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Notes de lecture

Angela Davis, Blues et féminisme noir – Gertrude « Ma » Rainey, Bessy Smith et Billie Holliday

Paris, Éditions Libertalia, 2017
Franck Freitas-Ekué
Référence(s) :

Angela Davis, Blues et féminisme noir – Gertrude « Ma » Rainey, Bessy Smith et Billie Holliday, traduit de l’anglais (États-Unis) par Julien Bordier, Paris, Éditions Libertalia, 2017, 416 pages + 1 CD audio 18 titres

Notes de l’auteur

Traduit de l’anglais : Blues Legacies and Feminism, New York, First Books Vintage Editions, 1998, 464 pages.

Texte intégral

1Les auteures d’ouvrages scientifiques et de romans sont volontiers invoquées parmi les sources d’inspiration principales au développement d’une conscience féministe. Il est rarement fait mention des chanteuses de la culture populaire, en particulier noire américaine, aisément accusées de véhiculer les clichés les plus sexistes. C’est à contre-courant de ces idées reçues que Davis affirme dans Blues et féminisme noir – Gertrude « Ma » Rainey, Bessy Smith et Billie Holiday que ces trois blueswomen « font partie des auteures de couleur qui [l]’ont personnellement aidée à construire une conscience de genre » (p. 21). La penseuse féministe noire américaine traite de la question du féminisme noir aux États-Unis par le biais du blues. Ce choix peut paraître surprenant tant cette musique soulève un intérêt relativement limité aujourd’hui en comparaison avec les autres musiques noires américaines qui lui ont succédé. Le jazz, la soul ou même le rap, ont en effet bénéficié, des décennies après leur « âge d’or », d’un regain d’intérêt suite à leur réhabilitation par la culture dite « légitime ». Mais surtout, toutes ces musiques ont, contrairement au blues, donné naissance à de multiples scènes en dehors de leur pays d’origine. Cependant, dès les premières pages, on comprend l’intérêt pour cette musique : le blues constitue, au sein de la généalogie des musiques noires américaines, la « souche » principale des créations profanes, celles où l’invocation de Dieu n’est plus centrale.

2Né vers la fin du XIXème siècle, le blues constitue la première bande-son qui accompagna la libération des Noir.e.s suite à l’Abolition de l’esclavage en 1865. Cette circonstance singulière donne à cette musique un rôle particulier dans l’histoire noire américaine, celui de représenter, sous une forme esthétique, la nouvelle réalité sociale qui s’impose aux Noir.e.s et la « nouvelle hiérarchie des besoins et des désirs » (p. 36) ressentis par ces derniers. Parmi ces aspirations, on trouve le voyage et le plein accès à sa sexualité desquels l’esclavage les a privés. Il n’est donc pas étonnant, explique Davis, que les chansons de blues soient abondamment parsemées de références à ces thématiques. À travers leurs chansons, les bluesmen et blueswomen se font autant les témoins d’un moment crucial de l’histoire des Noir.e.s aux États-Unis – celui du basculement d’un état d’asservissement à une condition de liberté « muselée » – qu’animateurs d’une conscience raciale. Cependant Davis ne s’arrête pas à l’évidence de ces affirmations. L’originalité de l’ouvrage repose sur le choix des trois blueswomen étudiées qui constituent les premières grandes stars de l’histoire de la musique noire américaine, à l’instar de Bessie Smith surnommée l’« Impératrice du blues ». La position située de ces artistes – femmes et noires et issues des « basses » classes – dévoile une dimension nouvelle de l’histoire de l’émancipation noire, à savoir la formation des premières postures qui seraient aujourd’hui qualifiées de féministes, avant même que ce courant ne questionne la sexualité, la famille, le mariage, etc.

3Une telle démarche présente un double intérêt. D’une part, il importe pour l’auteure de contester l’écriture d’une historiographie des luttes pour l’émancipation qui tend à minimiser la contribution des femmes. Il s’agit précisément de court-circuiter une thèse largement répandue au sein de mouvements noirs influents, telle la Nation of Islam, qui tendent à occulter les questions de domination hétéro-patriarcale au nom de la primauté de la lutte contre le racisme et de la reconquête de l’intégrité de l’« homme noir ». Publié en 1998, cet ouvrage prend tout son sens au regard de la Million Man March, tenue trois ans plus tôt à Washington DC. D’autre part, il s’agit de mettre en avant la dimension de classe de l’histoire du féminisme noir. Jusqu’ici, ce récit était largement tributaire de femmes noires principalement issues de la classe moyenne qui se basaient essentiellement sur l’écrit. Mais avec les blueswomen et leurs chansons, Davis se propose d’exhumer un savoir enseveli, celui d’une « pré-histoire » du féminisme noir de tradition orale et portée par les classes laborieuses. L’ouvrage mobilise un corpus solide : 252 chansons des années 1920, 1930 et 1940 ont été étudiées (avec la difficulté de retranscription en raison de la piètre qualité des enregistrements). Notons en marge le travail colossal du traducteur de l’ouvrage pour les éditions Libertalia. Cette tâche a nécessité un effort considérable puisqu’il était question de la traduction de chansons volontairement ésotériques souvent écrites dans un argot des classes laborieuses noires. Par ailleurs, par la mise à disposition pour le lectorat francophone des chansons de blues évoquées, la maison d’édition propose un mode de lecture interactif original. L’ouvrage est effectivement accompagné d’un CD ou d’une playlist (sur le site de l’éditeur) incluant 18 titres également répartis entre Ma Rainey et Bessie Smith. Ce judicieux complément offre autant un confort de lecture optimale sur une recherche qui porte sur un genre musical particulier, qu’il suggère un mode d’écoute élevé par une approche sociologique. Bien que son répertoire soit absent, il est possible de prolonger cette expérience double avec Billie Holiday à partir d’une recherche de ses titres sur internet. On pourra alors mieux appréhender l’analyse de Davis, en particulier lorsque l’auteure aborde certaines chansons de Lady Day, à l’instar de There Is No Greater Love, où l’interprétation importe tout autant que le texte lui-même : « Quand elle chante la phrase ‘il n’y a pas d’amour plus grand’, le timbre de sa voix en sape le sens littéral et convoque une analyse critique des relations sociales considérées pour acquises par la chanson populaire » (p. 318).

4L’ouvrage s’organise en huit chapitres : six sont consacrés aux blueswomen « Ma » Rainey et Bessie Smith, les deux derniers se focalisent sur la jazzwoman Billie Holiday. Dans la première série, Davis analyse les thèmes récurrents chez ces chanteuses que sont la sexualité, le voyage ou la violence masculine, qui témoignent de leur volonté de dépasser une condition de femmes communément vues comme passives. Leurs visions iconoclastes élevaient ces artistes au rang de modèles auxquels les autres femmes noires pouvaient aisément s’identifier. Leurs chansons matérialisaient les affinités qui unissaient entre elles les femmes noires. Davis dément par ailleurs l’idée qu’il ne s’agit que d’une musique mélancolique et réhabilite, grâce à son regard critique et féministe, sa dimension contestataire. D’abord par la livraison d’une critique acerbe des blueswomen contre la domination masculine à l’instar du titre Safety Mama de Bessie Smith ; ensuite contre le conservatisme de l’Église chrétienne à travers son attachement pour un ordre binaire et manichéen contesté par des blueswomen qui, dans leurs chansons, clamaient aussi bien l’homosexualité que le refus d’être réduites à des faire-valoir de l’autorité masculine ; enfin contre une définition étroite de l’esthétique noire, défendue notamment par le mouvement Harlem Renaissance, soucieux de s’aligner sur les codes de la culture légitime blanche. Dans l’économie de l’ouvrage, Billie Holiday occupe une place distincte des deux autres artistes. La philosophe justifie cette différenciation par un souci de clarté. Née plus tard, Lady Day se situe déjà au carrefour du blues et du jazz né au début du XXème siècle. Par la force et la subtilité de ses interprétations vocales, analyse Davis, l’artiste est capable de transformer n’importe quelle chanson en message subversif qui sensibilise le public noir sur sa condition de dominé aux États-Unis. L’ouvrage s’achève sur le titre phare de Holiday « Strange Fruit », qui témoigne de l’horreur des lynchings. L’auteure réhabilite la contribution de l’artiste sur une chanson qu’elle n’a pas directement composée mais qu’elle s’est réappropriée par la force de sa performance vocale. Soigneusement préparée, son interprétation retranscrivait l’horreur de ces crimes cruels avec une telle intensité qu’elle ne laissait pas son public blanc indifférent face à la domination raciste. Au final, la redécouverte de ces trois artistes permet à Davis d’affirmer que, dès le XIXème siècle, les femmes et noires et de classes laborieuses étaient les principales actrices de leur propre émancipation. Par leur engagement artistique, ces chanteuses élaboraient et promouvaient des modèles de féminités communément peu visibles. Ces derniers contredisaient les injonctions issues aussi bien de l’hétéro-patriarcat, que des féministes noires de la classe moyenne et de l’élite intellectuelle noire qui, chacun à leur manière, impulsaient des politiques de respectabilité qui ne pouvaient faire consensus.

5La défense d’une telle thèse repose sur une « boîte à outil » originale, à cheval entre plusieurs traditions théoriques de la pensée critique. La constellation théorique, que donne à voir l’ouvrage, se décline en plusieurs niveaux. D’abord, la philosophe prend autant appui sur la généalogie de Foucault que sur la théorie du positionnement pour rétablir la contribution des femmes noires américaines issues des classes laborieuses à la lutte pour l’émancipation noire. Cette démarche se veut une critique des historiographies officielles. Les visions universalistes de ces dernières reflètent des positions particularistes et majoritaires – blanche et/ou masculine et/ou bourgeoise – qui rendent inintelligibles des positionnements à la marge comme ceux qu’incarnent les blueswomen. Ensuite Davis développe une analyse qui la lie à la tradition de pensée des cultural studies britanniques. L’auteure se focalise particulièrement sur les « implications idéologiques de cette musique », productrice de représentations influentes sur les manières renouvelées d’être noir.e émancipé.e au lendemain de l’Abolition de l’esclavage. Le féminisme noir de tradition matérialiste s’enrichit de ce rapprochement avec les cultural studies. Si la culture produit des représentations idéologiques du monde, celles-ci sont préalablement nourries par les nouvelles réalités sociales vécues par les Noir.e.s. À un dernier niveau, la philosophe renoue avec l’approche critique de l’École de Francfort qui a eu une grande influence dans la formation de sa pensée. De son ancien mentor, Marcuse, elle emprunte la « théorie du potentiel subversif de l’art » qui permet de penser la manière dont l’esthétique, en l’occurrence celle des interprétations de Lady Day, porte en soi un potentiel subversif, celui d’affecter l’auditoire puis d’élever sa conscience. Cet exercice théorique éclectique vaut en soi le détour et peut servir d’inspiration pour quiconque souhaite produire une analyse libérée des dispositifs normatifs de sa discipline tutélaire.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Franck Freitas-Ekué, « Angela Davis, Blues et féminisme noir – Gertrude « Ma » Rainey, Bessy Smith et Billie Holliday »Genre en séries [En ligne], 9 | 2019, mis en ligne le 01 mai 2019, consulté le 09 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ges/348 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ges.348

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Auteur

Franck Freitas-Ekué

Franck Freitas-Ekué est doctorant en science politique à l’Université Paris 8 Vincennes Saint-Denis et membre du laboratoire CRESPPA-GTM (Genre Travail Mobilité). Il achève une thèse sur la question de la marchandisation de l’identité noire au sein de sociétés capitalistes.

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