1Avec La Pin-up à l’atelier. Ethnographie d’un rapport de genre, l’ethnologue Anne Monjaret poursuit ses recherches sur les environnements de travail en s’attachant plus particulièrement aux images de femmes dénudées affichées sur les murs des ateliers ouvriers. Spécialiste de la manière dont les différents espaces, domestiques et professionnels sont habités par les individus, elle rend compte, avec ce livre, d’une enquête au long cours, consacrée aux usages que les ouvriers ont de ces images sur leurs lieux de travail.
2Les Éditions Créaphis, maison spécialisée en Sciences Humaines et Sociales ainsi qu’en études visuelles, publie cette enquête dans un ouvrage au petit format comportant un livret de seize pages en couleur, imprimées sur du papier vélin, caractéristique particulièrement appréciable lorsqu’on connaît les difficultés à insérer des reproductions de bonne qualité dans les publications scientifiques. Ce livre, destiné aux spécialistes comme au grand public, associe les qualités d’une méthode scientifique précise et réflexive à celles d’une langue claire et accessible.
3L’ouvrage est organisé en douze chapitres dont les titres correspondent aux différentes fonctions sociales des images dégagées par la recherche.
4Dans le premier chapitre, « Enquêter », l’autrice reconstitue l’histoire de l’enquête, le hasard qui l’a menée à élaborer cette étude venue se greffer à celle qu’elle conduisait sur les cadres de vie des ouvriers des ateliers des services techniques de trois hôpitaux publics de Paris. Elle constate la présence de ces images dans les ateliers, observation qu’elle réitère au gré des différentes enquêtes qu’elle mènera sur le sujet. Méthodologiquement, ce travail d’ethnographie repose sur des observations, parfois participantes et des entretiens menés avec les ouvriers. À la première personne, elle décrit ses méthodes et les difficultés rencontrées, en tant que jeune femme, à mettre en place une enquête portant sur l’usage d’images plus ou moins érotiques par des hommes, poursuivant la réflexion proposée dans Le Sexe de l’enquête (Monjaret et Pugeault (dir.) 2015) au sujet des rapports sociaux de sexe à l’œuvre dans les rapports enquêteur·trice/enquêté·e.
5Dans ce travail, Anne Monjaret, sans émettre de jugements a priori, prend l’option d’une démarche compréhensive, à l’intersection du genre et de la classe, cherchant à saisir ce que ces illustrations disent des rapports de genre et « du monde ouvrier aux valeurs en recomposition » (p. 8). Plus précisément, elle aspire « à comprendre le processus de sexualisation et d'érotisation des espaces de travail masculins, à expliquer la nécessité de la présence féminine dans ces espaces de promiscuité, à appréhender le rôle social et symbolique de ces images érotiques dans des lieux tenus à la règle et revenir sur ses origines » (p. 26).
6Les trois chapitres suivants resituent brièvement ces représentations dans une histoire des circuits de production et de diffusion. En effet, les pin-up, dont la qualification fait référence à l’usage d’affichage auquel elles donnent lieu, sont des images de femmes anonymes, dévêtues et distribuées à grande échelle sur des supports variés qui émergent aux États-Unis dans les années 1920 et 1930 et se développent notamment auprès des soldats mais également au cinéma et sur divers supports publicitaires et médiatiques (Mary 1983, p. 43; Favre 2012; Boissonneau 2019). Adoptée par l’ethnologue, une telle définition dessine une continuité entre la culture ouvrière observée et la culture militaire sur laquelle les études existantes portent majoritairement. Dans les deux cas, des représentations de femmes idéalisées et érotisées sont prévues pour « soutenir » les hommes dans leurs espaces de travail et d’entre soi masculin (Chapitre 2. Soutenir (les soldats) et chapitre 3. Fabriquer un archétype de la femme). L’autrice revient cependant sur le contexte propre de diffusion des représentations de femmes vues chez les ouvriers et donc sur leur usage prescrit en montrant, dans le chapitre 4 « Vendre », qu’elles se trouvent la plupart du temps sur des calendriers publicitaires, ayant pour objectif d’assurer la présence des fournisseurs au quotidien.
7Les chapitres suivants, de longueurs inégales, définissent les différents usages des images que l’enquête recense. En érotisant leurs lieux et postes de travail, les ouvriers s’offrent de l’évasion (Chapitre 5. Érotiser) autant qu’ils se composent un univers familier (Chapitre 6. Nommer). Ils jouent avec les normes de l’espace professionnel public, avec la morale mais également entre eux, au sens premier du terme (Chapitre 7. Jouer).
8Ces formes visuelles, présentes à côté d’autres reproductions des membres de la famille, de paysages, d’animaux, etc., ont un statut à part, leur « vénération » indiquant une ambiguïté dans le rapport aux corps féminins, entre objectivation et sacralisation (Chapitre 8. Sacraliser). Elles forment par ailleurs une barrière qui définit et protège de l’extérieur, hiérarchie et collègues féminines, l’espace de l’atelier (Chapitre 9. Faire barrière, p. 109).
9Ces calendriers, présents pendant plusieurs années au-delà de leur durée de vie prévue, rendent perceptible le temps qui passe. Anne Monjaret décrit par ailleurs une manière pour les ouvriers de s’approprier les lieux: « ils bricolent leur espace pour le rendre plaisant, vivable à leurs yeux » (p. 111). Cette personnalisation est tolérée par la hiérarchie qui l’accepte comme une forme de soupape au travail (masculin).
10Vis-à-vis des femmes qui fréquentent ces lieux, les pratiques s’ajustent : s’il s’agit de membres de la famille en visite, les images sont enlevées tandis que, s’il s’agit de collègues avec qui il est envisageable de « jouer », les images sont laissées pour donner lieu à des blagues et autres badinages (Chapitre 10. Fréquenter (des femmes)). Poursuivant l’analyse de Mélanie Gouarier (Gouarier 2017), l’ouvrage décrit le rôle des pin-up dans la « virilisation » (p. 122) des ouvriers, auquel s’ajoute la construction d’une appartenance de classe. L’autrice décrit, dans un dernier chapitre, la diminution de ces pratiques d’affichage qu’elle interprète comme une crise du monde ouvrier croisée à une crise de la masculinité (Chapitre 11. Être (entre hommes)) dont il est possible d’apercevoir des traces également dans la récente émergence de calendriers figurant des hommes dénudés à destination des femmes (Chapitre 12. « Brouiller (le genre)).
11En travaillant non pas sur les images elles-mêmes mais sur ce que les groupes sociaux en font, Anne Monjaret mène une enquête particulièrement originale au sein des études visuelles. Dans le champ, les travaux d’André Gunthert sur les usages des photographies numériques (Gunthert, 2015) ou de Florian Vörös sur les vidéos pornographiques (Vörös 2020) s’inscrivent également dans cette perspective. Ils nous invitent à enrichir nos analyses strictement visuelles d’une prise en compte des usages pour appréhender la complexité de nos cultures visuelles.
12En s’attachant à observer finement une culture visuelle située à l’intersection de la classe et du genre, Anne Monjaret met en évidence une variété de relations aux images qui rend compte de la complexité des rapports sociaux de sexe et de leur négociation contemporaine dans certains milieux professionnels. La présence d’images de femmes dénudées dans les espaces de travail ouvriers masculins ne peut être résumée à l’expression de la domination masculine. Ces résultats invitent évidemment à des prolongements, aussi bien sur la perception qu’ont les femmes de ces images que sur l’articulation entre le contenu des images et ses usages.