Éloïse, Rugbywoman de l’USAP mise au ban(c) lors d’une rencontre de championnat en Élite 2 féminine, le dimanche 9 janvier 2022.
© Antonin Utz
1« Il y eut au-dessous de la mêlée une ombre / Un éclair parmi les têtes et les mains, / L’enfantement d’une rose ou d’un crâne / Et comme ce reflet sur un ventre de femme / Où s’annonce le cri / Le premier cri / Soleil. » (Pierre Gamarra, 1987 : 63). Il fallait bien un poème pour consacrer un portrait photographique de combattante du sport. La nouvelle Éloïse est arrivée ! Cette Éloïse-là n’est pas une de ces héroïnes littéraires d’autrefois qui subissent plus ou moins leur destin… Notre Éloïse est une guerrière dont la solitude provisoire manifeste un vif désir de retrouver le temps des solidarités joueuses. Cette image d’un « je » hors-jeu pourrait être vue comme un document plus ou moins anecdotique lié aux péripéties du jeu. Selon nous, cette image fait au contraire en quelque façon évènement iconique dans la mesure où elle conjugue imaginaires photographiques et horizons disons politiques.
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2L’image de la joueuse mise au banc – elle a reçu un carton jaune pour jeu dangereux – est explosive dans la mesure où en elle se condense une tension temporelle que l’instantanéité d’une photographie souvent suspend, justement. Ici au contraire, l’énergie de l’image et inséparablement de la joueuse se donne à voir dans la polychronie d’un récit iconique comme encapsulé dans l’unicité d’un cliché photographique : un avant [bagarreur] ; un présent [expiateur] ; un à venir [batailleur]1. Éloïse la frondeuse fait front. Cette dynamique se retrouverait aisément dans notre iconothèque nationale de jeunes femmes guerrières – comme la fameuse Liberté guidant le peuple [1830] du peintre Eugène Delacroix (1798-1863) ou encore Le Génie de la Liberté [1836] du sculpteur François Rude (1784-1855). Éloïse porte d’ailleurs sur son corps les traces du combat, jusqu’au sang. L’héroïsation est à ce prix dans notre mythologie, comme chez Achille ou chez les baroudeurs modernes. Éloise n’est donc pas Pénélope. Elle n’attend pas le retour du guerrier, « sage comme une image » … Notre guerrière est belle et bien une guérillère, prête à reprendre le combat [collectif] : « Elles disent qu’elles ont appris à compter sur leurs propres forces. Elles disent qu’elles savent ce qu’ensemble elles signifient […]. Elles disent qu’elles partent de zéro. Elles disent que c’est un monde nouveau qui commence. », écrit Monique Wittig ( 2019 [1969] : 116).
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3Éloïse est une révoltée et l’art du photographe hisse cette révolte au statut d’une révolution symbolique2. Le féminisme de son engagement éloigne en effet cette rugbywoman – un oxymore sémantique et culturel pendant longtemps – de toute féminité traditionnelle à l’évidence, et a fortiori de toute féminitude. Éloïse apparait ici, ni dans un état de servitude volontaire ni dans une position de victime éplorée. « Je tempête, donc je suis ! » : toute son attitude le signifie, sans qu’on sache quel ensauvagement viendrait attenter à l’attention à soi de la jeune sportive [Lady Coiffure et son chignon, sa fine musculature, le tracé des cils, la protection de l’oreille, etc.]. Elle contrevient – y compris par l’hexis populaire de ses bras croisés sur les jambes – au motif pictural de la femme assise sur un banc, motif urbain et bourgeois que la peinture impressionniste a particulièrement diffusé. Ici, le regard d’Éloïse est décroisé : elle regarde ses camarades de jeu et nous la regardons regarder plus que nous ne la regarderions uniquement ou prioritairement pour ses beaux yeux, pour ses belles jambes, pour son beau sourire, pour ses belles robes, etc.3 Elle échappe ainsi aux stéréotypes genrés qui condamnent l’être féminin comme être perçu, perçu par le regard évaluatif des unes et le regard possessif des uns4. Éloïse ne cherche ni à plaire [être sexy comme sur les calendriers des vedettes du sport professionnel] ni à déplaire [être volontairement vulgaire]. Ce n’est manifestement pas son genre, ni même son mauvais genre. Elle cherche à être au jeu, elle cherche à être dans le jeu et par le jeu sans doute aussi. Bref, elle cherche à être et semble envoyer tout imaginaire patriarcal au diable Vauvert5. C’est cette forme d’engendrement d’un processus nouveau d’en-genrement6 que nous voyons au travail ici sous nos yeux7. Cette photographie primée dans un très récent concours du journal L’Équipe entre ainsi dans l’iconothèque du féminisme sportif et du féminisme comme sport de combat8.
- 9 La première association française de rugby féminin (AFRF) a été créée le 4 mars 1970, laquelle sera (...)
4Dans son Dictionnaire amoureux du rugby, Daniel Herrero écrivait ces mots dans une notice consacrée au machisme : « la terre a tremblé, le ciel s’est fendu en deux ? Non, une femme a juste tenté de parler rugby » (2015 : 266). Pour cet ancien troisième ligne centre associé aux barricades de 1968 et habitué au jeu rude, l’ironie de son propos rappelle que le rugby est encore, de nos jours, perçu comme un « lieu de formation à la masculinité », pour reprendre la formule de l’ethnologue, Anne Saouter (2000 : 4). Laquelle virilité a été notamment chantée par les récits épiques de Robert Barran, rugbyman réputé devenu journaliste (Libération, L’Humanité) comme « un sport d’hommes […] dignes de ce nom » (1971 : 9-14). Au cours de son immersion dans le monde professionnel, Anne Saouter s’est d’ailleurs entendue confier par un joueur qu’elle interrogeait : « On ne peut pas parler de rugby avec les femmes ». Alors même qu’elles bataillent en ordre sur les terrains du monde entier depuis plus de quarante ans (le premier match international féminin de rugby a opposé la France aux Pays-Bas, le 3 juin 1982), que le nombre de licenciées augmentent considérablement et qu’il est reconnu comme sport de haut niveau en 20009.
5À l’aune de ces données et malgré la ténacité des stéréotypes qui « font tenir le monde », il n’est pas certain que cet argument puisse être encore tenu de façon aussi péremptoire, d’autant que les équipes sont performantes et que le capital de visibilité a été assuré par le média télévisuel. TF1 a retransmis 14 matchs de la Coupe du monde 2022. Pour ne citer que deux exemples éloquents, le Crunch entre la France et l’Angleterre du 15 octobre a rassemblé 800 000 téléspectateurs·trices soit 18,5 % du public, 19,5 % des 25-49 ans et 15,5 % des femmes de moins de 50 ans, alors que le quart de finale victorieux contre l’Italie a attiré 310 000 téléspectateurs·trices.
6C’est un parcours de légitimation de la discipline semé d’embûches que rapporte Jean-Jacques Sarthou dans sa thèse soutenue en 2010 à l’université de Bordeaux 2. Il y rappelle qu’en France notamment, la pratique du rugby fut très fortement contre-indiquée aux femmes jusque dans les années 1970 et que la Fédération française de rugby interdisait aux arbitres de diriger des matchs féminins » (pp. 95-99). En passant des tribunes au terrain, les sportives, tel que l’exprime Elise Huffer, ancienne internationale américaine, « [ont entraîné] en quelque sorte une démystification du rugby » et la perception de leur personne comme de leur pratique en fut changée de façon radicale.
7C’est ce qu’exprime d’une certaine manière la photographie signée par Antonin Utz10. Ce portrait d’Éloïse, ailière prometteuse qui défend les couleurs de l’USAP11, condense ce que le galeriste d’art, Jean Fremon désigne comme la dépendance capricieuse que le modèle entretient avec le photographe, lequel se revendique davantage comme un photojournaliste confronté ici à « l’humeur du sujet, sa patience, son impatience, son ennui, sa vie intérieure, sa vacuité intérieure » (2020 : 8). Il poursuit ainsi la tradition d’autres grands photographes de la discipline comme le regretté Michel Birot12, apôtre du noir et blanc et de l’argentique, et surtout fondateur en 1998 du luxueux magazine Attitude Rugby et pour qui ce sport en particulier « se prête magnifiquement à la photographie, plus que les autres car ce sont quinze individus avec des tailles, des corpulences, et des têtes différentes ». Disparu en 2012, l’évolution actuelle des corps et de l’esprit des joueurs aurait probablement modifié son cadrage et l’aurait amené à tenir un autre discours.
8C’est tout cela à la fois qui est donné à voir et qui apparait de façon phénoménale à la surface de l’image. Tout est photographié d’un seul regard, sans aucune entrave et catégorie. À l’exemple de ce qu’écrit l’essayiste et théoricien de l’art, Jean-Philippe Domecq, à propos des images de courses automobiles de Bernard Asset, la force de cette photographie « tient à ce qu’elle n’interpose rien, pas même l’air [entre l’observateur et le sujet], tant l’image est nette » (1994 : 65). Notre regard se pose donc sans ambiguïté sur une sportive au sens plein du terme, sur une championne qui livre « [...] un combat contre soi, la douleur, l’échec, la blessure, le découragement, le doute » (Queval, 2004 : 207). Tout fait signe en ce sens, le corps, la posture, les contusions et les dommages. Une joueuse dont on ne peut ignorer la féminité et qui se reconnait comme telle. Un corps de femme ne se sera plus jamais un handicap ou une entrave à l’exercice du rugby, d’un beau jeu à la fois inspiré et spontané, soyeux et agressif, physique et cérébral. C’est un rapport à l’humain, en tant qu’espèce et à la « désexualisation des corps » (Saouter, 2000).
- 13 « Faire les bordures est une manière péjorative de désigner ceux qui trainent en périphérie, des pl (...)
9Décrite par son entourage comme rapide, agile, réactive et déterminée, elle s’est laissée enfermer dans une sorte de cage (on aperçoit sur la droite, à l’arrière-plan un grillage de clôture). Cette guérite, initialement destinée aux remplaçant·e·s, contient toute sa frustration d’autant que nous saisissons bien qu’elle a laissé une part d’elle-même sur le terrain. Bien qu’assise sur un banc, elle n’a pas fait les bordures qu’on réserve à ceux qui, loin des combats, sortent immaculés d’un match13. Comment seulement est-il possible de ne pas en porter les traces ? Mise au ban, elle ne semble pas encore avoir quitté l’aire de jeu bien qu’elle soit frappée d’interdiction. Elle continue à « jouer des yeux » et à faire « vivre le jeu », coûte que coûte parce qu’en rugby, il y a toujours les autres à qui il faut accorder une attention bienveillante. « Le personnage représenté de profil est un personnage qui fait quelque chose, qui va quelque part, qui est animé d’un dessein », écrit le galeriste et collectionneur Jean Frémon (2020 : 61). Nous pouvons dès lors nous interroger tant sur la nature que sur l’objet même de son regard : ni volonté de plaire ou de paraître comme nous l’avons démontré en amont, ni signe d’égarement, mais au contraire de l’insatisfaction et de la frustration de ne plus en être, d’en être exclue. Rappelons si besoin était, les trois combinaisons suggérées par Roland Barthes : « en termes d’information (le regard renseigne), en termes de relation (les regards s’échangent), en termes de possession (par le regard, je touche, j’atteins, je saisis, je suis saisi) ; trois fonctions : optique, linguistique, haptique. Mais toujours le regard cherche : quelque chose, quelqu’un. C’est un signe inquiet [...] sa force le déborde » (1982 : 279). Elle est donc moins inquiète pour elle-même que pour celles qu’elle a laissées au champ, la guérillère.
10Le terrain c’est la vie dont Éloïse rêve, elle s’y donne corps et biens jusqu’à la limite, comme dans un vers du poème de Robert Desnos, Rrose Sélavy : « Croyez-vous que Rrose Sélavy connaisse ces jeux de fous qui mettent le feu aux joues ? » 1930)14. L’époque de la Barrette (forme de rugby sans contact des années 1920 défendu par la doctoresse Marie Houdré, pionnière du mouvement sportif féminin15) est donc bien révolue si l’on en juge des stigmates que porte Éloïse – autant de traces d’affrontements physiques dont son corps va garder la mémoire. Le rugby, quel que soit le niveau auquel il est pratiqué, est assimilé à un art de vivre « avec contact direct avec l’adversaire » (Queval, 2004 : 195) – une attitude, donc – où il est aussi essentiel de verser son premier sang que de porter fièrement sur sa chair et son visage – la boue séchée est cosmétique – les stigmates des batailles.
11En appréciant esthétiquement cette photographie, nous ne faisons qu’exprimer un jugement de valeur, et nous risquons l’erreur d’argument intentionnel (« Intentionnal Fallacy ») comme le répond Ernst Gombrich à Didier Eribon (2010 : 93). Et il ajoute dans la continuité de son propos : « Je pense qu’on doit opérer une distinction très importante entre ce dont nous sommes sûrs et ce que nous sommes fondés à croire ou ce sur quoi nous pouvons émettre une hypothèse ». Cette approche nous ouvre un récit possible, nuancé ou non. « Un portrait est une brouille » disait Matisse. C’est bien cette tension qui s’en dégage et qui rend cette « image convaincante » au sens psychologique que lui attribue le même Ernst Gombrich (1996) et qu’il rapproche du principe du témoin oculaire (« eye-witness principle ») qui paradoxalement introduit l’illusion dans l’image. Malgré le fait que le photographe, en tant que présence physique, cède sa place à l’observateur de l’image (locus) qui voit selon la perspective que lui est suggéré par l’axe de lecture, le portrait est érigé́ en un champ clos de forces à l’intérieur duquel quatre imaginaires s’y croisent et s’y affrontent. Devant l’objectif, écrivait Roland Barthes, « je suis à la fois : celui que je me crois, celui que je voudrais qu’on me croie, celui que le photographe me croit, et celui dont il se sert pour exhiber son art » (1980 : 29). Il s’agit d’une vision en ligne droite mais qui sort de l’ordinaire tout en étant parfaitement inscrite dans la tradition du genre image de sport, apparu dès l’origine des recherches sur la reproduction des mouvements et des traces révélées sur fond noir suite aux expérimentations chronophotographiques des pionniers du genre, tels Étienne-Jules Marey et Georges Demenÿ, entre 1882 et 1894. À la croisée de l’esthétique et des technologies, une photographie contient bien en elle toute l’histoire des images.
12L’insolite est de saisir une sportive au repos forcé entre charges offensives. A-t-on jamais vu une rugbywoman assise sur un banc métallique piqué de rouille comme sa chevelure en feu vaguement disciplinée, casque de combat au sol et chaussures boueuses ? Il manque le ballon, référent essentiel et indiscutable du jeu. C’est possiblement vers lui que se dirige son regard porté vers l’hors-champ de l’image. Comme la Femme assise sur la place peinte par Picasso en 1937, la sportive est ici habitée par « une humeur sombre » et une mélancolie colérique. Elle s’est déterritorialisée et a poussé à l’universalité du rugby féminin en le sortant des idées reçues, à l’exemple de ce que Christian Montaignac a tenté de démontrer dans l’éditorial du premier numéro d’Attitude Rugby : « qu’on soit rugby de sang, de sol ou d’adoption, ce n’est pas une obsession » (1998). Celle-là même que pouvaient ressentir les pilotes de Formule 1 lors de l’intersaison et qu’ils commençaient à avoir « faim de piloter, de courir, de foncer, foncer à nouveau – une fringale de vitesse » (Domecq, 1994 : 9). Cette sportive dont la photographie nous montre ici à sa façon sa faim d’existence manifeste que la réappropriation du corps féminin n’est plus dès lors une simple image à portée anecdotique. C’est beau comme la rencontre non fortuite sur un banc de rugby d’un geste artistique et d’un acte de totale indépendance.