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Dossier

Représentations de l’amour et univers culturels juvéniles : réception des images de l’amour par les 8-13 ans

Élodie Hommel

Résumés

Cet article, qui s’inscrit dans une réflexion plus large sur le rôle des productions culturelles dans la transmission des normes amoureuses, porte sur la réception des images culturelles de l’amour par les 8-13 ans. Leurs représentations de l’amour sont appréhendées à partir d’une soixantaine d’entretiens réalisés auprès d’enfants et d’adolescents en fin d’école primaire ou début de collège, qui ont été interrogés sur leurs pratiques culturelles et sur les visions de l’amour présentes dans les produits culturels qu’ils et elles consomment. Les analyses mettent en évidence une certaine distance des enquêté.e.s vis à vis des images culturelles de l’amour, dont ils soulignent le caractère fictif, mais leurs réceptions de ces images font dans le même temps ressortir la persistance de normes intériorisées. L’amour est ainsi envisagé dans un cadre spécifique : celui du couple hétérosexuel monogame, avec des rôles masculins et féminins distincts. En outre, dès l’enfance apparaît une discordance des calendriers amoureux masculins et féminins, marqués par un intérêt plus tardif des garçons à ce sujet, et une plus forte intériorisation des attentes liées à la parentalité chez les filles.

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Texte intégral

Remerciements à Valentin Alibert, Noémie Bartholomeüs, Théoxane Camara, Tom Cluzeau, Axel Dinh, Jeanne Dura, Jeanne Gaillard, Louise Lagniez, Julie Lecompte, Chloé Luu, Laura Martel, Léna Pamboutzoglou, Lise Pinatel et Maud Sardat pour avoir réalisé et retranscrit les entretiens cités dans cet article.
L’enquête a été menée en collaboration avec Christine Détrez, dans le cadre d’un projet collectif financé par le Ministère de la culture. L’autrice remercie en outre Viviane Albenga, Marlène Bouvet, Mélie Fraysse et Clémence Perronnet, ainsi que les évaluateur·ices du numéro, pour leurs conseils qui ont largement contribué à l’amélioration de cet article.

1De la pratique du sport à celle de la musique, en passant par la lecture ou le visionnage de séries télévisées, l’influence des pratiques culturelles et des loisirs dans l’apprentissage des rôles sociaux masculins et féminins n’est plus à démontrer (Court, 2010 ; Détrez, 2011 ; Octobre, 2014). Mais le genre, en tant que « système de bicatégorisation hiérarchisé entre les sexes (hommes/femmes) et entre les valeurs et représentations qui leur sont associées (masculin/féminin) » (Bereni et al., 2012), ne fait pas que différencier les sexes, en attribuant des goûts, pratiques, attributs et caractéristiques distinctes et hiérarchisées au masculin et au féminin (Héritier, 1996), il les présente également comme complémentaires (Delphy, 2013), notamment en matière de sexualité. La binarité de genre contribue ainsi à essentialiser la norme du couple hétérosexuel, et plus largement le modèle de la famille biparentale composée d’un homme et d’une femme, souvent mariés, entourés de leurs enfants. On sait par ailleurs que les goûts amoureux, comme les attirances sexuelles, sont socialement construits (Girard, 1964 ; Bozon et Héran, 2006 ; Bersgström, 2016). Mais comment ces préférences se construisent-elles ? Comment apprend-on à « aimer de la bonne manière, les bonnes personnes du bon sexe » (Diter, 2019) ? Dans ses recherches sur la socialisation amoureuse, Kévin Diter montre le rôle de la famille, de l’école, des groupes de pairs, mais aussi des productions culturelles dans la transmission des normes amoureuses.

2Des dessins animés et albums pour enfants aux séries télévisées et romans pour adolescents, des émissions de télé-réalité, vidéos Youtube et chansons de variété aux lectures scolaires, les univers culturels des enfants et adolescents sont divers, recouvrent des niveaux de légitimité variés et évoluent au fil de l’avancée en âge (Octobre et al., 2010). Les pratiques culturelles juvéniles sont ainsi marquées par l’âge, le sexe et l’origine sociale des enfants et adolescents. Les images culturelles fidèles aux normes dominantes des rapports amoureux et des rapports sociaux de genre ne manquent pas dans ces univers culturels (Byrne et McQuillan, 1999), mais d’autres modèles y sont aussi présentés (familles homoparentales, triangles amoureux ou couples non mariés). En outre, la sociologie de la réception a mis en évidence la capacité critique des publics, y compris les plus jeunes, en soulignant que la présence de stéréotypes dans un bien culturel ne disait rien de son appropriation par ses consommateurs (Maigret, 1995 ; Charpentier, 2006). On peut alors se demander comment ces images culturelles de l’amour sont reçues par les enfants et adolescents, et comment elles contribuent à construire leurs propres représentations, selon leurs caractéristiques sociales (âge, sexe, milieu social, capital culturel).

3« Éléments mentaux qui se forment par nos actions et qui informent nos actes » (Danic, 2006 : 29), les représentations ne sont pas que des reflets intériorisés d’un monde social qui existerait indépendamment d’elles, mais elles contribuent elles-mêmes à produire le social. Dans cette perspective constructiviste, les représentations de l’amour sont donc à la fois structurées et structurantes : elles sont en partie construites par les images de l’amour présentes dans les productions culturelles, tout comme elles contribuent à guider les réceptions de ces images. C’est sur ce deuxième terme du rapport réceptions/représentations que cette contribution se concentre, laissant à des publications ultérieures l’analyse de la place des consommations culturelles dans la production des représentations de l’amour chez les enfants. En décrivant les réceptions, on cherche ici à mieux saisir les représentations qui les guident.

  • 1 Et de l’amitié, même si l’analyse se concentre ici sur l’amour.

4Ces analyses s’appuient sur une soixantaine d’entretiens qualitatifs réalisés auprès d’enfants de 8 à 13 ans, en fin d’école primaire ou au début du collège, et issus de milieux sociaux variés. Ceux-ci ont été interrogés par des étudiants et étudiantes de master, dans le cadre d’un séminaire de formation à la recherche. Le guide d’entretien suivi, qui a été mis au point collectivement, portait dans un premier temps sur les loisirs et les pratiques culturelles des enfants interrogés, dans le but d’appréhender leurs univers culturels. Les représentations de l’amour1 des enquêté.e.s ont ensuite été abordées à travers des questions générales, mais aussi de façon plus concrète via des interrogations sur les images de l’amour présentes dans les produits culturels mentionnés (questions sur les personnages, les situations représentées). Le guide d’entretien s’appuyait enfin sur une liste d’exemples précis, issus d’études de corpus réalisées précédemment sur des productions culturelles à destination de la jeunesse (littérature jeunesse, bandes dessinées, chansons, encyclopédies « pour fille » ou « pour garçon », films, séries, dessins animés, mais aussi vidéos Youtube et applications mobiles). Des scènes ou personnages spécifiques ont ainsi été cités, et une sélection d’images extraites de films, livres ou dessins animés a été présentée aux enfants interrogés, ce qui a notamment permis d’aborder indirectement les questions les plus sensibles (l’homosexualité, le rapport au corps et la sexualité).

5L’analyse des réceptions montre dans un premier temps que les enfants interrogés (filles et garçons) font preuve d’un certain recul vis à vis des images culturelles de l’amour (« c’est pas la vraie vie »), ce qu’avait déjà observé Simon Massei sur un corpus plus restreint (Massei, 2015). Pourtant, parallèlement à ce recul critique, on observe dans un second temps une forte persistance de normes intériorisées, autour du modèle du couple hétérosexuel monogame (avec des rôles masculins et féminins distincts). Ces représentations sont particulièrement saillantes dans les réceptions d’ordre éthico-pratique des images culturelles de l’amour, c’est à dire des réceptions au cours desquelles les biens culturels consommés sont appréhendés en tant que mise en scène d’un monde fictif qu’on peut confronter au monde réel. Dans la pratique, ces réceptions éthico-pratiques ne sont pas exclusives des réceptions savantes, qui appréhendent les biens culturels de façon analytique, en s’appuyant sur leurs caractéristiques formelles et sur leur contexte de production, mais au contraire s’y combinent. Cependant, nous ne nous attarderons pas ici sur les réceptions savantes des enfants et sur le rôle qu’y joue le capital culturel, déjà démontré par ailleurs (Octobre et al., 2010), afin de nous concentrer sur les différences de genre, dont les effets sont plus importants dans les rapports à l’amour. La variation de l’intériorisation des normes amoureuses selon le sexe est faible, sauf sur certains points spécifiques que nous détaillerons dans un troisième temps : désintérêt masculin pour l’amour, discordance des calendriers amoureux entre filles et garçons, plus forte intériorisation des attentes sociales liées à la maternité chez les filles.

Profil des enquêté.e.s et univers culturels des enfants

Une soixantaine d’enfants de 8 à 13 ans a été interrogée dans le cadre de cette enquête. La majorité d’entre eux (3/4) ont été recrutés par interconnaissance. Cette technique a permis de favoriser les échanges et la discussion, sur un sujet personnel, voire intime, avec un enquêteur ou une enquêtrice déjà connue de l’enfant. Les enfants contactés de cette manière ont en général été interrogés à leur domicile, dans leur chambre ou dans les espaces communs de la maison, ce qui a également pu contribuer à les mettre à l’aise. Quelques entretiens ont été réalisés par téléphone ou par visioconférence. Cependant, les enquêtés recrutés par interconnaissance appartiennent souvent à des milieux sociaux similaires à ceux des enquêteurs, ce qui a effectivement été le cas ici, avec une surreprésentation des classes sociales supérieures, et notamment des professions intellectuelles (professeurs et artistes en particulier). Afin de diversifier l’échantillon, une partie des enquêté.e.s (1/4) a été recrutée via un contact dans un collège de périphérie urbaine. Les enfants contactés de cette manière ont été interrogés au sein de l’établissement, ce qui constituait un cadre moins propice aux confidences, mais a permis de compléter l’échantillon d’enquête.

L’échantillon final se constitue d’une moitié d’enfants de primaire et d’une moitié de collégiens (13 enfants de 8-9 ans, 25 enfants de 10-11 ans et 22 enfants de 12-13 ans). Les filles sont surreprésentées puisqu’elles constituent deux tiers de l’échantillon, mais le panel de garçons interrogés (21) permet tout de même d’effectuer des comparaisons selon l’âge ou le milieu social. Les enfants issus de classes sociales supérieures restent surreprésentés (moitié de l’échantillon), face à un quart d’enfants de classes moyennes et un quart d’enfants de classes populaires.

La première partie des entretiens, au cours de laquelle les enfants étaient interrogés sur leurs loisirs et pratiques culturelles, visait à appréhender leurs univers culturels. Leurs représentations de l’amour ont ensuite été explorées en s’appuyant notamment sur les exemples de relations présents dans les produits culturels, très variés, cités par les enfants. Il pouvait s’agir par exemple de :
- séries télévisées : Vampire Diary, Violetta, The Big Bang Theory, Atypical, Teen Wolf, Marvel : Les agents du S.H.I.E.L.D.,
- romans et albums jeunesse : Harry Potter, Petitou et Minibelle, Nos étoiles contraires, Je te hais passionnément, Percy Jackson,
- chansons : « Friendzone » de Norman et Natoo, « Juste toi et moi » de Lenni Kim,
- émissions de téléréalité : Mariés au 1er regard, Les Anges de la téléréalité, Les Princes de l’amour,
- dessins animés : La Reine des neiges, long métrages Disney en général, Totally Spies, Zig et Sharko, Charlotte aux fraises, Garfield et Cie,
- chaines Youtube : Norman fait des vidéos, Sananas, Enzo Tais-toi ! Kylian, Cyprien, Natoo, Squeezie, Mister V, le Woop, Golden Moustache, Topito, Lolywood, Andy, Shérazade,
- films : Titanic, Twilight, Les Tuche,
- mangas et adaptations : Naruto, Dragon Ball, Baisers malicieux, Le Garçon d’à côté.

Cette liste, très hétérogène, reflète la variété des univers culturels juvéniles, qui rassemblent des productions aux supports et aux finalités variées, certaines directement destinées à la jeunesse, d’autres non, mais pouvant être consommées par les enfants et adolescents, seuls ou en compagnie de leurs parents ou frères et sœurs, plus jeunes ou plus âgés. Ces titres, dont le point commun est d’avoir été mobilisés au cours des entretiens, n’occupent évidemment pas tous la même place, temporellement et symboliquement, au sein des pratiques culturelles des enquêtés, et n’ont probablement pas tous la même influence sur leurs représentations. Par ailleurs, certains, comme les émissions de télé-réalité, peut-être parce qu’elles se présentent comme « réalité » mais ne sont pas suffisamment réalistes aux yeux des enquêté.e.s, suscitent un recul critique plus fort que d’autres. Il peut alors sembler étonnant de les rassembler au sein d’un corpus unique, mais cette perspective permet de mettre en évidence l’accumulation, dans l’environnement culturel des enfants, d’images de l’amour, constituant une véritable « culture des sentiments » (Pasquier, 1999). C’est cette multitude d’images qui est susceptible de contribuer, à des degrés variables, aux représentations enfantines et adolescentes de l’amour.

Recul critique des enfants vis à vis des images culturelles de l’amour

6Les enfants interrogés présentent tous une certaine capacité de recul vis à vis des images de l’amour et des relations amoureuses dans les productions culturelles qu’ils consomment. Le caractère fictionnel des histoires racontées dans les livres, les films et séries ou les chansons ne leur échappe pas, et ils font clairement la distinction entre ce qui relève de l’imaginaire ou de « la vraie vie ». C’est pourtant à l’aune de leur expérience quotidienne des relations amicales ou amoureuses qu’ils évaluent le monde représenté, et jaugent sa plausibilité. Le monde fictionnel ou télévisuel est ainsi comparé au monde réel, et les relations mises en scène évaluées en regard de celles que peuvent vivre ou dont peuvent être témoins les enfants interrogés.

« Euuh bah parce que ça arrive à plein de monde en fait cette musique. Une musique de Norman et Natoo. […] Pareil ce qu’ils appellent la friendzone, je sais pas si tu vois. Euuh c’est quand en fait ton pote par exemple le pote il est amoureux de la fille mais la fille elle dit non on reste amis et tout » Charline, 11 ans, 6e, père gestionnaire, mère assistante maternelle.

7Les relations jugées réalistes sont ainsi celles qui correspondent au vécu subjectif des enfants, qu’il s’agisse d’une discordance entre amitié chez l’une et attirance amoureuse chez l’autre, évoquée par Charline à travers l’idée de « friendzone » (lieu imaginaire où se trouve « bloqué » l’ami dont les sentiments amoureux ne sont pas réciproques), ou de relations qui se nouent au fil des années comme dans la saga Harry Potter mentionnée par Théotime (« ça c’est possible vu qu’ils se rencontrent et ensuite ils deviennent meilleurs amis »). À l’opposé, les relations amicales ou amoureuses qui se mettent en place trop rapidement sont fréquemment jugées suspectes, tout comme les revirements trop fréquents de sentiments, ou leur expression exacerbée :

« Ben des fois y’en a des disputes entre les amoureux, mais là c’est, on dirait que euh t’as failli mourir quoi (rires). C’est un peu exagéré » Emy, 11 ans, 6e, père vendeur, mère ouvrière (à propos de la chanson « Juste toi et moi » de Lenni Kim).

[À propos du « coup de foudre » entre Hans et Anna dans La Reine des neiges] « Bah c’est un dessin animé, c’est pas la réalité ! Bon, ça ça peut arriver pour certaines personnes mais bon heu… c’est qu’un dessin animé, c’est pas forcément lié à la réalité » Juliette, 9 ans, CM1, père cadre d’entreprise, mère psychiatre.

8La vraisemblance des images de l’amour dans les productions culturelles est évaluée à la lumière des relations vécues directement par les enfants, ou de celles dont ils sont témoins parmi leurs pairs, mais aussi parmi les adultes de leur entourage. Ainsi, Pauline (13 ans), dont les parents sont séparés, et qui vit en famille recomposée avec sa mère et son beau-père, rejette le stéréotype d’un amour idéal qui durerait « toute la vie », tel qu’il est représenté dans les films Disney dont elle critique l’absence de réalisme (« c’est des mensonges ») : cette vision de l’amour ne tient pas face à l’exemple de sa mère, qu’elle juge plus heureuse avec son beau-père qu’elle ne l’était avec son père. Cependant, l’idée qu’on puisse avoir plusieurs relations amoureuses successives au cours de sa vie n’apparaît pas uniquement chez les enfants dont les parents sont séparés, même si elle peut être renforcée par les recompositions familiales. La présence de cette représentation de l’amour chez les enfants interrogés illustre les évolutions contemporaines des parcours amoureux, marqués par une augmentation du nombre de relations jugées importantes au cours de la vie (Rault et Régnier-Loilier, 2015). Cette mise à distance critique des images culturelles à la lumière de l’expérience quotidienne des enfants, déjà mise en évidence par Simon Massei à propos de la réception d’un corpus de films Disney (Massei, 2015), ne concerne pas que les dessins animés, puisqu’on la retrouve ici sur un corpus plus diversifié : modèles fictionnels mais aussi mise en scène médiatique (dans le cas de la téléréalité ou des vidéos Youtube) sont ainsi questionnés par les enquêtés.

Des réceptions qui révèlent la persistance de normes intériorisées

9Malgré ce recul critique des enfants interrogés, on observe que le modèle du couple hétérosexuel monogame prédomine dans leurs représentations de l’amour, avec des rôles masculins et féminins qui restent marqués. Ces normes intériorisées sont particulièrement visibles à travers les réceptions d’ordre éthico-pratique. Bernard Lahire, dans ses travaux sur la lecture et l’écriture en milieu populaire, qualifie ainsi la manière de lire qui ne s’appuie pas sur le texte en tant que texte, mais en tant que représentation d’un monde qu’on peut confronter au monde réel (Lahire, 1993). Ce mode de réception ne s’applique pas uniquement à la lecture mais peut aussi bien être mis en œuvre dans la réception d’un film, d’une série télévisée ou d’une chanson, à partir du moment où le monde représenté est appréhendé en référence au monde réel. Ainsi, les enfants interrogés marquent leur approbation des comportements et des relations fictionnelles, ou à l’inverse leur désapprobation des situations représentées. Violette apprécie l’histoire mise en scène dans Titanic, où les personnages apprennent à s’apprécier et tombent amoureux progressivement : « au début la fille ne l’aimait pas elle en voulait pas du tout et après ils ont commencé à se connaître et elle l’a bien aimé ». Au contraire, Emma critique l’attitude des candidats dans l’émission Mariés au 1er regard qu’elle juge « bêtes » : « quand tu te maries il faut avoir des sentiments pour la personne (rires), c’est logique ». De la même manière, Théophile formule un jugement d’ordre moral (« ça se fait pas ») sur le comportement du prince Hans, dans La Reine des neiges, qui séduit la princesse Anna par intérêt :

« Bah ça se fait pas trop… ça se fait même pas. [...] Parce qu’il veut de un tuer sa sœur, et il veut prendre le pouvoir, et il fait croire qu’il l’aime alors que pas du tout… il veut juste prendre le pouvoir » Théophile, 11 ans, 6e, père et mère vétérinaires.

10Au cours des réceptions éthico-pratiques, les personnages sont ainsi appréhendés comme de véritables personnes, dont le comportement peut être jugé, observé et analysé, comme celui d’individus réels. Ces réceptions, qui font appel aux dispositions éthiques (Bourdieu, 1979), aux catégories de jugement ordinaires, quotidiennes, sont particulièrement susceptibles de révéler des normes et stéréotypes intériorisés. Les réactions « spontanées » des enfants face aux productions culturelles reflètent en effet des pans de l’habitus, valeurs, façons de penser et d’analyser le monde, qui sont profondément incorporées. En témoignent les attitudes de rejet face à certaines situations fictionnelles, qu’ils ne parviennent pas toujours à rationaliser, mais dont ils ressentent le besoin de se distancier, qui s’exprime à travers l’usage récurrent de l’expression « c’est bizarre ». Au-delà d’un manque de réalisme, le terme renvoie ici à une forme de rejet de comportements non conformes aux attentes intériorisées.

« Bah, c’est, c’est une fille qui est folle d’un garçon, de garçons mais genre tout le temps. Elle change tout le temps de garçon. Et du coup bah, c’est... ‘fin c’est bizarre quand même » Chloé, 11 ans, 6e, père informaticien, mère orthophoniste (à propos de Totally Spies).

11Dans le domaine des amours comme dans celui des hiérarchies sociales (Lignier et Pagis ; 2017), des schèmes durables de perception du monde sont ainsi intégrés dès l’enfance.

L’évidence d’un amour exclusif

12Les commentaires des enfants interrogés sur les productions culturelles qu’ils consomment mettent en évidence la prédominance d’une configuration amoureuse spécifique : le couple hétérosexuel exclusif (marié ou non). La monogamie apparaît comme une évidence et n’est jamais questionnée. Face aux exemples de triangles amoureux présents dans la fiction, qu’ils impliquent ou non infidélité, les jugements enfantins peuvent être sévères.

« Ça créé des problèmes... si tu fais en cachette… et si l’autre remarque que t’es avec une autre qu’elle... bah ça fait des problèmes, et à la fin, t’auras plus personne... » Enzo, 10 ans, CM2, père cuisinier, mère professeure des écoles.

« Ça sert un peu à rien. […] bah au final déjà tu peux pas te marier, du coup bah euh… voilà… ça peut faire des disputes en plus, parce que si elle elle aime pas l’autre, tout ça… » Théotime, 10 ans, CM2, père professeur de mathématiques, mère secrétaire.

13L’idée d’entretenir des sentiments amoureux à l’égard de plusieurs personnes est mise à distance par les enfants interrogés. Ce rejet peut prendre la forme d’une acceptation distanciée (« c’est possible, mais pas pour moi »), passer ici aussi par l’emploi de l’adjectif « bizarre » marquant le rejet, à travers les jugements portés sur les personnages (« c’est pas bien »), ou encore en remettant en cause l’authenticité des sentiments éprouvés. Ainsi pour Sidonie ou Bilal, si Bella ne sait pas qui choisir entre Edward ou Jacob dans la saga Twilight, c’est parce qu’elle ne les aime pas véritablement.

« Y’a un loup-garou et y’a un vampire il l’aime bien […] Non parce que si t’aimes vraiment quelqu’un tu peux pas hésiter […] elle aimait pas assez les deux » Bilal, 13 ans, 4e, père absent, mère ouvrière intérimaire.

« Comme dans Twilight par exemple avec euh... Il y a Bella, Edward et, euh, comment il s’appelle... Jacob ! Est-ce que tu penses que c’est possible ? Bah... Oui. […] Après, bah, il y a un que tu préfères plus » Sidonie, 10 ans, CM1, père chef d’entreprise familiale, mère responsable administrative et comptable.

14Cet idéal d’amour exclusif et réciproque tranche avec les observations de Kévin Diter (Diter, 2019), qui souligne que les amours multiples (parfois à sens unique) sont fréquentes chez les enfants de 6 à 11 ans. On peut y voir un décalage entre l’idéal (l’amour adulte, le « vrai » amour) et ce que les enfants vivent de l’amour en tant qu’enfants, mais aussi un effet de l’avancée en âge, et l’intériorisation progressive des normes amoureuses conventionnelles (notre échantillon étant en moyenne plus âgé que celui de Kévin Diter).

L’hégémonie de la norme hétérosexuelle

15Un idéal de couple exclusif donc, mais aussi hétérosexuel. Aucun des enfants interrogés ne rejette ouvertement l’homosexualité, mais rares sont ceux qui envisagent la possibilité de tomber eux-mêmes amoureux d’une personne du même sexe (« un jour c’est possible » pour Rosalie, et « je sais pas » pour Betty). Si la plupart des jeunes filles et garçons interrogés affichent une acceptation de l’homosexualité « pour les autres » (à propos des couples de même sexe présents dans la fiction : « chacun fait comme il veut », « c’est leur choix »), les jugements ne tardent pas à poindre dès qu’il s’agit de parler de soi :

« Surtout pas. […] J’ai pas envie d’être homosexuelle » Elsa, 8 ans, CE2, père éducateur spécialisé, mère professeure des écoles.

« Faut être un peu bizarre pour aimer un garçon. Par exemple, dans comment ça s’appelle… Les Tuche. Le garçon, il aime là le jardinier, donc c’est un peu bizarre » Théotime, 10 ans, CM2, père professeur de mathématiques, mère secrétaire.

16La norme du couple hétérosexuel se conjugue avec le modèle de l’amitié homosociale : une relation entre deux filles ou entre deux garçons sera directement associée à de l’amitié par les enfants interrogés, tandis qu’une amitié entre une fille et un garçon soulève immédiatement des soupçons (Diter, 2019). Alizée raconte ainsi : « avant je traînais avec quelqu’un et ils me disaient tous que j’étais amoureux [sic] de lui. […] Parce que je m’amusais avec lui, et tout et tout », tandis que Théophile évoque ses camarades qui « essaient de pas trop montrer qu’ils sont amis avec des filles. [...] parce que y en a ils disent ‘oui ils vont bien ensemble’ et tout ». L’amitié entre filles et garçons est ainsi dissuadée par le regard et le contrôle des pairs, renforçant l’hétéronormativité ambiante. C’est des individus de sexe différent qu’on tombe amoureux ou amoureuse, et c’est avec ceux du même sexe qu’on est ami·e et qu’on parle de ses histoires d’amour, comme le souligne Chloé : « deux filles bah elles vont plus dire de choses, ‘fin pour moi elles vont plus dire de choses plus intimes et tout, que des garçons avec les filles quoi ».

Des rôles masculins et féminins au sein du couple

17L’amour hétérosexuel, qui s’inscrit dans un système de genre bicatégorique, hiérarchisant les sexes et les représentations qui leur sont associées (Bereni et al., 2012), classant les individus en deux groupes de sexe distincts et complémentaires (Delphy, 2013), accentue en outre la dichotomie des rôles sociaux associés au masculin et au féminin au sein du couple. Les productions culturelles évoquées par les enfants ne sont pas exemptes de ces attentes genrées. Constant raconte ainsi comment Minibelle se fait du souci à longueur d’album pour son mari Petitou, qui « part tout le temps en aventure », Agathe (8 ans, CE2, père gestionnaire de résidences universitaires, mère assistante maternelle) évoque l’attitude de Sharko le requin, très protecteur à l’égard de Marina la sirène, à qui il a construit un château, et Corentin (11 ans, CM2, père policier, mère directrice éditorialiste) décrit le personnage féminin dans Naruto en termes éloquents : « bah elle est belle et c’est tout. Elle fait quoi dans l’histoire ? Elle soigne le gars ».

18L’intériorisation de ces rôles sociaux liés au sexe apparaît aussi dans le discours des enfants à travers la mention des qualités recherchées, ou au contraire réprouvées, chez un potentiel amoureux ou une potentielle amoureuse. Antonin apprécie ainsi les filles « bien élevées », et surtout pas trop bavardes, ni « trop autoritaires » : « quand elles sont trop autoritaires des fois c’est un peu, c’est fatiguant. Et souvent ça parle beaucoup beaucoup ». Charline exprime en revanche un certain dégoût vis-à-vis du youtubeur Norman, qui ne répond pas aux normes attendues de virilité en termes d’assurance et de conquêtes amoureuses :

« Par exemple y’a Norman il a fait [une vidéo à propos de] Tinder. [...] Parce que c’est vraiment un gars désespéré Norman (rire). Ah ouais ? Il trouve pas d’amoureuse ? Voilà » Charline, 11 ans, 6e, père gestionnaire, mère assistante maternelle.

19Autre marqueur de l’intériorisation des rôles liés au sexe au sein du couple : le premier pas. Les enfants interrogés, filles comme garçons, sont unanimes sur ce point : c’est au garçon de faire part de ses sentiments à la fille de ses rêves, même s’ils n’excluent pas que la fille prenne les devant si celui-ci ne se lance pas, mais il s’agit alors de répondre à une défaillance masculine. Pour reprendre les termes de Simon Massei, « au prince de faire le premier pas, ne serait-ce que symboliquement » (Massei, 2015 : 107). L’injonction touchant les héros Disney s’étend en réalité à l’ensemble du genre masculin.

« Pour toi dans une histoire d’amour c’est qui qui doit faire le premier pas ? Le garçon. Pourquoi c’est comme ça à ton avis ? Bah depuis le début c’est comme ça. Bah depuis longtemps ils disent tous que c’est le garçon qui doit aller en premier » Bilal, 13 ans, 4e, père absent, mère ouvrière intérimaire.

« Souvent par exemple dans les histoires c’est souvent les garçons qui viennent sauver la fille, et ensuite ils sont tombés amoureux, tout ça » Théotime, 10 ans, CM2, père professeur de mathématiques, mère secrétaire.

Le caractère facultatif du mariage

20Si le modèle dominant du couple hétérosexuel émaille les propos des enfants interrogés, le mariage en revanche est devenu facultatif. L’amour n’est guère envisagé en dehors du modèle du couple cohabitant, mais il est possible de vivre en couple sans être marié. Les représentations des enfants reflètent bien ici les évolutions de la conjugalité contemporaine, la cohabitation hors mariage s’étant développée depuis les années 1970 : d’après l’enquête Famille et logement de 2011, près d’un quart des adultes se déclarant en couple vivent ensemble sans être mariés (Buisson et Lapinte, 2013).

« C’est pas très important on est pas obligés des fois de se marier on peut, on peut très bien être amoureux sans se marier » Betty, 9 ans, CE2, père ouvrier, mère ouvrière.

« C’est important pour toi ? Pas forcément d’être mariés. En fait ça dépend, si j’suis avec quelqu’un, au bout d’un certain temps, oui il va bien falloir qu’on se marie, parce que après, ça fait pas sérieux… et puis ‘fin aussi faut se marier parce que après dans la commune, le maire il doit bien savoir que j’suis avec quelqu’un » Estelle, 13 ans, 5e, père informaticien, mère professeure des écoles.

21Certains enfants interrogés associent le mariage à la tradition religieuse, comme Charline, qui a fait sa communion et suit les cours de catéchisme. Elle se dit « un peu obligée [de se marier] à cause du christianisme », mais le mariage ne lui semble pas indispensable au bonheur, ni même à la vie en couple plus généralement. Pour les autres, il reste facultatif.

Discordance précoce des calendriers amoureux entre filles et garçons

22L’intériorisation des normes amoureuses varie peu entre filles et garçons, à l’exception de certains points marquants. Le premier concerne le calendrier amoureux : les filles s’intéressent à l’amour plus tôt que les garçons, qui affichent au primaire et au début du collège un désintérêt net pour les relations sentimentales, que ce soit à travers leur consommation de produits culturels ou leur attitude dans la cour de récréation. Les filles du même âge sont plus à l’aise pour en parler et mobilisent une vaste palette de références culturelles qui le mettent en scène. Leur intérêt pour l’amour peut cependant être récent, ou leur vision de l’amour avoir évolué récemment, suite à leurs expériences personnelles ou à celles de leurs amies. Dès l’enfance apparaît donc une discordance entre les calendriers amoureux des filles (plus précoces) et ceux des garçons (plus tardifs), qu’on retrouve à la sortie de l’adolescence dans l’âge de mise en couple (Bozon et Héran, 2006 ; Rault et Régnier-Loilier, 2015).

23En effet, comme le met en évidence Kévin Diter, l’intérêt pour l’amour est associé à la féminité dès l’école primaire (Diter, 2015). Ainsi, les productions culturelles où l’intrigue amoureuse est au premier plan tendent à être rejetées par les garçons :

« Pourquoi c’est un film de, de filles, c’est... ? Enfin c’est... heu, parce que c’est surtout centré sur l’amour entre les deux justement. Entre la fille et le garçon. C’est centré dessus, pour moi c’est plus un film de filles » Antonin, 13 ans, 4e, père géomaticien, mère au foyer.

« Ça m’ennuie, parfois je trouve ça long et il n’y a pas trop d’action, c’est toujours les deux qui sont amoureux… » Paul, 9 ans, CM2, père cadre d’entreprise, mère professeure des écoles.

24Quand ils confessent un intérêt pour l’amour dans la fiction, les garçons prennent bien soin de le relativiser : par exemple Bilal, bien que capable de décrire en détail les péripéties sentimentales présentées dans Dragon Ball, marque sa distance avec celles-ci, en insistant sur l’importance des scènes de combat.

25Pourtant, si l’intérêt des filles pour les histoires sentimentales est plus précoce que celui des garçons, elles soulignent comme eux le caractère secondaire de l’amour dans leur quotidien, où prédominent les relations amicales. Même les enquêtés les plus âgés de l’échantillon, qui peuvent avoir déjà vécu des histoires d’amour, ou dont les ami·e·s en ont vécues, distinguent clairement celles-ci de l’amour adulte, stable et cohabitant.

« C’est important pour toi l’amour ? Pour moi maintenant tout de suite, nan. J’ai d’autres choses à penser. J’suis encore une enfant, je m’en fiche. Peut être après oui » Carla, 13 ans, 4e, père informaticien, mère orthophoniste.

« [Les gens de mon âge] ils sortent pas... ils sont amoureux quoi... je crois qu’ils savent pas trop ce que c’est l’amour... ils disent juste ils sont amoureux » Enzo, 10 ans, CM2, père cuisinier, mère professeure des écoles.

26Une partie des enfants interrogés, et notamment les filles, en particulier les plus âgées, précisent tout de même que la place qu’elle accordent à l’amour a évolué au cours du temps, tout comme la vision qu’elles en ont. Pour Camilla (12 ans, 5e, père technicien événementiel, mère secrétaire) par exemple, le poncif « ils vécurent heureux » correspond à une représentation de l’amour enfantine, qu’elle partageait « petite » mais « maintenant je sais que c’est compliqué […] tu peux pas être toujours d’accord avec ton mec ». Les collégiens sont plus nombreux à mentionner une évolution dans leur façon de se représenter l’amour que les enquêtés les plus jeunes. L’amour tend à prendre plus d’importance dans leur expérience au fil du temps. Carla explique ainsi que son intérêt pour les relations amoureuses est relativement récent : « quand j’étais petite j’pensais, ‘fin je m’en fichais un petit peu, bah ça m’intéressait pas ». Ce sont également les formes que prennent les relations amoureuses des adolescentes qui évoluent, en s’éloignant des amours enfantines, décrites comme frivoles et souvent multiples, pour se rapprocher du modèle de l’amour adulte et « sérieux ».

« Quand on est petit on peut dire qu’on est amoureux de n’importe qui à n’importe quel moment comme ça alors que après en réfléchissant on se dit que c’est un peu... bah je sais pas que… » Rosalie, 11 ans, CM2, père ingénieur, mère ingénieure.

« Bah quand on était petit c’était voilà : « t’es amoureuse de moi ? », « oui ! ! ». C’est pas des relations comme maintenant. [...] Quand on était petits, c’était le monde des petits, et bah c’est toujours plus facile que le monde où je suis maintenant. Maintenant on se comporte plus comme des adultes, des adultes immatures mais des adultes un peu quand même » Juliette, 9 ans, CM1, père cadre d’entreprise, mère psychiatre.

27Bien que l’amour dans sa forme adulte soit renvoyé au futur, cet amour futur est envisagé comme un avenir probable par la plupart des enfants interrogés, sur le mode « ça sera important plus tard ».

Intériorisation des injonctions et contraintes pesant sur la condition féminine par les filles

28Les propos des filles interrogées sont marqués par une forte incorporation des attentes reproductives socialement liées à la féminité, puisque l’amour est fréquemment envisagé comme prérequis à la fondation d’une famille. Les raisons pour lesquelles les enfants envisagent l’amour comme important dans le futur sont révélatrices d’une représentation des relations amoureuses qu’on pourrait qualifier d’« utilitariste ». En parallèle de l’idée selon laquelle la vie en couple contribue au bonheur, apparaît celle que l’amour est nécessaire pour avoir des enfants, et cet objectif familial est posé comme une évidence, en particulier chez les filles interrogées, témoignant de la force de la norme associant les femmes à la maternité.

« Plus tard bah c’est important parce que c’est quelqu’un tu vas faire ta vie avec, tu vas avoir des enfants avec, donc c’est beaucoup plus important » Chloé, 11 ans, 6e, père informaticien, mère orthophoniste.

« Je sais pas comment expliquer là. Étant plus grand c’est important parce que ça transmet la vie » Charline, 11 ans, 6e, père gestionnaire, mère assistante maternelle.

29À côté des motifs reproductifs, sont également évoqués des aspects plus matérialistes de la mise en couple : vivre à deux permet d’avoir un meilleur niveau de vie, de partager les coûts. Ces considérations sont plus présentes chez les jeunes filles de milieu populaire, reflétant probablement l’intériorisation de conditions socio-économiques familiales.

« Bah, à l’école c’est pas beaucoup important, mais plus tard oui, pour, euh... Comment expliquer... Bah, pour, par exemple, quand on est deux, on peut, euh... Aider à payer la maison, la piscine, et tout et tout » Alizée, 10 ans, CM1, père électricien, mère infirmière.

« Bah c’est pour aider à mieux vivre par exemple si je il veut un jardin qui coûte au moins un peu cher et bah et que j’ai pas assez d’argent il faut que je demande un peu à mon fiancé. Et si j’en ai pas tant pis, bah je peux pas » Betty, 9 ans, CE2, père ouvrier, mère ouvrière.

30On sait par ailleurs que le niveau de vie des femmes est plus largement impacté en cas de séparation que celui des hommes : « la perte de niveau de vie directement imputable à la rupture est de l’ordre de 20 % pour les femmes et de 3 % pour les hommes » (Bonnet, Garbinti et Solaz, 2015). Ces propos d’Alizée et Betty, dont les couples parentaux sont tous les deux séparés, traduisent peut-être alors même l’intériorisation, à travers l’exemple de leurs mères, du poids des revenus masculins dans le budget familial et du coût financier de la séparation chez les femmes. Il y aurait chez ces jeunes filles, une conscience du coût du célibat qui pèse sur leur genre, et plus largement une intériorisation des inégalités économiques femmes-hommes, acquise à la faveur des séparations parentales.

Conclusion

31Si les enfants interrogés mettent facilement à distance les images de l’amour présentes dans les productions culturelles, dont ils soulignent le caractère fictif, leurs réceptions éthico-pratiques sont fortement marquées par leurs représentations individuelles de l’amour. Les jugements d’ordre moral portés sur les personnages et les situations fictionnelles laissent entrevoir la force des normes intériorisées. Le modèle du couple hétérosexuel monogame, avec des rôles masculins et féminins complémentaires, domine les représentations amoureuses des filles comme des garçons. Quelques différences saillantes apparaissent selon le sexe des enquêtés : chez les filles, l’intérêt pour l’amour (dans les histoires ou dans la vie) est plus précoce, et les attentes sociales liées à la maternité semblent également plus présentes, que chez les garçons.

32De façon générale, la question du poids des pratiques culturelles et de loisir dans la socialisation amoureuse n’est pas tranchée. L’analyse de la réception des images culturelles de l’amour aide ici à appréhender les représentations amoureuses des enfants, mais ne suffit pas à distinguer l’influence de ces images face à celle de l’expérience personnelle ou indirecte (exemple des pairs ou des adultes) dans l’apprentissage des normes amoureuses. Les mécanismes par lesquels ces différentes formes de socialisation à l’amour se combinent, se renforcent ou se nuancent restent encore à explorer.

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Bibliographie

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Bibliographie des œuvres citées

Romans et albums jeunesse :

Harry Potter (J. K. Rowling, Folio Junior, 1997-2007)

Petitou et Minibelle (Dick Laan, G.P., 1965)

Nos étoiles contraires (John Green, Pocket jeunesse, 2013)

Je te hais passionnément (Sara Wolf, Pocket jeunesse, 2017)

Percy Jackson (Rick Riordan, Albin Michel, 2005)

Mangas

Naruto (Masashi Kishimoto, Kana, 2002-2016)

Dragon Ball (Akira Toriyama, Glénat, 1993-2016)

Films et long-métrages d’animation

Titanic (James Cameron, 1997)

Twilight (Catherine Hardwick, 2008)

Les Tuche (Olivier Baroux, 2011)

La Reine des neiges (Chris Buck et Jennifer Lee, 2013)

Séries télévisées

Vampire Diary (The CW, 2009-2017)

Violetta (Disney Channel, 2012-2015)

The Big Bang Theory (CBS, 2007-)

Atypical (Netflix, 2017-)

Teen Wolf (MTV, 2011-2017)

Marvel : Les agents du S.H.I.E.L.D. (ABC, 2013-)

Baiser malicieux. L’Amour à Tokyo (Fuji TV, 2013)

Séries d’animation

Totally Spies (TF1, 2001-2013)

Zig et Sharko (TF1, 2011-2013)

Charlotte aux fraises (CBS, 2007-2008)

Garfield et Cie (France 3, 2008-2015)

Le Garçon d’à côté (TV Tokyo, 2012)

Émissions de téléréalité

Mariés au 1er regard (M6, 2016-)

Les Anges de la téléréalité (NRJ12, 2011-)

Les Princes de l’amour (W9, 2014-)

Chansons

« Friendzone » (Norman et Natoo, Youtube, 2016)

« Juste toi et moi » (Lenni-Kim, Les autres, 2017)

Chaines Youtube

Natoo (2006-), Cyprien (2007-), Mister V (2008-), Sananas (2010-), Norman fait des vidéos (2011-), Squeezie (2011-), Topito (2011-), Golden Moustache (2012-), Enzo, Tais-toi ! (2013-), Andy (2013-), le Woop (2014-), Lolywood (2015-), Shérazade Smh (2015-), Kylian (2017-).

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Notes

1 Et de l’amitié, même si l’analyse se concentre ici sur l’amour.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Élodie Hommel, « Représentations de l’amour et univers culturels juvéniles : réception des images de l’amour par les 8-13 ans »Genre en séries [En ligne], 9 | 2019, mis en ligne le 01 mai 2019, consulté le 16 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ges/366 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ges.366

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Auteur

Élodie Hommel

Élodie Hommel est chercheuse associée au Centre Max Weber et attachée temporaire d’enseignement et de recherche à l’ESPE de Toulouse (CERTOP). Elle est l’auteure d’une thèse intitulée « Lectures de science-fiction et fantasy : enquête sociologique sur les réceptions et appropriations des littératures de l’imaginaire », soutenue à l’ENS de Lyon en décembre 2017. Elle poursuit actuellement des recherches sur les lectures des jeunes adultes et sur la socialisation amoureuse via les pratiques culturelles.

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Droits d’auteur

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