1Durant la période maoïste (1949-1976), les studios cinématographiques nationaux réalisent au total « dix longs métrages sur le thème du sport » (Li, 2013 : 111). Quatre de ces films de fiction sont consacrés au sport féminin : La basketteuse n° 5 (Xie Jin, 1957), Sœurs sur la glace (Wu Zhaodi, 1959), Ciel d’azur et fleur argentée (Sang Fu, 1960) et La plongeuse (Liu Guoquan, 1964). Il s’agit de thèmes planifiés par l’État (basket-ball, patinage, parachutisme et plongée) et de films produits, distribués et projetés dans le cadre du système socialiste. La télévision n’étant pas répandue durant l’ère maoïste, ces quatre films sont les seules productions audiovisuelles traitant du sport féminin à connaître une large diffusion auprès du public de la Chine de Mao. De fait, ces longs métrages occupent une place prépondérante dans l’histoire de la représentation médiatique du sport féminin chinois, dans la mesure où ils témoignent de la vision d’un pays socialiste en matière d’athlètes féminines qui constitue « l’accomplissement d’une perception esthétique, d’une opération cognitive et d’un engagement idéologique » (Diana, 2013 : quatrième de couverture).
- 1 Les résultats ont été obtenus en recherchant le sujet « films chinois sur le sport féminin » sur CN (...)
- 2 À savoir, la période républicaine (1911-1949), l’époque de Mao Zedong (1949-1976) et la nouvelle èr (...)
2À ce jour, aucun article ou écrit n’a été consacré à l’étude des films traitant du sport féminin durant l’époque de Mao. En effet, ce n’est que depuis l’année 2000, lorsque Pékin obtient le droit d’accueillir les jeux Olympiques, que les cercles universitaires chinois commencent à étudier le cinéma chinois abordant le thème du sport. Et lorsqu’en 2006, Zhang Jiangnan publie son article « L’intérêt du cinéma chinois pour le sport féminin », les études de genre entrent comme par effraction dans le monde universitaire chinois. Encore plus qu’en France, les études de genre sur les images de sport occupent une place marginale dans le milieu académique chinois : entre 2006 et 2021, entre 2006 et 2021, seuls une dizaine d’articles, deux mémoires de master et un chapitre d’ouvrage consacrés à cette question ont été publiés1. Parmi ces parutions figurent quatre articles représentatifs intitulés « Sur les femmes “observées” dans les films de sport chinois » (Lü et Li, 2009), « Films de sport chinois du point de vue de la théorie féministe » (Bian, 2011), « L’image de la femme dans les films chinois traitant du sport selon une perspective sémiotique » (Wang, 2019) et « Les films explorant le sport féminin : la construction du corps de la femme et l’expression de la modernité » (Li et Li, 2021), un chapitre du livre Diffusion de l’image sportive : étude d’un siècle de cinéma chinois sur le sport ayant pour titre « Motif féminin et récit de genre dans le cinéma chinois abordant le sport » (Li, 2013) et un mémoire de master intitulé Une étude sur la représentation de l’image de la femme dans les films de sport chinois du nouveau siècle (Guo, 2014). Presque toutes ces recherches introduisent la théorie féministe du cinéma en étudiant des longs métrages abordant le sport féminin représentatif de différentes périodes de l’histoire du cinéma chinois2 du point de vue des études de genre, de la sémiotique et de la théorie du corps. Ces recherches s’appuient d’une part sur la perspective de l’« Autre » pour analyser la manière dont la femme, en tant qu’« observée » dans la société patriarcale chinoise, est représentée dans les films de sport en fonction des exigences des hommes, soulignant la délectation qu’éprouvent les hommes à scruter le corps des femmes en mouvement, et la domination masculine que subit le corps des femmes dans les entraînements sportifs. Ces recherches examinent d’autre part l’idéologie des récits de genre dans les films sur le sport, révélant l’autorité absolue des hommes sur le plan de la formation idéologique et de la transformation de la mentalité des athlètes féminines sous le système socialiste et la subordination absolue de ces dernières, mises en position d’être modelées par le système collectiviste.
3Par ailleurs, Gao Yunxiang (2014) explique comment les athlètes féminines durant la Seconde Guerre sino-japonaise ont entremêlé leurs expériences sportives avec les objectifs de l’État et les besoins de la société dans son livre anglais Genre dans le monde sportif : les femmes athlètes et la création de célébrités pendant la crise nationale chinoise 1931-1945, et comment elles « ont fait face aux exigences contradictoires des causes nationalistes, de l’attention masculine non désirée et de la célébrité à l’époque moderne »3.
4Les recherches susmentionnées peuvent contribuer à une meilleure compréhension des avancées réalisées par les études de genre et la théorie féministe du cinéma, à travers l’exploration des films chinois sur le sport féminin, et leur analyse de ces films à différentes périodes de l’histoire du cinéma chinois peut permettre d’identifier les similitudes et les différences, la continuité et les changements dans les films traitant du sport féminin durant l’ère maoïste par rapport aux autres périodes.
5Enfin, en 2008, la revue Perspectives chinoises publie un article intitulé « Sport, maoïsme et jeux Olympiques de Pékin, un siècle, une idéologie » qui explore les idéologies et pratiques politiques en relation au sport en Chine au xxe siècle, en privilégiant « les débuts de la pensée de Mao au sujet de la culture physique et du sport » et « le développement du sport sous le socialisme maoïste » (Hwang et Chang, 2008 : 4). L’étude de l’ingérence politique dans le domaine du cinéma permet de mesurer l’impact de la politique sur les films traitant du sport féminin à l’époque de Mao.
- 4 Cette idée s’inspire de l’étude de Ernst Kantorowicz (1957 : 13) : dans son livre Les deux corps du (...)
6Dans cet article, nous étudierons dans un premier temps les conditions sociopolitiques dans lesquelles ces films ont été produits. La politique et le cinéma entretenant un lien extrêmement étroit tout au long de l’époque de Mao, nous tenterons de comprendre la logique qui sous-tend l’action de l’État à l’égard de ce genre de cinéma et les messages qu’il veut véhiculer à travers ces films. Dans un second temps, nous aborderons la question de la spécificité des images du sport féminin durant la période maoïste. En nous inspirant des travaux d’Ernst Kantorowicz (1957), nous définirons le corps de l’athlète féminine dans les films concernés en deux catégories4 : le corps technique et le corps politique. Il semble pertinent de s’interroger sur la façon d’interpréter et de traduire par le langage cinématographique les aspects techniques (mouvements et gestes relatifs au sport) et les aspects politiques (discipline et ritualisation du corps). La mise en scène de l’héroïne sportive communiste constituera également un axe important de cet article. Il s’agit d’analyser la construction de celle-ci, la transmission des valeurs du sport, les modalités de la narration, les doctrines et les formules ainsi que l’apport spécifique du cinéma de l’époque de Mao visant à éduquer les masses, et promouvoir l’idéologie communiste auprès du public chinois.
7Nous mènerons à bien la réalisation de ces objectifs grâce à la constitution d’un corpus qui comprend des sources primaires : notes de cinéastes, scénarios et documents politiques cinématographiques émanant des plus hautes instances du PCC et de l’État à l’époque de Mao ; et secondaires (ouvrages, articles, thèses et mémoires) sur l’histoire des films chinois traitant du sport ou la représentation cinématographique du sport féminin en Chine.
- 5 À savoir Coup de pied (ZHANG Shichuan et HONG Shen, 1928), Deux contre un (ZHANG Shichuan et SHEN X (...)
8Le premier film chinois abordant le thème du sport est Coup de pied (Zhang Shichuan et Hong Shen) réalisé en 1928. Selon les titres de films consultés dans le premier tome (1905-1930) et le second tome (1931-septembre 1949) de L’encyclopédie des films chinois, cinq films sur le sport5 sont produits entre 1928 et 1949, année qui marque la fin de la guerre civile chinoise. Il s’agit de films commerciaux réalisés à l’initiative de sociétés cinématographiques privées. À l’époque, l’industrie cinématographique chinoise est soumise à un système de production cinématographique privé, et ces studios suivent les lois du marché du film. Soit ils s’inscrivent dans le registre émotionnel des mélodrames romantiques hollywoodiens populaires à l’époque pour réaliser des romances dans le monde sportif, soit ils associent le sport, le corps et la quête du salut national, conformément à la pensée dominante dans la société d’alors. C’est dans ce contexte que La Reine du sport (Sun Yu, 1934), premier film chinois sur le sport féminin, voit le jour. En montrant le corps athlétique des femmes dans les sports de compétition, le réalisateur Sun Yu défend l’idée que le « véritable esprit sportif » réside dans la généralisation de la pratique sportive à tous, y compris aux femmes, et que ce n’est que lorsque chaque Chinois et chaque Chinoise seront en bonne forme physique que la nation chinoise pourra devenir indépendante (Ni, 2018 : 50). Bien que, durant cette période, les studios privés sont soumis à l’emprise idéologique du parti alors au pouvoir, le Guomindang, et de son gouvernement, le contrôle mis en place n’est pas strict. Prôner l’idée selon laquelle le « sport sauve la patrie » dans les films relève de la volonté indépendante des réalisateurs qui « ne sont pas complètement soumis au gouvernement, et dont les films ne se réduisent pas facilement à un instrument de propagande » (Liu, 2007 : 28).
9La République populaire de Chine (RPC) est fondée en octobre 1949, et les années entre 1949 et 1955 sont une « période vierge » pour le cinéma s’intéressant au sport dans la Chine nouvelle (Yang, 2006 : 12). Durant cette période, le nouveau régime sous la direction de Mao établit un système socialiste en mettant en œuvre la dictature du prolétariat et tous les moyens de production sont nationalisés avec l’application de la planification dans tous les secteurs économiques. Dans le domaine cinématographique, l’État « nationalise » l’ensemble des studios privés sur une période de quatre ans avec pour conséquence que l’industrie de la production cinématographique privée décline rapidement, enrayant ainsi complètement le mécanisme d’équilibre qui existait entre les studios cinématographiques, le public et le gouvernement dans le cadre du système privé de la période précédente (Meng, 2011 : 62). Dans le même temps, le gouvernement met en place un « système de gestion des films hautement centralisé et unifié » : les thèmes des films sont planifiés par le Bureau central du cinéma et produits par les studios nationaux (ibid. : 2). Dans le document « Propositions de thèmes et de sujets pour les films de fiction pour la période 1954-1957 » (ci-après dénommées « Propositions ») rédigé par le Bureau du cinéma en 1953 en vue de la planification thématique des films pour les quatre années suivantes, les thèmes sont limités à neuf catégories, dont « la lutte révolutionnaire du Parti », « la construction industrielle », « la production et la construction agricoles », « la résistance à l’agression américaine, l’aide à la Corée et la défense de la paix », « la vie des minorités ethniques », ou encore « l’histoire et la biographie de personnages historiques » (Bureau du cinéma, 1953 : 349-361). Les films traitant du sport ne font pas partie de ces thèmes prioritaires, car ils ne répondent pas au critère politique essentiel du « déterminisme du sujet » et sont donc exclus de la planification thématique élaborée par l’État à cette époque (Qi, 2010 : 51). Par ailleurs, tous les cinéastes sont désormais affiliés aux studios nationaux : ils ont le devoir de travailler dans le cadre des exigences et de la volonté de l’État et sont contraints d’abandonner leurs choix personnels durant le processus de création cinématographique.
- 6 LU Dingyi, « Baihua qifang, baijia zhengming » (Que cent fleurs s’épanouissent, que cent écoles riv (...)
- 7 Les deux autres films sont Deux petites équipes de football (LIU Qiong, 1956) et Incidents sur le t (...)
10Les films de sport chinois connaissent finalement un renouveau en 1956. Cette année-là, dans les zones rurales et urbaines, la transformation socialiste est, pour l’essentiel, achevée. Cette situation conduit Mao Zedong à juger que « la lutte des classes à grande échelle est quasiment terminée », ce qui l’incite à lancer la campagne des Cent Fleurs avec le Comité central du Parti communiste chinois (PCC) (Hong, 1998 : 1). Lu Dingyi (1956), directeur du Département de la propagande du Comité central du PCC, expliquant cette politique, met en avant la liberté de création littéraire et artistique : « [La politique en matière artistique et littéraire] comporte la liberté de penser de manière indépendante, la liberté de débattre, la liberté de créer et de critiquer, la liberté d’exprimer son opinion ou de la garder pour soi. »6 Cette campagne est considérée comme la politique culturelle la plus progressiste de l’époque de Mao, et favorise la diversité des thèmes cinématographiques. Dans ce contexte, les studios nationaux s’affranchissent des « Propositions » et réalisent trois films abordant le sport dans la Chine nouvelle, dont La basketteuse n° 5, le premier film sur le sport féminin en couleurs reflétant la vie des athlètes professionnels7.
11Deux ans plus tard, l’année 1959 marque le dixième anniversaire de la fondation de la RPC. Sous le régime socialiste, la production cinématographique est soumise aux exigences de la politique. Le 10e anniversaire de la fête nationale étant un objectif politique important qui a une incidence sur l’image du Parti et de l’État, la tâche essentielle de la production cinématographique en 1959 est donc de produire des « films commémoratifs » (Meng, 2011 : 267) : « Avant tout, les thèmes doivent refléter fidèlement l’époque actuelle ; ensuite, un thème sera accepté s’il véhicule une idée directrice claire ; enfin, une attention particulière doit se focaliser sur le comportement des protagonistes qui doit être irréprochable » (Bureau du cinéma, 1958a : 421).
- 8 À savoir le Heilongjiang, le Jilin et le Liaoning.
12Afin d’éviter la compétition entre les studios pour obtenir un scénario, le Bureau du cinéma impose une gestion géographiquement sectorisée des studios pour le traitement des scénarios. Ceux élaborés par le Studio cinématographique de Changchun se rapportent aux trois provinces du Nord-Est8 (Bureau du cinéma, 1958b : 422-423), et pour commémorer le 10e anniversaire de la fête nationale, le studio réunit son meilleur réalisateur, Wu Zhaodi, et son meilleur scénariste, Fang Youliang, pour préparer le long métrage Sœurs sur la glace qui se déroule dans la province du Heilongjiang et met en scène un concours national de sports de glace (Fang, 2001). C’est ainsi que le second film sur le sport féminin de l’ère maoïste est produit.
13Les deux autres films abordant ce thème sont étroitement liés à l’essor du sport féminin en Chine à l’époque. Dans les années 1950, le parachutisme se développe rapidement et les athlètes féminines battent à plusieurs reprises le record du monde de saut en parachute. En effet, l’athlète chinoise He Jianhua et ses coéquipières établissent un record du monde du saut collectif féminin de 1000 mètres lors de la première rencontre sportive de parapente et de parachutisme organisée à Pékin en 1958, et en 1959, elles battent le record du monde de saut en parachute avec atterrissage collectif de jour établi par les athlètes soviétiques en 1957, record qui figure dans la Chronique de la République populaire de Chine (Ni, 2018 : 70). C’est dans ce contexte que le studio de cinéma de Xi’an réalise en 1960 le film Ciel d’azur et fleur argentée qui met en scène des athlètes féminines parachutistes.
- 9 Une compétition multisports créée dans les années 1960 en opposition aux jeux Olympiques.
14Le tournage de La plongeuse, une production du Studio de Changchun de 1964, se déroule en 1963, année où la Chine participe à sa première compétition sportive internationale officielle, les Jeux des nouvelles forces émergentes9, où elle envoie une délégation sportive composée de « 229 athlètes » et remporte la première place au tableau des médailles (ibid. : 71). L’équipe féminine de plongeon obtient des résultats exceptionnels. Deux athlètes, Zheng Guanzhi et Huang Xiuni, gagnent chacune une médaille d’argent pour l’équipe chinoise de plongeon, une première lors d’une compétition internationale. Le Studio de Changchun les prend comme modèle et tourne La plongeuse à Zhanjiang, leur ville natale (ibidem).
15Dans les films sur le sport féminin réalisés durant l’ère maoïste, les athlètes féminines sont au centre de l’attention. En raison de la particularité des sports de compétition – on remporte la victoire grâce aux limites repoussées par la maîtrise du mouvement physique – les mouvements techniques des athlètes et les parties du corps lors de l’exécution sont exposés à l’écran, suscitant une émotion esthétique à la vue du corps féminin en mouvement et légitimant ainsi la contemplation du corps de l’athlète féminine par le public de l’époque de Mao.
- 10 La Basketteuse n° 5 relate le parcours d’une équipe de basket-ball féminine qui, sous la direction (...)
- 11 Extrait du film La Basketteuse n° 5 (1957) : 2 min 05 s – 2 min 24 s.
- 12 La plongeuse raconte l’histoire d’une lycéenne, Chen Xiaohong, plongeuse talentueuse dans l’équipe (...)
- 13 Ciel d’azur et fleur argentée relate l’histoire de Bai Ying, Lin Ping et plusieurs autres jeunes fe (...)
16En suivant la caméra et surtout celui des personnages masculins du film, on constate que les basketteuses au début du film La basketteuse n° 510 font une première apparition remarquée dans le champ de vision de Tian Zhenhua, le nouvel entraîneur de l’équipe, et de Lao Meng, leur ancien entraîneur. Tian Zhenhua et Lao Meng montent les escaliers quand leur conversation est interrompue par les éclats de rire d’un groupe de jeunes filles. À ce moment-là, quatre jeunes joueuses enjouées, portant des shorts, grimpent rapidement les escaliers à leurs côtés en tenant des ballons de basket. Elles apparaissent au bas de l’écran à gauche et disparaissent dans le coin supérieur, se retournant et dévisageant Tian Zhenhua entre temps. Il est subjugué par elles et affiche une expression à la fois curieuse et souriante dans un plan rapproché. Après s’être précipitées dans leur dortoir, les jeunes filles passent la tête dans l’entrebâillement de la porte pour observer Tian Zhenhua, lequel se retourne également vers l’entrée du dortoir, geste qui exprime une fois de plus sa curiosité à l’égard du groupe de joueuses11. La scène inaugurale du film donne naturellement à Tian Zhenhua et au public une première impression des membres de l’équipe féminine : un groupe de jeunes filles à la santé éclatante, débordant de vitalité juvénile, audacieuses et malicieuses. Dans La plongeuse12 et Ciel d’azur et fleur argentée13, le regard du spectateur suit également le point de vue des personnages masculins, généralement l’entraîneur ou l’instructeur, et se fixe sur Chen Xiaohong, plongeuse gracieuse et courageuse, et Bai Ying, jolie étudiante passionnée par le parachutisme, et qui souhaite être l’une des premières femmes parachutistes de la Chine nouvelle. Comme le souligne Shi Jing (2008 : 121), chercheur spécialisé dans le cinéma chinois, « observer et fixer les corps autant que possible satisfait le voyeurisme des spectateurs confinés dans une mer monotone de costumes bleus et verts et se transforme en une projection manifeste de leurs désirs latents sans grande légitimité ».
17Contrairement aux trois autres films abordant le sport féminin, La basketteuse n° 5 propose un double regard : l’athlète féminine observe le protagoniste masculin tout en étant passivement scrutée par lui. Les joueuses sont pleines d’entrain et spontanées et, intriguées par leur nouvel entraîneur masculin, elles prennent l’initiative de l’examiner avec attention. Tian, qui entraîne pour la première fois l’équipe féminine de basket-ball et qui doit faire face à l’observation minutieuse des joueuses, respire la gêne et la timidité. Ce regard engendré par la curiosité des basketteuses envers lui est une métaphore de la désobéissance des femmes et de leur contestation des normes sociales établies par l’ordre masculin, ce qui est particulièrement rare dans le cinéma traitant du sport féminin sous Mao.
18Les quatre films de l’ère maoïste traitant du sport féminin ont pour thème le basket-ball, le patinage sur glace, la plongée et le parachutisme ; ils exposent les différentes postures et techniques corporelles des femmes, et trois d’entre eux montrent des athlètes féminines en action sur le terrain. Dans l’intimité relative du terrain d’entraînement, on voit les joueuses du film La basketteuse n° 5 portant le même uniforme, apparaître collectivement, et s’exercer au dribble, à la passe, à la réception et au tir. Dans La plongeuse, les jeunes athlètes travaillent les techniques de base du plongeon, telles que le saut, la capacité à effectuer un renversement du corps et une rotation, et l’entrée fendue. Le public de l’époque de Mao n’étant pas très au fait de la pratique du parachutisme, le réalisateur de Ciel d’azur et fleur argentée consacre 15 minutes à présenter tous les aspects de l’entraînement quotidien des parachutistes féminines, notamment la marche en haute altitude, les exercices d’équilibre, la pratique de la rotation pendant un saut, le saut depuis l’avion, l’ouverture et le contrôle du parachute, l’atterrissage, etc.
19Dans l’espace public du stade, les corps des athlètes féminines qui ont suivi un entraînement physique et technique intense sont prêts à être mis à l’épreuve. Ainsi, dans la seconde moitié du film La basketteuse n° 5, lors du match de basket-ball entre la municipalité de Shanghai et une équipe d’ouvriers, les femmes font preuve d’une grande résistance physique, d’une technique individuelle efficace et de tactiques habiles, coopérant les unes avec les autres, bloquant le ballon avec agilité dans l’air, empêchant l’adversaire de tirer et effectuant rapidement les tirs ou les passes, ce qui leur permet d’obtenir un bon score : 83 à 46. Dans La plongeuse, l’athlète Chen Xiaohong remporte la victoire au cours de la compétition nationale de plongeon dans l’épreuve du plongeoir de dix mètres, exécutant un ensemble de manœuvres de plongeon difficiles en utilisant les techniques du saut stable, de connexion coordonnée, effectuant une superbe entrée fendue et adoptant une gracieuse et standardisée posture aérienne. De fait, la variété des gestuelles et postures corporelles, ainsi que l’agilité des plongeuses produisent un effet visuel saisissant pour le spectateur de l’époque qui suscite son émerveillement.
20Dans le cinéma de l’ère maoïste qui aborde le sport et dévoile les gestes techniques des athlètes féminines, les réalisateurs présentent des scènes d’activités sportives animées grâce à différentes échelles de plans. La vue panoramique a pour effet de montrer clairement les mouvements techniques de l’athlète féminine ainsi que l’environnement extérieur ; le plan moyen privilégie l’expression corporelle et fait passer le décor au second plan pour permettre au spectateur de discerner clairement ses mouvements et de saisir ses émotions intérieures ; le plan rapproché met en valeur l’expression faciale de l’athlète et ses mouvements subtils, et quelques gros plans font abstraction de l’environnement, montrant l’expression du visage ou la gestuelle des mains, donnant au spectateur une indication sur l’état d’esprit de l’athlète pendant l’entraînement ou la compétition.
21Dans ces scènes, le corps de la femme en mouvement devient le point de mire de la caméra. Les athlètes féminines, lors d’entraînements et de compétitions sportives, dévoilent leur corps dynamique et gracieux qui est en temps normal caché sous des vêtements. Elles portent un short, un maillot de bain ou une combinaison de patinage, et leur silhouette élancée, la souplesse de leurs mouvements et la diversité des postures corporelles qui témoigne d’une remarquable habileté athlétique relèvent d’une esthétique rarement vue dans le cinéma contemporain.
22Par ailleurs, dans les films de cette époque abordant le sport féminin, le système de discipline physique extrême et de punition du corps des athlètes féminines est montré comme efficace. C’est dans La basketteuse n° 5 que l’on assiste à la manifestation la plus évidente de ce système : au début du film, les joueuses sont mesurées au bureau d’inscription du match où les données physiques pertinentes (taille, poids, âge) et leurs caractéristiques techniques sont enregistrées. À cet égard, Li Yue et Li Pan (2021 : 65), chercheurs spécialisés dans le cinéma chinois, affirment dans leur article intitulé « Les films explorant le sport féminin : la construction du corps de la femme et l’expression de la modernité » :
C’est avec ces mesures apparemment sans importance que le corps devient un élément central du pouvoir de l’État ainsi que son objet d’attention. […] Ces données servent à la fois de référence pour la répartition effectuée par l’entraîneur qui est le symbole du pouvoir de l’État, tout en l’aidant à obtenir l’attribution de la position correspondante dans le cadre de l’organisation de l’équipe. L’attribution d’une position spécifique pour chaque corps est une condition préalable pour assurer le contrôle du corps par le pouvoir étatique.
23En outre, la discipline physique imposée à Lin Xiaojie, l’héroïne de La basketteuse n° 5, est un exemple manifeste de l’implication politique dans le sport. Avant le match, elle est démoralisée parce qu’elle ne peut pas être capitaine, ce qui retarde le début de la partie. L’entraîneur Tian Zhenhua estime que Lin Xiaojie est indisciplinée et ne se soucie pas de l’honneur de l’équipe, il préfère donc que l’équipe perde le match plutôt que de lui permettre de jouer. Physiquement exclue et isolée du terrain de jeu, elle s’assied sur le banc de touche pour regarder son équipe perdre le match, ce qui est pour elle un vrai supplice. Cet épisode, d’après Li Yue et Li Pan (ibidem), illustre le fonctionnement concret du système de punition morale mis en scène par le réalisateur : « initié par l’autorité collective, il prive l’individu du droit à faire partie du groupe, ce qui agit sur sa conscience morale avec la culpabilité et l’auto-condamnation comme mécanismes d’action communs ». Ce phénomène s’observe dans deux autres films sur le sport féminin de l’ère maoïste : la parachutiste Bai Ying (Ciel d’azur et fleur argentée) considère que l’honneur individuel est supérieur à l’honneur collectif et la patineuse de vitesse Wang Dongyan (Sœurs sur la glace), refuse d’entraîner les autres joueuses, affirmant qu’une incompatibilité entre leur intérêt personnel et l’intérêt collectif entraîne une exclusion du terrain d’entraînement ; l’intérêt collectif passant avant tout.
24Dans le contexte socialiste, un héros est défini comme « une personne qui combat courageusement et contribue à la révolution » ou « une personne qui lutte courageusement et de façon méritoire pour les intérêts du peuple » (Éditorial du Dictionnaire littéraire et encyclopédique de la langue chinoise, 1979 : 546 ; Institute of Linguistics of CASS, 2000 : 585). À l’époque de Mao, l’État estime que l’héroïsme est un thème dont le cinéma doit absolument s’emparer. Comme le mentionne le vice-ministre de la Culture Zhou Yang dans son article « Appliquer résolument la pensée littéraire et artistique de Mao Zedong » paru en 1951 : « Nos œuvres littéraires et artistiques doivent exprimer les nouvelles qualités du nouveau peuple » et la mise en scène des figures héroïques communistes « peut faire valoir leurs actes héroïques et leur comportement exemplaire pour éduquer les masses populaires et les jeunes » (Zhou, 1951 : 59). De fait, deux des quatre films sur le sport féminin réalisés durant l’ère maoïste mettent en vedette deux sportives faisant preuve d’héroïsme.
25Dans la seconde moitié du film Ciel d’azur et fleur argentée, un incendie se déclare dans une prairie et les parachutistes reçoivent l’ordre de leurs supérieurs de sauter au-dessus du feu et d’effectuer des missions de lutte contre l’incendie. Mais pendant le saut, les parachutes de Bai Ying et de Lin Ping s’emmêlent et toutes deux risquent de mourir. Afin de sauver la vie de Bai Ying, Lin Ping la réconforte pour qu’elle se calme tout en sortant énergiquement son couteau de parachute pour couper la corde de son parachute. Bien qu’elle ait ouvert son parachute de secours pendant la descente, Lin Ping atterrit dans les flammes et elle se brûle la jambe droite et le bras gauche.
26Dans une scène de La plongeuse, alors qu’elles sont parties camper, elle et ses coéquipières escaladent la paroi d’une falaise escarpée mesurant environ 15 mètres de hauteur. Tandis qu’elles discutent, tout en regardant l’étang en bas de la falaise, Chen Xiaohong fait part à ses compagnes que sa grand-mère lui a dit un jour que l’on ne pouvait pas en voir le fond. Au même moment, l’un des trois garçons qui ramaient près de la falaise tombe à l’eau, et ses compagnons appellent à l’aide. Dès qu’elle les entend, Chen Xiaohong n’hésite pas à sauter de la falaise et sauve le garçon. En plongeant, elle réussit sans le vouloir un mouvement de plongée difficile appelé 5311 qu’elle n’avait jamais réussi à effectuer.
27De manière générale, un film doit s’attacher à présenter le sportif faisant preuve d’un dévouement héroïque comme un « modèle dans la compétition sportive », doté d’un sens de la compétition professionnelle qui surpasse celui des autres et d’un esprit sportif inflexible (Zhang, 2015 : 63-64). Toutefois, ces deux films présentent un caractère distinctif dans la représentation de l’image de sportives faisant preuve d’héroïsme, car leurs actes héroïques sont accomplis en dehors de l’arène sportive : elles deviennent des héroïnes, avant tout chose parce qu’elles sont « des personnes exemplaires dont les valeurs sociales doivent être appréciées », sacrifiant leur carrière sportive, voire leur vie au profit d’autrui, et en second lieu, en raison de leurs excellentes aptitudes physiques, de leur courage face aux défis et de leur esprit sportif (ibid. : 64). Ce changement d’ordre en termes de moralité et d’esprit sportif reflète le caractère particulier de l’époque : l’héroïne sportive de l’ère maoïste est le produit du collectivisme et de l’idéologie du PCC, ce qui souligne l’importance pour la nation et la société des qualités morales individuelles des athlètes féminines dotées d’excellentes aptitudes sportives.
- 14 À savoir : « le narrateur est “omniscient”, c’est-à-dire qu’il en dit plus que n’en sait aucun des (...)
28La théorie du récit proposée par Gérard Genette (1990 : 207) nous permet de comprendre que les deux réalisateurs adoptent le même point de vue dans leur film pour modeler l’image des sportives faisant preuve d’héroïsme : « le récit non focalisé ou à focalisation zéro. »14 Dans leur intrigue, ils relatent les événements sous tous leurs aspects par le biais d’une narration impersonnelle qui utilise la caméra comme narrateur omniscient et omnipotent, réalisant un montage qui associe des plans aériens, éloignés, moyens, rapprochés et des gros plans. Les spectateurs ont une idée de l’urgence de la situation en suivant la scène de l’incendie et les parachutes enchevêtrés par le biais de la caméra ou d’images aériennes, et le garçon tombant dans l’eau et ses compagnons appelant à l’aide grâce à un plan éloigné. Le réalisateur passe ensuite d’un gros plan à un plan rapproché pour montrer Li Ping s’emparer rapidement du couteau et couper la corde du parachute. Quant à Chen Xiaohong, elle est filmée en plan rapproché quand elle jette le bois de chauffage ramassé pour un pique-nique, puis c’est un plan éloigné qui est utilisé lorsqu’elle saute dans l’eau depuis la falaise, ceci afin d’indiquer au public que l’athlète féminine se sacrifie pour sauver les autres sans une once d’hésitation dans un moment de crise ; l’action est fluide et continue. Pour ces scènes, les réalisateurs filment en gros plan les visages stupéfaits et anxieux des coéquipières, entraîneurs et autres personnes, afin de souligner le contraste avec l’expression faciale calme et impassible des athlètes féminines.
29Ces deux déroulements d’actions occupent une position cruciale dans chacun des films, car ils établissent une relation de cause à effet qui constitue un tournant important. Dans Ciel d’azur et fleur argentée, Li Ping signale la maladie de Bai Ying à ses supérieurs afin de l’empêcher de se mettre en danger en sautant alors qu’elle est souffrante, ce qui provoque un profond malentendu entre elles deux, Bai Ying pensant que Li Ping saisit l’occasion pour lui causer du tort. Dans La plongeuse, Chen Xiaohong n’a pu réussir la difficile manœuvre de plongée 5311 parce que la défaite aux championnats nationaux de plongée a eu un fort impact psychologique sur elle.
30L’aspect pour ainsi dire religieux du fait de sacrifier volontairement sa vie pour une cause se transforme en un dévouement pour les intérêts du peuple sous le système socialiste. La moralité et le courage de ces deux athlètes féminines, qui mettent leur vie en jeu, les amènent à repousser leurs limites personnelles ou à inciter leurs coéquipières à mettre de côté leurs différends et à se soutenir mutuellement. Cela leur permet de se surpasser et d’accomplir de meilleures performances athlétiques, et donc de réaliser leurs objectifs sportifs : Chen Xiaohong maîtrise une manœuvre de plongée difficile et se distingue lors des compétitions de plongée suivantes, devenant ainsi membre de l’équipe nationale chinoise de plongée féminine ; motivée par Lin Ping, Bai Ying met de côté son égocentrisme et, unissant toutes deux leurs efforts, elles battent le record du monde du 1000 mètres féminin en réception groupée. À travers l’image, les quatre cinéastes de l’époque de Mao font le lien entre leurs actes héroïques et les performances sportives qui s’ensuivent rapidement, établissant ainsi un rapport de causalité indéfectible.
31Le récit non focalisé ou à focalisation zéro utilisé dans les deux films renforce le réalisme de l’histoire grâce à l’objectivité de la narration, permettant au spectateur de suivre le point de vue proposé par la caméra, de prendre conscience des événements et des changements psychologiques des personnages, et ainsi de s’identifier à la situation décrite à l’écran. C’est ce que Christian Metz, théoricien de la sémiologie du cinéma, nomme « l’identification à la caméra » dans Le Signifiant imaginaire : psychanalyse et cinéma (Metz, 1977 : 35). L’identification du public avec le sujet invisible qu’incarne la caméra est une identification avec la logique politique, l’ordre visuel et le discours rhétorique contenus dans l’image de la sportive ayant un comportement héroïque durant l’ère maoïste.
32Cette étude nous permet d’approfondir notre compréhension du rôle joué par les films abordant le sport féminin à l’époque de Mao, lesquels films ont vu le jour au cours de la période la plus éclairée de la politique culturelle menée durant cette période. Avec pour toile de fond le système socialiste nouvellement établi et l’amélioration du statut social de la femme, ces quatre films tentent de rompre avec le stéréotype, solidement ancré dans la société chinoise, qui associe la fragilité au corps de la femme. Ils véhiculent l’idée que la femme doit participer à un plus large éventail d’activités physiques, ce qui lui permet d’acquérir des expériences corporelles différentes et de s’affranchir des limites liées au genre. Toutefois, en raison de contraintes liées à la politique, les réalisateurs de l’ère maoïste n’analysent pas en profondeur les raisons pour lesquelles le sport féminin est marginalisé, ne proposent pas de point de vue féminin spécifique et ne reflètent pas l’éveil de la conscience de soi des femmes dans leurs films. Dans ces longs métrages, le mouvement du corps de la femme diffère de « l’esthétique utopique », avec l’idée de « perfection physique » de l’art fasciste, développée par Susan Sontag (1981 : 92) dans son célèbre article intitulé « Fascinant fascisme », et privilégie une esthétique du corps saine, dynamique et disciplinée, caractéristique de l’ère maoïste. De fait, l’image de l’athlète féminine élaborée dans ces films, en particulier celle de la sportive faisant preuve d’héroïsme, est une figure idéale et un modèle quant à l’exigence vis-à-vis du corps individuel dans la société de l’époque de Mao. En raison de l’implication politique, le sport contribue au contrôle et à la standardisation du corps et devient un moyen de le réprimer durant l’ère maoïste.