1À l’heure de la diversification des accès aux contenus audiovisuels, la télévision en Turquie comptabilise encore en moyenne près de 6 heures d’écoute par jour et par individu (RTÜK1, 2017). Selon l’étude effectuée par Ajans Press (société de surveillance des médias) en collaboration avec RTÜK (Conseil Supérieur de Radio et Télévision) et publiée en 2017, concernant la durée d’écoute de la télévision, nous constatons que le Japon, où les téléspectateur·rice·s passent 4 h 41 minutes en moyenne par jour devant le petit écran, devance de peu l’Italie avec 4 h 31, suivi de la Pologne (4 h 11), de l’Espagne (4 h 06), de la Russie (3 h 59), de l’Angleterre (3 h 52), de la France (3 h 46), et de l’Allemagne (3 h 41)2. À partir de ces données chiffrées, nous pouvons faire l’hypothèse que la télévision tient une place différente dans les rythmes de vie de la population turque par rapport aux autres pays, où elle se révèle de plus en plus présente dans la vie de chacun·e. Plus encore, les résultats sociodémographiques de l’enquête sur les pratiques culturelles des turcs·ques de 2014 indiquent que parmi les activités (cinéma, théâtre, concert, musée, bibliothèque, festival, participation comme spectateur·trice·s aux activités sportives, voir les ami·e·s ou les parents, lire un livre, faire un pique-nique, lire les journaux/revues, écouter le radio, sortir à l’extérieur, etc.), regarder la télévision est au premier rang avec un pourcentage total de 94,6 %3. La série Poyraz Karayel [S01xE02], par la voix de son héros éponyme, exprime à sa manière cette réalité turque, l’importance accordée à la télévision dans la dynamique familiale, en donnant la définition suivante du terme « Famille » : « La plus petite structure de la société turque composée de la mère, du père, de l’enfant et de la télévision […] Le père y tient la place prééminente, ensuite, peu importe l’âge, vient un garçon, ensuite, la télévision […] les mères viennent en dernier. »
- 4 Nous choisissons d’orthographier le terme de « Genre » (dans le sens des « rôles sociaux attribués (...)
- 5 Bulletin mensuel des statistiques publié en 2017 par TÜİK (l’Institut des Statistiques de Turquie) (...)
2Une telle citation illustre combien « chaque culture familiale partage une définition implicite ou explicite de ce qui constitue les univers respectifs du ‘féminin’ et du ‘masculin’ » (Bélanger, Proulx, Voisin, 1995 : 16). Quant à la problématique du Genre4, et de la place des femmes dans la société turque, celle-ci apparaît relativement polarisée entre deux mouvements contradictoires ; d’un côté, une société assez traditionnelle dans ses valeurs culturelles, dans les conceptions des relations entre les hommes et les femmes en particulier ; de l’autre, une société plus libérale et peut-être plus occidentale dans son mode de vie. Les rapports sociaux de sexe en Turquie ont ainsi toujours été et continuent d’être impactés par une ligne de tension entre modernisme et conservatisme, notamment religieux. Ce contexte a été mis en valeur dans d’autres travaux (Tekeli, 1996, Göle, 2003, Tanriöver, 2003), qui montrent pour ainsi dire combien les femmes servent de « symboles » dans la grande majorité des conflits où les dichotomies Islam/Occident, traditionnel/moderne, identité/égalité, privé/public, se cristallisent : en effet, les femmes ont toujours été les agents du changement social, et aujourd’hui encore, elles continuent d’être associées à l’image d’une société en mutation. À l’heure actuelle, malgré la culture islamique fondée sur le « secret », le « non-dire » (Göle, 2005 : 43), qui place des interdits sur l’espace du privé et donc sur l’espace des femmes, les femmes turques sont loin de nos jours de se limiter au rôle de mères passives, vertueuses, modestes, tendres, prêtes à tout sacrifier : elles sont devenues de plus en plus visibles quoiqu’elles ne soient pas encore pleinement libérées, dans la mesure où le taux d’activité des femmes de plus de 15 ans en Turquie, estimé à 28 %, reste encore largement en dessous de celui des hommes, évalué de son côté à 65,1 % en 2016 par l’institut national des statistiques5. Dès lors, une question s’impose : comment ces spécificités sociales entrent-elles en jeu dans les pratiques télévisuelles ?
3Rappelons que « toute communication est par définition genrée. » (Coulomb-Gully, 2009 : 144). La consommation de la télévision, qui s’ajuste ou s’adapte à la dynamique familiale des spectateur·trice·s, n’est pas uniquement le lieu de célébration de tel ou tel contenu médiatique, mais représente également des formes d’engagement pour les spectateur·trice·s, au travers de pratiques sociales, culturelles, et très souvent genrées, comme cela est défini par Rieffel (2005 :189) :
Parler de la télévision n’est pas seulement parler de ce qu’on regarde, de la façon dont on regarde, ou encore de son rapport à la télévision. C’est parler aussi de rapports pédagogiques et de rapports conjugaux à l’intérieur de la famille, de l’occupation des temps de loisir, de l’organisation interne au groupe familial.
4En effet, le présent article part du présupposé que le rapport à la télévision n’est qu’une des façons dont se jouent et se rejouent, quotidiennement et de façon ordinaire, les rapports sociaux de sexe. C’est dans ce rapport (les routines, les habitudes d’écoute, les souvenirs les plus anciens y étant associés, etc.) que nous pouvons détecter les valeurs et les normes qui sont socialement codées et valorisées comme « masculines » et « féminines », ce qui peut également se révéler dans d’autres pratiques quotidiennes. Ce constat avait déjà été mis en évidence dans l’étude des publics des médias, en particulier dans la lignée des Cultural Studies. Dans ce cadre, la réception culturelle a fait l’objet de nombreux travaux visant à comprendre les comportements des publics (Ien Ang, 1985 ; David Morley, 1986 ; John Fiske 1987 ; James Lull 1990 ; Elihu Katz et Tamar Liebes 1990 ; Sonia Livingstone 1990 ; Stuart Hall, 1994). Parmi eux·elles, un certain nombre de chercheur·e·s ont questionné les communautés d’interprétation (Radway, 1984) ou les groupes de fans (Pasquier, 1999) sous différents angles, en prenant en compte les dimensions sociales (Morley, 1986), le contexte matériel et familial de la réception (Lull, 1990) ou encore la construction des rôles sociaux – et du Genre en particulier – (Radway, 1984). Il·Elle·s se dirigent dès lors vers une réflexion plus attentive aux capacités d’agir ou de « résistance » (Radway, 1984) des récepteurs et des réceptrices, ce qui les a ainsi conduits à une étude de la diversité des publics dans une société médiatisée. En recourant aux méthodes ethnographiques, il·elle·s ont essayé de comprendre la nature des phénomènes de réception en se plaçant du point de vue des publics d’une pratique culturelle. Prenons, avec Charlotte Brunsdon (1981), l’exemple des soap operas, ou avec Janice Radway (1984), celui du roman sentimental, qui interrogent la relation texte-sujet et l’activité du sujet faisant l’expérience de la réception. De telles analyses démontrent que la nature de la relation domestique à la pratique culturelle, qui caractérise justement l’importance de la lecture par comparaison à la vie et à l’itinéraire individuel, s’impose comme une catégorie analytique essentielle pour des recherches sur des publics. Comme dans ces travaux, afin de saisir les modes de présentation de soi, la capacité d’agir, et l’environnement culturel du sujet, cet article se centre sur l’étude des pratiques de réception des séries télévisées dans le temps et l’espace domestiques.
- 6 On se réfère ici au Genre, qui agit comme catégorie de même ordre que la classe. Pour plus de détai (...)
- 7 Parmi les travaux récents menés dans le cadre des études de Genre et de médias, la recherche condui (...)
5Les séries télévisées occupent une place prépondérante dans nos sociétés, à une échelle nationale et internationale, et elles occupent les grilles de programmes, les discussions sur les réseaux sociaux mais aussi les conversations entre ami·e·s. De ce fait, cette pratique domestique, dans un contexte inévitablement marqué par les rapports sociaux de sexe, constitue également un objet d’étude particulièrement pertinent pour accéder à l’habitus de Genre6 de chacun·e. Ce travail, inspiré d’une « microsociologie de la vie quotidienne » (Corner, 1996 : 23), devrait ainsi nous permettre d’élucider les relations que les téléspectatrices entretiennent avec la télévision, mais aussi ce que ces relations nous disent à propos du Genre, qui, en retour, dessine les contours de la vie quotidienne7.
6« […] Chaque approche, avec son équipement méthodologique, permet d’explorer un pan de la réception, […] ces approches ne sont pas des morceaux d’un tout que l’on pourrait assembler, mais des mondes construits depuis une perspective donnée, autrement dit une problématique et une méthode » (Méadel, 2009 : 22). Si le mode d’investigation que nous allons proposer pour ce travail ne prétend donc pas viser la compréhension entière d’un phénomène, il entend néanmoins permettre de décrire et d’analyser « un monde construit depuis une perspective donnée », au regard des objectifs spécifiques assignés à la recherche. Notre recherche porte sur la pratique domestique d’une série télévisée, en tant que celle-ci se trouve susceptible de questionner les pratiques genrées face à des situations particulièrement révélatrices, plutôt que sur l’étude de la série en question. Dans cette perspective et en prenant en compte les contextes de visionnement et les activités réalisées en parallèle de la situation de réception (telles que le type de séries consommées, le rapport au genre sériel, etc.), qui participent de l’expérience télévisuelle, nous avons choisi de limiter à dessein le périmètre de l’enquête, en privilégiant une unité de temps et de lieu, pour mener des entretiens semi-directifs qui se sont déroulés avec un nombre limité de femmes, sans prétention à quelque représentativité que ce soit.
- 8 Signalons que le parcours de la vie télévisuelle ne s’arrête pas là, puisque cette pratique ne se (...)
7On s’intéressera ainsi à une unité d’espace correspondant au premier lieu de réception dédié à la pratique télévisuelle, qui se trouve également être le lieu de manifestation de rapports plus intimes et plus directs au sein de la famille8. D’ailleurs, dans la mesure où le fait de regarder la télévision demeure encore une pratique familiale très largement partagée en Turquie, nos entretiens avec des téléspectatrices ont été le plus souvent réalisés de ce fait en compagnie de leur proche, en général de leur conjoint ou mari. Les interactions conjugales constituent à n’en pas douter, nous le verrons, un élément-clé dans la compréhension de l’inscription des rapports de pouvoir dans la dynamique familiale. En ce sens, l’évitement, le silence, la domination de l’un·e par rapport à l’autre sont autant d’éléments parfois cruciaux à considérer.
- 9 La série, qui débute chaque mercredi à 21 heures environ, se termine à minuit. En effet, la pratiqu (...)
8Il s’agit évidemment par ailleurs et de plusieurs façons d’une unité de temps, correspondant d’abord au moment où l’audience est la plus forte (le prime-time), mais aussi au temps d’un épisode de la série en question, et enfin au « temps de la parole de chacun » (Rueda, 2014 : 177-191), qu’est le temps de l’entretien. Dans ce cas, le temps est particulièrement important dans la conduite de l’enquête elle-même, étant donné que la durée des épisodes de séries (pratiquement 3 heures en soirée) nécessite une grande concentration dans le travail de réception, et que le développement de rapports plus « naturels » entre l’observatrice et les sujets observés nécessite du temps pour construire un véritable échange doublé d’un engagement mutuel entre l’enquêtrice et l’enquêtée. À cet égard, entre les années 2015 et 2016, nous avons mené nos entretiens les mercredis soir, durant le temps de la diffusion de la série Poyraz Karayel. Chaque entretien a porté sur la réception d’un épisode, représentant un temps relativement important de consommation télévisuelle, d’au moins 3 heures9. Après avoir clairement énoncé notre objet de recherche et le cadre déontologique de notre démarche (déroulement de l’entretien, respect de l’anonymat, confidentialité, liberté de discours), nous avons utilisé un magnétophone lors des entretiens, avec la permission des téléspectatrices. En parallèle, puisque le moment où la télévision est regardée constitue une expérience sensible dans l’espace domestique, nous avons accordé la plus grande attention aux conditions effectives de la réception. Pour cela, nous avons notamment procédé à une série d'observations (de la place du téléviseur dans l’aménagement des appartements turcs aux rituels qui accompagnent l’écoute, en passant par les comportements, les gestes, la façon de regarder la télévision, ainsi que les réactions physiques et émotionnelles) dans 9 foyers, nous les avons reportées sur un carnet de bord. Ensuite, les entretiens ont été conduits sous forme de discussion libre, à partir d’un guide dans lequel nous avons choisi un certain nombre de thématiques se rapportant à nos objectifs de recherche. Ce guide d’entretien, utilisé sans nécessairement suivre un ordre préétabli, était structuré en deux phases : nous avons d’abord choisi de nous concentrer plutôt sur la connaissance des téléspectatrices en général, afin de mieux comprendre les « habitudes » qui accompagnent l’écoute de la télévision, c’est-à-dire leurs pratiques, leurs comportements, leurs goûts, ainsi que leurs jugements et leurs envies ; puis, nous avons interrogé plus précisément les téléspectatrices sur leur culture sérielle (routines et habitudes de consommation, préférences, choix du genre, de la chaîne de télévision, des séries).
- 10 Cet article provient de la thèse soutenue par l’auteure en décembre 2018, sous la direction de Marl (...)
- 11 Il s’agit d’une série télévisée turque policière (plutôt mélodramatique) de Limon Yapım (société de (...)
9Les pistes de réflexions qui vont suivre sont le fruit d’un travail doctoral10 basé sur les entretiens qui ont été effectués au domicile des enquêté·e·s (couples ou personnes seules). Notre sélection initiale s’est faite à partir de nos contacts personnels, après quoi les contacts se sont faits par échantillonnage « boule de neige », ce qui nous a menée à des personnes appartenant plus ou moins à un même réseau de téléspectateurs·trices assidu·e·s de la série Poyraz Karayel11 (KanalD, saison 2, 2015). Cet objet a été choisi parce qu’il fait partie des fictions télévisées les plus populaires en termes d’audience (en 2015, il figure en seconde position des émissions les plus regardées, tous programmes confondus), et parce qu’en vertu de son sujet et de son genre (policier et mélodramatique), il est susceptible d’intéresser aussi bien un public masculin que féminin. Ainsi, par sa notoriété, il suscite de nombreux discours sociaux et échanges propices à repérer les normes genrées à l’œuvre dans la société stambouliote.
- 12 Il nous paraît nécessaire d’apporter une précision concernant la définition de la classe sociale de (...)
- 13 Cette notion fait référence aux « publics » au pluriel théorisés par Jean-Pierre Esquenazi (2003).
10Dans le cadre de cet article, nous nous appuierons sur une enquête qualitative menée auprès des femmes assidues de la série Poyraz Karayel. Notre corpus est constitué de 9 femmes âgées de 28 à 52 ans, avec une sur-représentation des 30-40 ans. On compte deux femmes au foyer, une étudiante, une retraitée. Les autres occupent des positions sociales différentes (enseignante, représentante publicitaire, opticienne, ingénieure) avec une prévalence de membres des catégories socioprofessionnelles moyennes et supérieures. Elles présentent une certaine diversité au niveau de leur situation de famille (célibataire, mariée, divorcée, en couple, avec/sans enfant) et de leur appartenance de classe, avec néanmoins une prédominance des classes moyennes12 (Neslihan, İrem, Gül, Merve, Derya, Zahide). La plupart des enquêtées habitent en zone urbaine, à Istanbul ou en périphérie. À défaut d’être représentatives de l’ensemble de la population turque, ces « publics au pluriel13 sont bien des portraits ne représentant que quelques individus, mais exemplifiant la manière dont chacun, construit son activité de spectateur. » (Gil, 2011 : 283-284) Ces enquêtées se trouvent donc à des moments différents de leur parcours de vie. L’observation de leur expérience personnelle peut ainsi permettre d’approcher certaines modalités des rapports de pouvoir propres à l’environnement familial, telles qu’ils s’expriment à travers les pratiques télévisuelles.
11Notre postulat méthodologique de départ, qui nous semble crucial au regard du Genre, pourrait donc se formuler ainsi : l’étude des modes de visionnement ou/et des pratiques associées à la fréquentation de la télévision (activités domestiques, choix des émissions, rapport à la conversation...) cherchera à dévoiler l’état des rapports de pouvoir au sein du système familial. Nous tenterons également, plus globalement, de toucher du doigt ce qu’est/sont le(s) rôle(s) social(ux) joué(s) par les femmes, en tout cas pour ce qui est des femmes enquêtées au cours de cette recherche.
- 14 La salle à manger, séparée du salon et réservée en général à la réception des invité·e·s, peut égal (...)
12Les séries sont essentiellement consommées dans une pièce de la maison ou de l’appartement (composé(e) le plus souvent de 3 ou 4 pièces chez les personnes interrogées, avec une cuisine et des sanitaires) la plus utilisée au quotidien, c’est-à-dire dans le salon qui apparaît comme central dans l’univers domestique. Dans notre étude, même si les enquêtées ont deux postes (l’un se trouve en général dans leur chambre à coucher, l’autre dans le salon et parfois un troisième dans la cuisine ou dans la salle à manger14), nous avons choisi de privilégier le poste principal, celui qui est le plus regardé par les enquêtées, situé dans le salon.
- 15 Dans ces foyers, l’observation à laquelle nous nous sommes prêtée n’est bien sûr pas sans incidence (...)
13Passer en leur compagnie des soirées entières à regarder la télévision nous place au cœur de cette expérience15 : nous visitons leur appartement, nous nous installons dans leur canapé, nous croisons leur famille ou leurs ami·e·s, nous sirotons un thé avec eux/elles en attendant le début de la série... Tout au long de ce temps, la télévision ne bouge pas, elle est un objet immobile, à l’image d’un meuble à part entière au sein du salon ou de la salle à manger : « L’appareil [...] aspire à lui tout l’espace du salon, les fauteuils étant tournés vers lui, et lui rendant comme un culte muet avant même que les spectateurs viennent s’y loger et célébrer, soir après soir, la grande cérémonie télévisuelle » (Schwartz, 1990 : 95). Elle est allumée un grand nombre d’heures dans la journée, parfois même en permanence. Comme l’évoque Uğur Tanrıöver (2015 : 131), « la télévision reste non seulement au centre des activités de la famille, mais aussi « cœur » du foyer tout au long de la journée et de la soirée ». Merve (29 ans, doctorante), seule en attendant le début de la série, mange et fume dans la cuisine, tandis que sa famille s’apprête à regarder le même programme dans le salon, où personne n’est contraint au silence ; Zahide (45 ans, femme au foyer) fume dans la cuisine avant que Poyraz Karayel ne débute ; Kuğu (48 ans, femme au foyer), après le ménage, attend impatiemment cette série télévisée qui fait partie du « programme complet » de ses mercredis : « Aujourd’hui, c’est mon jour de ménage. Et après, c’est le bonheur. Comme un programme complet » ; ou Songül (30 ans, femme au foyer), dans la cuisine, prépare le dîner en regardant le poste. Derya (31 ans, opticienne) prépare avec son mari le dîner avant de prendre place devant l’écran, tout cela en jetant de temps à autre un œil sur la télévision ou en écoutant le bruit venant de la pièce voisine. À l’évidence, le petit écran s’insère dans le quotidien des foyers et même parfois s’intègre aux routines du travail domestique.
- 16 Le fait de grignoter cacahuètes, graines de tournesol, petits gâteaux, etc., généralement accompagn (...)
14Pour appréhender correctement la nature de ce spectacle télévisuel dans le contexte domestique, il est donc nécessaire de décrire au préalable certains « arrangements » produits par les femmes en fonction de leurs visées. De surcroît, nous pouvons considérer que la répartition (implicite ou explicite) des rôles à l’intérieur de la sphère domestique est riche d’enseignements sur les modes de visionnage. Qui tient la télécommande ? Qui se lève durant la soirée pour préparer le thé ou les friandises à grignoter ?16 Qui reste installé(e) dans son fauteuil, indifférent(e) à l’activité déployée par ailleurs ? Pour tenter de comprendre ce qui se joue dans de tels gestes et de tels instants où le Genre se décline et manifeste de multiples façons, on peut se demander si cette pratique télévisuelle permet davantage aux femmes de s’affranchir de leur habitus de Genre ou de le reconduire.
15Chaque jour, la télévision est regardée selon une cérémonie rituelle : le changement de tenue dès l’arrivée au domicile ou la transmission d’objets (aliments à grignoter, cacahuètes, carrés de chocolat, boissons, cigarettes, coussins, couvertures, etc.) constituent quelques exemples de ce phénomène. Neslihan (52 ans, enseignante) agence son environnement dans le but de disposer à proximité les objets dont elle aura besoin (cigarettes, briquet, cendrier, télécommande), tandis qu’İrem (30 ans, ingénieure) essaie de connecter l’ordinateur à la télévision, devant son mari, lequel s’installe sur un canapé en face de l’écran. Ainsi, pour regarder la télévision dans de bonnes conditions, ou, selon les mots de Gül (50 ans, retraitée), pour que « les conditions d’un visionnage confortable de la série [soient] réunies », il faut produire un environnement qui soit propice à une activité focalisée sur la réception du programme, ou tout au moins organisée autour de celui-ci. Gül est manifestement plus attachée au contexte du visionnage de la série qu’à la série elle-même. Elle le résume ainsi : « on met nos pyjamas, on s’allonge sur le canapé, on met les cacahuètes au milieu. On se met juste en face de la télévision [Elle rit]. » C’est aussi ce qu’observe Le Goaziou (1999 : 300) chez les téléspectateurs, dans son étude sur l’évolution des modes de vie en France : « les positions du corps qu’ils adoptent alors sont particulièrement désinvoltes et relâchées. Ils sont allongés, assis ou avachis sur le canapé, les jambes repliées ou bien posées sur l’accoudoir, sur un pouf ou sur la table basse ».
- 17 L’entretien a eu lieu en présence de son mari, Serkan. À vrai dire, Songül est plutôt invisible lor (...)
16Lors de ce rituel de préparation, les femmes sont plus mobiles, contrairement aux hommes qui sont plus nombreux à présenter l’installation « relax » dans le canapé du salon comme constituant leur principal mode de visionnement. À titre d’exemple, ce sont toujours les femmes qui s’activent pour mettre en place le nécessaire : Songül (30 ans, femme au foyer) met son thé et son assiette devant son mari, qui « ne s’occupe de rien d’autre » ; Gül (50 ans, retraitée) apporte de la cuisine des gourmandises à grignoter et des thermos de thé qui seront bus tout au long de la soirée ; Zahide (45 ans, femme au foyer) vient de la cuisine avec des cacahuètes et des fruits, et nous offre du vin fait maison ; İrem (30 ans, ingénieure) apporte à boire ou à grignoter ; Kuğu (48 ans, femme au foyer) revient de la cuisine avec un plateau de thé et de café, etc. Même si le téléviseur est perçu comme un moyen d’évasion et de relaxation par la plupart des femmes, elles quittent le lieu, reviennent ou interrompent très facilement leur activité de réception, dans la mesure où elles ne peuvent jamais se détacher complètement des responsabilités domestiques. Cette inquiétude permanente des femmes, qui ne peuvent pas rester paisiblement installées sur leur canapé pour regarder la télévision, mais s’activent en permanence, nous dit quelque chose de ce qui agit comme une attente intériorisée par les femmes. Installés dans leur canapé, immobiles, les hommes peuvent quant à eux pleinement se concentrer sur la série (contrairement aux femmes), et c’est en effet autour d’eux que tout semble tourner. Ces ressorts genrés de la réception culturelle ont été déjà reconnus par divers travaux féministes portant sur les pratiques culturelles des femmes, comme ceux de Radway (1984). À cet égard, les travaux de Janice Radway sur les grandes lectrices de romans « à l’eau de rose », qui analysent la manière dont cette pratique donne lieu à l’abandon temporaire des obligations familiales, montrent une constante renégociation de la relation entre le textuel et le social. De même, ces types de relation à la télévision varient en fonction des milieux sociaux, avec des différences plus ou moins marquées selon les familles. On peut citer ici l’exemple de Songül (30 ans), une femme au foyer appartenant aux classes sociales défavorisées, qui prend en charge la totalité des tâches domestiques, puisqu’elle « est habile » et que « c’est une vraie femme qui prend soin de sa maison », comme le dit son mari17 : dans un environnement où la télévision remplace en quelque sorte la jeune femme lorsqu’elle se trouve engagée dans d’autres activités ménagères traditionnelles (ex. faire la vaisselle, le ménage), nous observons une répartition stricte des activités domestiques au prisme du Genre. D’ailleurs, la dichotomie entre le privé et le public, qui s’exprime communément à travers une série d’oppositions significatives (loisirs/travail, féminité/masculinité, consommation/production, voir Morley, 1992), donne lieu à des perceptions différentes de la sphère domestique de la part des femmes sur le plan des pratiques. Pour Songül et Zahide, le foyer représente tout d’abord un lieu de travail puisqu’il s'agit pour ces deux enquêtées des rôles de mère et d’épouse assumés par elles-mêmes, à la différence de Kuğu, İrem et Derya, pour qui le foyer apparaît davantage comme lieu de détente et de loisir ; l’idée d’évasion, visant dans leur cas un bénéfice de plaisir pour soi, semble ici se rapprocher de la conclusion de Radway dans la mesure où cette pratique leur permettrait de mettre à distance leurs obligations et de se couper de leur quotidien. En ce qui les concerne, nous pourrions tout aussi bien parler d’accommodement aux rôles sociaux puisque ce moment de répit ne compromet pas l’accomplissement de leurs obligations domestiques et familiales.
- 18 Les itinéraires personnels que nous appelons aussi « trajectoires biographiques », résident dans le (...)
17En tout état de cause, la pratique télévisuelle suscite une énergie très mobilisatrice, permettant aux femmes de réfléchir à leur vie quotidienne. De plus, elle favorise une prise de conscience de certaines choses et les amène à penser leur condition. Plusieurs femmes que nous avons rencontrées, affichent à travers leur vécu, leur comportement actuel ou encore les itinéraires personnels18, cette volonté de résistance et/ou de négociation. Par exemple, Senem (36 ans, représentante publicitaire) remet en question l’injustice ménagère. En pointant les dissymétries entre hommes et femmes, elle propose des redéfinitions de leurs rôles : selon elle, les hommes aussi peuvent prendre part aux tâches domestiques. Mais plus tard, elle nous avoue qu’elle laisse son conjoint regarder le foot à la télé. Plus encore, les envies émancipatrices des femmes se heurtent de temps en temps aux cadres traditionnels dans lesquels elles évoluent : Songül évoque son exclusion de la vie professionnelle à cause de son mari qui ne le lui a pas permis d’étudier et de travailler. Une domination patriarcale plus ou moins forte perdure ainsi dans la vie domestique des femmes, notamment dans la mesure où leurs envies en termes de pratiques télévisuelles ne sont pas réellement satisfaites.
- 19 Comme nous avons pu le constater chez Kuğu, c'est son mari Okan, qui endosse les fonctions féminine (...)
18Cette divergence dans les perceptions de la sphère domestique se manifeste aussi dans la sélection des émissions à regarder et le contrôle de la télécommande. Songül (30 ans, femme au foyer), qui doit plus largement se conformer au système de valeurs de son époux, Serkan, est obligée de regarder la série qu’il préfère. De son côté, Neslihan (52 ans, enseignante) se réjouit de la liberté de choix que lui offre le célibat, et décrit ainsi la transformation de son mode de consommation télévisuelle après son divorce : « avant, je regardais tout ce que décidait de regarder mon ex-mari, même si ça ne m’intéressait pas. Je n’étais pas prioritaire dans le choix. Il préférait regarder des films. Maintenant, si je regarde des séries, c’est peut-être parce que je peux décider seule le soir. C’est moi qui détiens la télécommande [rires]. » Comme nous l’avons vu, la pratique télévisuelle instaure un clivage au sein du foyer, en termes de choix des programmes et de maîtrise technique des objets. Dans son ethnographie de la classe ouvrière anglaise, Richard Hoggart (1970) a déjà étudié différentes interactions entre la vie familiale et la culture populaire, telles que le rôle déterminant joué par le père de famille dans le choix des émissions télévisées. Cette réalité se retrouve dans tous les milieux sociaux mais peut différer selon les itinéraires personnels. Par exemple, cette prééminence masculine qui s’exerce dans le choix des émissions, ne s’observe pas chez Kuğu (48 ans, femme au foyer), de la classe supérieure : « si j’ai déjà pris la télécommande ; mon mari va parfois dans l’autre chambre, il regarde les séries sur Internet ». L’utilisation récurrente des nouvelles technologies modifie les pratiques et aussi les modes de visionnage. Cette possibilité technique, qui offre une sphère d’autonomie au sein du foyer, semble concerner davantage les spectateur·trice·s qui sont connectée·s et actif(ve)s via les réseaux sociaux. C’est la raison pour laquelle Kuğu, quand elle rate un épisode, ne se trouve aucunement mise hors-jeu puisque, pendant la journée, confie-t-elle, « [elle] l’écoute sur son téléphone pendant qu’[elle] fait d’autres choses à côté à la maison ». Toutefois, comme chez les autres (İrem, Derya et Gül), dans les familles où l’inégalité de genre dans le partage des tâches domestiques est plus accentuée et où les femmes travaillent à l’extérieur du foyer, la télévision devient l’objet de stratégies sociales : toutes sortes d’événements, qui peuvent surgir et interrompre l’activité de réception télévisuelle (tâches ménagères, lecture de magazines, conversations), marquent une restructuration de l’organisation de la vie quotidienne et engendrent de nouvelles stratégies de réception19.
- 20 Les séries turques, qu’elles soient d’action, policières ou autre, ont très clairement recours « au (...)
- 21 À ce sujet, les études sur les genres littéraires constituent une bonne ressource pour comprendre l (...)
19Étudier le contexte de la pratique télévisuelle permet en outre d’analyser la manière dont chacun·e construit son activité spectatorielle. Les spectateur·rice·s peuvent développer des relations plus ou moins distanciées aux programmes télévisés, et aux séries turques en particulier. Plus encore, selon différents aspects, si la consommation télévisuelle fait partie des pratiques considérées comme socialement peu légitimes, elle n’en est pas moins une pratique collective, mais dont le caractère socialisateur demeure souvent « invisible » (ou pouvant être disqualifié comme une pratique féminine). Cette question de la légitimité invite à prendre en compte le genre du programme regardé20, car il révèle comment la hiérarchisation des séries se construit aussi en référence à la hiérarchie symbolique du Genre21.
20La représentation du temps passé devant l’écran varie selon le Genre. Par exemple, la perception du temps de visionnage semble différente pour les hommes, qui se révèlent plus réticents à déclarer regarder la télévision. Rares sont les enquêtées qui déclarent ne regarder qu’une seule série, la plupart estiment (sauf Zahide) regarder entre 3 à 5 séries par semaine. Lorsqu’on les interroge sur leurs pratiques, elles réalisent passer beaucoup de temps à regarder le petit écran au quotidien. Les femmes, quelle que soit leur origine sociale, affichent plus facilement un lien fort avec la série. Le fait de ne pas avoir une série à regarder crée un manque chez Neslihan (52 ans, enseignante), que Kuğu (48 ans, femme au foyer) évoque ainsi : « les mercredis soir, c’est le bonheur ». Tout aussi important est le discours selon lequel une série peut constituer une forme de capital culturel en soi, à la condition qu’elle soit symboliquement légitimée : « ce n’est pas la même chose que de regarder une autre série » (Neslihan) ; « c’est pas juste une série ! » (Merve, 29 ans, doctorante). Elles illustrent et mettent en évidence les multiples stratégies de distinction à l’œuvre : « mais je ne suis pas comme ma mère, qui regarde tout le temps la télévision. Ils sont vieux, ils n’ont rien d’autre à faire, les séries sont tout ce qu’ils ont. », comme le dit Neslihan (52 ans, enseignante). Cet aveu se fait au prix de tout un travail rhétorique visant à montrer que leur manière de regarder est bien différente de celle des publics de séries. La relation des spectatrices aux séries est, en général, proportionnelle à leur relation à la télévision : celles qui regardent plus la télévision sont plus attachées aux séries. À cet égard, pouvons-nous dire que celles qui passent plus de temps dans l’espace domestique, regardent plus de séries ? Évidemment pas. Dans ce cas, la trajectoire biographique est assez déterminante dans ces discours présentant le visionnage de séries comme une activité concurrente à d’autres activités estimées plus intéressantes ou plus importantes (travailler, lire, sortir, etc.). Zahide, femme au foyer, qui aime s’immerger dans une seule série, partage ses loisirs entre différentes activités, et a tendance à choisir des programmes culturels.
- 22 Notons que, malgré cette manifestation plus distanciée, Gül nous a précisé à la fin de l’entretien (...)
21En parallèle, le rapport à la conversation constitue aussi un des traits divergents dans les modes de visionnement selon le Genre. Presque tous les hommes rencontrés témoignent d’un sentiment de culpabilité concernant le temps passé devant l’écran et produisent en général un discours distancié. En effet, le mari de Gül, comme il le dit, « ne trouve pas intéressant d’en parler »22. Ce qui ressort de nos observations sur le terrain, c’est que, en général, les femmes (sauf Zahide) ont plus de facilité à en discuter, même si nous savons que les hommes sont aussi présents dans la trame des conversations quotidiennes qui circulent dans les réseaux de sociabilité (famille, travail, voisinage, café...). Les femmes se révèlent ainsi plus décomplexées face à une pratique culturelle faiblement légitimée alors que les hommes, plus tributaires des (en)jeux de représentations liés à cette pratique peu valorisée, semblent apparemment moins réflexifs dans leur activité de réception et sont en tout cas plus silencieux.
22Nous ne pouvons pas analyser cette attitude sans faire référence à la relation qui se tisse entre les spectateur·trice·s et les genres télévisuels. Par exemple, regarder une télé-réalité ou une série télévisée ne correspond pas au même degré de légitimité. Hakan Ergül, Emre Gökalp et İncilay Cangöz (2012) abordent à ce sujet la relation entre les rôles socio-sexués et les manières de regarder la télévision dans les foyers à faible revenu en Turquie. Les auteur·e·s constatent d’importantes disparités dues au Genre et à l’âge dans la consommation culturelle des programmes télévisés :
23Le résultat le plus saillant est que les émissions de débat et d’information sont plus regardées par les hommes que par les femmes et les enfants ; les séries télévisées visionnées après les infos et les programmes de jour sont, elles, plus regardées par les femmes adultes.
24Les femmes, ayant une faible participation à la vie professionnelle en Turquie, passent plus de temps à leur domicile et (donc) devant l’écran. Ce phénomène se reflète aussi sur les horaires de diffusion. Les programmes sont, progressivement, conçus dans certaines tranches horaires, qui correspondent en fait, au rythme de vie et à la construction de l’espace et du temps de chaque membre de la famille, en particulier des femmes au foyer (Modleski, 1982). En ce qui concerne le rythme, la forme de certaines émissions (dans l’analyse de Modleski, il s’agit des soap operas) suscite une attente particulière (de la part des enfants qui vont rentrer de l’école, du mari qui va rentrer de son travail, de la mère de famille surveillant la cuisson d’un plat, etc.), comme nous l’avons observé chez presque toutes les enquêtées. De ce fait, les séries sont aussi considérées comme associées au Genre, du fait de la position de ce type de programme dans les grilles de télévision : diffusées dans la journée, elles sont davantage regardées par les femmes au foyer, et en majorité par celles d’origine populaire. Songül (30 ans, femme au foyer) en constitue un exemple : « j’aime les émissions pour femmes, qui traitent des problèmes et des histoires des femmes », celles qui correspondent justement davantage à la vie quotidienne de cette spectatrice, qui y trouve ainsi une certaine familiarité. Comme l’ont déjà noté Livingstone et Lunt (1994 : 59-64), « les informations et, par exemple, les soap operas ou les séries d’action ou d’aventure appellent des publics différenciés mais aussi des modèles d’implication différenciés, des modalités critiques d’interprétation variées ». Donc, il est possible de décrire différents modes d’appartenance à des publics en relation avec différentes modalités d’offres télévisuelles.
25« Dès la sélection de la série, la promesse du genre articule donc genre et gender », comme le souligne Laetitia Biscarrat (2015) dans le cadre d’une enquête menée auprès d’un public étudiant. Chaque genre porte en lui des qualités et des particularités censées plaire à l’un ou l’autre sexe. C’est-à-dire que la légitimité culturelle des pratiques télévisuelles s’actualise dans le choix de certains genres de programmes télévisés puisque, comme le décrit Geneviève Sellier (2010 : 3), « les productions culturelles sont genrées ». Les genres supposés s’adresser de manière privilégiée aux femmes (les drames de famille ou les séries de jeunesse), sont de fait considérés de moindre valeur que ceux qui s’adressent aux hommes. C’est la raison pour laquelle certains goûts télévisuels, comme ici l’intérêt porté aux séries télévisées turques, qui sont explicitement décrites comme féminines, selon la dénomination des enquêt·e·s, sont discrètement dévalorisés et n’osent pas s’avouer. Précisons aussi que ce genre d’attitude réflexive dans l’appréhension et l’interprétation des séries se retrouve surtout chez les femmes, alors que les hommes produisent un discours plus distancié et condescendant à l’égard des séries télévisées turques. En effet, tout au long de l'entretien, Umut, mari d’İrem, exprime ses idées sur le même ton mesuré, parfois avec des phrases courtes, contrairement à İrem qui apparaît débordante d’enthousiasme. On se trouve ici dans un cas de figure très différent de celui des femmes, qui n’hésitent pas à mentionner leur inclination pour cette pratique en affichant des liens fort avec la série, comme si le discours patriarcal témoignait par cette réticence une peur de compromettre son identité masculine.
26Pourtant, il est intéressant de noter que les spectatrices issues de la classe moyenne, comme Neslihan et Zahide, ou de la classe moyenne-supérieure, comme Senem, déclarent également leur goût pour les séries d’action, d’horreur, policières, et les scènes sanglantes et violentes, etc. qui portent néanmoins tous les attributs du masculin. Ici, comme nous avons pu l’observer chez les hommes, certaines femmes adoptent ou affinent des stratégies de résistance dans leur propre combat, en se différant effectivement dans les choix en matière de programmes télévisés et du genre des séries télévisées. Peut-être s’explique-t-il par le fait que ces choix en matière de genre des séries sont perçus par les femmes comme contribuant effectivement à accroître leur contrôle sur leur vie quotidienne familiale. Ou encore, cela peut aussi se lire comme une forme de résistance face au discours patriarcal qui hiérarchise ainsi les goûts comme les pratiques.
27Le Genre traverse, informe et structure l’ensemble des pratiques sociales des individus. Comme l’a déjà mis en évidence l’étude pionnière menée par Dominique Pasquier (1999) sur l’expérience télévisuelle des jeunes publics d’Hélène et les garçons, « il y a des manières de télévision, comme il y a des manières de table ». Qu’il s’agisse en effet des routines et des rituels qui s’organisent au sein de l’espace domestique ou des interprétations auxquelles la pratique donne lieu, la vie télévisuelle nous parle toujours du Genre et en offre une matérialisation. Notre approche nous a ainsi permis d’explorer des mondes sociaux dans lesquels le Genre apparaît comme un pouvoir de régulation et d’organisation des relations. Le cas des couples a notamment révélé le caractère potentiellement conflictuel des relations entre hommes et femmes ainsi que leur inscription dans des rapports de pouvoir. Ce qui ressort finalement de ces observations, c’est que tout se passe comme si les rapports entre hommes et femmes, qui sont en grande majorité régis par des règles relatives aux structures familiales, affectaient significativement la pratique télévisuelle. Pour autant, la place des hommes apparaît à la fois dominante et marginale. Dominante, parce qu’ils détiennent le plus souvent la télécommande et décident donc pour tout le monde ; marginale, parce qu’ils sont en définitive relativement passifs dans leurs pratiques de réception de la série. Il apparaît par exemple, toujours d’après nos observations, que les hommes parlent peu, et semblent moins s’investir, mais cette passivité et ce détachement apparent ne peuvent-ils pas être lus comme une manifestation de leur domination ? C’est ainsi que leurs pratiques télévisuelles offrent des points de repère qui impliquent ou suggèrent un discours normatif, lequel peut être vu comme un outil privilégié pour s’initier aux règles de ce jeu social. Ils ne se compromettent pas à commenter des formes culturelles faiblement légitimées et qui, d’une certaine façon, ne relèvent pas de leur niveau. Ce retrait jusque dans le silence et dans l‘immobilité ne nous disent-ils pas, une fois encore, la domination du masculin ?
28Par contre, sur le plan des pratiques, la télévision offre aux femmes des types de solutions routinières et de bénéfices à l'égard des nombreuses prises de conscience exprimées dans les entretiens. L’espace domestique où se sont déroulés les entretiens constitue l’espace traditionnellement accordé à la parole féminine. Évidemment, les femmes, sont beaucoup plus actives, présentes et engagées face à la télévision, dans des rapports davantage réflexifs vis-à-vis des contenus télévisuels, des dispositifs écraniques et des postures spectatorielles : il semble que l’on puisse observer des clefs d’interprétation, voire d’action (en négociant avec les membres de la famille ou en contournant les rituels domestiques) dans les modes de visionnement, dans le contrôle de l’usage du téléviseur, dans les choix opérés en matière de programmes télévisés et du genre des séries télévisées. En effet, c’est peut-être dans ces manières d’être à la télévision que les femmes conquièrent leur autonomie. Ces manières d’être se traduisent notamment par de multiples conduites spectatorielles chez les femmes, qui varient d’un milieu social à l’autre, et témoignent d’une plus ou moins grande compétence dans la réception (Brunsdon, 1981), ainsi que d’une plus ou moins grande résistance au patriarcat (Radway, 1984). Elles peuvent être en effet vues comme autant de manières de remettre en cause l’ordre traditionnel et inégalitaire, et ainsi l’autorité du mari, sans pour autant menacer l’ensemble du système patriarcal, c’est-à-dire sans discuter la logique d’infériorisation des activités féminines qu’elles critiquent.