Navigation – Plan du site

AccueilNuméros12-13Notes de lectureMélanie Lallet, Libérées, délivré...

Notes de lecture

Mélanie Lallet, Libérées, délivrées ? Rapports de pouvoir animés

Bry-sur-Marne, Ina éditions, 2020, 259 p.
Théodore Dehgan
Référence(s) :

Mélanie Lallet, Libérées, délivrées ? Rapports de pouvoir animés. Bry-sur-Marne, Ina éditions, 2020, 259 p.

Texte intégral

  • 1 On peut citer les attaques médiatiques de Ségolène Royal (et son livre Le Ras le Bol des Bébé Zappe (...)

1Les séries d’animation, si elles ont pu susciter des débats publics en France1, constituent un objet d’étude sous-étudié et sous-évalué. Elles n’ont pas la légitimité du cinéma d’animation, et leur public-cible enfantin amène à des lectures superficielles de leur contenu. Après son premier ouvrage sur le sujet, Il était une fois… le genre : le féminin dans les séries animées (2014), Mélanie Lallet poursuit son travail sur un corpus plus étendu. Libérées, délivrées ? Rapports de pouvoir animés est donc une exploration des séries animées françaises au prisme des rapports de domination, notamment hétéropatriarcaux.

  • 2 On peut trouver aisément des exemples de ces analyses en ligne. L’autrice Georgia a dédié un articl (...)

2L’approche de Mélanie Lallet est sociohistorique. S’inscrivant dans l’héritage des cultural studies et childhood studies, elle refuse à la fois de séparer médias et culture et de prendre ses objets d’étude « de haut ». Après être revenue en détail sur la façon dont les enfants et leur rapport aux médias jeunesse ont été envisagés – de l’idée d’une enfance pure à préserver, à la reconnaissance constructiviste de capacités interprétatives des publics enfantins –, l’autrice revendique une approche nuancée des médias jeunesse analysés non pas selon l’effet supposé qu’ils auront sur les enfants, mais en s’en tenant aux représentations qu’ils véhiculent et aux dynamiques de pouvoirs qui les traversent. Le livre se concentre spécifiquement sur les rapports de genre, qui demeurent centraux et sont analysés avec les outils du féminisme déconstructiviste. Son titre fait écho à la chanson phare du long métrage de Disney La Reine des Neiges (Chris Buck et Jennifer Lee, 2013), un film d’animation jeunesse souvent perçu comme progressiste car centré sur un personnage principal au parcours féministe, queer, neuroatypique, ou les trois à la fois2. De manière comparable, quoique dans une moindre mesure, Mélanie Lallet envisage elle aussi la question des représentations véhiculées par les séries de son corpus dans une perspective intersectionnelle.

  • 3 Les notions de contre-stéréotype et d’antistéréotype sont développées par Éric Macé dans « Des “min (...)

3Pour son étude, l’autrice a effectué un travail d’observation des médias à l’aide d’une méthode socio-discursive et ethnographique, ainsi qu’un travail statistique très parlant sur l’évolution du nombre de personnages féminins dans les séries animées françaises, et une enquête de terrain parmi les professionnel∙le∙s du milieu contemporain de l’animation. Son analyse qualitative des séries d’animation françaises met en évidence la présence de stéréotypes de genre vecteurs d’une vision réductrice et inégalitaire du féminin et du masculin, mais également de contre-stéréotypes, dont l’effet pervers est de gommer les inégalités existantes, et d’antistéréotypes portant un discours critique par rapport au stéréotype3.

4Le corpus de sa recherche couvre la production de séries animées françaises destinées à la jeunesse des années 1950 à la fin des années 2000. La sélection des œuvres analysées a été effectuée selon des critères de popularité et de pérennité, et non en fonction de la présence de personnages féminins à étudier. L’absence des femmes dans une large part de son corpus apparaît ainsi avec plus d’évidence que si l’autrice avait procédé à une analyse ciblée de quelques exemples de personnages féminins. Le corpus principal comporte donc cinquante séries (dix-sept œuvres ayant fait l’objet de suites ou de reboots) auxquelles s’ajoutent six séries dans un corpus secondaire justifié par les thématiques uniques qu’elles abordent. À travers cette étude, Mélanie Lallet cerne les dynamiques à l’œuvre dans les représentations véhiculées par ces programmes selon les époques, mais aussi les enjeux propres à chaque groupe de séries.

5Après une préface du producteur Didier Brunner et l’introduction de l’autrice, l’ouvrage se déploie en trois parties. La partie 1, « Penser les médiacultures enfantines : l’animation au prisme du genre » établit le cadrage méthodologique de cette recherche. Elle est subdivisée en deux sections : « Enfances et médias, les paradigmes de l’enfance » et « Genre, enfance et culture ».

  • 4 Office de radiodiffusion-télévision française.
  • 5 L’expression « Smurfette principle » a été utilisée pour la première fois en 1991 par la critique a (...)
  • 6 Le terme « backlash » (« retour de bâton ») fut notamment utilisé par la féministe américaine Susan (...)

6Les quatre chapitres de la partie 2, « Sociohistorique du féminin dans les dessins animés français », qui constitue le cœur de l’ouvrage, sont chacun consacrés à une période historique. La première s’étend de 1957 à 1974 et fait l’objet du chapitre intitulé « L’ère de l’ORTF4 et du tout masculin ». Ce tout masculin prend un tour absurde et déforme la réalité comme dans la série Joë de Jean Image, où les fourmis ouvrières et soldates deviennent des mâles pour correspondre aux représentations genrées des métiers. À cette époque, les rôles féminins sont ceux de mère et de demoiselle en détresse, mais quelques représentations transgressives émergent avec une certaine innocence comme lorsque Pimprenelle et Nicolas échangent leurs costumes de Carnaval et se travestissent dans Bonne nuit les petits (p. 77). La deuxième période qui va de 1975 à 1989 est intitulée « La fin de “l’artisanat” et le syndrome de la Schtroumpfette5 », syndrome commun à toutes les séries étudiées, dans lesquelles ne figure qu’un seul personnage féminin généralement caractérisé uniquement par sa féminité et entouré de garçons aux attributs divers. La période allant de 1990 à 2001 (« L’essor de la production nationale, entre conformisme et renouveau ») marque un retour à des représentations de genre très conventionnelles et nostalgiques dans un contexte de backlash6. Cependant, certaines séries offrent des représentations qui sortent du lot comme Les Zinzins de l’espace avec l’extraterrestre Candy, au genre trouble, Kangoo dont le personnage de Tiffany évolue en passant de bimbo à femme d’action, ou encore Les nouvelles aventures de Lucky Luke et Gadget Boy qui mettent en scène des hommes érotisés et des femmes fortes. Enfin, la dernière période étudiée (« 2002-2014, la multidiffusion et l’émergence du “Girl Power” ») est marquée par l’émergence de personnages féminins de premier plan dans des séries comme les Totally Spies ou Rosie, la revalorisation de certaines figures comme Zia des Mystérieuses cités d’or et… des représentations toujours très traditionnelles de la famille et des rôles parentaux dans l’animation périscolaire.

7Le constat demeure globalement nuancé, les progrès restant très timides. Ainsi, même si la dernière série Il était une fois traite frontalement du féminisme après des décennies d’histoire et de vulgarisation scientifique revisitées selon un discours andro et eurocentré jusqu’à l’absurde (le cerveau d’une jeune fille des Premières Nations possède ainsi des neurones anthropomorphes ayant l’apparence de vieux hommes blancs dans Il était une fois la vie), elle ne perd pas pour autant son aspect colonialiste avec ses jeunes occidentaux qui jouent les sauveurs blancs (white saviors) de femmes opprimées dans des pays en développement (p. 170). De même, dans les différentes versions du Marsupilami, seule série du corpus à témoigner d’une augmentation constante du nombre de ses personnages féminins (passant de 29,4 % à 45,5 % entre 1999 et 2012), des modèles familiaux divers émergent avec des mères carriéristes et des pères au foyer, mais la structure hétéropatriarcale du groupe des Marsupilamis demeure, elle, inchangée. De son côté, le personnage de Sophie qui apparaît dans deux séries Inspecteur Gadget est un exemple de figure féminine proactive, intelligente et athlétique restant néanmoins cantonnée au rang de faire-valoir de l’incapable Inspecteur Gadget qui reçoit toujours les lauriers. Enfin, des séries plus récentes du début des années 2000 avec des personnages féminins antistéréotypiques comme Totally Spies et Code Lyoko subissent un retour en arrière décevant dans leurs reprises où les personnages féminins reviennent à des rôles plus classiques.

  • 7 Il faut noter que Didier Brunner cite également long métrage Kirikou et la Sorcière (Michel Ocelot, (...)

8La préface du producteur Didier Brunner dresse un état des lieux du milieu de l’animation en France en mettant en avant des productrices et quelques créatrices récemment remarquées sans pour autant souligner l’aspect systémique du sexisme de ce milieu ni chercher à l’expliquer. Pour le producteur, l’idée d’une politique de discrimination positive semble d’ailleurs impensable : « En tant que producteur je ne me suis jamais posé la question d’un quota sélectif et encore moins imposé une sorte de discrimination positive, qui auraient consisté en une répartition quantitative équilibrée des genres dans mes choix éditoriaux ou dans mon recrutement » (p. 5). Si le manque de représentations féminines correctes, qui découle du manque de décisionnaires féminines dans l’animation, n’est pas niée par Didier Brunner, sa chronologie elliptique de la présence féminine dans l’animation semble laisser entendre que le sexisme va se résoudre tout seul, conformément au mythe d’un progrès social inévitable et linéaire. « La liste des promesses féminines s’allonge et les femmes sont devenues l’autre moitié du monde de l’animation. Auteures libérées, réalisatrices délivrées ? Chère industrie de l’animation le féminin te va si bien, il serait dommage de t’en priver » (p. 13).7

9Cette préface trouve écho dans le reste de l’ouvrage et plus précisément dans la partie 3, « L’enquête ethnographique auprès des professionnel∙le∙s ». Cette partie ne comporte qu’un chapitre intitulé « Rapports de pouvoir dans l’animation française », où Mélanie Lallet constate ainsi l’écart flagrant entre les déclarations des institutions pour la lutte contre les stéréotypes sexistes et la réalité des professionnel∙le∙s qui ne reçoivent jamais d’indications explicites dans ce sens. Une scénariste déclare : « Ça dépend sur qui tu tombes » (p. 214). Et une autre va plus loin : « y’a quelqu’un à la com qui a l’idée de faire un événement pour parler de stéréotypes, on demande aux équipes : “Vous avez quoi avec un personnage féminin qu’on pourrait mettre en avant ?” Mais ça s’arrête là. » (p. 216). Qui plus est, dès son introduction, Mélanie Lallet souligne que le progrès dans les représentations féminines est loin d’être linéaire dans les séries qu’elle a étudiées : « Ces résultats vont clairement à l’encontre de l’hypothèse de sens commun partagée par les professionnel∙le∙s de l’animation, selon laquelle les programmes obéiraient à un principe de progression littéraire et mécanique vers l’égalité, calqué sur les évolutions de la société. » (p. 19), ce dont témoignent les chiffres éloquents exposés dans le chapitre 3 de la deuxième partie où un tableau présente le corpus de l’étude et l’évolution, non linéaire, du nombre de personnages féminins qui y apparaissent – ce qui va de pair avec le nombre écrasant de noms d’hommes à la création de ces séries où seul le domaine périscolaire reste un peu féminin.

  • 8 Notion développée par Madeleine Akrich pour qualifier la conception d’objets techniques dans User R (...)

10Avec Libérées, délivrées ? Rapports de pouvoir animés, Mélanie Lallet contribue à un champ d’études relativement inexploré et dresse un constat parlant mais peu surprenant quant à l’état des représentations fictionnelles des femmes et de la place des professionnelles dans le monde de l’animation française. En articulant une étude statistique, une analyse qualitative nuancée d’un corpus de médias emblématiques et une enquête ethnographique, elle met clairement en lien les rapports de domination qui structurent encore le milieu de l’animation et les représentations qui en résultent. La I-methodology8 à l’œuvre dans la production animée française, qui amène des créateurs masculins à penser que leurs expériences et leur vécu sont à l’image de ceux du public, empêche ainsi une action collective réelle qui ferait véritablement évoluer la place des femmes dans l’industrie et les représentations de genre.

Haut de page

Notes

1 On peut citer les attaques médiatiques de Ségolène Royal (et son livre Le Ras le Bol des Bébé Zappeurs (1989)) contre le Club Dorothée dans les années 1990 et les échos qu’ils suscitent encore sur Internet. Le vidéaste Arkeo Toys y consacrait encore une vidéo en mai 2020 https://youtu.be/OhAQmGQfpQg (consultée le 5 mars 2021)

2 On peut trouver aisément des exemples de ces analyses en ligne. L’autrice Georgia a dédié un article à l’idée d’une Elsa sur le spectre autistique : https://mindtheflap.wordpress.com/2020/09/23/conceal-dont-feel/ (consulté le 5 mars 2021), Le Dr. Sabrina Mittermeier a consacré un article à l’analyse du codage queer du personnage d’Elsa : https://www.fantasy-animation.org/current-posts/disneys-queer-queen-frozens-elsa-and-queer-representation (consulté le 5 mars 2021) et Shira Feder a écrit sur le sujet d’une Elsa féministe : https://www.thefeministwire.com/2014/10/slamming-door-analysis-elsa-frozen/ (consulté le 5 mars 2021).

3 Les notions de contre-stéréotype et d’antistéréotype sont développées par Éric Macé dans « Des “minorités visibles” aux néostéréotypes », Journal des anthropologues [En ligne], Hors-série, 2007.

4 Office de radiodiffusion-télévision française.

5 L’expression « Smurfette principle » a été utilisée pour la première fois en 1991 par la critique américaine Katha Pollitt dans un article du New York Times.

6 Le terme « backlash » (« retour de bâton ») fut notamment utilisé par la féministe américaine Susan Faludi en 1991 dans l’essai du même nom, et désigne la réaction violemment conservatrice des médias face aux avancées féministes des années 1970.

7 Il faut noter que Didier Brunner cite également long métrage Kirikou et la Sorcière (Michel Ocelot, 1998) comme un modèle de représentations féminines diversifiées sans évoquer la dimension coloniale raciste de la vision de l’Afrique qui y est présentée.

8 Notion développée par Madeleine Akrich pour qualifier la conception d’objets techniques dans User Representations: Practices, Methods and Sociology, in Managing Technology in Society: The Approach of Constructing Technology Assessment, Londres, Pinter, 1995.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Théodore Dehgan, « Mélanie Lallet, Libérées, délivrées ? Rapports de pouvoir animés »Genre en séries [En ligne], 12-13 | 2022, mis en ligne le 26 octobre 2022, consulté le 11 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ges/3448 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ges.3448

Haut de page

Auteur

Théodore Dehgan

Théodore Dehgan est doctorant à l’université Paris Nanterre. Il prépare actuellement une thèse sur le yaoi, ensemble de fictions érotiques ou romantiques mettant en scène des hommes homosexuels majoritairement produites par et à destination des femmes. Il a publié plusieurs articles sur le cinéma d’animation russe et le yaoi. Ses recherches se situent à l’intersection des études de genre, des queer studies et des fan studies.

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search