1Depuis quelques années, des débats existent au sujet de la légitimité culturelle de la bande dessinée qui constitue aujourd’hui un champ original de la culture de masse (Groen, 2002). Permise par l’émergence d’une société du temps libre et des loisirs, sa diffusion dans la société française connaît un essor important au cours des années 1970. L’arrivée d’une nouvelle génération d’auteurs issus de la classe moyenne ainsi que la formation d’un nouveau public jeune, entraînent une massification et une « entreprise de légitimation » (Parmentier, 1986 : 425) qui la situent désormais comme un neuvième art à part entière, « de moins en moins considérée comme une "sous-littérature" ou une "para-littérature" » (Maigret, 1994 : 116). Malgré une valorisation de son statut, notamment sur le plan universitaire, la bande dessinée peine à se départir de son caractère populaire, humoristique, frivole, qui fait pourtant sa force auprès d’un public jeune : « la BD reste un phénomène "jeune", le plus gros contingent de lecteurs ayant moins de 19 ans, elle n’a pas coupé le lien avec l’enfance et reste en cela affligée d’une tare sociale » (Ibid. : 119)
2Ce lien indéfectible entre bande dessinée et jeunesse apparaît particulièrement intéressant dans la définition des vecteurs de construction de l’identité masculine des adolescents. Public majoritaire des bandes dessinées (Maigret et Stefanelli, 2012 : 123), les garçons trouvent dans les héros des modèles auxquels se rattacher, car ils sont à la fois des personnages ordinaires aux parcours extraordinaires :
Clark Kent incarne exactement le lecteur moyen type, bourré de complexes et méprisé par ses semblables ; ainsi par un évident processus d’identification, n’importe quel petit employé de n’importe quelle ville d’Amérique peut nourrir le secret espoir de voir fleurir un jour, sur les dépouilles de sa personnalité, un surhomme capable de racheter ses années de médiocrité (Eco, 1993 : 133).
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3Dans la présente étude qui porte sur certaines bandes dessinées de football, il s’agira notamment de montrer que ce média à part entière répond à tous les attributs d’une culture inscrite dans l’ère de son temps (Laffage-Cosnier, Vivier et Fuchs, 20181). Ainsi, nous verrons que les joueurs de football possèdent tous les attributs du héros : des individus aux origines sociales modestes, qui triomphent des difficultés grâce à des qualités hors du commun balle au pied. À l’instar des vedettes du ballon rond, vénérées à la télévision (Poiseul, 1986)2 ou par l’intermédiaire de posters, leurs maillots sont fièrement arborés par les adolescents3. Se dessine alors ici la stature héroïque du joueur de football qui représente, pour le jeune garçon en construction, un modèle d’identité masculine à suivre (Raséra et Renahy, 2013). Dans cette construction de l’identité sexuée (Rouyer et Troupel-Cremel, 2013), les médias, et les bandes dessinées notamment, « constituent de puissants supports de socialisation de genre en tant que médiateurs des normes de la masculinité » (Rouyer, Mieyaa et Le Blanc, 2014) ; cette dernière étant pensée, dans la continuité des travaux de R. Connell, comme le produit d’une construction psychologique, sociale et historique par laquelle un individu se montre et se perçoit comme homme dans une société donnée (Connell, 1995). Dans ces conditions, les normes et les valeurs transmises par les héros dessinés peuvent donc être intéressantes à analyser car elles participent de la construction identitaire des adolescents en précisant les signes, pratiques, symboles, discours, institutions et systèmes de relations aux autres qui touchent aussi bien les hommes que les femmes.
- 4 Selon Thierry Terret, « la masculinité hégémonique constitue un type de masculinité particulier, qu (...)
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4Au tournant du xxie siècle, alors que certains dénoncent une « crise de la masculinité » (Payne et Satinover, 2000), en quoi les bandes dessinées de football, qui interpellent les lecteurs sur les représentations du corps (Tapia, 2018), participent à questionner la position de l’homme et les rapports de force entre « masculinité hégémonique » (Terret, 2004 : 212-2144) et « masculinités subordonnées » (Connell, 20145) ? De la même manière, en quoi le football, qui est historiquement perçu comme un « bastion d’expression de la virilité » (Pociello, 1993) illustre le passage d’une société traditionnelle, patriarcale et hiérarchisée, à une société hypermoderne, égalitariste et individualiste (Charles, 2005) ?
- 6 Le rapport Ratier de l’ACBD (Association des Critiques et journalistes de Bandes Dessinées) dresse (...)
- 7 Les deux séries traitent en effet la question du modèle masculin de manière différente, avec une ap (...)
5L’enjeu de notre travail vise à mieux comprendre les modèles transmis par deux séries importantes de la bande dessinée de football. Captain Tsubasa et Foot 2 Rue sont en effet les deux séries de football les plus populaires auprès des lecteurs6. Ce sont des séries qui touchent un large public d’adolescents et qui peuvent exercer une forte influence dans la transmission de normes et de valeurs masculines7.
6Les bandes dessinées Captain Tsubasa et Foot 2 Rue adoptent le même schéma narratif : des adolescents, partis de très bas dans la hiérarchie sociale et footballistique, rêvent de gloire et de conquérir la coupe du monde de football. Tsubasa Ozora a survécu à un accident de voiture grâce à son ballon de football. Vivant avec sa mère, son père étant capitaine de navire et souvent absent, il doit se faire une place dans sa nouvelle équipe de football pour gagner le championnat national des écoles. Après de nombreux exploits et obstacles surmontés, Tsubasa parvient à la victoire finale au Championnat du monde junior avec le Japon (tome 36). L’auteur Yoichi Takahashi dépeint dans sa série la possibilité pour un jeune garçon, malgré les difficultés de la vie, d’accomplir ses rêves et d’atteindre le sommet de la hiérarchie footballistique. C’est un message fort d’ascension sociale et de réussite possible pour n’importe quel jeune lecteur.
7En valorisant la performance, la compétition, la domination physique ou technique, voire la violence, entre joueurs et entre supporters, il s’agira de montrer que ces deux bandes dessinées de football sollicitent les normes et les valeurs d’une masculinité hégémonique qui oscille selon les numéros entre une masculinité traditionnelle plutôt privilégiée dans Captain Tsubasa et une masculinité contemporaine et inclusive qui tend à s’imposer au tournant du xxie siècle.
8Pour ce faire, nous nous appuierons sur la méthodologie proposée par Sébastien Laffage-Cosnier, Christian Vivier et Michel Thiébaut pour analyser « conjointement les deux composantes de la BD que « sont le dessin et le texte [qui] tissent entre elles de nombreux liens » (Fresnault-Deruelle), 1972) » (2014 : 98). Ainsi, l’analyse picturale suggère que l’essentiel de la production du sens s’effectue à travers l’image : les plans, les angles de vue et l’animation du dessin sont autant d’éléments qui transmettent un message (Groensteen, 1999 : 10). Elle est complétée par l’analyse linguistique (Barthes, 1964), qui concerne le récit de la bande dessinée, c’est-à-dire le schéma narratif autour du héros, mais aussi les textes, que ce soit les légendes, les paroles des personnages dans les bulles ou le fond sonore (bruits, onomatopées) (Baron-Carvais, 2007 : 69).
9Le football représente à plusieurs égards l’un des « derniers bastions d’expression de la virilité » (Beaud et Rasera, 2020). Selon C. Pociello, c’est un lieu
où les valeurs masculines peuvent encore s’investir publiquement, légitimement et sans honte… Les seules occasions, au fond, où le courage et la fierté virils sont soumis, devant la communauté réunie, à l’épreuve du combat de face ; où âpreté et combativité, résistance aux coups et mépris des blessures, bravoure dans l’isolement et vaillance devant le surnombre, sens aigu de l’abnégation et attachement indéfectible aux solidarités, sont considérés comme des vertus cardinales (Pociello, 1993).
- 8 Sur cette question se reporter aussi à Ferez, Elling et Liotard, 2009.
10Ces valeurs se confondent avec les normes de la masculinité hégémonique décrites par Raewyn Connell et reprises par Thierry Terret. Comme l’indiquent aussi Carine Guérandel et Fabien Beyria (2012), le sport, identifié comme un fief de la virilité, participe de la construction d’une « forme culturellement idéalisée du caractère masculin qui met l’accent sur les liens existant entre la masculinité et la rudesse, l’esprit de compétition, la subordination des femmes et la marginalisation des gays » (McKay et Laberge, 2006 : 242) en valorisant la compétition et la gestion de la puissance physique, de l’agressivité et de la violence. Cette masculinité hégémonique peut même être transmise dès l’école où les modalités de mise en jeu du corps dans les pratiques corporelles concernées jouent un rôle central dans l’intériorisation et la hiérarchisation de formes différenciées de masculinité (Joannin et Mennesson, 2014). L’« expression du pouvoir » (Terret, 2004) induit quant à elle la confrontation physique, mais aussi technique, pour prendre le dessus sur l’adversaire. Ce rapport à la domination produit un constant « besoin de dépassement » pour atteindre la « réussite professionnelle ». La recherche d’une position dominante dans l’espace social implique la hiérarchie familiale dans le foyer et le rejet « des manières d’être, des attitudes et des champs d’intérêt associés au monde féminin » (Genest Dufault et Castelain Meunier, 2017). L’hétérosexualité est donc la norme traditionnelle et le tabou de l’homosexualité dans le football (Godard et Jessel, 20118) confirme cette hiérarchie des sexualités.
11Selon R. Connell et N. Trujillo (1991), l’une des caractéristiques principales de la masculinité hégémonique est identifiée par la réussite professionnelle et sociale des hommes qui recherchent un haut rang social, impliquant richesse et pouvoir. Pour atteindre cet idéal professionnel, les hommes expriment un besoin de dépassement, « attaché au masculin, avec toutes ses implications dans des domaines aussi divers que la colonisation, la science, le progrès… et la performance sportive » (Terret, 2004). Les bandes dessinées étudiées ici s’inscrivent pleinement dans cette valorisation du dépassement, de l’effort physique et mental, de l’opiniâtreté et de cette volonté acharnée de réussir. Pour mesurer le dépassement nécessaire à chacun des personnages pour atteindre leurs objectifs, il s’agit d’énumérer les obstacles et les difficultés qu’ils ont dû éprouver et franchir. L’ensemble des récits se construisent autour d’histoires qui se déroulent en un numéro. Chaque numéro ou album fait l’objet d’évènements contraires, de matchs mal engagés ou d’adversaires coriaces, que le héros parvient toujours à surmonter.
12L’expression de la masculinité de ces personnages de bandes dessinées s’incarne également dans le contrôle dont ils font preuve face à l’adversité. Tsubasa fait particulièrement état d’une maîtrise émotionnelle à toute épreuve : dans les moments difficiles, il est capable d’utiliser ses nombreux gestes techniques spéciaux pour s’extirper de ces situations. Lors d’un match contre le Mexique, il exhorte d’ailleurs ses coéquipiers : « gardez votre sang-froid, les gars ! Dans des moments pareils on doit penser aux principes fondamentaux de notre sport ! ! » (Takahashi, 2003 : 15). Il dépasse ainsi l’émotion liée à la rencontre et contrôle la situation, ce qui fait de lui un joueur extraordinaire.
13Les auteurs Mariolle et Cardona introduisent davantage d’émotions dans les expressions de leurs personnages principaux. Contrairement à la maîtrise à toute épreuve affichée par Tsubasa, Tag est un adolescent en proie aux doutes et aux craintes. Dans le tome 4, lorsque les Bleus de Port-Marie s’apprêtent à rencontrer les Diables du Bronx (Mariolle et Cardona, 2007 : 3), Tag manifeste son anxiété par un visage crispé, sur lequel perle une goutte de sueur, signe de peur. À travers la figure de l’adolescent, les auteurs de Foot 2 Rue transmettent ainsi des normes masculines plus enclines à accepter l’expression d’émotions et de sentiments.
- 9 Le public de lecteurs qui suit les aventures de Foot 2 Rue ou d’Olive et Tom peut facilement s’iden (...)
14La quête du succès imprègne également le schéma narratif de Foot 2 Rue : les personnages principaux se rencontrent dans l’orphelinat Riffler. Tag est orphelin de mère et fils d’un révolutionnaire argentin ; les parents de Gabriel travaillent en Inde et au Sénégal ; Éloïse est délaissée par ses parents trop occupés ; enfin, les frères TekNo sont issus d’une famille de onze enfants et sont également abandonnés par leurs parents. Ils vivent donc des situations personnelles difficiles mais le football apparaît comme un moyen d’évasion et de réussite. Grâce à leur talent et leur abnégation, ils parviennent à atteindre leur rêve de participer à la coupe du monde de football de rue, au Brésil (tome 20)9.
15L’analyse des textes dans les bandes dessinées confirme la mise en avant des valeurs de dépassement de soi et de réussite, fidèles à la masculinité hégémonique. La vie de Tsubasa Ozora est tournée vers une seule quête, la victoire en Coupe du Monde avec le Japon, qui va animer l’ensemble de la série : « Tsubasa, nous réaliserons un jour ce rêve tous les deux… Offrir la coupe du monde au Japon, alors que le pays n’a jamais dépassé le stade des éliminatoires… C’est un grand rêve, un rêve digne de Tsubasa ! » (Takahashi, 1999a, tome 1 ; 179). L’image contenant cette citation est d’ailleurs significative d’un point de vue graphique : son entraîneur, de dos, regarde vers le haut son joueur, érigé dans le ciel, portant la coupe du monde, le visage en joie. C’est une image presque christique du jeune footballeur qui, remportant ce trophée, touche le Graal et atteint un état de plénitude et d’accomplissement. Par ce dessin, l’auteur introduit l’idée d’une quête sans relâche de la réussite sociale par la victoire sportive, érigée en valeur centrale pour chaque footballeur (et en adéquation avec l’idéologie capitaliste contemporaine).
16Ces valeurs s’expriment au quotidien par des efforts répétés pour progresser et réussir. Tsubasa Ozora guide l’équipe de son école par son talent sur le terrain mais aussi par son abnégation qu’il inculque à ses coéquipiers. Les rencontres entre écoles rivales laissent place à des confrontations enragées, préparées bien en amont lors d’entraînements interminables : « Il paraît qu’ils commencent l’entraînement aux aurores et qu’ils finissent à la nuit tombée », souligne un observateur de l’équipe de Tsubasa. Les serments « Redoublons d’efforts ! Restons concentrés jusqu’à la fin ! » (Ibid. : 161) sont encadrés et rédigés en gras, autour d’élèves grimaçants de douleur face la rudesse de l’entraînement. Le héros japonais, dans le tome 1 de World Youth, semble s’adresser aux lecteurs, et d’un clin d’œil amical, leur conseille : « Si tu aimes le foot, ne renonce jamais ! » (Takahashi, 2002 : 41).
17Le message véhiculé par les auteurs vise ainsi à montrer que si le talent des joueurs est certes exceptionnel, leur réussite résulte avant tout de nombreux efforts durant des entraînements acharnés. Ces valeurs renforcent le processus d’identification du public à ces personnages, dont le mérite premier relève avant tout du travail et de la persévérance, plus que du talent inné. Elles rapprochent ainsi le jeune joueur et lecteur des origines modestes de son héros de bande dessinée.
18La recherche de la réussite sociale, qui passe par un dépassement de ses capacités, nécessite également la domination des concurrents pour gagner des compétitions. Dans le football, la victoire dans un match s’acquiert sur le plan physique mais aussi technique. Ainsi, il faut gagner des duels au corps-à-corps avec l’adversaire pour récupérer le ballon, surtout lorsque cette lutte s’inscrit dans une dimension de spectacle qui fait de la prestation en match une véritable performance de masculinité. Dans ces conditions si particulières, charges à l’épaule, tacles, coups, tirages de maillots, rendent ce sport brutal et violent :
Le football est, au sens péjoratif et non péjoratif, un événement intrinsèquement agressif qui sanctionne une certaine violence dans les tentatives pour gagner, et conserver la possession de la balle. En conséquence, les joueurs valorisent la dureté physique : ils se défient physiquement pour le ballon. Il ne fait aucun doute que ce sport est imprégné d’une culture de forte masculinité (Giulianotti, Bonney et Hepworth, 1994 ; 88).
19En outre, cette masculinité hégémonique s’exprime aussi avec le rapport au ballon. En effet, la technique des joueurs peut aussi prendre le relais pour mettre en exergue les aptitudes du footballeur à passer, dribbler, atteindre le but et marquer. Dans les bandes dessinées étudiées, les meilleurs joueurs excellent dans ces deux dimensions et les héros font particulièrement preuve de toutes ces qualités.
- 10 L’École de Maricelle ou École Charleroi, incarnée principalement par la bande dessinée Spirou est u (...)
20Le graphisme de la bande dessinée se prête particulièrement à la dépiction de la violence inhérente au football. Que ce soit dans le courant de la ligne sombre (associée au Journal de Spirou ; Dayez, 200110) ou dans les mangas, les exagérations dans le trait de crayon, la profusion de symboles, le lettrage débridé, ou encore les onomatopées, sont des éléments significatifs et évocateurs.
Fig. 1. La violence graphique du football, Takahashi, 2002 :92
© J’ai lu, 2002.
21Le style manga permet ainsi de révéler la violence endémique du football, à travers la présence des charges, tacles, tirs puissants, ou de la compétition acharnée entre deux équipes de nationalité parfois différente (Dietschy, 2011). Par exemple, quand le joueur japonais Shingo Aoi se retrouve à l’essai à l’Inter de Milan, il y découvre la rudesse des joueurs italiens. Ces derniers le trouvent d’ailleurs « trop petit pour jouer au foot », et s’interrogent à son sujet : « comment pourrait-il nous être utile avec ce physique ? » (Takahashi, 2002 : 70).
22Il doit effectivement subir une charge à l’épaule très violente de la part d’un adversaire : celui-ci est dessiné au-dessus du joueur japonais, beaucoup plus large que lui, son visage est déterminé et la mâchoire serrée. Le bruit « BLUM » témoigne du choc et les traits horizontaux de crayon ainsi que la déformation du corps de celui qui reçoit le choc soulignent la force et la vitesse de l’impact. De l’aveu du jeune héros, la violence est systématique : « dès que j’avais le ballon, l’équipe adverse me taclait sèchement, ou me chargeait violemment » (Ibid. : 92).
- 11 « La virilité c’est la construction culturelle des attributions du masculin. Le mot virilité décri (...)
23Par ces amplifications graphiques et scénaristiques, l’auteur souligne que plus le niveau est élevé, plus la compétition fait rage et tous les coups sont permis pour arriver à la victoire finale. Le haut niveau du championnat italien requiert ces vices et cette agressivité, qui sont décuplés. Il lie ainsi domination, dépassement de soi, violence et virilité, entendue ici comme « un ensemble de comportements, d’interdits de non-dits, de valeurs, d’attitudes, de discours stéréotypiques, etc., qui s’articulent en véritables systèmes idéologiques centrés par le courage et la force » (Dejours, 2000 : 277). La virilité est donc quelque chose que chacun possède. Selon Haude Rivoal, il s’agit « d’un attribut ; on en a plus ou moins. Associée aux figures du sportif, du criminel, du fasciste, du militaire, de l’aventurier, de l’ouvrier, la virilité s’incarnerait dans la mise en scène d’une masculinité visible, exacerbée et corporelle » (2017 : 146). Ainsi, pour passer des juniors aux professionnels, des adolescents aux adultes, le héros devra surmonter les difficultés et affirmer sa culture virile qui à la fois exalte et préserve le corps masculin11.
24Malgré le jeune âge des protagonistes, les personnages issus de Foot 2 Rue et d’Olive et Tom disposent de qualités physiques supérieures à celles des autres joueurs.
Fig. 2. La frappe surpuissante de Tsubasa (Takahashi, 1999b, tome 3 : 42)
© J’ai lu, 1999.
25Tsubasa Ozora, malgré son jeune âge, possède une force physique extraordinaire. C’est en tout cas le message transmis par les auteurs qui amplifient graphiquement chaque action du footballeur. Dans un style graphique propre au manga, chaque tir du jeune héros est intensifié par un impact au moment de la frappe, par des traits dynamiques et continus autour du ballon et du joueur pour donner l’illusion de la vitesse. Des bruits autour du projectile et de sa trajectoire accentuent sa puissance. Le ballon est flou, déformé et sortant de la case (Takahashi, 1999b, tome 3 : 42). Malgré son apparence enfantine et frêle dans la première série, Tsubasa possède une force physique hors du commun que chaque lecteur peut envier.
Fig. 3. Couverture française de Captain Tsubasa, Takahashi, 2001
© J’ai lu, 2001.
26Le tome 25 montre sur sa couverture, un héros grand, torse nu et abdominaux saillants, aux côtés d’une jeune fille, dont le regard manifeste l’admiration, voire à la gêne face au charisme du footballeur. Il apparaît ensuite plus âgé (17 ans) et plus robuste dans la deuxième série World Youth, son corps semblant s’être élargi, il n’est plus le garçon petit et frêle de la saison initiale. Grâce au dessin, les auteurs de Foot 2 Rue soulignent les qualités physiques de leurs héros. La vitesse est marquée par des traits dynamiques, les sauts par des explosions et les positions des joueurs sont nettement exagérées. C’est par exemple le cas pour Eloïse, qui capte un ballon, bras tendus, corps à l’horizontale, ou lorsqu’elle démontre ses talents de footballeuse par une agilité hors du commun (Mariolle et Cardona, 2006b, tome 2 : 40). À travers cette héroïne (Lipani Vaissade, 2009), il s’agit bien de montrer qu’une jeune fille peut elle aussi répondre à certaines caractéristiques de la masculinité hégémonique dès lors qu’elle souscrit à une volonté hégémonique de diffusion d’une domination normative basée sur l’expression de qualités physiques autorisant et validant une sociabilité hétérosexuelle (Mennesson, 2005 ; Ottogalli-Mazzacavallo, 2006).
27Quand les personnages sont de jeunes adolescents comme Tsubasa Ozora ou Tag, ils possèdent, à défaut d’un corps viril, une force physique caractérisée par une vitesse de déplacement et un tir surpuissant qui leur permettent de marquer des buts et de gagner des matchs. Dans tous les cas de figure, nous observons une survalorisation de la force physique et/ou mentale dans le football dépeint en bande dessinée, soit à travers un corps viril, soit par des qualités indispensables à la réussite dans cette activité sportive.
28En effet, la force physique n’est pas la seule arme au service de l’expression de la masculinité hégémonique. La domination peut également se caractériser par la maîtrise technique, outil qui permet le contrôle du ballon, du match et de la victoire. Dotés de qualités exceptionnelles, les héros des bandes dessinées dominent leurs adversaires à coups de gestes techniques et de dribbles hors du commun. Véritable arme de domination dans le football, la maîtrise technique du ballon est également le trait caractéristique des joueurs de Foot 2 Rue. Si la pratique est moins conventionnelle, elle valorise encore davantage la création de gestes techniques peu communs. À ce jeu, Gabriel et Tag, deux des héros de cette bande dessinée, s’adonnent à une démonstration technique endiablée. À la sortie de l’école, les deux jeunes adolescents impressionnent les quelques spectateurs présents par des passes longues, des contrôles amortis et des dribbles. Gabriel parvient à contrôler un ballon aérien avec les deux pieds en l’air, en appui sur la main et le corps à l’horizontale. Ce geste est accentué par un dessin de plusieurs corps en filigrane, des traits francs autour du corps, qui induisent le mouvement, et le gros plan sur le joueur (Mariolle et Cardona, 2006a, tome 1 : 12). Ainsi, les exemples de Foot 2 Rue ou de Captain Tsubasa sont significatifs pour démontrer que malgré la présence de jeunes adolescents en tant que personnages principaux, les héros possèdent une technique aboutie de contrôle du ballon, de dribble et de frappe qui leur permettent de dominer le jeu et les adversaires. La bravoure et la force physique peuvent alors être complétées par d’autres caractéristiques telles que la puissance, l’intelligence ou la maîtrise technique, tant qu’elles « contribuent à conforter de manière consistante une position dominante » (Terret, 2004 : 213), celle de la masculinité hégémonique. Ces jeunes joueurs sont d’autant plus porteurs de traits masculins que même lorsqu’ils affrontent des adultes, ils sont capables de rivaliser voire de les surpasser, comme lorsque Shingo Aoi défie les professionnels de l’Inter de Milan (Takahashi, 2002 : 41).
29Le football dépeint dans les bandes dessinées se caractérise par une prépondérance de la domination, de la compétition et de la violence au sein de sa pratique. La grande majorité des scènes amplifient des valeurs qui sont bien présentes dans la pratique réelle et mettent ainsi en exergue ces valeurs pour les promouvoir. Le football dans les bandes dessinées est alors un espace où s’expriment outrageusement les caractéristiques essentielles d’« un type de masculinité particulière, qui est momentanément en position dominante et dont les différents acteurs institutionnels ou individuels s’efforcent de maintenir le rang face à la féminité et aux autres formes de masculinité » (Terret, 2004 : 213).
30Si la masculinité hégémonique se construit au sein de l’identité de chaque individu mais aussi par rapport aux autres individus, les représentations sociales masculines apparaissent toutefois « stables et rigides parce que déterminées par un noyau central profondément ancré dans le système de valeurs partagé par les membres du groupe, mouvantes et souples parce que nourries des expériences individuelles, elles intègrent les données du vécu et de la situation spécifique, et l’évolution des relations et des pratiques sociales dans lesquelles s’insèrent les individus ou les groupes » (Abric, 2001 : 29). Au tournant du xxie siècle alors que les anciens modèles de masculinité sont sévèrement contestés (Jeffrey, 2016), en quoi les bandes dessinées de football illustrent tout autant qu’elles les alimentent les alternatives offertes en matière d’idéal masculin ?
31L’analyse de Captain Tsubasa et Foot 2 Rue au regard de la question de la sexualité des personnages de bandes dessinées constitue un élément majeur de l’identité masculine promue dans ces œuvres. De manière générale, les personnages de ces deux bandes dessinées incarnent des héros au parcours et aux qualités exceptionnels qui attisent la considération et l’admiration à la fois de leurs coéquipiers et des lecteurs du neuvième art. Au sein de ces récits, ils sont encore davantage objets de désir pour leur entourage, à l’image de Tsubasa Ozora qui déclenche l’exaltation de ses spectatrices : « Il est mignon, il est beau ! » (Takahashi, 1999 : 160). Les visages ébahis dessinés par l’auteur et le cœur inclus dans la bulle ne laissent aucun doute sur les sentiments de ces jeunes filles vis-à-vis du héros : elles sont énamourées du footballeur japonais. Son talent et sa réussite participent de cette admiration tout en affichant une identité masculine conçue et définie en miroir d’une identité féminine, elle aussi plurielle (Rauch, 2004 ; Héritier, 1996). Concernant la sexualité de ces héros, les auteurs n’hésitent pas à les positionner, à l’image de Takahashi qui, à la fin de la série World Youth, dessine Tsubasa demandant en mariage la responsable des supporters de son premier club, Sanae Nakasawa (Takahashi, 2004 : 187). À travers cet exemple, il s’agit de montrer que le récit de la vie sentimentale de Tsubasa perpétue auprès des jeunes lecteurs un modèle traditionnel d’une hétérosexualité incarnée dans le cadre du mariage monogame (Rubin, 1985 : 280) comme l’illustre la toute fin du tome 18. Cette représentation est tout aussi présente chez les personnages de Foot 2 Rue où les adolescents de l’institut Riffler entretiennent des relations hétérosexuelles : Éloïse est en effet amoureuse de Tag – ils échangeront d’ailleurs un dernier baiser avant leur séparation – et Gabriel se trouve entiché d’Éloïse, de Marie puis de Fatou.
32De la même manière, la position dominante de Tsubasa est sans cesse rappelée par l’émerveillement permanent de ses nombreuses supportrices qui se retrouve pour la plupart d’entre elles dans une situation de domination, surtout lorsqu’elles expriment leur admiration la beauté, l’ascension et la réussite sociale de leur héros footballeur, ébahi : « Lui, c’est Tsubasa Ozora, le nouveau, il a marqué un but à Wakabayashi de Shutetsu, il est l’âme de l’équipe de foot » (Takahashi, 1999a : 160). En définitive, pour les auteurs de cette bande dessinée, il s’agit bien d’affirmer que l’intérêt de ces admiratrices pour leur héros s’explique par le fait qu’il est avant tout la vedette de l’équipe fétiche de l’école qu’il réussit à la mener à la victoire.
Foot 2 RueCaptain Tsubasa
Fig. 4. Tag, Gabriel et Éloïse, sur la couverture du tome 1 (Mariolle et Cardonna, 2006a)
© Soleil Production, 2006.
33Tag, le personnage principal de Foot 2 Rue, arbore une coupe de cheveux longue, la peau mate, des traits de visage fins et harmonieux. Gabriel, son acolyte, d’origine africaine, a également les cheveux longs. Bien qu’ils soient des adolescents, les personnages affichent alors des apparences androgynes, voire volontairement confuses à l’image d’Éloïse, malgré ses traits de visage féminins, une discrète poitrine et des cils apparents et recourbés.
Fig. 5. Tsubasa apparaît très enfantin aux côtés de son mentor brésilien (Takahashi, 1999b, tome 3)
© J’ai lu, 1999.
34Quant à Tsubasa Ozora, si, au début de la série, il ressemble davantage à un garçon, jeune, de petite taille, avec les cheveux mi-longs, et des traits de visage très fins, il ne semble pas très différent des jeunes filles qui l’admirent au bord du terrain. En revanche, quelques années plus tard, Tsubasa s’est étoffé physiquement comme en atteste ses proportions exagérées mises en exergue par le dessinateur.
Fig. 6. La puissance de Tsubasa, Takahashi, 2003 :174
© J’ai lu, 2003.
35Très rapidement, au fil des numéros de la série World Youth, Tsubasa va grandir, évoluer physiquement pour devenir un adolescent aux épaules plus larges et à la mâchoire plus carrée qui est amplifiée dans les dessins par un visage souvent plus déterminé et moins insouciant. Le style graphique des mangas permet ainsi au dessinateur d’accentuer certains traits, les proportions ne sont pas toujours réalistes, pour transcrire l’image d’un joueur fort, puissant et rapide.
- 12 Depuis la mise en place du plan de féminisation du ministère des sports en 2014, la présence des fe (...)
36Si Foot 2 Rue présente la particularité de mettre en scène une fille, Éloïse (Mariolle et Cardona, 2006b : 40), dans une équipe de football de garçons, son apparition est justifiée par les auteurs par l’intermédiaire d’un défi lancé à un groupe d’adolescents, qui ne la considèrent pas à sa place dans ce milieu masculin : « Te vante pas trop fillette. Prépare-toi à retourner jouer à la poupée » (Ibid. : 18). L’auteur confirme ici que le football est un bastion où s’exprime la virilité (Beaud et Raséra, 2020 ; Gastaut et Mourlane, 2006), un espace historiquement réservé aux hommes. Il est vrai que les femmes n’accèdent massivement au football, à la suite de la promotion active entreprise par la Fédération Française de Football, qu’à partir des années 200012. En faisant jouer Éloïse avec l’équipe de Port-Marie, les auteurs de Foot 2 Rue défendent une égalité des identités genrées en transmettant à leur lectorat l’idée selon laquelle le football n’est plus seulement réservé aux hommes. Mieux, les filles peuvent désormais y exceller et surpasser les garçons, y compris dans l’expression d’une virilité en acte. À l’instar des travaux d’E. Dunning (1986), il est donc possible de démontrer que ces deux bandes dessinées œuvrent aux transformations de l’identité masculine, y compris dans les sports où s’expriment différentes formes de violence (Grün, Marie et Thiébaut, 2017). Mariolle et Cardona contredisent donc l’idée traditionnelle du football comme un univers exclusif d’hommes (Renahy, 2005 : 74). Ainsi, après la leçon qu’Éloïse va donner à ses adversaires, grâce à ses compétences techniques et physiques, un adversaire avoue son infériorité : « c’est la dernière fois que j’accepte un duel contre une fille que je connais pas » (Mariolle et Cardona, ? : 20). Dans le tome 4 de la série, l’équipe de Tag rencontre les Diables du Bronx, une formation composée uniquement de filles. Face à l’étonnement de Gabriel, et des frères TekNo, visible par leurs yeux écarquillés, elles se défendent d’être à leur place sur le terrain de football : « ça te pose un problème de jouer contre des filles ? » (Mariolle et Cardona, 2007 : 3)
37Les auteurs de Foot 2 Rue cherchent ainsi à transmettre l’idée que filles et garçons peuvent s’épanouir et se confronter sur un terrain de football. C’est uniquement possible car l’action prend place dans un contexte informel, le football de rue, moins codifié que le football fédéral, où la pratique mixte n’est autorisée que jusqu’à 15 ans.
- 13 Sur l’évolution des rapports sociaux de sexe en France au tournant du xxie siècle, se reporter auss (...)
38Au tournant du xxie siècle marqué par des rapports sociaux de sexe de plus en plus équilibrés dans le monde des pratiques sportives (Terret, 200513), les bandes dessinées Captain Tsubasa et Foot 2 Rue transmettent des normes et des valeurs d’une masculinité hégémonique de plus en plus démultipliée. Les parcours footballistiques de Tsubasa, de Tag et de son équipe illustrent en effet les valeurs de dépassement de soi, le goût de l’effort et de conquête qui sont structurants de toute réussite sociale. Ces caractéristiques, traditionnellement associés aux hommes (Rauch, 2000), sont omniprésentes dans ces deux bandes dessinées où parfois les dessinateurs et les auteurs prêtent à leurs héros footballeurs des qualités physiques et techniques exagérées afin de surjouer une identité masculine extra-ordinaire (Maigret, 1995 : 81). À cet égard, Foot 2 Rue opère, beaucoup plus que Captain Tsubasa, des écarts à la norme hégémonique, puisque le récit donne une place conséquente aux filles, dans le monde masculin du football et de la rue, mais aussi parce que les personnages sont des modèles plus confus, plus androgynes et moins marqués sexuellement : « à travers le modèle du héros c’est un idéal masculin qui est recherché, mais un idéal "humanisé" : maîtriser l’expression d’une émotivité, contrôler en général ses affects, ses comportements en public, passer au stade de personne raisonnable et sûre d’elle-même, sans renoncer à la compréhension des autres, à la tendresse » (Ibid. : 87).
39En définitive, si Foot 2 Rue présente des innovations par rapport à la masculinité hégémonique, c’est parce que les représentations sociales liées à la masculinité qui sont vantées dans cette bande dessinée changent pour être davantage en phase avec l’évolution de la norme dominante qui subit, au tournant du xxie siècle, les influences des transformations socio-économiques de la société hypermoderne. En ce sens, les bandes dessinées contribuent de plein droit à l’apprentissage des genres (Detrez, 2011) tout en traduisant, exprimant et accompagnant l’évolution des masculinités footballistiques toujours en mouvement.