- 1 Les icônes sportives sont des individus considérés comme exceptionnels en raison de leurs exploits (...)
- 2 Sur 22 matchs contre Serena Williams, Maria Sharapova n’en a remporté que deux.
1Au début des années 2000, le tennis était une des rares disciplines permettant aux sportives d’attirer l’attention des médias, des sponsors et d’accéder au statut de star (Smart, 2005). Dans ce contexte, deux vedettes internationales du tennis qui sont devenues deux icônes1 de leur discipline ont bénéficié d’une exposition médiatique particulière dans les années 2010 : Maria Sharapova et Serena Williams. En 2020, un article publié dans le magazine L’Équipe intitulé « Un fauteuil pour deux stars » revenait sur la guerre médiatique opposant l’Américaine Serena Williams à la Russe Maria Sharapova qui avait marqué « le début du siècle » et soulignait que celui-ci ne se jouait pas uniquement sur les résultats sportifs2, mais également sur leurs personas, leurs performances de genre, leurs origines ethnoraciales et leurs classes sociales dissemblables :
- 3 Magazine L’Équipe, 25 décembre, 2020.
La rivalité entre Sharapova et Williams paraît avoir été la plus intense de tout le tennis féminin, c’est parce que leurs personnalités charismatiques, leurs physiques extraordinaires au premier sens du mot […] Tout les séparait. La beauté sombre et brûlante de Serena Williams contre l’élégance glacée et diaphane de Sharapova. La jeunesse dans les ghettos de Los Angeles de Serena Williams, contre l’enfance sibérienne de « Masha »3.
- 4 Afin de rétablir une hiérarchisation selon laquelle les hommes seraient plus performants que les fe (...)
- 5 Ibid.
2Cet article revenait aussi sur les points de convergence entre ces deux stars du sport qui ont mené une carrière de businesswomen en parallèle de leurs carrières sportives et qui ont toutes les deux atteint le statut de sportive « la mieux payée au monde » au sein d’une discipline qui offre un prize money équivalent entre les hommes et les femmes depuis la fin des années 20004 : « ces deux icônes pareillement femmes de mode, de business ou d’influence, ex-numéros une mondiales, athlètes les mieux payées de l’histoire du sport.5 »
- 6 En 2005, les deux sportives détenaient au moins un titre du Grand Chelem et avaient atteint le stat (...)
3Afin d’analyser l’évolution des représentations de ces tenniswomen durant la période de dix années qui les opposait médiatiquement, nous effectuerons une analyse socio-sémiotique des représentations genrées qui circulaient au sujet de Maria Sharapova et Serena Williams, de 2005 à 20156 de manière diachronique à partir d’un corpus de retransmissions de compétitions sportives de Roland-Garros et des Jeux olympiques diffusées en France. Nous verrons, dans un premier temps, que les performances sportives de Maria Sharapova et Serena Williams étaient dévaluées en raison de leur performance genre : sur-conforme pour la première et transgressive pour la seconde, par rapport aux normes de « féminité » hétéronormatives occidentales et aux attentes des sponsors (2005-2008). Puis, nous examinerons la manière dont les représentations télévisuelles de ces deux sportives ont évolué en faveur d’une reconnaissance de leurs performances sportives (2009-2012). Enfin, nous nous intéresserons à la façon dont ces deux athlètes ont été présentées à partir de 2013 comme étant les deux plus grandes stars de leur discipline (2013-2015).
- 7 Site du CSA, Les 4 saisons du sport féminin, http://www.csa.fr/Television/Autres-thematiques/Sport- (...)
- 8 Certaines tenniswomen ont lutté pour faire évoluer les représentations hétéronormatives au sein du (...)
4Les sportives font l’objet d’une sous-médiatisation de leurs compétitions à la télévision, de représentations stéréotypées et peinent à atteindre le statut de star (Smart 2005). En 2016, le spectacle sportif des femmes ne représentait que 16 % à 20 % des retransmissions du sport à la télévision française7. Les recherches antérieures sur la médiatisation du sport des femmes ont montré que les journalistes sportifs avaient tendance à trivialiser et à infantiliser les sportives de haut niveau, à sexualiser celles dont le physique correspond aux normes de « féminité » hétéronormatives occidentales et à stigmatiser celles qui s’en éloignent, ainsi qu’à passer sous silence la sexualité des sportives lesbiennes lors de compétitions (Lapeyroux, 2021)8, ce qui a pour conséquence de maintenir les représentations stéréotypées à l’échelle nationale et globale (Messner, 2007 ; Montañola, 2011). Dès les années 1920, la tenniswoman Suzanne Lenglen a joui d’une reconnaissance médiatique exceptionnelle et a donné des gages de féminité aux médias et aux sponsors à travers ses tenues, son maquillage, ses poses afin d’éviter un procès de virilisation (Castan-Vicente, 2016).
- 9 Voir les classements Forbes.
5Le tennis dit « féminin » fut pendant de nombreuses années une des rares disciplines qui attirait l’attention des médias, des sponsors et qui offrait aux sportives la possibilité d’accéder à la célébrité (Smart, 2005). Dans les années 2010, deux tenniswomen – Maria Sharapova et Serena Williams – ont réussi à atteindre le statut de star et à être connues à l’échelle globale. Maria Sharapova est une tenniswoman russe qui a été numéro une mondiale à l’âge de 18 ans en 2005. Elle a remporté durant sa carrière 5 titres du Grand Chelem et une médaille d’argent aux Jeux olympiques. Grâce à ses performances sportives et à son physique longiligne, elle a su attirer l’intérêt des médias et des sponsors et a également mené une carrière de businesswoman en parallèle de sa carrière sportive. Cette dernière a été la sportive la mieux payée au monde de 2005 à 2015, notamment grâce à ses gains publicitaires9. Sa consœur Serena Williams est une tenniswoman afro-américaine ayant remporté 23 titres du Grand Chelem et une médaille d’or aux Jeux olympiques, ce qui lui vaut d’être désormais considérée comme une des plus grandes tenniswomen de l’histoire de la discipline. En parallèle, de sa carrière, elle a mené une véritable carrière de businesswoman et en raison de ses engagements est devenue « une icône féministe et antiraciste » (Gay, 2022). En outre, elle a été la sportive la mieux payée au monde de 2016 à 2018 à une période où Maria Sharapova était suspendue pour dopage.
6Les sportives de haut niveau n’attirent que très faiblement les sponsors (Desbordes, 2015), et historiquement certaines tenniswomen jugées « sexy » qui correspondent aux normes de désirabilité hétéronormatives occidentales ont réussi à tirer leur épingle du jeu en jouant sur le registre de la séduction (Lapeyroux, 2017). Dès ses débuts, le tennis a été associé à une pratique de femmes blanches issues des classes moyennes (Douglas, 2012) qui avaient l’injonction de se conformer à une présentation de soi (Goffman, 1973) conforme aux normes de « féminité » en portant une jupe longue durant les compétitions. Les tenues cachaient entièrement leurs corps selon les normes de décence de l’époque, limitant considérablement leurs mouvements : port du corset, de la jupe longue, de la chemise ou corsage à manches longues et cheveux ramassés sous le chapeau (Louveau, 2006). Pour ces femmes, le sport faisait office de pratique de distinction et devait donc rester un loisir rare et élitiste à une époque où les mœurs confinaient principalement les femmes à leurs obligations d’intérieur. C’est avec cet héritage que s’est construit le tennis pratiqué par les femmes. En outre, le physique de Maria Sharapova correspond à cette norme de beauté historiquement promue dans le tennis : elle est blanche, blonde et longiligne. A contrario, Serena Williams, qui est une femme noire, issue d’un milieu populaire, affichant des muscles prononcés, ne se conforme pas aux normes corporelles de la discipline (Messner, 2002). Cette sportive est arrivée dans le monde du tennis dans l’indifférence, la moquerie et l’hostilité avant de réussir grâce à ses performances sportives à susciter l’intérêt des médias et des sponsors (Smart, 2005).
- 10 Le tournoi de Roland-Garros est un des quatre tournois du Grand Chelem, qui a lieu chaque année, ta (...)
7Les retransmissions de compétitions sportives seront envisagées ici en tant qu’objets sémiotiques constitués d’images et de sons qui font signe aux téléspectateur·trices (Esquenazi, 2003), comme des « interfaces signifiantes » situées à l’articulation de l’espace de production et de l’espace de réception (Lochard, Soulages, 1998). Sans dénier les avantages qu’aurait pu procurer une analyse quantitative des signes filmés et discursifs circulant parmi les retransmissions de compétitions, nous réaliserons une analyse qualitative de celles-ci (Lochard, 1998 ; Macé, 2006), à partir des outils méthodologiques offerts par la socio-sémiotique. La sémiotique du genre se donne pour objectif de cerner les éléments systémiques du genre qui se manifestent dans un dispositif de communication particulier (Julliard, 2013), dans notre cas celui des retransmissions de compétitions sportives. Nous analyserons les représentations genrées qui étaient véhiculées au sujet de Serena Williams et Maria Sharapova de 2005 à 2015 à partir d’un corpus de retransmissions de compétitions sportives du tournoi de Roland-Garros et des Jeux olympiques10 qui sont des événements d’importances majeurs diffusés sur les chaînes publiques France 2 et France 3 qui ciblent le grand public, c’est-à-dire un public qui est plutôt familial et qui ne suit pas toujours le tennis hors de ces événements sportifs majeurs.
- 11 Les phases finales des compétitions commencent à partir des quarts de finale jusqu’à la finale.
- 12 Nous avons consulté les retransmissions de compétitions à l’Inathèque qui est le service de consult (...)
- 13 22 matchs ont été diffusés entre 13h et 15h et 2 après 17h30.
- 14 Dans notre analyse, nous ne pourrons pas toujours distinguer si les consultant·e·s des journalistes (...)
- 15 Le concept de performance de genre désigne les procédés impliquant le corps, la gestuelle, les mots (...)
8Nous avons sélectionné l’ensemble des matchs auxquels ces deux tenniswomen ont participé à partir des phases finales11, ce qui nous a permis de dégager un corpus de 24 retransmissions de compétitions12 majoritairement diffusées sur le créneau de l’après-midi13. Les représentations seront étudiées de manière diachronique afin de saisir les moments de ruptures et les discontinuités (Foucault, 1969). Les retransmissions de compétitions sportives seront saisies en tant que dispositif médiatique au sein duquel nous analyserons particulièrement les discours des journalistes sportifs et des consultant·es14 qui sont d’anciens athlètes de la discipline, ainsi que les images filmées qui participent à la construction de la retransmission sportive (Lochard, 2010). Dans une perspective féministe queer, le concept de performance de genre15 de Judith Butler sera utilisé afin de saisir les stéréotypes ou les innovations en matière de normes de genre produites ou reproduites par Serena Williams et Maria Sharapova ainsi que les discours des commentateur·trices au sujet de ces performances de genre (Butler, 2005).
9Si Serena Williams a été pour la première fois numéro une mondiale en 2003, celle-ci a été battue en finale de Wimbledon par Maria Sharapova en 2004 qui remportait son premier Grand Chelem à cette époque. En 2005, Maria Sharapova s’est hissée au rang de numéro 1 mondiale, devenant également cette même année la sportive la mieux payée au monde en raison des gains de sponsoring qu’elle a générés. Cependant les discours et les images filmées lors des retransmissions de compétitions ont sexualisé l’athlète et ont dévalué ses performances sportives durant cette période. Dans une discipline sportive dans laquelle les femmes ont l’injonction de performer le genre « féminin » – le port de la jupe n’étant pas juridiquement obligatoire, mais de rigueur (Breteau, 2018) – certaines tenniswomen comme Maria Sharapova ont joué sur le registre de la séduction afin d’attirer les sponsors (Creedon, 1998). La double performance, de genre et sportive, de l’athlète russe qui menait en parallèle de sa carrière dans le tennis une carrière de mannequin publicitaire a été mentionnée par le journaliste sportif : « On a la chance d’avoir de très jolies joueuses, de très jolies championnes qui ne sont pas que mannequin ou qui font de la pub, elles sont de grandes championnes. » Propos qui seront appuyés par le consultant : « On est gâté, c’est peut-être les deux plus jolies jeunes filles du circuit féminin et d’ailleurs, on les a déjà vues dans des magazines de mode poser pour leurs sponsors ou une ligne de vêtements ou d’accessoires » (FR2, FR3, RG, DF : Ivanovic/Sharapova, 07/06/2007).
10En performant le genre « féminin » sur le registre de la séduction de manière sur-conforme par rapport aux normes de désirabilité hétéronormatives, Maria Sharapova a été valorisée pour son physique et sa carrière de mannequin (Hughes et Coakley, 1991). En parallèle, les signes filmés ont également sexualisé de façon récurrente Maria Sharapova, en introduisant des ralentis et en réalisant des gros plans sur des parties suggestives de son corps (ses jambes, son entre-jambe, son décolleté, son visage, etc.). L’action sportive a été interrompue à plusieurs reprises au sein des retransmissions au profit d’un moment de contemplation érotique sans lien direct avec la compétition. Si Maria Sharapova a été dépeinte en tant que tenniswoman « agressive », qui « montre toujours une détermination sans failles », « une sacrée joueuse » (FR3, RG, QF : Henin/Sharapova, 31/05/2005), « numéro 2 mondiale » (FR2 et FR3, RG, DF : Ivanovic/Sharapova, 07/06/2007), sa morphologie « de mannequin » avec de longue de jambes a été décrite comme étant désavantageuse pour réaliser des performances physiques sur le court de tennis à une période où la sportive déclarait éprouver des difficultés sur des surfaces en terre battue telle que celle de Roland-Garros (Vignal, 2021). Le journaliste a dépeint la sportive comme étant « Prise de vitesse, elle déteste ça Maria Sharapova, obligé de s’organiser très vite avec ses grandes jambes, c’est beaucoup plus compliqué ». Propos qui seront appuyés par le consultant : « Deux fois plus grande, deux fois plus de fautes […] a du mal à aller vite vers l’avant Sharapova […] a du mal à glisser sur terre battue, mal à jouer des balles arrondies, bombées » (FR3, RG, QF : Henin/Sharapova, 31/05/2005). Suite à ces commentaires, un plan général sur une caricature de la tenniswoman a été réalisé sur laquelle Maria Sharapova était dessinée avec ses longues jambes « de mannequin » et avec une taille surdimensionnée par rapport à sa rivale Justine Hénin pour renforcer l’image (FR3, RG, QF : Henin/Sharapova, 31/05/2005). En parallèle, en raison de sa notoriété mondiale exceptionnelle pour une sportive de haut niveau – « très aimée, très demandée par les annonceurs, quelqu’un qui notamment en Asie à une cote phénoménale » – et des gains pécuniaires qu’elle a générés, Maria Sharapova aurait adopté selon les commentateurs sportifs un comportement de « diva » et serait « peu fréquentable » (FR2, RG, DF : Ivanovic/Sharapova, 07/06/2007). L’assemblage sémiotique (texte et image) qui circulait au sein des retransmissions de compétitions a participé à véhiculer l’idée que ce sont les sportives dont la performance de genre correspond aux normes de désirabilité hétéronormatives occidentales qui peuvent, à l’instar de leurs homologues « masculins », devenir des célébrités du show-business, et cela a conforté le mythe selon lequel les femmes seraient ternies par l’argent (Creedon, 1998). Cette représentation a produit en parallèle une figure de l’altérité en la personne de Serena Williams qui est une athlète noire, musclée, issue d’un milieu populaire, qui ne se conforme pas au standard de la femme blanche issue des classes moyennes jouant au tennis (Smart, 2005).
11En raison de sa différence, Serena Williams a été marquée (Brekhus, 2005) par des commentaires sportifs qui ont véhiculé des normes identitaires et comportementales sur la base de critères ethnoraciaux et de genre (Dalibert, 2014) reposant sur un ensemble de signes construits et naturalisés. Si en 2005 Serena Williams avait déjà remporté six tournois du Grand Chelem, les performances de l’athlète n’ont pas été mises en avant lors des retransmissions de compétitions. À cette époque, la presse insistait sur les apparitions de la tenniswoman dans le monde du show-business (télévision, défilés de mode) et sur la blessure chronique au genou de l’athlète qui l’a conduite à déclarer forfait lors de plusieurs rencontres et à prendre quelques kilos (Eurosport, 2004). Lorsque Serena Williams est revenue au tennis en 2007 au plus haut niveau avec un corps affuté, le manque de finesse de sa silhouette a néanmoins été pointé au sein des signes discursifs par le journaliste sportif tandis que la caméra a effectué un plan moyen sur la carrure musclée de la sportive de dos :
« Elle est devenue très impressionnante sur le plan athlétique, elle qu’on a énormément moquée quand elle est revenue sur le circuit pour ses kilos superflus, ça ne sera jamais une joueuse gracile Serena, mais quelle athlète là » (FR2, RG, QF : Williams/Henin, 05/06/2007).
12Par ailleurs, les discours au sujet de Serena Williams et de sa sœur Venus dans les médias mettaient en avant la force physique des deux sportives pour expliquer leurs victoires au détriment de l’aspect technique et de la stratégie renforçant certains stéréotypes au sujet des athlètes noir·es (Spencer, 2004). Les discours des journalistes et des consultants allaient également dans ce sens :
« Elle en impose par sa puissance et son physique, mais peut aussi s’emmêler les pattes », « On voit des lacunes techniques » « Elle met beaucoup de force Serena dans sa volonté de chercher les points, de breaker, mais a quelques lacunes sur son coup », « On voit des lacunes techniques », « Moins de facilité dans ce domaine » (FR2, RG, QF : Williams/Henin, 05/06/2007).
13De plus, les signes filmés et discursifs ont associé Serena Williams au stéréotype de l’athlète noir·e difficile à gérer et orgueilleux·euse :
« Dois montrer plus de patience et de concentration », « Elle a tendance à rouler des mécaniques […] à être pleine de cette assurance typiquement Williams » (FR2, RG, QF : Williams/Henin, 05/06/2007).
14Des plans larges de la sportive jetant sa raquette au sol ont été filmés suivis de gros plans sur le visage énervé de la sportive afin de montrer sa frustration. Plutôt que de les montrer investi·e·s dans leur rôle d’athlète de haut niveau représentant la nation, les athlètes noir·e·s sont souvent décrit·e·s dans les médias comme des personnes arrogantes, instables, et égocentré·e·s (David et Harris, 1998) et qui solliciteraient des compétences physiques plutôt que techniques dans leur pratique sportive (Forté, 2019).
- 16 Un jour à Roland était une émission de format court (5 minutes) durant laquelle des tenniswomen et (...)
15En parallèle, sur des images filmées extraites de l’émission « Un jour à Roland »16 – qui ont été insérées au sein d’une retransmission de compétition sportive – sur lesquelles un plan large de l’athlète en jogging et sweat à capuche a été réalisé alors que celle-ci dansait le twerk sur une musique hip-hop. Sur ces images, Serena Williams a été qualifiée de « culotée » par le journaliste sportif en voix off (FR2, RG, QF : Williams/Henin, 05/06/2007). Le twerk est une danse qui consiste à réaliser des mouvements de hanches en s’accroupissant. Cette danse est née au début des années 1990 à La Nouvelle-Orléans, dans la scène musicale hip-hop afro-américaine et offre aux femmes noires un espace pour exprimer leur sensualité et leur « féminité » (Halliday, 2020). Or, le twerking a plus été associé à divers mouvements corporels afro-américains, caribéens et ouest-africains, plutôt qu’à une danse (Gaunt, 2015). En introduisant dans le monde du tennis des références culturelles afro-américaines et populaires au sein du monde blanc du tennis, Serena Williams a été sanctionnée par les journalistes sportifs pour sa transgression (Douglas, 2012). De plus, selon un journaliste Serena Williams a eu mauvaise presse auprès du public français et s’est fait huer pour avoir contesté des décisions d’arbitrages : « elle a été prise en grippe un bon moment, Serena était sortie sous les sifflets en pleurs et bouleversée en conférence de presse » (FR2, RG, QF : Williams/Henin, 05/06/2007). En se faisant une place dans le monde du tennis professionnel, Serena Williams a contesté le statu quo des femmes noires, tout en intégrant des références culturelles populaires afro-américaines. En introduisant de nouvelles représentations, elle a pris le risque d’être ostracisée et ridiculisée (Hooks, 1992) et a été attaquée sur son physique et son comportement.
16Finalement, entre 2005 et 2008, Serena Williams et Maria Sharapova, ont subi un manque de reconnaissance fondé sur des stéréotypes de genre, de classe et ethnoraciaux. À partir de 2009, les représentations de ces deux sportives ont évolué en faveur d’une valorisation de leurs performances sportives à une époque où le sport des femmes a commencé à bénéficier d’une reconnaissance en France : c’est à cette période que les plans de féminisation se sont développés au sein des fédérations sportives de manière plus conséquente, tandis que certains clubs ont investi pour développer le sport des femmes, et que les sportives françaises ont réalisé des exploits inédits jusqu’alors (Lapeyroux, 2021).
- 17 Sur la période étudiée 2005 à 2015 tous les journalistes étaient des hommes.
17Entre 2009 et 2012, les représentations télévisuelles des tenniswomen se sont moins centrées sur la performance de genre de ces deux athlètes au profit d’un discours plus axé sur leurs performances sportives. À partir de 2009, les consultantes sportives étaient plus nombreuses à commenter les retransmissions dans toutes les disciplines sportives y compris le tennis. De plus, les commentaires des journalistes qui étaient tous des hommes17 ont évolué en faveur d’une reconnaissance progressive des performances sportives des femmes athlètes de haut niveau (Lapeyroux, 2021). La tenniswoman afro-américaine Serena Williams, qui en 2009 avait remporté 9 tournois du Grand Chelem et qui était jusqu’alors ostracisée a été décrite en tant que sportive pouvant accéder au statut de numéro une mondiale – grâce à ses qualités mentales et sportives par les consultant·e·s sportives :
« Quand on voit un jeu comme ça, c’est la véritable numéro 1 », « C’est pour moi la meilleure de ces années 2000, Serena Williams » (FR2, RG, QF : Williams/Kuznetsova, 03/06/2009), « Une force de caractère hallucinante », « Sait gérer les moments importants, les points importants […] on n’a pas 12 tournois du Grand Chelem comme ça par hasard » (FR3, RG, QF : Williams/Stosur, 02/06/2010), « Quand elle veut c’est la meilleure, et là elle veut, elle veut absolument ce titre olympique » (FR2, JO, F, Williams/Sharapova, 04/08/2012).
18Pour être reconnu·e dans le sport, produire des performances sportives ne suffit pas, les athlètes doivent également bénéficier d’une bonne image auprès du public (Mignon, 2007). Si auparavant, Serena Williams était dépeinte en tant que sportive peu appréciée par le public français, à partir de 2010, le dispositif médiatique a présenté cette athlète comme étant très « applaudie » par les spectateur·trices durant les compétitions : « ce qui ne lui était pas arrivé à Roland-Garros par le passé, elle qui était plutôt la méchante » (FR3, RG, QF : Williams/Stosur, 02/06/2010). Cependant, Serena Williams était toujours l’objet de remarques fondées sur des stéréotypes ethnoraciaux concernant les athlètes noir·e·s, qui seraient instables, et peu investi·e·s dans leur rôle de représentant·e·s de la nation par les consultant·e·s :
« On sait pas si elle est vraiment concernée, par moments elle a même un air désabusé […] On a l’impression qu’elle ne fait pas tout » (FR2, RG, QF : Williams/Kuznestova, 03/06/2009). « On ne se sait jamais ce que Serena est capable de produire » (FR3, RG, QF : Williams/Stosur, 02/06/2010).
19Ces descriptions dévalorisantes à l’égard de Serena Williams dressaient des obstacles à une pleine égalité dans la compétition avec Maria Sharapova, pour accéder au statut d’icône de la discipline. En parallèle, le préjudice subi par Maria Sharapova qui était détentrice de trois tournois du Grand Chelem à cette période et qui avait été dévaluée, sexualisée, objectifiée et qualifiée de « diva », a été reconnu et mentionné au sein des signes discursifs par le journaliste sportif : « Avec ses longues jambes et ses appuis incertains, elle était presque moquée par ses observateurs pour son incapacité à glisser, à se déplacer. » De même par le consultant : « Parce qu’on parle toujours de ses tenues, de son allure, mais c’est une combattante […], elle est redevenue numéro une mondiale », « Elle n’est pas que cette diva people, c’est d’abord quelqu’un qui a un orgueil de championne monstrueux » (FR2, RG. QF : Petkovic /Sharapova, 01/06/2011). Maria Sharapova a également été dépeinte par une consultante en tant que grande championne capable de faire preuve d’humilité et de combativité :
« Elle est dans son tunnel, et c’est une grande qualité, elle a une humilité parce que même quand elle est dans la difficulté, elle se remet en question, elle accepte de jouer mal, et combat encore plus. Donc, pour moi, c’est vraiment une grande championne » (FR2, RG, QF : Sharapova/Kanepi, 05/06/2012).
20Les discours concernant Maria Sharapova ont évolué en faveur d’une reconnaissance de ses aptitudes d’athlète de haut niveau. Les qualités techniques dont Maria Sharapova aurait fait preuve sur terre battue et sur gazon durant les compétitions étaient désormais soulignées par les consultant·e·s :
« C’est quasi parfait sur le plan technique », « Elle est étonnante de précision » (FR2, RG, QF : Petkovic/Sharapova, 01/06/2011), « C’est magnifique ce qu’elle fait, regardez cette glissade sur la jambe gauche » (FR2, RG, F : M. Sharapova/ S. Errani, 09/06/2012), « Un jeu long pour Sharapova qui se baisse à merveille vous savez que l’une des clés sur gazon c’est de jouer très accroupi, très sur les cuisses » (FR2, JO, F, Williams/Sharapova, 04/08/2012).
21Lorsque Maria Sharapova a remporté le tournoi de Roland-Garros en 2012 pour la première fois de sa carrière – durant sa 10e participation – cette athlète a également été décrite en tant que tenniswoman capable d’accéder durablement au statut de numéro une de sa discipline par le journaliste sportif présent sur le plateau : « Elle va devenir numéro 1 mondiale et va s’installer à cette place », « Le tennis féminin a besoin d’une Sharapova à sa tête, d’une patronne » (FR2, RG, F : Sharapova/Errani, 09/06/2012).
22Maria Sharapova et Serena Williams qui étaient jusqu’alors méprisées et dévaluées, ont été érigées au rang de tenniswomen pouvant accéder au statut d’icône de leur discipline entre 2009 et 2012. Ces deux sportives étaient en lutte pour la reconnaissance. La reconnaissance vise à réparer la dislocation de soi en contestant l’image dégradante imposée par la culture dominante en introduisant de nouvelles représentations afin de gagner le respect et l’estime sociale (Fraser, 2011). À partir de 2013, ces deux sportives ont été élevées au rang de plus grandes stars du tennis des femmes.
- 18 En 2013, pour la première fois, Les 24 heures du sport féminin, ont été mis en place par le CSA pou (...)
23Dès 2013, année où le Conseil Supérieur de l’audiovisuel en France a commencé à prendre des mesures en faveur d’une meilleure médiatisation du sport des femmes18, les journalistes sportifs ont décrit les matchs de tennis opposant des femmes comme « des rencontres palpitantes », suscitant « des murmures d’admiration et d’étonnement » (FR2, RG, F : Sharapova/Halep, 07/06/2014) et ont été accompagnés de manière encore plus récurrente par des femmes consultantes sportives (Lapeyroux, 2021). Lors de la finale de Roland-Garros de 2013 qui opposait Serena Williams et Maria Sharapova, ces deux tenniswomen ont été édifiées au rang de plus grandes stars de leur discipline grâce à leurs résultats sportifs par la consultante sportive :
« C’est important pour le tennis d’avoir les deux plus grandes stars du tennis de la WTA en finale à Roland-Garros, non seulement ça va se jouer sur le plan tennistique et mental, mais aussi, c’est deux égos, deux stars énormes et donc c’est génial de voir ça, ce sont deux icônes du tennis » (FR2, RG, F : Williams/Sharapova, 08/06/2013).
24De plus, la popularité grandissante de Maria Sharapova et de Serena Williams auprès du public a été montrée par le dispositif médiatique, à la fois au niveau des signes filmés et discursifs. Lorsque Maria Sharapova est entrée sur le court de tennis lors de la demi-finale qui l’opposait à la Biélorusse Victoria Azarenka en 2013, les caméras montraient en plan large le public en train d’applaudir la tenniswoman. La popularité acquise par cette athlète a été décrite par le journaliste comme la conséquence de sa victoire – pour la première fois de sa carrière – au tournoi de Roland-Garros en 2012 : « elle a des supporteurs Sharapova en France ». Propos qui sera confirmé par la consultante : « Oui, c’est le cas depuis qu’elle a gagné l’année dernière » (FR2, RG, DF, Sharapova/Azarenka, 06/06/2013). Tandis que les spectateur·trices, présent·e·s dans le public ont été filmés en train d’effectuer une Ola pour saluer en 2013, la victoire de Serena Williams a été saisie par un plan d’ensemble montrant la moitié des gradins ainsi que la tenniswoman sur le court qui se trouvait au centre de l’image alors qu’elle était acclamée.
25Par ailleurs, si Serena Williams était critiquée jusqu’alors pour son manque d’engagement dans le tennis, et pour s’être adonnée à d’autres activités telles que le théâtre, la musique ou la mode (McKay et Johnson, 2008) ; à partir de 2011, elle a été décrite comme une sportive de haut niveau dont la détermination serait sans failles à la fois par les consultant·e·s – « Ce que Serena veut, Serena l’obtient », « C’est quelqu’un avec un tempérament extraordinaire qui ne lâche rien » (FR2, RG, F : Williams/Sharapova, 08/06/2013) – mais aussi par le journaliste sportif « Quand Serena décide, c’est elle qui a les clés », « Elle a été ultra dominatrice, conquérante » (FR2, RG, DF : Bacsinszky/Williams, 04/06/2015). Cette reconnaissance de l’engagement de Serena Williams dans sa carrière tennistique semble être possible, car cette athlète s’est en partie soumise aux normes de la discipline qui veulent qu’une tenniswoman professionnelle se concentre principalement sur sa carrière sportive comme l’a souligné la consultante sportive : « j’ai le sentiment que quand elle est sur le court, rien d’autre n’a de l’importance, elle est 100 % tennis en ce moment » (FR2, RG, QF : Williams/Kuznetsova, 04/06/2013). À partir de 2015, Serena Williams a été décrite en tant que tenniswoman dont les performances sportives auraient été au-dessus des autres à la fois par la consultante – « Elle a la main mise sur le tennis féminin depuis si longtemps » – et par le journaliste : « Elle a encore creusé l’écart avec les autres joueuses », « Elle est immense, elle plane au-dessus des autres joueuses de tennis » (FR2, RG, QF, Safarova/Williams, 06/06/2015). Cette représentation d’une athlète la plaçant au-dessus des autres a été particulièrement forte lors du tournoi de Roland-Garros 2015, lorsque Serena Williams a remporté la compétition bien qu’elle ait contracté une grippe et de la fièvre. À cette époque Serena Williams détenait 19 victoires en Grand Chelem et une médaille d’or aux JO. Néanmoins, si les performances sportives de Serena Williams ont été valorisées au sein des retransmissions de compétitions sportives, ce sont toujours ses capacités physiques qui ont été mises en avant au détriment de ses aptitudes techniques. Cela se retrouve tant dans les propos des journalistes de l’époque – « La seule à réussir à faire un revers à une main » (FR2, RG, DF : Williams/Errani, 06/06/2013), « Un style de démolisseuse » (FR2, RG, DF : Bacsinszky/Williams, 04/06/2015) – que des consultantes : « Service fort et rapide : une arme redoutable […] du jamais vu ça dans le tennis féminin » (FR2, RG, DF : Bacsinszky/Williams, 04/06/2015). En parallèle, les discours des journalistes et des consultant·e·s réhabilitaient toujours Maria Sharapova, laquelle a remporté son cinquième titre du Grand Chelem en 2014 à Roland-Garros, et mettaient en avant la combativité de cette athlète ainsi que ses qualités techniques :
« Parce qu’on parle toujours de ses tenues, de son allure, mais c’est une combattante, son plus grand talent, c’est sa combativité, c’est une guerrière », « Elle joue vraiment comme une grande championne […] C’est quasi parfait sur le plan technique » (FR2, RG, F : Sharapova/Errani, 09/06/2012), « Cette fille n’est pas cette grande blonde, soucieuse de son image […] c’est d’abord une sportive, une championne d’exception », (FR2, RG, F : Sharapova/Halep, 07/06/2014).
26Si les qualités tennistiques et le statut de championne de Maria Sharapova étaient désormais reconnus, Serena Williams quant à elle était désormais décrite comme la numéro une mondiale, capable de marquer l’histoire de sa discipline : les journalistes soulignent ainsi qu’elle « vise son 20e titre en Grand Chelem et surtout le record de Steffi Graf à 22 » (FR2, RG, QF : Williams/Errani, 03/06/2015), « Rentre encore plus dans l’histoire de son sport » (FR2, RG, F : Safarova/Williams, 06/06/2015) ; là où les consultant·e·s estiment qu’elle « A dominé le tennis ces dernières années », « Elle court après le fait d’être la plus grande de tous les temps » (FR2, RG, F : Williams/Sharapova, 08/06/2013). Maria Sharapova a été présentée comme « la sportive la mieux payée au monde » (FR2, RG, DF : Bouchard/Sharapova, 05/06/2014) par un journaliste, ce à quoi la consultante a rétorqué que ce n’était pas grâce aux gains publicitaires qu’elle a générés, mais aux entreprises qu’elle a créées en parallèle de sa carrière :
« Ce n’est pas en gain sportif qu’elle a gagné le plus d’argent dans sa carrière […] même si elle a gagné pas mal de Grands Chelems, il y a eu pas mal de publicité, et elle continue aussi dans les affaires avec ses bonbons, c’est une femme d’affaires avisée » (FR2, RG, DF : Bouchard/Sharapova, 05/06/2014).
27Les journalistes établissent les notoriétés qui ont une valeur marchande tant sur le marché de l’emploi sportif que sur celui du sponsoring : la vedette est associée à un prix (Femenias, 2014). Le regard des hommes hétérosexuels sur le corps des femmes dont le physique correspond aux normes de désirabilité occidentales ont longtemps été ce sur quoi se fondait le marché des sportives (Kane et al., 2013). Maria Sharapova en soignant « son image et son palmarès » (FR2, RG, DF : Bouchard/Sharapova, 05/06/2014) a su tirer profit de sa double performance : « la performance sportive qui assure l’accès à une première notoriété et la mise en scène de soi qui permet la gestion d’un capital de célébrité » (Mignon, 2007, p. 149). Si Serena Williams a eu beaucoup plus de succès dans sa carrière sportive que Maria Sharapova, les gains financiers de cette dernière ont longtemps été au-dessous de sa rivale (Desbordes, 2015).
28De 2005 à 2008, les performances physiques de Maria Sharapova et de Serena Williams ont été dévaluées par les journalistes et consultants sportifs en raison de leurs excès et de leurs transgressions. Serena Williams a été présentée comme étant trop musclée, trop orgueilleuse, trop peu concentrée sur sa carrière tennistique et Maria Sharapova trop conforme, trop sexy, trop dans les normes de « féminité » hétéronormatives occidentales pour être considérée comme une athlète valable. À partir de 2009, les représentations télévisuelles de Maria Sharapova et Serena Williams ont évolué en faveur d’une reconnaissance de leurs performances sportives, et ces deux tenniswomen ont été dépeintes comme pouvant atteindre le statut d’icône de leur discipline. Cependant, si les qualités techniques de Maria Sharapova ont été mentionnées, Serena Williams était toujours présentée en tant que sportive particulièrement forte physiquement conformément aux stéréotypes ethnoraciaux au sujet des athlètes noir·e·s dans le sport. Enfin, dès 2013, ces deux tenniswomen ont été érigées au rang de plus grandes stars du tennis des femmes. Cependant, Serena Williams a été dépeinte comme étant la meilleure tenniswoman au monde et Maria Sharapova en tant que sportive la mieux payée au monde. Malgré une persistance des stéréotypes de genre, ces évolutions montrent que les représentations médiatiques du sport des femmes évoluent dans le temps et peuvent remettre en cause ou modifier pour partie notre perception ordinaire de ce qu’est un corps spécifié par le genre, la race et la classe (Butler et Ploux, 2000). Il aura fallu attendre 2016, pour que Serena Williams devienne l’athlète la mieux payée au monde après avoir remporté 22 titres du Grand Chelem et une médaille olympique. Serena Williams est désormais reconnue comme une des plus grandes athlètes de l’histoire de la discipline et de l’histoire du sport après avoir remporté 23 titres du Grand Chelem.