- 1 « Not because such representations are an accurate reflection of reality, but rather, because, they (...)
1L’appréhension de la dialectique entre médias et société est centrale à la compréhension de notre univers contemporain. Les conclusions du Global Media Monitoring Project (GMMP) sur la représentation des hommes et des femmes dans les médias français montrent que leur nature constructiviste, hyperréaliste et performative est à l’origine d’une vision de monde minorant les groupes défavorisés et contribuant à normaliser une construction de la réalité (Coulomb-Gully, 2011 : 6). Le discours télévisuel est un lieu privilégié d’identification de représentations offrant aux téléspectateur.rices des propositions de sens constitutives d’une construction sociale. Ces représentations offrent une compréhension des identités de genre signifiantes en tant que normes socialement perçues comme « appropriées » et « inappropriées » (Feasy, 2008 : 155) : « Non pas parce qu’elles reflètent une réalité authentique mais plutôt parce qu’elles ont la force et la possibilité de privilégier des rapports sociaux culturellement acceptables, définir des normes sexuelles et apporter une compréhension ‘sensée’ au public contemporain » (Feasey, 2008 : 4)1.
2Les séries télévisées francophones, moins étudiées que les séries américaines (Sellier, 2015 : 12), présentent un modèle de configuration des normes de genre et de l’articulation du masculin et du féminin. Clara Sheller et Aïcha, diffusées entre 2005 et 2012, offrent deux cas d’étude des changements intervenus sur les chaînes publiques françaises depuis le rapport rendu par le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel (CSA) en 2000. Incitée à tenir compte dans sa programmation de la réalité pluriethnique et pluriculturelle de la société française, la chaîne publique France 2 proposa à quelques années d’intervalle Clara Sheller et Aïcha. Nicolas Mercier, « homosexuel déclaré » (Rollet, 2007 : 146) diplômé de la FEMIS, auteur de quatre films, deux courts-métrages en collaboration avec François Ozon, six téléfilms et scénariste de la série Sous le soleil entre 1997 et 2005, fut engagé par Laurence Bachman, à l’époque directrice des fictions de France 2, pour écrire le scénario et les dialogues de Clara Sheller. Yamina Benguigui, réalisatrice de nombreux documentaires à partir de 1992, du long métrage Inch’ Allah Dimanche (2001) et des moyens métrages Le plafond de verre (2005) et 93, Mémoire d’un territoire (2008) obtint le soutien du programme « Fonds Images de la diversité » coordonné par le Centre National du Cinéma (CNC) et de l’Agence pour la cohésion sociale et l’égalité des chances (Acsé), pour financer la conception, l’écriture, la réalisation et la post-production d’Aïcha.
- 2 La critique ne fut pas toujours de cet avis. À titre d’exemple, celle parue dans Télérama où Aïcha (...)
- 3 La notion d’ethnie, privilégiée pour cette étude, désigne l’identité culturelle d’une personne comp (...)
3Aïcha et Clara Sheller dont les créateur.rice.s ont bénéficié d’une liberté pour exprimer des idées originales et développer « une philosophie plus libérale et progressiste » (Sepulchre, 2011 : 185) remplissent des critères permettant de les qualifier de productions culturelles de qualité2 et abordent deux questions distinctes et majeures dans la société française dont la télévision commença à se saisir au tournant des années 2000 : l’orientation sexuelle et l’identité ethnique3. Leur remise en question de l’hétéro-normativité d’une part et des préjugés sur la communauté maghrébine d’autre part contredisent de fait le conservatisme et les rôles convenus souvent reprochés à la télévision (Coulomb-Gully, 2011 : 4).
4Malheureusement le parti pris, en apparence audacieux, de la chaîne publique dans la production et la diffusion de Clara Sheller et Aïcha masque une option plus discutable en ce qui concerne la représentation des genres et leurs rôles assignés dans la société. Illustrant une contradiction inhérente à l’industrie télévisuelle muée par des tensions entre « les rentes supposées du conservatisme et les risques supposés de l’innovation » (Macé, 2007 : 70), Clara Sheller et Aïcha expriment une tension paradoxale dans les choix de représentation du genre proposés aux téléspectateurs.rices. Cette analyse de genre propose un décryptage sémio-narratif des stéréotypes, contre-stéréotypes et néo-stéréotypes (Macé, 2007 : 74) et des performances de genre (Butler, 1990) mis en scène dans ces deux propositions télévisuelles. Elle montre que malgré leur approche anticonformiste, ces programmes n’échappent pas à une représentation conservatrice des normes sociales de genre et peinent à dépasser la binarité hégémonique hommes-femmes.
5Le choix du nouveau format moyen (2 épisodes de 52 minutes par soirée) copié sur les séries américaines et de personnages inspirés de la série Friends (Rollet, 2007a : 145) figurent parmi les raisons pour lesquelles la diffusion en prime time du18 mai au 2 juin 2005 de la première saison (6 X52mn) de Clara Sheller sur une chaîne généraliste fut un événement « extrêmement médiatisé » relayé par les bandes annonces et dans la presse (Rollet, 2007 : 146)4 : « Clara Sheller, 29 ans, et Jean-Philippe (JP), son meilleur ami, vivent dans le même appartement. Jean-Philippe, qui est homosexuel, fait passer Clara pour sa petite amie. Ils travaillent dans le même magazine de société : lui est responsable financier, et elle, journaliste. » (Rollet, 2007a : 147). Les 5,6 millions de télespectateurs.rices et 26 % de parts de marché obtenus pour les quatre premiers épisodes5 confirment un succès immédiat auprès du public conquis par une nouvelle série française « décomplexée, sans héros dégoulinant d’humanisme, avec une réelle liberté de ton sur les sujets qui parlent de notre temps »6, « montrant une somme de préjugés ancrée dans les mentalités françaises, des hommes qui s’embrassent à pleine bouche, des répliques cinglantes, au langage cru, une célébration du triolisme et du sexe décomplexé »7.
6La saison 2, remportant un plus faible taux d’audience attribué au changement de casting, généra une vague de protestation à l’égard des scènes d’amour homosexuel jugées trop suggestives. France 2, qui se targuait d’avoir conçu une série novatrice, désira continuer l’aventure à condition que la série devienne plus familiale8. Cette recommandation de la chaîne ne correspondant pas à la direction que Nicolas Mercier souhaitait donner à la saison 3, le public reste à ce jour en attente d’une suite des aventures de Clara.
7Remarquée pour l’audace de son sujet, l’homosexualité et la bisexualité, la série illustrait pourtant une évolution des mentalités dans la société française après l’adoption du Pacs (1999) et à l’aube du débat sur « le mariage pour tous »9, « remettait en question pas mal de conventions de notre société avec aplomb et intelligence, sans interdit, sans limite, sans manières »10 et répondait au besoin de la chaîne de satisfaire un public diversifié représentatif de la société. Traitée comme « un douloureux problème » par l’animatrice radio Ménie Grégoire dans les années 70, l’homosexualité fut longtemps présentée comme une souffrance (Rollet, 2007a : 116). Il faut attendre le lancement de la première nuit gay sur Canal+ en 1995 pour voir peu à peu émerger un intérêt pour la notion de minorité sexuelle chez les scénaristes de télévision11. Six ans plus tard, Loft Story (M6) déclenche le début d’une plus grande visibilité de l’homosexualité, la bisexualité et la transidentité dans la sélection des candidat.e.s à la téléréalité bien qu’ils soient « sélectionnés pour leur adéquation avec les clichés en vigueur » (Rollet, 2007a : 283). Le premier feuilleton télévisé dont le personnage homosexuel bénéficie d’une épaisseur narrative est finalement Plus belle la vie, une série considérée par Brigitte Rollet « à faible valeur culturelle ajoutée » et diffusée sur France 3 à partir de 200412. Si l’augmentation du nombre de fictions avec des personnages homosexuels est plus importante entre 1995 et 2005 que dans toutes les décennies précédentes, l’évolution quantitative de leur visibilité ne s’est pas toujours traduite par un discours alternatif (Rollet, 2007a : 283). Comme le montre la réaction critique des télespectateurs.rices à la saison 2 de Clara Sheller, les programmes ont intérêt à réserver les baisers fougueux aux hétérosexuels et envisagent rarement une représentation des homosexuels.les hors du schéma hétérosexuel dominant (Rollet, 2007b : 115).
8Écrite, réalisée et co-produite par Yamina Benguigui, cette série diffusée en quatre volets de 90 minutes sur France 2 entre 2009 et 2012, est inspirée d’une rencontre entre la réalisatrice et trois jeunes filles de Bobigny éprises de liberté mais contraintes par leur environnement familial13. Le synopsis du premier épisode, « l’histoire d’une jeune femme d’origine maghrébine en quête d’émancipation et dont le rêve est d’obtenir un travail ‘en France’, de l’autre côté du périphérique » est relayé par la presse : « La jeune femme adore les siens mais étouffée par le poids de la famille, de sa communauté et de ses traditions, elle rêve d’indépendance »14. Le pilote diffusé en prime time en mai 2009 présente aux téléspectateurs.rices les Bouamaza, une famille musulmane de Bobigny et trace les traits de la sociabilité dans la cité. Avec plus de 5 millions de téléspectateurs.rices et 22 % des parts de marché, il permet à France 2 de remporter son meilleur taux d’audience pour un téléfilm français depuis 2007 (Kealhofer, 2013 : 110)15. Le deuxième volet intitulé « Un job à tout prix » et diffusé en 2011 rentre au cœur des difficultés rencontrées par l’héroïne pour « composer avec les règles du ghetto » et accomplir son rêve professionnel. Des petits problèmes d’ascenseur en panne aux projets de démolition urbaine, la troisième partie diffusée la même année entraînant les spectateurs.rices « à l’intérieur de la cité, puis à l’intérieur d’une tour pour pénétrer dans l’appartement de la famille Bouamaza » débouche sur des conflits identitaires et culturels16. Le dénouement de la fiction en 2012 est la double émancipation d’Aïcha de sa famille et de son petit ami lors du déracinement estival de la famille sur la côte Atlantique. Depuis l’annonce du cinquième volet reporté au printemps 2015, en raison de la nomination au gouvernement de Yamina Benguigui comme ministre déléguée à la francophonie en 2012, il n’y a aucun indice en 2019 laissant espérer une suite aux nouvelles aventures d’Aïcha dans la capitale.
9La conception d’Aïcha est liée à l’action du Collectif Égalité animé par Calixthe Belaya qui avait dénoncé une télévision française aveugle à la diversité dès 1998 (Hitchcott, 2004 : 474). Elle est aussi la conséquence de l’enquête menée par le CSA en 2000, d’un « plan d’action positive pour l’intégration » à France Télévision en 2004 et de l’Article 47 de la loi de « l’égalité des chances » en 2006 stipulant que la programmation audiovisuelle soit plus représentative de la diversité (Macé, 2007 : 70). La série fut conçue après la création, le 8 mars 2007, du « Ministère de l’identité nationale et de l’immigration » sous le gouvernement Sarkozy. L’association sémantique et institutionnelle contenue dans l’intitulé de ce ministère offrait un nouvel aménagement du discours nationaliste emprunté au Front national et reflétait la difficulté à penser la question de la nation et celle de l’immigration en France. Opposant les Français.e.s issu.e.s des immigrations passées « ayant fait des effort pour réussir » aux nouveaux arrivants qui ne respecteraient pas les lois de la République en raison de leur culture, religion et origine ethnique (Noiriel, 2007a : 82), ce ministère ne pouvait que renforcer les préjugés négatifs à l’égard des immigré.e.s en France.
- 17 Cette initiative gouvernementale a suscité la démission de plusieurs membres de la « Cité nationale (...)
- 18 La « jeune filles de banlieues », le « jeune garçon des banlieues », la « mère immigrée », le « pè (...)
- 19 Il faut noter que le frère d’Aïcha n’incarne pas le rôle stéréotypé du frère garant de la bonne con (...)
- 20 Benguigui, https://AïchaFrance2.com, consulté le 10.03.2019.
10Depuis les émeutes d’octobre 2005, la répétition des expressions « problème des banlieues », « jeunes des cités », « voile islamique », et « violences urbaines » dans les médias alimentait la construction des stéréotypes, de la montée du « péril communautaire » (Noiriel, 2007c : 62) tout en durcissant un conflit imaginaire entre un « nous français » et un « eux immigrés » fondé sur la haine du voisin qui « n’aime pas la France » (Noiriel, 2007c : 80).17 Marion Dalibert a répertorié six stéréotypes18 mis en scène dans la médiatisation du collectif Ni Putes Ni Soumises (NPNS) dans le cadre d’un « discours définitoire » sur les minorités visibles issues de l’immigration dont « la visée informative et performative » (Dalibert, 2013 : 3) légitimait le combat du groupe NPNS. Selon elle, ces actes d’identification et de catégorisation représentant une « identité de genre déviante à l’égard des normes françaises de masculinité et de féminité » (Dalibert, 2014 : 7) essentialisent le groupe pour lequel le collectif NPNS a émis des revendications à partir de 2002 et témoignent d’un processus d’ethnoracialisation dans les médias d’information généraliste (Dalibert, 2014 : 1-2) Le stéréotype de la « jeune fille voilée » proie de l’« islamiste » « prédateur » côtoie celui de la « jeune fille des banlieues » soumise à des traditions musulmanes tels que le mariage forcé et le devoir de préserver sa virginité (Dalibert, 2014 : 3-4). Dans les discours médiatiques analysés par Marion Dalibert, le père « machiste, violent et agressif » et la mère « analphabète » composent « un schéma conjugal traditionnel : elle au foyer, a élevé beaucoup d’enfants et est assujettie à l’autorité de son mari qui règne sur le famille » (Dalibert, 2014 : 5). Le caractère réducteur des catégorisations dans la constitution des stéréotypes de la femme voilée, « symbole de l’arriération », du garçon arabe « difficile à civiliser » et de la beurette « associée à la modernité » (Guénif-Souilamas, 2006 : 125), « intégrée mais toujours oppressée, car contrainte dans son processus d’émancipation par les hommes de sa famille » (Dalibert, 2014 : 8)19 forment le contexte dans lequel Yamina Benguigui a imaginé une série dont l’ambition était d’offrir une représentation plus nuancée et positive des femmes maghrébines « vivant entre deux cultures dans la société métissée à laquelle elles appartiennent »20.
11Contribuant aux débats socio-politiques sur l’immigration, la diversité ethnique et la réussite ou l’échec du multiculturalisme, Aïcha privilégie la sphère familiale comme terrain des conflits sociaux et culturels (Berghan, 2013 :11). Dans les séries antérieures21, la famille, « dénominateur commun dans lequel chaque téléspectateur, quelles que soient ses origines, trouvera presque fatalement des échos de son propre vécu » facilitait la reconnaissance de l’autre mais elle pouvait paradoxalement conduire à l’insignifiance de sa spécificité culturelle : « L’intégration affective des Maghrébins dans le cœur du téléspectateur français passe par l’effacement de leurs particularités ethniques, et non par une meilleure compréhension de celles-ci » (Hargreaves, 1991 : 61). Loin d’amoindrir les spécificités culturelles de la famille maghrébine, décrite comme « une série vivante de vérité évitant la mièvrerie »22 par certain.e.s téléspectateurs.rices, la série Aïcha fut aussi présentée comme « une collection de clichés insupportables où les femmes ne savent pas dire une phrase sans gueuler. »23
12Le refus de l’hétéronormativité dans Clara Sheller et la déclaration d’émancipation féminine dans Aïcha ne mettent pas ces deux discours télévisuels à l’abri d’une représentation unidimensionnelle des femmes, de l’hétérosexualité et de l’homosexualité. Le stéréotype, « l’expression naturalisée d’une asymétrie des rapports de pouvoir » (Macé, 2007 : 74), est une construction réductrice figée dans la répétition produisant une certaine cohérence sur la perception de la réalité sociale des femmes et des hommes. Dans ces deux programmes télévisés, on peut observer une persistance des stéréotypes qualificatifs et sémantiques sur le masculin et le féminin ayant pour effet une normalisation des représentations de genre.
13« À la recherche du prince charmant » titre du premier épisode de Clara Sheller, déclarant l’intention et l’esprit de la fiction, introduit un discours essentialiste sur la principale préoccupation de l’héroïne : trouver l’homme de sa vie. Dans cet épisode, le personnage de Clara (Mélanie Doutey) s’engouffre dans la bouche de métro sur les épaules de son colocataire JP (Frédéric Diefenthal), telle une princesse chevauchant son fidèle destrier. Le projet existentiel de la trentenaire se résume à cette quête relationnelle pour laquelle elle semble posséder tous les atouts : jeune et jolie, féminine, gracieuse et soucieuse de son apparence. Obnubilée par l’amour, Clara incarne une jeune femme spontanée, superficielle, espiègle et parfois gaffeuse dont le principal défi est de choisir la bonne paire de chaussures à l’arrivée du printemps. L’importance du charme exercé sur le sexe opposé est une constante dans la deuxième saison où l’héroïne, censée avoir gagné en maturité demeure convaincue « qu’un beau décolleté, ça sauve » lorsque son emploi est menacé [S2xE01]. En plein désordre amoureux, Clara cherche parfois conseil auprès de sa mère (Anny Duperey) : « Est-ce que ça sert à être heureux l’intelligence ? ça complique le bonheur » [S1xE02]. Ancienne militante du MLF, cette mère défend l’utilité des contes de fées dans l’éducation des filles : « Qu’est-ce que tu veux ? On va pas parler d’histoires de contraception et d’avortement ». Ni « néo-bourgeoise », ni « femme-libérée » [S1xE01], le personnage de Clara valide une conception des femmes comme objets du désir des hommes semblant adhérer à la règle énoncée par JP : « une fille convenable ne couche pas le premier soir » [S1xE02]. Amoureuse du rédacteur en chef de son journal, cliché du patron quinquagénaire couchant avec son employée, Clara réitère le rapport de fascination et de domination entre les sexes : « Il y a des mains d’hommes si belles qu’on jurerait qu’elles ont été faites pour jouer au poker ou au piano ou vous serrer comme un étau » [S1xE02].
14La quête du prince charmant dans Aïcha est le moyen d’obtenir « un passeport honorable pour sortir de la cité mais que tout le monde veut éviter » [voix off, E01]. Fille aînée des Bouamaza, Aïcha (Sofia Essaïdi) entre en scène lors du mariage d’une amie d’enfance célébré dans la tradition musulmane. Contrairement à Clara, le personnage d’Aïcha qui se démarque des autres filles de la cité, espère échapper à la solution matrimoniale pour gagner son indépendance. Néanmoins, la fiction abonde en obstacles symptomatiques de la domination des hommes sur les femmes. Farida (Linda Boulemi), cousine de l’héroïne tombe enceinte d’un garçon noir. Cette tchouma (la honte) tombée sur la famille transforme les filles Bouamaza en « bombes à retardement prêtes à être dégoupillées par l’ennemi » [E01] et oblige le père à les priver de liberté en décrétant un couvre-feu dans une guerre des sexes assimilée par le personnage au conflit civil algérien. Cette comparaison avec les années de plomb en Algérie (1991-2002) caractérisées par des attentats meurtriers sur fond de lutte entre factions islamistes et répressions policières et militaires évoque la dramatisation et l’amplification de la crise familiale sur un plan international.
15Le casting de Mélanie Doutey dans le rôle de Clara en première saison permet d’incarner à perfection la femme-enfant espiègle et facétieuse, effrayée par l’approche de ses trente ans mais rassurée par des achats compulsifs. La deuxième saison reprend cette thématique avec une bande son écrite et interprétée par Philippe Katherine : « Petite fille qui ne veut pas grandir ». Clara regrette sa vie d’enfant surprotégée : « Une chambre de fille, c’est un endroit plein de rêves et de secrets. Petite, on s’y enfermait pour imaginer son CV, on était princesse, docteure, espionne ou maman » [S1xE03]. Les contes de princesse, romans d’espionnage et séries télévisées composent l’ensemble des fictions nourrissant les clichés sur les rôles attribués aux filles. Cette énumération paradoxale où des professions associées à des modèles masculins (docteure ou espionne) côtoient des rôles assignés au genre féminin (princesse, maman), relève de l’anti-stéréotype défini par Macé comme « matière même de sa réflexivité, rendu visible pour déstabiliser les attendus essentialistes, culturalistes et hégémoniques […] que ce soit sur le ton de l’humour, de l’interpellation plus directe ou à travers la complexité des récits fictionnels » (Macé, 2007 : 76). Malheureusement cette remise en question d’une représentation normée des femmes est immédiatement invalidée par l’injonction de Clara concernant les codes superficiels de genre lors d’une dispute avec JP : « Rose pour les filles, bleu pour les garçons ! C’est ma serviette ! » [S2xE04].
16Par son inexpérience, le personnage de Clara offre pourtant le contre-stéréotype, « contre-pied du stéréotype en proposant un modèle inversée » (Macé, 2007 : 75) de la femme au foyer, prisonnière des tâches domestiques. L’héroïne ne sait pas faire une machine sans décolorer les caleçons de son colocataire, pense rarement aux courses et admet sa « nullité » en cuisine [S1xE01]. Pour remédier à cette incompétence, JP guide sa colocataire à travers les rayons du supermarché : » Je te fais découvrir un monde nouveau, celui où on rencontre des caddies remplis de tâches ménagères » [S2xE02]. Le manque d’intérêt de l’héroïne pour les tâches domestiques n’est pas un signe de révolte mais d’immaturité. Désorganisée, l’existence de l’héroïne repose entièrement sur celle des autres que ce soit sa mère, son amant ou son meilleur ami. Le déjeuner dominical chez ses parents consolide le cercle familial et maintient l’héroïne dans son rôle d’enfant. Lors de sa rupture avec Gilles (Thierry Neuvic), alors qu’elle n’a nulle part où aller, Clara trouve naturellement refuge chez sa mère et son beau-père. À 33 ans, prétextant s’occuper de sa mère malade bien qu’elle soit celle qui a le plus besoin de réconfort, l’héroïne reprend sa place de petite fille.
17La représentation de la femme-enfant dans Aïcha est une imposition familiale qui apparaît de façon caricaturale dans la scène où le père Bouamaza oblige ses filles à passer un examen de virginité. L’hymen des jeunes filles musulmanes est perçu comme leur « petit capital intime » avant le mariage. Contrainte d’endosser le rôle de petite fille sage et pure, Aïcha doit se résoudre au mensonge lorsqu’elle veut dérober à sa famille un espace de liberté. Elle parvient à cacher l’existence de Patrick, son petit ami non musulman, architecte chargé du projet d’urbanisme dans sa cité, jusqu’au jour où son père découvre la vérité et la corrige en la giflant publiquement : « Il y a des courants d’air dans cette maison. Il faut fermer les fenêtres ». Cette métaphore évoque une volonté de protéger ses filles et un refus de leur accorder une liberté des mœurs dans la société française. Elle exprime l’angoisse de « l’homme émigré à voir sa progéniture lui échapper » dans une lutte inégale entre la pression sociale lointaine du pays d’origine et la pression sociale présente et provocante de la terre d’accueil (Ben Jelloun, 1984 : 110). Dès les années quatre-vingt, Tahar Ben Jelloun militait pour l’intégration des immigré.e.s dans la société française et réclamait une ouverture « des fenêtres dans la demeure du silence, de l’indifférence ou de la peur » pour une acceptation mutuelle des cultures (Ben Jelloun : 16-17). Le mécanisme de défense et de repli sur soi du père d’Aïcha montre que cette exhortation reste un objectif à réaliser. L’épilogue de la fiction déplace les Bouamaza à Arcachon où s’affirme la quête d’indépendance de l’héroïne par le truchement de son copain qui, au lieu de demander la main d’Aïcha, implore son père de lui accorder l’indépendance de sa fille. L’héroïne décline l’invitation de son compagnon à la suivre sur un chantier aux Antilles et préfère rester à Paris pour se consacrer à son propre projet professionnel dans l’entreprise de cosmétique. Ce choix scénaristique aurait semblé plus féministe si l’indépendance de l’héroïne avait été obtenue sans l’intervention de son petit ami auprès de son père.
- 24 Elle tombe à nouveau enceinte à la fin de la saison 2 et décide cette fois de garder l’enfant, ce q (...)
18La trame narrative de Clara Sheller est semée d’allusions à la quête de la maternité. Dans la première saison [S1xE03], Jeanne est désespérée de ne pas pouvoir avoir d’enfant alors que Clara découvre qu’elle est enceinte de son ami homosexuel le soir où celui-ci fait l’annonce publique de son orientation sexuelle. Par ailleurs, Sophie, la belle-sœur de Clara formant avec son mari un couple hétérosexuel solide, présente de graves symptômes de baby blues à la naissance de leur premier enfant. De sorte qu’à la veille d’un débat national sur la famille et « le mariage pour tous », le scénario offre des indications ambigües sur le rapport des femmes à la maternité. Il présente celle qui désire un enfant mais qui ne peut le concevoir, celle qui en a un mais qui éprouve de la difficulté à s’en occuper, et la dernière qui hésite à le garder. Entre la misère psychique de Sophie, la belle-sœur dépassée par la charge de son enfant, la frustration de Jeanne, son amie en manque de maternité et le désarroi de Clara devant son « état secret » [S1xE03], la série ne donne pas une représentation positive de la maternité. En passant devant un distributeur de DVD, Clara associe sa grossesse imprévue à celle de Sigourney Weaver dans Alien et commence à envisager l’avortement. Espérant toutefois se préparer à la maternité, Clara se porte volontaire pour garder sa nièce car « les enfants, c’est comme les chiens, tu les sors un peu, tu ramasses les crottes et puis voilà » [S2xE03]. Ces paroles désacralisant la parentalité présagent l’oubli dans le jardin d’enfant du bébé dont elle prétend être la mère. Un gros mensonge en entraînant un autre, l’héroïne fait l’éloge du modèle parental fictif inversé : « Chez moi, c’est le papa qui se lève, fait la cuisine, les courses, le linge, la déco » [S2xE03] extrapolant les fonctions exercées par son colocataire homosexuel à celles d’un futur père. Cette remise en question du rôle maternel et domestique des femmes est pourtant invalidée par l’attitude réactionnaire des autres mères qui, loin d’envier sa situation s’exclament : « Si c’était moi, je m’ennuierais. » La fibre paternelle, contredite par la réaction négative de JP lorsqu’il prend le bébé dans ses bras « Ça ne marche pas. Ça doit être un truc de fille » [S2xE03], essentialise une division entre les sexes en ce qui concerne les responsabilités parentales. Cette scène induit qu’il existe une différence entre les hommes et les femmes concernant la paternité et la maternité et semble donner à la mère un rôle privilégié dans la famille. Clara prend finalement la décision d’avorter24 parce que bien qu’éprouvant des doutes par la suite, JP ne se sent pas prêt à assumer un enfant. La résolution du cas de conscience de l’héroïne est donc une affirmation de son choix dépendant de la position ambiguë de JP à l’égard de la paternité.
19La maternité, qui est moins soulignée dans Aïcha est abordée comme une catastrophe inattendue. Mère célibataire d’un enfant métisse, la cousine d’Aïcha cumule toutes les raisons d’apporter la tchouma sur les Bouamaza. Bachir, l’enfant issu de l’union honteuse bénéficiera d’une garde solidaire des femmes dans la cité. Comme le bébé égaré dans la série Clara Sheller, l’enfant fera l’objet d’un sauvetage collectif. L’union arrangée entre la mère célibataire et Mustapha, le jeune homme homosexuel dont l’orientation sexuelle réprimée n’est pas abordée dans la série (Kealhofer-Kemp, 2015 : 1950), procure un père à cet enfant de la honte et dissimule l’homosexualité perçue comme une « déviance sexuelle » interdite par les conventions sociales de la communauté.
- 25 La théorie de Butler est inspirée des travaux de John Austin (How to Do Things with Words, 1955) su (...)
20Selon Judith Butler (1990), le genre est un acte performatif manifestant les rapports de pouvoir entre les sexes25. Les actes quotidiens, gestes, paroles, manière de s’habiller et de se comporter produisent ce qui est perçu comme essentiellement masculin ou féminin. Alors qu’une déconstruction de la binarité entre le masculin et le féminin permettrait de remettre en question ce qui est considéré comme la normalité des genres (Coulomb-Gully, 2011 : 4), les deux fictions Clara Sheller et Aïcha ratifient une représentation asymétrique des genres provoqués par des pratiques sociales.
21Malgré une volonté affichée d’offrir aux téléspectateurs.rices une représentation ouverte aux différences identitaires et sexuelles, ces deux séries montrent une tension narrative d’opposition entre les femmes et les hommes. Dès le premier épisode de Clara Sheller Jeanne, qui est avocate, énonce le principe : « Les hommes et les femmes ne sont pas faits sur le même modèle » [S1xE01], justifiant une incompréhension inévitable entre les genres. Ce présupposé est à l’origine de tous les désagréments amoureux entre les hommes et les femmes dans la fiction. Mettant en application le conseil de sa meilleure amie : « les hommes veulent une femme qui sait ce qu’elle veut » [S1xE01], et défiant la règle conservatrice « l’homme propose et la femme dispose », le personnage de Clara s’invite chez le photographe dont elle est éprise et interprète son conseil « d’aller se coucher » comme une invitation à coucher ensemble. Cette tentative de renverser les rôles entre l’homme et la femme se solde par un échec cuisant ratifiant une représentation normalisée des codes de séduction. La divergence entre les hommes et les femmes est appuyée par l’apparition triomphale de Gilles, le nouveau voisin rebaptisé « bel étranger » par Clara [S2xE02], dans un plan séquence au ralenti exhibant ses attributs masculins. Interrogé sur son type de femme, celui-ci répond avec ironie « gros seins, grosse bouche, petit nez, pas de cerveau » tout en modifiant son jugement avec une classification des femmes en deux groupes : « celles qui veulent juste baiser et celles qui cherchent un père pour leurs enfants » [S1xE05]. Présenté comme hétérosexuel lors de son introduction dans la série, Gilles, qui s’avère bisexuel, devient par la suite objet de désir pour JP et parvient à atténuer la binarité entre les sexes.
- 26 L’unique représentation de l’homosexualité dans Aïcha se trouve dans la brève apparition de Mustaph (...)
- 27 Terme employé par Didier Eribon pour désigner les homosexuels dissimulant leur préférence sexuelle (...)
- 28 Anglicisme désignant l’annonce publique faite par une personne de son orientation homosexuelle.
22Malgré un brouillage appuyé des préférences sexuelles, Clara Sheller ne parvient pas à éviter une asymétrie entre les homosexuels et les hétérosexuels26. JP, comptable à L’Hebdo où travaille Clara, est présenté comme l’homosexuel inverti27 qui utilise sa meilleure amie comme alibi pour la famille et le milieu professionnel. Son absence remarquée dans une soirée de bobos, « Il est où JP ? C’est d’un chiant les soirées sans homo ! » [S1xE01], officialise le stéréotype de l’homosexuel divertissant indispensable à une soirée réussie. Les plans intercalés entre la fête hétéro chez Jeanne et David avec chandelles, champagne et petits fours, et la soirée dans une boite gay animée par une musique techno synthétise le gouffre entre deux sexualités et deux cultures. Contrairement à JP, Hervé (Ruben Alves), fils du rédacteur en chef engagé comme stagiaire à l’Hebdo, a tous les signes extérieurs de l’homosexuel assumé. Inversant ironiquement les rôles entre le stagiaire et son maître de stage, le jeune homme se charge de l’éducation de JP, l’entraînant tour à tour dans les saunas et bars gays de la capitale pour l’aider à se débarrasser de ses complexes et l’encourager à « crier » son coming-out28 au milieu d’étrangers dans une boîte de nuit bruyante [S1xE02].
23Malgré cette présentation clivée des préférences sexuelles, la série parvient habilement à brouiller les pistes entre homos, hétéros et bisexuels. En focalisant l’intrigue sur l’amitié entre Clara et JP, le scénario propose un effacement des différences entre deux orientations sexuelles. Leur rituel du samedi consistant à « mater » depuis la terrasse d’un café les fesses des hommes déjoue le code des rapports de séduction et rapproche deux genres attirés par le même objet de désir [S1xE01]. Au contraire de JP au début de la série, bien qu’étant attiré par les femmes, Hervé adopte une culture gay dans le but d’exaspérer son père. Ses stripteases dans les vestiaires et son choix vestimentaire sont des moyens employés pour se faire passer pour homosexuel. Son imposture qui montre que les apparences sont trompeuses est une interprétation parodique des normes de genre pour les « subvertir ». (Butler, 1990 : 124-126) Antoine (Philippe Lefebre), jeune BCBG prétendant assidu de Clara offre un second exemple d’ambiguïté sexuelle lorsqu’il se déchaîne dans un numéro de karaoké sur la chanson « Où sont les femmes » de Patrick Juvet.
- 29 Terme employé dans la série référant à une personne B.O.B.O (Bourgeois Bohême) passant ses nuits da (...)
24Ces deux exemples peuvent être lus comme une appropriation des modes de représentation de la communauté homosexuelle par les hétérosexuels comme indication d’une certaine hybridité dans l’expression de la masculinité (Connell, 2010 : 845). Ils exposent le jeu rhétorique ambigu du double-speak (Burch, 2000), un procédé narratif ou humoristique permettant de « saper et ringardiser cette image surannée du mâle » (Soulages, 2016 : 99) révélant un certain « glissement dans les rôles attendus de l’homme et l’apparition d’un nouvel homme avatar masculin » (Soulages, 2016 : 98). Pourtant, l’effacement de la différence entre les sexualités est invalidé par une confrontation verbale entre JP et Antoine renvoyant l’hétérosexuel à ses propres préjugés. À la question « Qu’est-ce que tu aimes ? » JP ironise : « Les grosses bites puis j’aime la cuisine, la déco, les fringues, l’art, beaucoup de trucs que les homos aiment en général » [S1xE05]. Ce portrait caricatural de l’homosexuel pourrait « permettre de désamorcer les rapports de domination homme/femme » (Soulages, 2016 : 98) or le scénario calque sur cet inventaire de clichés les goûts et intérêts du personnage de JP développés dans la série. La deuxième saison poursuit les lieux communs avec l’apparition de Brad, jeune homo bloggeur, « bobo dancer »29, féru de musique techno et à l’origine d’une nomenclature gay en trois catégories : « A pour les Apollon, B pour les biens foutus, C pour ceux qui ont gardé du charme » comme JP, malgré son âge avancé [S2xE02]. Clara ne parvient d’ailleurs pas à considérer le couple pacsé formé par Pascal et Denis, « buté et pépère » et assimilé aux ménages hétérosexuels, comme un modèle de stabilité en raison de leur homosexualité.
25La communauté des femmes est elle-même envisagée sous l’angle de la rivalité dans Clara Sheller. Le personnage de Clara, qui n’est pas un modèle de solidarité féminine, croise dans les escaliers une amie de Gilles et porte un jugement immédiat sur son physique : « Les cheveux longs et bouclés pour une fille, c’est super ringard ! » [S1xE01] La jalousie à l’égard de ses congénères s’accroît dans la deuxième saison lorsque sa relation avec Gilles est menacée par Iris, femme de cinquante ans, propriétaire de la galerie des meubles design de son compagnon. L’apparition de cette croqueuse d’hommes, brillamment interprétée par Marie-France Pisier, égérie des cinéastes de la nouvelle vague, introduit l’intertexte fictionnel de la série américaine Dynastie et permet à la série française d’interroger ses propres codes. Dans la scène de rencontre entre les deux rivales les propos distants mais polis contrastent avec les véritables pensées sous-titrées (« Ce rat mouillé, c’est Clara ? Gilles mérite mieux qu’une bécasse ! Il est à moi, vieille peau ! » [S2xE03] et sanctionnent une hypocrisie dans la communication entre femmes. Jouant sur l’outrance, le replay d’une scène de lutte culte de catfight dans Dynastie présente l’altercation féminine avec une violence physique, typiquement attribuée à la masculinité, et véhicule l’image ridicule de femmes lionnes défendant leur territoire de séduction.
26L’amour n’est pas le seul objet d’adversité entre les femmes dans Clara Sheller. L’arrivée d’une nouvelle collègue, Victoire (Cécile Cassel), habilement nommée pour son caractère de battante et surnommée « la tueuse », ajoute un élément supplémentaire de rivalité entre femmes dans la série. Cataloguée comme « si jeune, si pro, si parfaite », Victoire incarne le modèle de la femme professionnelle parfaite, rigide et antipathique que n’est pas Clara et l’oblige à donner le change en inventant une grossesse pour mieux rivaliser avec sa concurrente en manque de maternité. La vérité brise la relation amoureuse de Clara avec Gilles ainsi que sa carrière et se solde par la promotion professionnelle de sa rivale, un choix de scénario qui officialise le rapport conflictuel entre femmes dans la série.
- 30 La patronne d’Aïcha, Albane Granger s’exclame “Quelle culture bruyante !” (Un Job à tout prix)
27Le clivage entre les genres est un aspect particulièrement marqué dans Aïcha où les rapports de pouvoir entre hommes et femmes sont inscrits dans des territoires précis. Les femmes de la cité bénéficient d’un double espace de socialisation, le salon « Coiffure 2000 » de la tante d’Aïcha incarnée par l’exubérante Biyouna et le hammam local où les femmes débattent des problèmes dans la cité. Les hommes sont cantonnés à la salle de sport dominée par un ring de boxe. Cette division territoriale oppose le défoulement des femmes par la parole à celui des hommes par l’exercice physique. Le point commun entre ces deux espaces cloisonnés étant l’importance du corps, objet de tous les soins dans ces lieux de socialisation locale. La domination masculine se manifeste dans l’espace privé des appartements où les femmes se soumettent à la décision du chef de famille. La démesure et l’excès verbal des femmes perpétuant un stéréotype de la femme musulmane bruyante30 et parlant trop fort semblent équilibrer le rapport de force entre les hommes et les femmes bien que la parole des femmes soit rarement associée à l’action souvent déterminée par les hommes. Cette parole permet parfois de dénoncer le sexisme ambiant dans la cité lorsqu’elle est incarnée par Biyouna qui agit en porte-parole de la cause des femmes. À titre d’exemple, elle parvient à relativiser le comportement des filles en indiquant qu’il n’est pas aussi grave que l’extrémisme religieux des garçons qui les conduit au djihadisme (La grande débrouille).
28Les femmes répondent à la domination masculine dans la cité par un réseau d’entraide et de solidarité. Le concours de l’entreprise de femmes remporté par Biyouna représente le girl power dans la cité. La cérémonie de remise des prix organisée au Sénat est une reconnaissance symbolique de l’accès des femmes aux principes fondamentaux de la nation française : liberté, égalité et fraternité. Cette distinction permet à Aïcha de décrocher son premier poste dans une entreprise parisienne de cosmétiques, son passeport pour une nouvelle vie à Paris. Après un passage aux archives, les origines culturelles d’Aïcha lui offrent l’opportunité de mener une étude de marché sur de nouveaux produits pour cheveux frisés. Cette promotion renvoie paradoxalement l’héroïne à la case de départ dans sa cité, où grâce à son réseau féminin et une étude de marché favorable, elle organise un défilé de mode réunissant toutes les femmes aux cheveux frisés.
29Malheureusement cette campagne de valorisation des femmes africaines de la cité est ternie par la manifestation d’opposition organisée par « l’Association féministe musulmane moderne des femmes voilées ». Fondée par Nedjma (Shemss Audat), cousine diplômée de l’héroïne victime du plafond de verre, cette organisation se rallie à l’association des Loubavitch, femmes juives orthodoxes autour d’objectifs comme la non- mixité à la piscine municipale. Abordée sous un angle comique, le mouvement est dirigé par une jeune femme qualifiée d’Ayatollah Khomeiny des médias » (Un job à tout prix) en lutte pour l’« emburkanisation » « en territoire occupé » et regroupe des converties aux motivations caricaturales. À titre d’exemples, une femme du groupe confond un verset coranique avec l’Ave Maria et une autre doit apprendre à prononcer correctement le mot « hijab ». Si cette représentation caricaturale est un moyen efficace pour la réalisatrice de dénoncer la phobie des « dérives communautaristes » dans les banlieues relayées dans les médias, elle projette néanmoins une image peu valorisante des rapports entre femmes de différentes confessions religieuses.
30Malgré le soutien des femmes de sa communauté, Aïcha doit affronter la jalousie de Gloria (Saïda Jawad), personnage féminin secondaire qui se fait passer pour espagnole au travail. Élaborée à travers la coiffure, les vêtements, la décoration au bureau et l’accent, sa fausse identité ibérique est trahie par une jalousie à l’égard du succès d’Aïcha. La rivalité intra-ethnique génère une déclaration de guerre entre les deux femmes : « Il n’y a pas de place pour deux Arabes ici. Je vais pas me faire bouffer par une petite beurette ! » (E2) Comme pour Victoire dans Clara Sheller, le personnage le plus antipathique de la série, dont on comprend par la suite la faille et le désespoir, Gloria suggère l’empathie dans la scène où, rongée par la culpabilité, elle révèle sa trahison identitaire à sa mère non-voyante. Malgré cette image de rédemption et le fait que la rivalité soit le seul recours des femmes pour être valorisées au travail, Aïcha et Gloria donnent une représentation des rapports de pouvoir entre femmes de même origine culturelle peu gratifiante.
31Au début des années quatre-vingt, Tahar Ben Jelloun écrivait, « Il faut habituer le téléspectateur français à voir l’immigré dans son image positive. » (1984 : 81) En proposant Aïcha, Yamina Benguigui voulait corriger la représentation de stéréotypes négatifs et l’ethnoracialisation des problèmes de violences en banlieue dans les médias d’information généraliste. Son portrait d’une famille musulmane permet d’humaniser un espace périphérique trop souvent réduit par les journalistes à l’incivilité et à la délinquance, et de mettre en lumière une génération de jeunes femmes ayant des capacités d’action et d’intégration sociales et professionnelles. En dépit des obstacles, la famille Bouamaza reste unie grâce à une stratégie de médiation et de neutralisation des conflits (Kealhofer-Kemp, 2015 : 142). La représentation « nuancée » du père maghrébin qui finit par accepter sans l’approuver le choix de sa fille (Kealhofer-Kemp, 2015 : 191) confirme l’existence d’un espace de négociation et la possibilité du compromis dans la cité. Si le personnage d’Aïcha rappelle « la beurette intégrée mais toujours oppressée dans son processus d’émancipation de sa famille » (Dalibert, 2014 : 8), le traitement caricatural du père et le fait que ses injonctions portent peu à conséquence, permettent d’atténuer dans cette série « l’asymétrie des rapports entre les hommes et les femmes construits comme étant propre aux minorités ethnoraciales. » (Dalibert, 2014 : 9) Pourtant, l’indépendance de l’héroïne, obtenue grâce à l’assentiment du père et de l’amant, ne fragilise en aucun cas le modèle de masculinité hégémonique. En offrant une représentation moins critique de la famille maghrébine que celle des séries diffusées dans les années 90 (Kealhofer-Kemp, 2015 : 141), Aïcha identifie sans toutefois dénoncer les lieux communs et rapports conflictuels de genre et propose la conciliation comme unique solution.
32Dans Clara Sheller, Nicolas Mercier visait principalement à dénoncer l’hétéronormativité dans la société française. Sa mise en scène de plusieurs orientations sexuelles questionne l’hétérosexualité en tant que « norme productive au niveau du genre, attendu qu’elle divise l’humanité en deux groupes, et qu’elle fige, essentialise les normes et rôles de genre. » (Dalibert, 2014 : 2) Paradoxalement, le parti-pris progressiste de la série ne parvient pas à effacer des préjugés persistants sur la femme enfant, rêvant au prince charmant avec qui elle fondera la famille idéale. Les contre-stéréotypes sur les femmes, souvent invalidés par l’action des personnages, n’induisent pas toujours une réelle remise en question des idées reçues sur le genre. Par conséquent, la transgression des attendus de genre et de préférence sexuelle semble se faire aux dépends d’une vision normée dans la représentation des femmes.
33Les études de genre concluent parfois au conservatisme ou au progressisme des représentations que ce soit au cinéma ou dans les séries télévisées. Dans le cas de productions télévisuelles telles que Clara Sheller et Aïcha, la grille d’interprétation proposée dans cette analyse offre un constat plus fluide et nuancé résultant d’une anticipation des chaînes sur « ce qu’elles pensent être le conformisme provisoire du moment et les préoccupations collectives » (Macé, 2007 : 69). Véritable arène culturelle, la télévision reste le « poste d’observation » (Macé, 2007 : 69) d’une négociation entre une représentation légitime et déstabilisée des attendus de genre. Il se pourrait que ces deux propositions télévisuelles voulues progressistes, ouvertes à une pluralité sexuelle et identitaire aient dû, en contrepartie, ménager le public en offrant une option plus conformiste dans la représentation des genres. Cette alternative est particulièrement visible dans les stéréotypes de la femme à la recherche du prince charmant, la femme enfant et la maternité ainsi que dans l’expression d’une binarité dans les performances de genre entre les hommes et les femmes, les sexualités et les femmes elles-mêmes. Les succès d’audience remportés par Aïcha et Clara Sheller montrent que les téléspectateurs.rices ont adhéré à ces programmes faisant la part belle à plusieurs orientations sexuelles et à la communauté maghrébine. La popularité de ces séries provient de leur capacité, en dépit d’une représentation assez classique et essentialiste des genres, à représenter des sujets de société contemporains jusqu’alors peu exploités à la télévision.