concentrant cette fois-ci sur le cas français.

Qui sont les Sorcières de l’Orient ?

4Commençons par évoquer le parcours de cette équipe de volleyball japonaise relativement méconnue en France.

5En 1953, l’entreprise Nichibo, l’un des leaders de l’industrie textile au Japon, décide comme ses concurrents industriels de se doter d’une équipe de volleyball de haut niveau. Ce sport déjà fortement implanté dans l’industrie textile depuis le début du xxe siècle va prendre durant la période d’après-guerre une nouvelle dimension compétitive. Hirobumi Daimatsu, employé chez Nichibo et ancien joueur de volleyball, est nommé pour prendre en charge le recrutement et l’entraînement de cette équipe élite. Il commence par regrouper les meilleures joueuses employées chez Nichibo sur un même site, l’usine de Kaizuka située au sud d’Osaka. Puis recrute des joueuses plus jeunes, sorties notamment du Lycée de Shitennoji connu pour son haut niveau en volleyball, à qui l’entreprise offre un contrat de travail au sein du groupe. Le programme d’entraînement intensif instauré par Daimatsu porte rapidement ses fruits, l’équipe Nichibo de l’usine de Kaizuka remporte bientôt tous les titres majeurs au Japon. Avec pas moins de 6 heures d’entraînement quotidien, 6 jours sur 7, 51 semaines par an, ces joueuses font figure de pionnières du sport de haut niveau contemporain.

6En 1959 le CIO décide de l’introduction du volleyball masculin et féminin dans le programme olympique dès 1964. Dans cette perspective, le Japon décide d’envoyer pour la première fois une équipe féminine aux championnats du monde de volleyball 1960 organisés à Rio de Janeiro.

7Devant le succès de l’équipe de Nichibo, et pour pallier aux faibles moyens de la Fédération japonaise, celle-ci demande à Nichibo d’envoyer son équipe pour représenter le Japon tout entier. L’équipe coachée par Daimatsu n’échoue qu’en finale face aux championnes soviétiques tenantes du titre.

  • 2 Propos recueillis lors d’un entretien avec Yoshiko Matsumura en juin 2019.
  • 3 Je n’ai pas pu identifier précisément l’auteur de ce surnom, il s’agirait d’un journaliste de la Pr (...)

8Il reste alors encore aux Japonaises une dernière marche à gravir avant de s’asseoir sur le toit du monde. Afin de préparer les prochains championnats du monde 1962 organisés à Moscou, l’équipe de Nichibo « devenue » l’équipe nationale du Japon parcourt alors l’Europe pour y affronter les meilleures nations de volleyball, comme la Roumanie, la Tchécoslovaquie ou la Pologne. La tournée prévoyait de s’achever à Moscou pour y affronter l’URSS, la meilleure équipe du monde. Les Japonaises arrivèrent à Moscou après 21 victoires consécutives, la presse soviétique annonça alors qu’un Typhon est venu de l’Orient2 mais que ce typhon risquait bien de s’essouffler une fois parvenu en URSS. Les Japonaises remportèrent le match et empochèrent ainsi une 22e victoire de rang. Stupéfaite (et contredite !), la presse soviétique surnomma alors cette équipe : les Sorcières de l’Orient3.

9En 1962, les Sorcières de l’Orient continuent leur irrésistible ascension en remportant pour la première fois les championnats du monde de volleyball pourtant organisés à Moscou chez les tenantes du titre soviétiques. Après cette véritable consécration, de nombreuses joueuses souhaitèrent arrêter l’aventure du haut niveau. Mais la désignation de Tokyo pour accueillir les prochains Jeux olympiques en 1964 et la certitude d’y voir figurer le volleyball poussèrent les joueuses à prolonger encore un peu plus leurs efforts.

  • 4 Le Judo (masculin seulement) est rentré lui aussi au programme olympique pour les Jeux de 1964 aux (...)

10Le 23 octobre 1964, avant-dernier jour des Jeux de Tokyo le Hollandais Anton Geesink remporte le tournoi toutes catégories de judo4 au dépens du Japonais Akio Kaminaga devant une assemblée de spectateurs japonais médusée. Le choc est immense. Le Japon qui a souhaité faire de ces Jeux une vitrine internationale lui permettant d’effectuer une sorte de retour symbolique dans le concert des nations se voit battu sur son terrain, dans un sport particulièrement iconique au Japon. Quelques heures plus tard, les joueuses de volley japonaises battent sèchement les Soviétiques 3 set à 0. Le Japon peut célébrer et honorer ses vainqueurs qui se trouvent être à ce jour, non pas un judoka, mais des joueuses de volleyball.

Fig. 2. Les six titulaires de la finale olympique de 1964 devant tous leurs trophées.

Fig. 2. Les six titulaires de la finale olympique de 1964 devant tous leurs trophées.

Avec de gauche à droite : Yoshiko Matsumura, Sata Isobe, Masae Kasai, Hirobumi Daimatsu, Emiko Miyamoto, Kinuko Tanida et Yuriko Handa.

Quel retentissement au Japon ?

  • 5 Tokyo Orinpikku, NHK, p. 238.

11Le hasard du calendrier a voulu que la finale du volleyball féminin soit juste après la finale toute catégorie de judo le 23 octobre 1964. La défaite de Kaminaga a renforcé les attentes des Japonais en mal de victoire et de célébration. Les cinq chaînes de télévision nippone retransmettent en direct cette finale qui atteint des records inégalés (92 % d’audience !5) de quoi offrir instantanément aux joueuses une immense notoriété dans tout le pays. Les joueuses, au premier rang desquelles leur capitaine Masae Kasaï qui bénéficiera quelques mois plus tard d’un mariage quasi princier se voient propulsées au rang d’icônes, de véritables gloires du sport nippon. Kasaï san raconte dans son autobiographie publiée en 1992 que durant la cérémonie de son mariage avec Kazuo Nakamura, militaire haut gradé, en mai 1965, le Premier ministre japonais, Eisaku Sato, aurait déclaré « je pense que Masae Kasaï est plus connue que moi au Japon ! ».

  • 6 Grand prix du court métrage 1964 ex-aequo avec La douceur du village de François Reichenbach.

12Si la télévision a permis aux Sorcières de rentrer dans tous les foyers japonais, elles avaient déjà fait parler d’elles avant ces Jeux et avaient notamment, suite à leur premier titre mondial acquis en 1962, fait l’objet d’un film de moyen métrage tout à fait remarquable, Le prix de la victoire. Réalisé par Nobuko Shibuya, ce film exploité dans les salles de cinéma et primé6 à Cannes en 1964 présentait des images extraordinaires de l’entraînement des joueuses de Nichibo au sein de l’usine de Kaizuka, devenues à force de rigueur et d’abnégations les meilleures joueuses du monde.

13Les exploits de ces femmes avaient donc assez rapidement suscité la production d’images permettant ainsi d’offrir une visibilité à ces athlètes de haut niveau féminins. La réalisatrice Nobuko Shibuya filme sans concessions les joueuses épuisées ou en larmes mettant en avant l’effort et la rigueur de leur entraînement quotidien. L’originalité du film tient au fait que ni la captation de séances d’entraînement réel, ni le sport féminin de haute performance n’étaient très habituels dans le paysage cinématographique et audiovisuel.

  • 7 Les shojo sont un type de manga à destination du jeune public féminin en opposition aux shonen dest (...)

14Après ce documentaire sur grand écran et ce record d’audience télévisuelle, les Sorcières vont générer sans le savoir une omniprésence médiatique de figures de sportives de haut niveau sous la forme de manga puis d’animés. En prévision des Jeux de Mexico 1968, le fabricant de ballon de volleyball japonais Tachikara, fournisseur des ballons olympiques de Tokyo, entend susciter l’intérêt des jeunes japonaises pour la pratique du volleyball. Ce fabricant commande au magazine Shūkan Margaret un manga de volleyball s’inspirant du grand succès populaire des Sorcières de l’Orient. C’est la mangaka Chikako Urano qui prend en charge la création d’Attack n° 1, l’un des tout premiers shojo sur le sport7.

Fig. 3. Attack n° 1 dans sa version manga paru en 1968 et dans sa version animé diffusée dès 1969

Fig. 3. Attack n° 1 dans sa version manga paru en 1968 et dans sa version animé diffusée dès 1969

15Dernier effet que la notoriété des Sorcières a su engendrer et qu’il est important de souligner, le développement des clubs mama-san. S’ils existaient déjà au Japon quelques clubs de volleyball ouvert à tous les âges, à partir de 1968, un championnat national mama-san (clubs de « maman ») est créé pour les femmes de plus de 40 ans, plus de 50 ans et plus de 60 ans.

  • 8 Jusqu’à la fin des années 50 le volley-ball se jouait au Japon à neuf et non six joueur·se·s comme (...)

16À partir de 1973, une émission télévisée hebdomadaire Doyo Deporute proposa de retransmettre des matchs opposant une équipe de neuf8 joueuses amateures d’un club mama-san à une équipe composée de six Sorcières. La popularité de cette émission et l’investissement de plusieurs Sorcières au sein de clubs mama san aura permis de développer la pratique du volleyball pour des femmes de tout âge, qui s’étaient mariées ou avaient des enfants.

Citons sur le sujet les propos de la capitaine Masae Kasaï :

  • 9 Macnaughtan Helen (2012), An interview with Kasai Masae, captain of the Japanese women’s volleyball (...)

Une des principales conséquences suite à notre victoire aux Jeux de Tokyo fût le développement du volleyball mama-san. Avant 1964, les femmes au foyer (shufu) s’occupaient exclusivement des tâches ménagères et des enfants, et elles vivaient souvent avec leurs beaux-parents. C’était impensable qu’une mère de famille japonaise puisse pratiquer un sport ou avoir un travail en dehors du foyer familial.9

17Il y a donc eu à n’en pas douter grâce au succès et à la notoriété des Sorcières un véritable changement de mentalité au Japon, une réelle évolution des mœurs qui est sur ce point précis tout à fait remarquable.

Fig. 4. Yoko Shinozaki, Sorcière de l’Orient, 74 ans en 2019, entraîne toujours un club mama-san dans la région de Tokyo.

Fig. 4. Yoko Shinozaki, Sorcière de l’Orient, 74 ans en 2019, entraîne toujours un club mama-san dans la région de Tokyo.

L’image des Sorcières en dehors du Japon

18Le premier retentissement médiatique en dehors du Japon est venu, comme évoqué plus haut, de l’URSS, qui dominait sans partage jusqu’en 1962, tant en masculin qu’en féminin, le volleyball mondial et attribua à leurs plus grandes rivales ce surnom particulièrement haut en couleur : Les Sorcières de l’Orient.

19De par sa dimension « fictionnelle », son pouvoir « publicitaire » très accrocheur, ce surnom a vraisemblablement joué un rôle de vecteur médiatique aidant ici ou là, à la médiatisation de ces joueuses. Les rédactions du monde entier sont friandes de ce genre de surnom ou de titre. Sur ce qu’il renseigne de la façon dont la presse soviétique perçoit ces joueuses de volleyball japonaises, c’est assez compliqué d’avoir un avis définitif et tout à fait objectif. Il semblerait que la référence aux sorcières en Russie, aux Baba Yaga (très présentes dans les contes et le folklore) ne soit pas péjorative mais renverrait surtout à leurs pouvoirs surnaturels. En revanche, l’expression « de l’Orient » me semble, de par sa dimension globalisante et indéfinie, assez méprisante, dénotant d’une posture un peu impérialiste et suffisante. Parlons d’Orient car la majorité des Soviétiques n’auraient pas su situer le Japon sur une carte ? Est-ce ce genre de logique là ? Mais reconnaissons aussi que l’expression de l’Orient est assez romanesque, orientaliste, charriant un vaste imaginaire et tout un lot de fantasmes conférant à ces sorcières une touche supplémentaire de mystère et de fantastique.

20Enfin sur les raisons précises qui ont poussé la presse soviétique à invoquer les « sorcières » au sujet des joueuses japonaises, rappelons simplement la soudaineté de leur ascension, leur taille relativement petite (inhabituelle sur le plan international), la rapidité de leur déplacement, l’inventivité de leurs nouvelles techniques de service et de réception, leur invincibilité.

21Passons maintenant du côté du Bloc de l’Ouest, pour nous intéresser à la manière dont cette équipe japonaise était perçue aux États-Unis.

22Le 16 mars 1964, le célèbre magazine américain Sports illustrated publie un article de quatre pages sur les Sorcières.

Fig. 5. Photo montrant la joueuse Yoko Shinozaki au sol, illustrant un article de Sports Illustrated datant du 16 mars 1964.

Fig. 5. Photo montrant la joueuse Yoko Shinozaki au sol, illustrant un article de Sports Illustrated datant du 16 mars 1964.

23Driven beyond dignity (Conduites au-delà de la dignité) : tout comme le titre de l’article et l’ensemble des propos qui y sont tenus, l’image est ici clairement à charge. Cette image n’est pas neutre, elle ne témoigne pas, cette image entend dénoncer, elle exige de vous de l’empathie, elle pousse celui ou celle qui la regarde à la consternation.

24La prise de vue est proche du niveau du sol. Les spectateurs en arrière-plan tout comme les entraîneurs et les joueuses au second plan écrasent visuellement ce corps étendu et visiblement inanimé au tout premier plan. La balle rebondit encore, elle vit pour ainsi dire, mais le corps allongé à ses côtés lui ne répond plus.

25Une séance d’entraînement de l’équipe nationale japonaise, championne du monde en titre, est ouverte pour la première fois à un journaliste occidental, glacé par l’acharnement fanatique auquel il assiste.

26L’auteur de cet article, Eric Whitehead, insiste beaucoup sur le fait que cet entraînement public a constitué pour lui, une expérience profondément choquante.

Coach Daimatsu says:

  • 10 « Le Coach Daimatsu a dit : “Il n’y a pas le temps pour autre chose. Les joueuses n’ont pas d’autre (...)

« There is time for nothing else. The players know absolutely no other life. They do it because they choose to. The preparation for winning is a personal, individual challenge. It’s accepted without question”. Ah, but then, I said to myself, it’s only volleyball, played by girls.10

  • 11 Griggs Lee (11 septembre 1964), « Rough creed: There’s no success without suffering », de Lee Grigg (...)

27« It’s only volleyball, played by girls ». La réaction de Whitehead, le journaliste profondément choqué par la sévérité de l’entraînement, est assez consternante de sexisme. Dans un autre article du magazine Life11 pourtant plus nuancé et moins « sensationnel » on retrouve le même ton de gravité où plane en permanence cette impression d’insanité et de malveillance au sujet de ces femmes.

28J’ai le sentiment que ces deux exemples soulignent une certaine méconnaissance à la fois du sport de haut niveau et de la culture japonaise dans un contexte d’après-guerre marqué par la volonté américaine d’« occidentaliser » pour ne pas dire « américaniser » la société japonaise. La répétition à outrance, la dureté et l’engagement dans l’effort se retrouvent communément dans la culture d’entraînement au Japon (que certains feraient remonter au bushido du Moyen Âge).

29Il m’a semblé qu’il y avait une sorte de postulat de base totalement fallacieux dans ces points de vue américains. Si ces femmes suivent une telle charge d’entraînement c’est qu’elles doivent être victimes d’un entraîneur tortionnaire. Comme si des femmes n’avaient pu choisir de suivre un programme d’entraînement de haut niveau de leur plein gré. Comme si ces femmes, comme une multitude d’hommes avant elles, n’avaient pas souhaité suivre à leur tour une rigueur qu’on pourrait qualifier de militaire et endurer la dureté et la sévérité de lourds efforts quotidiens. Les Américains qui souhaitaient voir le Japon se démilitariser dans les moyens comme dans les mentalités ont peut-être été irrités par cette méthode trop martiale. Puis vient s’ajouter également à la géo politique la question de la place de la femme dans nos sociétés encore très patriarcales.

30Et c’est là toute la complexité de cette question de l’émancipation féminine. Les pays occidentaux se considéraient et se considèrent encore souvent comme les pays les plus progressistes, sans avoir convenons-en complètement tort. Mais ils ont pourtant bel et bien été choqués que des femmes puissent s’entraîner sans espèce de retenue ni de modération. En prétendant parler au nom de la dignité des femmes, leur propre sexisme trouvait leur expression. J’ai souvent pris cet exemple de la consommation d’alcool. Les femmes des pays occidentaux étaient autorisées légalement et socialement à boire de l’alcool en public ou devant des convives. Mais toujours avec modération. Les hommes pouvaient se saouler, parler trop fort et avec désinhibition sans que cela ne choque plus que ça. Mais les femmes dans ces pays réputés moins sexistes n’en demeurent pas moins cantonnées à la mesure, à la retenue, à la modération. Et c’est dans un pays comme le Japon, réputé plus misogyne et patriarcal que nos pays occidentaux, que le coach Daimatsu a décidé d’entraîner des joueuses de volleyball, je le cite, « comme des hommes » considérant que les femmes étaient tout à fait capables de supporter les mêmes charges d’entraînement que leurs homologues masculins.

31Dernier exemple de ce qui selon moi constitue un réel contre sens et qui éclairera je l’espère cette forme d’incompatibilité persistante entre féminité et sévérité de l’entraînement.

  • 12 Igarashi Yoshikuni (2000), Bodies of Memory. Narratives of war in postwar Japanese culture, 1945-19 (...)

32Dans son ouvrage Bodies of memory, Yoshikuni Igarashi (2000 : 156) raconte12 qu’il a découvert que Daimatsu avait souffert du traitement humiliant perpétré par des officiers britanniques au sein du camp de prisonniers d’Alhone en Birmanie durant la Seconde Guerre mondiale. Il raconte que les Britanniques avaient positionné dans ces camps où se trouvaient des Japonais, des officiers de sexe féminin pour humilier plus encore ces soldats nippons. Yoshikuni Igarashi en conclut que la sévérité de Daimatsu envers ses joueuses serait une forme de vengeance vis-à-vis des humiliations subies par les officiers femmes de l’état-major britannique. Je ne conteste pas ces dires concernant cet épisode de la guerre car je ne suis ni historien ni spécialiste de la période. Daimatsu semble d’ailleurs avoir évoqué ces faits dans une autobiographie. Ce que je conteste c’est la relation de cause à effet. Si Daimatsu avait eu la charge d’entraîner une équipe masculine, aurait-il entraîné ces hommes avec moins d’engagement et moins d’intensité ? Je ne le crois pas. Si les humiliations subies par Daimatsu avaient été perpétrées par des officiers britanniques masculins et non féminins, aurait-il entraîné les Sorcières avec moins d’engagement et d’intensité ? Je ne le crois pas. Je crois que les Japonais ont une culture singulière et très martiale de l’entraînement sportif, je crois que le sport de haut niveau requiert de gros efforts, je crois que Daimatsu avait mis la barre très haute, je crois qu’on ne peut pas forcer des athlètes à faire du sport haut niveau et je crois enfin qu’en 1960 les pays occidentaux aussi « progressistes » qu’ils soient sur la question de l’émancipation féminine n’étaient pas encore prêts à voir des femmes sportives de haut niveau.

33Lors de mes entretiens avec les joueuses, témoignages qui constituent d’ailleurs la voix off de mon film, elles ont toutes insisté sur la question de leur libre choix, de leur soutien à leur entraîneur, de leur volonté d’intégrer l’équipe type et de se donner les moyens de leur ambition. Elles font, à mon sens, figure de pionnières du sport de haut niveau contemporain.

L’impact de la télédiffusion des dessins animés sur le volleyball en France et en Europe

34Si l’on se penche sur les pays limitrophes de la France, on constate qu’Attack n° 1 (Les attaquantes) et Attacker You ! (Jeanne et Serge) ont été diffusés en Italie, en Allemagne et en Espagne. Sans pousser les recherches plus loin ni analyser plus finement les causes du phénomène, il est intéressant de constater que l’Italie où ces dessins animés ont rencontré le plus grand succès est la nation la plus forte en volleyball parmi la liste des pays précités et que parallèlement, le Royaume-Uni, où ces dessins animés n’ont pas été diffusé à partir de la fin des années 80, est le pays où le volleyball suscite le moins d’intérêt et où ce sport connaît le plus faible développement.

  • 13 « Torna il cartone sul volley amato dalle azzurre : Da oggi con la Gazzetta la serie completa sulla (...)

35Avant de nous concentrer sur le cas de la télédiffusion de Jeanne et Serge en France, ajoutons au bénéfice de cette dernière hypothèse d’une relation entre télédiffusion de dessin animé et développement de la discipline représentée, qu’une des toutes meilleures joueuses du monde Francesca Piccinini, vainqueure en club de la Ligue des champions, championne d’Europe (2009) et championne du monde (2002) a déclaré avoir tout simplement débuté le volleyball à la vision de Mimi e la nazionale della pallavolo (Attack n° 1) sur la télévision italienne13.

36Lorsque l’on fait de l’histoire culturelle, il est toujours très difficile de mesurer précisément la réception et l’impact d’une œuvre sur le public. Comment être sûr qu’un livre, un film, un tableau ou un disque est responsable de tel ou tel changement dans les mentalités et les pratiques des hommes et des femmes qui ont été à leur contact. C’est toujours un pari que fait l’historien, car les œuvres en question ne sont jamais isolées et les changements de modes, d’opinions ou de pratiques sont raisonnablement multifactoriels. J’avais entendu ici ou là que la diffusion en France du dessin animé Jeanne et Serge avait provoqué une vague sans précédent de nouveaux·elles pratiquant·e·s de volleyball. En préparant cet article je me suis donc dit qu’il serait justifié de vérifier de façon nette et précise la réalité des chiffres. De savoir si ce dessin animé avait eu une réelle influence, s’il était possible d’écarter tout autre facteur ou événement survenu dans le même temps qui aurait pu être également responsable d’une recrudescence de la pratique du volleyball en France. Les données fournies par la Fédération française de volleyball (FFVB) semblent sur ce point tout à fait éclairantes.

37Voici les données mises à disposition par la Fédération française de Volleyball (FFVB) http://extranet.ffvb.org/​237-37-1-Evolution-des-Licences. Consulté le 20 mai 2023.

38Pour plus de clarté voici un premier graphique réalisé à partir des données recueillies :

Fig. 6. Évolution du nombre total de licenciés à la FFVB

Fig. 6. Évolution du nombre total de licenciés à la FFVB
  • 14 Toutes les dates de diffusions proviennent de la page Wikipédia de Jeanne et Serge https://fr.wikip (...)

39Le diagramme indique une augmentation inhabituelle du nombre de licencié·e·s durant les saisons 1987/88 et 1988/89. Rappelons ici que le dessin animé Jeanne et Serge a été diffusé pour la première fois le 31 août 198714 puis rediffusé le 1er février 1988 et le 2 février 1989 sur La Cinq.

40Il n’y a pas eu de diffusion du dessin animé entre 1991 et 1994, où l’on observe parallèlement un léger fléchissement du nombre de nouveaux·elles licencié·e·s. À la lecture du graphique (fig. 1) on remarque également un léger rebond durant les saisons 1994/1995 et 1995/1996 qui survient de façon concomitante (une fois de plus !) aux rediffusions de Jeanne et Serge survenues entre novembre 1994 et décembre 1996 dans le cadre du célèbre Club Dorothée sur TF1.

41Je vous propose ici un second graphique permettant d’observer l’évolution du nombre de licenciés en volleyball non plus de façon globale mais par catégorie d’âges. Pour plus d’intelligibilité, chacune des courbes est ici superposée, il n’y a pas de valeur en ordonnées, c’est la forme de la courbe qui importe.

Fig. 7. Évolution du nombre de licenciés de la FFVB par tranche d'âge

Fig. 7. Évolution du nombre de licenciés de la FFVB par tranche d'âge

42Les courbes font très nettement apparaître que l’ampleur de l’augmentation du nombre de nouveaux·elles licencié·e·s est fonction de l’âge des pratiquant·e·s.

43Plus l’âge des licencié·e·s diminue, plus l’augmentation du nombre de licencié·e·s est importante. Rappelons ici que le dessin animé Jeanne et Serge était diffusé dans le cadre d’émissions tel que Youpi ! L’école est finie sur la Cinq ou le Club Dorothée sur TF1 et étaient bien évidemment destinés au jeune public.

44L’impact du dessin animé Jeanne et Serge sur le nombre de pratiquant·e·s de volleyball en France me semble ici assez bien établi. La présence médiatique de Jeanne Hazuki (héroïne du dessin animé), chaque semaine et ce pendant plusieurs années, a eu visiblement un impact considérable. Et si Jeanne Hazuki n’est qu’une héroïne de fiction, une championne de volleyball imaginaire, son occupation de l’espace télévisuelle à une époque où la télévision était toute puissante sans la concurrence d’internet a créé un véritable précédent. Les enfants et adolescents français des années 80 et 90 ont grandi en présence d’une figure de championne de volleyball qui a intégré leur imaginaire et est devenue une véritable référence culturelle.

45Mon souvenir personnel, puisque j’appartiens à cette génération qui a grandi avec Jeanne et Serge, est de n’avoir aucune opinion genrée sur le sujet. Pour moi Jeanne faisait du volleyball de compétition et rien n’étant étonnant là-dedans. Jeanne était à sa place, son sport n’était ni un sport de garçon ni un sport de fille, elle était courageuse, opiniâtre et douée, c’était une compétitrice, une athlète de haut niveau. Et c’est certainement Jeanne elle-même qui m’a convaincu de cela.

46Observons enfin un dernier graphique, afin de comparer l’impact du dessin animé sur l’évolution du nombre de licenciés masculins et féminins.

Fig. 8. Évolution du nombre total de licenciés de la FFVB par sexe

Fig. 8. Évolution du nombre total de licenciés de la FFVB par sexe

47On remarque assez nettement que le dessin animé a provoqué un plus grand nombre de vocations parmi les jeunes filles, certainement du fait du plus grand pouvoir d’identification, mais on remarque aussi dans le même temps qu’il a bel et bien suscité nombre de nouvelles vocations parmi les jeunes garçons ce qui est très important.

48Nous savions à quel point la médiatisation d’une coupe de foot ou des Jeux olympiques engendre de nouveaux licenciés, et nous savions aussi que les jeunes filles étaient capables de s’identifier à des figures masculines du sport puisque celles demeurent majoritaires dans le paysage médiatique. Nous savons maintenant plus clairement qu’un dessin animé peut offrir une vitrine extrêmement efficace sur une discipline sportive et nous savons enfin que les jeunes garçons sont tout à fait capables de s’identifier à des figures féminines du sport.

Conclusion

49Les exploits de ces joueuses réalisés entre 1960 et 1964 ont eu un fort retentissement médiatique au Japon puis dans le reste du monde, notamment par le biais inattendu de la fiction. De nombreux mangas et animés, inspirés par l’histoire des Sorcières de l’Orient, susciteront en effet nombre de vocations dans le monde entier, filles et garçons confondus. Les images d’archives des Sorcières souvent reprises sur la télévision nationale nippone (NHK) puis ces images de créations (manga, animés et autres fictions TV) mettant en scène des joueuses de volleyball ont progressivement concouru à imposer dans l’imaginaire collectif une image de femme physiquement et mentalement robuste, endurante et opiniâtre offrant ainsi un nouveau visage du sport de haut niveau plus seulement masculin.

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Bibliographie

Filmographie sélective

Le prix de la victoire, Nobuko Shibuya, 1964, 50 minutes.

Attack n° 1, Chikako Urano, 1969, 104 épisodes.

Matériel audio :

Entretiens audios réalisés auprès de Katsumi Chiba (Matsumura), Yoko Tamura (Shinozaki), Kinuko Idogawa (Tanida) et Yoshiko Kanda (Matsumura) en juin 2019.

Bibliographie

Griggs Lee (1964), « Rough creed: ‘There’s no success without suffering’ », Life Magazine, 11 septembre 1964.

Igarashi Yoshikuni (2000), Bodies of memory. Narratives of war in postwar Japanese culture 1945-1970, Princeton University Press.

Macnaughtan Helen (2013), « The life and legacy of Kasai Masae: the mother of Japanese volleyball », Harvard Asia Quarterly, 15.3/4.

Tagsold Christian (2011), « Remember to get back on your feet quickly: the Japanese women’s volleyball team at the 1964 Olympics as a ‘Realm of Memory’ », Sport in Society, vol. 14, n° 4, mai, p. 444-453.

Whitehead Eric (1964), « Driven Beyond Dignity », Sports Illustrated, 16 mars 1964.

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Notes

1 Plus connu en France sous le nom de Jeanne et Serge.

2 Propos recueillis lors d’un entretien avec Yoshiko Matsumura en juin 2019.

3 Je n’ai pas pu identifier précisément l’auteur de ce surnom, il s’agirait d’un journaliste de la Pravda selon les propos de Masae Kasaï recueillis par Helen Macnaughtan en 2012.

4 Le Judo (masculin seulement) est rentré lui aussi au programme olympique pour les Jeux de 1964 aux côtés du volley-ball (masculin et féminin).

5 Tokyo Orinpikku, NHK, p. 238.

6 Grand prix du court métrage 1964 ex-aequo avec La douceur du village de François Reichenbach.

7 Les shojo sont un type de manga à destination du jeune public féminin en opposition aux shonen destinés au jeune public masculin. Si le sport était déjà présent parmi les shonen en 1968 cette thématique constitua une nouveauté concernant les shojo.

8 Jusqu’à la fin des années 50 le volley-ball se jouait au Japon à neuf et non six joueur·se·s comme partout ailleurs.

9 Macnaughtan Helen (2012), An interview with Kasai Masae, captain of the Japanese women’s volleyball team at the 1964 Tokyo Olympics, Japan Forum, 24:4, 491-500.

10 « Le Coach Daimatsu a dit : “Il n’y a pas le temps pour autre chose. Les joueuses n’ont pas d’autre vie. Elles le font parce qu’elles ont choisi de le faire. La préparation à la victoire est un challenge personnel, individuel. C’est accepté, sans aucun doute”. Ah, mais ensuite, je me suis rappelé que ce n’était que du volley, joué par des filles. » (notre traduction)

11 Griggs Lee (11 septembre 1964), « Rough creed: There’s no success without suffering », de Lee Griggs, Life Magazine.

12 Igarashi Yoshikuni (2000), Bodies of Memory. Narratives of war in postwar Japanese culture, 1945-1970, Princeton University Press, p. 156.

13 « Torna il cartone sul volley amato dalle azzurre : Da oggi con la Gazzetta la serie completa sulla schiacciatrice giapponese che ha ispirato anche la Piccinini : “Io gioco, lei fa cose impossibili” », La Gazzetta dello Sport,‎ 3 mars 2015.

14 Toutes les dates de diffusions proviennent de la page Wikipédia de Jeanne et Serge https://fr.wikipedia.org/wiki/Jeanne_et_Serge (consulté le 20 mai 2023) que je n’ai malheureusement pas pu vérifier.

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Table des illustrations

Titre Fig. 1. L’entraînement quotidien à l’usine textile Nichibo de Kaizuka
Légende Accès à la bande-annonce : https://www.youtube.com/​watch?v=Vu0hkqQOkX4 (consulté le 20 mai 2023)
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ges/docannexe/image/3756/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 522k
Titre Fig. 2. Les six titulaires de la finale olympique de 1964 devant tous leurs trophées.
Légende Avec de gauche à droite : Yoshiko Matsumura, Sata Isobe, Masae Kasai, Hirobumi Daimatsu, Emiko Miyamoto, Kinuko Tanida et Yuriko Handa.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ges/docannexe/image/3756/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 609k
Titre Fig. 3. Attack n° 1 dans sa version manga paru en 1968 et dans sa version animé diffusée dès 1969
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ges/docannexe/image/3756/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 602k
Titre Fig. 4. Yoko Shinozaki, Sorcière de l’Orient, 74 ans en 2019, entraîne toujours un club mama-san dans la région de Tokyo.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ges/docannexe/image/3756/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 370k
Titre Fig. 5. Photo montrant la joueuse Yoko Shinozaki au sol, illustrant un article de Sports Illustrated datant du 16 mars 1964.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ges/docannexe/image/3756/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 458k
Titre Fig. 6. Évolution du nombre total de licenciés à la FFVB
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ges/docannexe/image/3756/img-6.jpg
Fichier image/jpeg, 145k
Titre Fig. 7. Évolution du nombre de licenciés de la FFVB par tranche d'âge
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ges/docannexe/image/3756/img-7.jpg
Fichier image/jpeg, 329k
Titre Fig. 8. Évolution du nombre total de licenciés de la FFVB par sexe
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ges/docannexe/image/3756/img-8.jpg
Fichier image/jpeg, 221k
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Pour citer cet article

Référence électronique

Julien Faraut, « Les sorcières de l’Orient »Genre en séries [En ligne], 14 | 2023, mis en ligne le 16 mai 2023, consulté le 17 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ges/3756 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ges.3756

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Auteur

Julien Faraut

Julien Faraut est chargé de collection et réalisateur à l’INSEP (Institut National du Sport, de l’expertise et de la performance)

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Droits d’auteur

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Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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