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Traduction

Professeurs-héros et femmes aux commandes : les héroïnes indociles de la comédie classique hollywoodienne

Kathleen Rowe Karlyn
Traduction de Jules Sandeau

Notes de la rédaction

Traduction de « Professor-Heroes and Brides on Top », in Kathleen Rowe, The Unruly Woman: Gender and the Genres of Laughter, Austin, University of Texas Press, 1995, p. 145-168.

Texte intégral

Je remercie Liam Costigan, Geneviève Sellier et Kathleen Rowe Karlyn pour leur aide (NdT).

1Ce texte est une traduction du cinquième chapitre de The Unruly Woman : Gender and the Genres of Laughter, publié en 1995. Dans cet ouvrage, Kathleen Rowe Karlyn analyse le potentiel subversif de la figure de « la femme indocile (the unruly woman) » dans la culture populaire, à partir d’exemples tirés principalement de productions cinématographiques et télévisuelles états-uniennes. En se basant sur les travaux de Natalie Zemon Davis (1975), la première à avoir identifié et étudié cette figure de « femme aux commandes (woman on top) », ainsi que sur ses propres analyses de femmes indociles telles que Miss Piggy ou Roseanne Barr, l’autrice dégage un certain nombre de traits caractéristiques de cette figure féminine transgressive :

  1. La femme indocile crée le désordre en dominant, ou en essayant de dominer, les hommes. Elle ne peut pas ou ne veut pas rester enfermée dans les carcans de la féminité convenable.

  2. Son corps est hors norme ou gros, suggérant sa réticence ou incapacité à contrôler ses appétits.

  3. Son discours est excessif, du point de vue de sa quantité, de son contenu et de son ton.

  4. Elle fait des blagues, ou rigole elle-même.

  5. Elle peut être androgyne ou queer, attirant ainsi l’attention sur la construction sociale du genre.

  6. Elle peut être une femme âgée ou une vieille mégère, car les femmes âgées qui refusent de devenir invisibles dans notre culture sont souvent considérées comme grotesques.

  7. Son comportement est associé à la débauche et parfois à l’obscénité, mais sa sexualité est définie de manière moins précise et négative que celle de la femme fatale. Elle peut être enceinte.

  8. Elle est associée à la saleté, à l’entre-deux (seuils, frontières, ou marges), et au tabou, ce qui fait d’elle, par-dessus tout, une figure ambivalente. (Rowe 31)

2Le chapitre qui suit est tiré de la seconde partie du livre, qui porte principalement sur les héroïnes indociles de la comédie romantique hollywoodienne, de la période classique à la période « post-classique » (Rowe 20). L’autrice y analyse trois films du tournant des années 1940: Bringing Up Baby (Howard Hawks, 1938), Ball of Fire (Howard Hawks, 1941), et The Lady Eve (Preston Sturges, 1941). Il est encadré par des chapitres se penchant respectivement sur des comédies des années 1930 – She Done Him Wrong (Lowell Sherman, 1933), It Happened One Night (Frank Capra, 1934) et Sylvia Scarlett (George Cukor, 1935) – et des années 1950 – Born Yesterday (George Cukor, 1950), Gentlemen Prefer Blondes (Howard Hawks, 1953) et Some Like It Hot (Billy Wilder, 1959).

***

3Dans la dernière scène de Bringing Up Baby (L’Impossible Monsieur Bébé, 1938) de Howard Hawks, David (Cary Grant), un scientifique, grimpe au sommet d’un échafaudage placé à côté d’un énorme squelette de brontosaure. Il tente d’échapper à Susan (Katharine Hepburn), une jeune femme qui l’a poursuivi tout au long du film. Susan le suit en montant sur une échelle placée de l’autre côté du squelette, et l’interroge sur les raisons de sa fuite. « Si vous voulez tout savoir, j’ai peur de vous », répond le scientifique. Il a effectivement de bonnes raisons d’être effrayé par elle, puisqu’il vient d’essuyer une longue série d’humiliations. Mais il confie en même temps à Susan qu’il a passé la plus belle journée de sa vie. Susan commence à se balancer de plaisir sur son échelle. David commence à faire de même et, en reproduisant le même mouvement en miroir, exprime une connexion avec elle dont il commence juste à prendre conscience. Tandis que Susan vacille de plus en plus frénétiquement, David montre sur l’épine dorsale du squelette qui les sépare. Il parvient à attraper Susan mais le squelette s’effondre en dessous d’eux, empêchant l’étreinte qui conclut traditionnellement les comédies romantiques. Ce qui s’effondre est également une idée de la masculinité présentée comme aussi fossilisée et risible que le squelette, et démolie par les efforts du couple obéissant à quelque nécessité inconsciente, sous l’impulsion de la femme.

  • 1 Ma dette à Andrew Britton dans cette lecture de Bringing Up Baby apparaîtra avec évidence aux lecte (...)

4Le paradoxe au cœur de la déclaration de Grant (« J’ai peur de vous » / « J’ai passé la meilleure journée de ma vie ») sous-tend l’ensemble du film. Dans Bringing Up Baby, le bonheur du héros requiert un châtiment éprouvant. La cause (et la récompense) de ce châtiment est la femme indocile, qui guérit David de sa suffisance et libère l’énergie qu’il avait réprimée en s’enfermant dans des recherches intellectuelles1. Bringing Up Baby – un film bruyant, chaotique, à l’énergie presque infernale – est la première de trois comédies romantiques de l’âge d’or hollywoodien sans équivalent dans leur manière de renverser les rapports de genre. Les deux autres sont Ball of Fire (Boule de feu, 1941), réalisé par Howard Hawks, et The Lady Eve (Un cœur pris au piège, 1941) de Preston Sturges. Toutes trois partagent avec It Happened One Night (New York-Miami, 1934) un ton qui combine l’ironie de She Done Him Wrong (Lady Lou, 1933) et le romantisme de Sylvia Scarlett (1935). Un tel équilibre délicat permet à ces films d’éviter la sentimentalité, en promettant au public une satisfaction utopique du désir tout en maintenant un regard sceptique sur ce fantasme.

5Dans la mesure où les caractéristiques de l’héroïne romantique indocile sont ici bien établies, les trois films prennent la forme d’une investigation sur la masculinité, centrée sur la figure du professeur masculin. Cette investigation, esquissée par It Happened One Night avec son personnage de journaliste-poète, implique un démantèlement des fondements même de l’identité masculine. Bringing Up Baby étend le projet de Sylvia Scarlett dans deux directions cruciales : l’aventure dans l’Imaginaire, fugace et magique dans Sylvia Scarlett, caractérise ici le film entier et possède une tonalité plus ambivalente ; et l’androgynie de l’héroïne est ici étendue au héros. Toutefois, là où Sylvia subit un processus d’apprentissage qui la conduit vers une hétérosexualité mature réprimant sa masculinité, David subit une sorte d’apprentissage inverse qui libère sa féminité latente.

  • 2 « Shadow figure ». L’adjectif « shadow » est utilisé ici dans son sens politique (« de l’opposition (...)

6Cet apprentissage, qui passe par des moments d’humiliation masculine, est souvent accompagnée du rire de la femme indocile, qui interrompt la narration comme le font les moments de spectacle organisés autour du corps féminin dans d’autres films. Il pose également les bases du couple idéal constitué à la fin de chacun de ces films. Le fait que l’union entre une héroïne indocile comme Susan et un héros déboussolé comme David ne soit pas très crédible touche précisément au cœur du problème. Cette faiblesse est moins liée au genre de la comédie romantique qu’aux contradictions idéologiques qu’elle essaie de négocier. En effet, le couple américain idéal est caractérisé par une « incompatibilité assez étonnante », selon les mots de Robin Wood (1997, 47). Il est constitué de deux figures qui reviennent dans un certain nombre de genres sous des déclinaisons différentes : le « baroudeur viril, fort, libre et homme d’action », et l’« épouse et mère, compagne idéale, soutien sans faille, pilier du foyer ». Parce que ces deux types sont si mal assortis, chacun a sa « figure oppositionnelle2 » : le « mari/père installé, fiable mais insipide », et « la femme érotique (aventurière, joueuse professionnelle, danseuse de saloon) » (ibid.).

7Je pense que la comédie, moins intéressée par les idéaux que par ce qui ne s’y conforme pas, est le genre où peuvent s’épanouir de telles « figures oppositionnelles » : la « femme érotique » y devient la femme indocile, et le « mari/père installé » le pédant, le professeur ou l’érudit. Ils forment un « couple oppositionnel » dont l’incompatibilité fait écho à celle du « couple idéal », et que la comédie exploite à des fins comiques. Plus la comédie est conservatrice, plus sa conclusion tend à placer le « couple oppositionnel » sur la voie du couple idéal. La rencontre du pédant avec la femme indocile tend à le transformer en « homme idéal », viril et aventurier. Son œuvre ainsi accomplie, la femme indocile peut alors épouser la vie domestique de la femme idéale.

Le professeur-héros selon Hawks : Bringing Up Baby

  • 3 Le concept de « green world » renvoie aux analyses de Northrop Frye sur les comédies romantiques de (...)

8L’intrigue de Bringing Up Baby reprend le schéma classique de la comédie romantique. Une femme et homme de tempérament et de milieu différents subissent une série d’épreuves et de transformations avant de prendre conscience de leurs sentiments réciproques. Susan, une jeune héritière, décide qu’elle épousera David, un paléontologue guindé qu’elle rencontre la veille de son mariage avec Miss Alice Swallow. David est alors préoccupé par deux choses : une donation d’un million de dollars qui doit être faite au musée, et un os (une « clavicule intercostale ») dont il a besoin pour achever la reconstitution d’un squelette de dinosaure, l’œuvre de sa vie. Susan manigance pour que David l’aide à amener « Baby », un léopard apprivoisé, dans le Connecticut. Ce voyage les conduit dans un « monde verdoyant3 » de quiproquos, de mascarades et d’inversions, où ils perdent Baby et l’os, trouvent un léopard sauvage et finissent en prison. À cause de sa mauvaise conduite, David perd la donation et sa fiancée. Mais Susan retrouve finalement l’os et récupère la donation. Elle les remet à David, qui admet alors ses sentiments pour elle.

9Plus encore que She Done Him Wrong, It Happened One Night, ou Sylvia Scarlett, Bringing Up Baby utilise le potentiel subversif de l’indocilité féminine, motif récurrent de la comédie romantique, pour s’attaquer à l’ordre patriarcal et social. Premièrement, le film donne plus de place aux femmes. Le triangle amoureux met en jeu deux femmes (Susan et Miss Swallow) et un homme (David), plutôt que deux hommes et une femme. Et la figure paternelle associée à l’argent et au pouvoir social est une femme, la tante de Susan. L’essentiel se joue ainsi entre des femmes : Susan doit surpasser Miss Swallow et apaiser sa tante. Elle y parvient et hérite de l’argent de sa tante par une transmission matrilinéaire, avant de le léguer à David. Deuxièmement, la dimension chaotique du film fait écho à la perte de contrôle du héros masculin lorsque la femme indocile entre dans sa vie. Bringing Up Baby a en effet été critiqué pour son côté « extrême » qui laisse le spectateur « mal à l’aise », une critique sur laquelle je reviendrai plus loin.

  • 4 Parmi les autres films avec des professeurs-héros, on peut citer Vivacious Lady (Mariage incognito, (...)

10Bringing Up Baby est organisé autour de deux symboles : le léopard de Susan et l’os de David. L’os, que David transporte avec lui pendant la majeure partie du film avant que le chien de Susan lui vole, a plusieurs niveaux de signification (en tant que fossile, symbole sexuel et symbole social). En tant que fossile, l’os est d’abord lié à la profession de David : scientifique. Le philosophe, ou pédant, est une figure comique traditionnelle remontant au moins jusqu’à Aristophane, qui parodiait férocement Socrate dans Les Nuées. Dans le cinéma hollywoodien classique, elle se nourrit également de l’anti-intellectualisme américain qui exprime sa méfiance vis-à-vis de l’art et de la littérature en les associant au féminin. Le journaliste est peut-être le seul homme de lettres à ne pas être connoté comme féminin, du fait de l’aura masculine dont est entourée la salle de rédaction. Les philosophes, scientifiques ou professeurs sont quant à eux dénués d’une telle aura. Lors de sa première apparition, David apparaît dans la pose du Penseur de Rodin, imitant ainsi rigidement un objet inanimé. Sa distance vis-à-vis du pouvoir social et du monde de l’action le rapproche du féminin, comme tous les « penseurs ». Déjà émasculé, le professeur est une cible plus facile pour une critique de la masculinité que des figures plus machistes telles que le gangster, le cow-boy, le soldat ou le détective privé4.

11En même temps, l’identité de classe du professeur lui permet d’incarner le héros américain idéal, car un tel héros doit conforter la croyance en une société sans classe, en n’exhibant aucun signe clair d’appartenance à une classe particulière. Le professeur ou le philosophe ont une identité de classe indéterminée, car ils sont à la fois dotés d’un capital culturel élevé mais sont rarement représentés comme riches ou comme détenant un pouvoir social. L’étourderie que lui attribue le stéréotype le caractérise comme absorbé par des réflexions déconnectées des questions pratiques de la vie quotidienne. Malgré son intelligence supposée, il est néanmoins dépeint comme quelqu’un de banal, voire médiocre, selon les critères de la comédie romantique : connaissance de soi, capacité à jouer, et aptitude à aimer. De surcroît, l’intensité ou l’énergie de la femme indocile ne fait que renforcer la banalité de ce personnage masculin.

  • 5 L’autrice voyait également dans It Happened One Night une inversion du scénario de conte de fées où (...)

12En tant que fossile, l’os représente tout ce à quoi le film s’oppose : l’attitude de David qui fuit le chaos de la vie (les animaux vivants, auxquels il préfère les squelettes ; les femmes vivantes comme Susan, auxquelles il préfère les femmes comme Miss Swallow). David préfère le silence de mort qui règne dans le muséum d’histoire naturelle où il mène ses recherches de paléontologiste, étudiant les restes de reptiles disparus. « J’aime le calme et le silence », déclare-t-il à Susan. La rigidité du fossile renvoie également à l’idée selon laquelle David lui-même n’est pas totalement éveillé ou vivant. Le film constitue ainsi un autre exemple d’inversion de l’histoire de la Belle au bois dormant5. Susan voit en lui son Prince Charmant (« Vous êtes si beau sans vos lunettes »), mais il est difficile à réveiller. À chaque fois qu’il tombe ou que son corps se révèle trop rigide pour s’adapter à son environnement, il illustre la thèse d’Henri Bergson selon laquelle le rire est souvent provoqué par le fait de plaquer du mécanique sur du vivant. En cela, David évoque le personnage de Cummins incarné par Grant dans She Done Him Wrong, auquel West conseillait : « Détends-toi, tu t’amuseras un peu plus ».

  • 6 Dans le texte original, l’autrice ajoutait entre parenthèses « no “swallowing” », allusion intradui (...)
  • 7 Expression utilisée par Steve Seidman (1981) pour désigner un type de comédie centrée sur une star (...)

13Miss Swallow est un exemple encore plus extrême du même type de rigidité. Avec ses lunettes, son apparence guindée et son insistance pour un mariage sans « complications domestiques » ni sexe6, elle est l’une de ces mégères masculines que l’on trouve plus fréquemment dans la comedian comedy7 que dans la comédie romantique. Le couple de comédie romantique commence souvent par prendre la forme d’un triangle dans lequel la troisième personne représente une tentation dont l’un des deux amants doit se détourner. Dans It Happened One Night, la présence de King Wesley aide à définir Peter Warne et à clarifier le choix qui s’offre à Ellie. La compétition de deux hommes pour obtenir les faveurs d’une femme est surdéterminée par l’énorme poids mythologique et psychique du triangle œdipien. Ce n’est pas le cas de la compétition de deux femmes pour un homme. Ainsi, les personnages de rivales féminines, que l’on trouve par exemple dans Bringing Up Baby et Ball of Fire, ne sont le plus souvent que le symbole d’une tentation ou d’une menace interne au héros. Bringing Up Baby transfère sur Miss Swallow tout ce qui menace David de l’intérieur : un refoulement des désirs sexuels dissimulé derrière une vie dédiée à des choses plus « hautes », un surinvestissement dans le travail et dans une éthique puritaine de l’abnégation. Sa présence montre qu’il est vain de chercher à construire un couple compatible au mépris de la frontière entre « idéal » et « oppositionnel » – en couplant un « homme oppositionnel » avec une version phallique de la « femme idéale ». L’amour ne naît que lorsque David rencontre une partenaire « oppositionnelle » appropriée : l’indocile Susan.

14Toutefois, David doit aussi montrer dès le début qu’il peut tenir le rôle de l’« homme idéal », et c’est en cela que l’objet de sa réflexion est important dans la scène introductive. D’un air songeur, il médite sur l’os en se demandant où le placer (peut-être dans la queue ?). Bien entendu, l’os n’est pas seulement un fossile mais représente aussi le pénis. Susan appelle David « Mr. Os », et le héros doit apprendre au cours du film ce que ce nom signifie. L’un des premiers signes qui suggèrent des aspects insoupçonnés chez David est l’utilisation de l’argot pour exprimer son enthousiasme (« je vais l’épater, je vais lui en mettre plein la vue ») avant que Miss Swallow condamne ce langage. (Trois ans plus tard, Hawks construira Ball of Fire autour du thème de l’argot).

15Enfin, l’os est aussi le phallus, le symbole du pouvoir social, et le squelette un symbole du patriarcat bourgeois. Il ne renvoie pas seulement à la sexualité, mais aussi au genre, à la propriété et au langage, qui sont tous mis en péril par Susan. Comme le suggère Andrew Britton (1986), le phallus est la marchandise ultime, ce dont David a conscience, comme en témoigne le moment où il déclare à propos de l’os : « C’est rare ! C’est précieux ! ». Pour Susan, qui considère avant tout la valeur d’usage des objets, « c’est juste un vieil os ». La fonction de l’héroïne est de réorganiser la sexualité autour de quelque chose d’autre que le phallus, et cela nécessite la destruction complète d’un type de masculinité caractérisée par le pouvoir, l’ordre et la dignité.

  • 8 Voir le chapitre précédent, dans lequel l’autrice explique en quoi les héroïnes de It Happened One (...)

16Le mépris de Susan pour la propriété (qui possède une balle de golf ou une voiture ?) peut être vu comme une expression de son privilège de classe, mais il est également un signe de son indocilité. Elle se caractérise par un rapport ludique à la propriété et au langage en contradiction avec l’esprit du capitalisme. Dans les comédies romantiques des années 1930 et 1940, qui évoquent immanquablement les différences de classe, l’appartenance de classe de la femme indocile la définit avant tout comme « autre », hors de la classe moyenne et de ses conventions. Combinant la masculinité juvénile de Sylvester et la féminité de Sylvia, Susan est une vierge indocile8 qui repousse les limites de l’attitude timidement transgressive d’Ellie. Elle joue au golf, ne cesse de se casser la figure, tombe à l’eau. David la désigne comme une figure de l’inversion lorsqu’il lui dit : « Vous regardez tout à l’envers ». Comme David, elle est associée à des animaux, mais dans son cas, il s’agit de deux léopards qui sont on ne peut plus vivants. Quand nous découvrons Baby, Susan a elle aussi des taches, sur son négligé, et il y en a également sur le voile de son chapeau à la fin du film. Le léopard est un symbole aussi peu subtil que l’os, mais il établit clairement ce que Susan représente : l’« animal vivant » qui sommeille dans un David en voie de fossilisation. Si Baby est domestiqué et doux, il y a aussi l’autre léopard, le double dangereux. Le film souligne le danger latent renfermé par la sexualité que David a refoulée, et l’associe aux femmes en la figure de Susan. Il suggère ainsi que les femmes peuvent être douces comme Baby, ou dangereuses comme le double de Baby, et que leur apparence est trompeuse. Cependant, l’alternative est pire, car la vie sans le danger qu’apporte Susan est semblable à la mort.

17Le rapport de Susan au langage est similaire à son rapport à la propriété, mais avec plus de répercussions, et son usage versatile du langage mine les fondements du discours rationnel. C’est aussi le moyen par lequel elle initie, stimule, et contrôle le déroulement du scénario. Ce film, encore plus que It Happened One Night, évoque l’analyse de Patricia Parker (1987) sur le lien entre discours féminin et expansion textuelle. Ici, le discours de Susan accentue le plaisir narratif et le désir romantique en différant leur résolution. À travers des jeux de mots, des histoires, des quiproquos et des mensonges, Susan enferme David dans un scénario dont elle est l’autrice, qui est aussi le scénario du film – sa poursuite de David et sa destruction de tout ce qui se met en travers de sa route. Sa tendance à mentir et raconter des histoires culmine dans la performance qu’elle livre dans la prison, lorsqu’elle prétend être la « poule » d’un gangster, « Swinging Door Susie », ce qui annonce le rôle de Barbara Stanwyck dans Ball of Fire. En apparence, Susan semble n’avoir aucun contrôle sur les événements. Ses actions, et ses expressions faciales transparentes, suggèrent une absence totale de préméditation. Elle vit dans l’instant, réagissant de manière alarmée lorsque George s’enfuit avec l’os ou avec hilarité lorsqu’elle s’aperçoit que David a un filet à papillons sur la tête. Cependant, c’est son désir pour David qui initie l’action et éveille le désir qu’il a pour elle. Elle déclare à sa tante : « Je vais épouser David, même s’il ne le sait pas encore ».

  • 9 « Because I just went gay all of a sudden! ». Selon John Boswell, le terme « gay » était associé à (...)

18Pour attraper David, Susan doit détruire le type de masculinité empêchant leur union, caractérisé par un sens de la dignité et une volonté de contrôler sa vie qui conduit David à se transformer lui-même en fossile. Une fois que Susan entre dans sa vie, David n’est plus préoccupé mais dans un état qui s’apparente au somnambulisme, à l’hypnose ou à la paralysie. « Je sais que nous ferions mieux de partir, mais je n’arrive curieusement pas à bouger », dit-il lorsque Susan lance des cailloux sur la fenêtre de la chambre de l’homme qui pourrait l’aider à obtenir la donation. Susan le dépossède de son identité aussi aisément qu’elle lui vole ses vêtements. Elle le fait passer par toute une série d’identités qui lui font descendre l’échelle sociale et l’échelle de l’évolution. Il perd sa dignité de scientifique qui joue au golf et dîne au Ritz, pour devenir un bouffon couvert de plumes, au chapeau haut-de-forme défoncé. Quand Susan vole ses vêtements et ne lui laisse qu’un peignoir féminin, il perd les signes extérieurs de sa masculinité (« Je suis devenu gai ! », s’écrit-il)9. Plus tard, il se fait passer pour un chasseur de gros gibier, avant d’être pris pour un gangster et d’être enfermé en prison. Du point de vue biologique, il régresse de la maturité à l’enfance et la prime enfance, et même jusqu’à une forme de vie encore plus primaire lorsqu’il poursuit George autour d’un arbre à quatre pattes et creuse pour chercher un os. Quand il suit Susan et répète mécaniquement « George ! » après elle, il évoque un enfant imitant sa mère. Plus important, à l’instar de leur balancement en miroir autour du squelette à la fin du film, ce comportement témoigne de la connexion inconsciente qui les relie. Pendant tout ce temps, Susan accentue chaque humiliation en se moquant de lui.

  • 10 Outre Bringing Up Baby et Ball of Fire, les comédies de Hawks comptent également Twentieth Century (...)

19Afin de mieux comprendre cette humiliation, il est utile de replacer Bringing Up Baby dans le contexte de la filmographie de Howard Hawks, qui doit autant sa renommée à ses films d’aventures qu’à ses comédies romantiques10. Selon Robin Wood (1983), les comédies de Hawks inversent la dynamique de ses films d’aventures en faisant subir au héros masculin un renversement des rôles de genre, une humiliation et une « perte de contrôle ». Tandis que les comédies affirment généralement la « résistance de l’homme, sa capacité à endurer des humiliations extrêmes en conservant une dignité innée » (Wood 1983, 68), Bringing Up Baby reste déconcertant : « On ne peut que se sentir mal à l’aise », écrit Wood (71), pour qui le film prône une sorte d’« irresponsabilité ». Il n’envisage cependant pas que le film puisse prôner une autre forme de responsabilité vis-à-vis de valeurs associées à la comédie, ou même à l’œuvre de Hawks elle-même. Peter Wollen, qui examine de plus près les représentations de genre véhiculées par les films de Hawks, regarde les comédies avec plus de sympathie. Pour lui, elles n’inversent pas simplement les films d’aventure, mais les complètent plutôt, complexifiant ainsi l’intérêt récurrent de Hawks pour la solidarité masculine, et le « danger » et l’« amusement » qui donnent du « piquant » à la vie (Wollen 1972, 84-94). Dans le monde de Hawks, les femmes ne sont pas totalement humaines selon Wollen. Souvent associées à des animaux prédateurs, elles sont la plus grande menace qui plane sur le groupe masculin.

20Dans les comédies, Hawks affronte la contradiction qui apparaît lorsque cette menace est aussi la source du « danger » et de l’« amusement ». Susan représente précisément ce danger (le léopard sauvage) et cet amusement (Baby) auxquels Hawks attache tant de valeur, le « piquant » qui fait que David se balance sur l’échafaudage au-dessus de son précieux brontosaure. Pour Wood, le danger l’emporte ici sur l’amusement. En effet, pour certains spectateurs, les émotions suscitées par le film semblent osciller entre plaisir et peine. La castration symbolique de David et l’immersion continue dans un monde de l’Imaginaire où le phallus n’a globalement pas sa place est la source d’un rire ambivalent. Il est aussi probable que le type de rire produit par un film comme Bringing Up Baby dépende du genre du public. Maîtriser la menace représentée par la castration symbolique de David pourrait bien ne pas avoir le même enjeu pour la spectatrice que pour le spectateur.

  • 11 Dans le chapitre précédent, l’autrice analyse le rire de Michael (lorsque celui-ci découvre que Syl (...)
  • 12 Freud décrit l’inquiétante étrangeté comme « sera cette sorte de l’effrayant qui se rattache aux ch (...)
  • 13 Kris note que la relation intime entre peur et rire transparaît par exemple dans les effets changea (...)

21La réaction de Wood rappelle le rire de Michael dans Sylvia Scarlett11, le malaise et la peur de revenir à quelque chose de « caché mais pas oublié », de familier bien qu’étrange, quelque chose de semblable à l’« inquiétante étrangeté » freudienne (Freud 1919). Pour Ernst Kris (1964), la peur associée à l’inquiétante étrangeté ajoute un autre élément « insuffisamment pris en compte » dans l’analyse freudienne de l’humour. La théorie de Kris sur le rire a, de fait, beaucoup en commun avec le concept d’inquiétante étrangeté élaboré par Freud : les deux mettent l’accent sur l’ambivalence et attirent tout particulièrement l’attention sur la relation entre le genre et le rire. Selon Freud, l’essence de l’inquiétante étrangeté est l’ambivalence, une sensation (associé spécifiquement au corps maternel) qui oscille entre l’« intime » (heimliche) et son opposé, « l’étrangement inquiétant » (unheimliche)12. Pour Kris, le rire a moins à voir avec le plaisir de laisser s’exprimer une violence réprimée, comme le soutient Freud dans son analyse des mots d’esprit (Freud 1905), qu’avec le fait d’exorciser une peur liée à des choses qui ont jadis menacé notre ego. Selon lui, le rire aide ainsi l’ego à « rejouer sa victoire » sur des peurs qui ne sont que partiellement maîtrisées. Parce que le rire est si intimement lié à la peur, la comédie est « à double tranchant », passant facilement du plaisir au déplaisir que procurent respectivement le fait d’exorciser ou non sa peur13. Dans cette perspective, on peut soutenir que le monde de Bringing Up Baby ramène le/la spectateur·ice sur le lieu de ces peurs. Les humiliations qu’essuie David font écho à celles dont nous avons fait l’expérience, et nous rions pour nous convaincre qu’elles ne nous effraient plus.

22Cependant, ni Kris, ni Freud à propos de l’inquiétante étrangeté, ne prennent vraiment en compte la place des femmes dans ces scénarios ambivalents. Dans une critique de l’essai de Freud sur l’inquiétante étrangeté, Jane Marie Todd montre comment Freud laisse involontairement apparaître sa propre ambivalence, ou ses « peurs partiellement maîtrisées » (Todd 1986). La majeure partie de l’essai de Freud se base sur une nouvelle d’Hoffmann portant sur un homme, Nathanaël, qui tombe amoureux d’Olympia, une poupée mécanique qu’il croit vivante. Son amour pour elle réveille sa peur du Marchand de sable, un personnage effrayant qui arrache les yeux des enfants. Pour Freud, les yeux sont liés au pénis, et le Marchand de sable à la peur de la castration. Freud évacue cependant Olympia de son analyse, la réduisant à une projection de l’esprit de Nathanaël qui n’a rien à voir avec les femmes réelles. Il ne parvient pas à voir comment la femme réelle idéale est une poupée mécanique, dont les yeux ont été volés, docile, silencieuse et impuissante. Todd soutient ainsi qu’Olympia symbolise ce que la castration signifie socialement pour les femmes.

  • 14 Nancy Huston (1986, 119-136) soulève ce point dans son analyse des cultes religieux interdisant aux (...)

23En interprétant la castration dans le cadre d’une rivalité œdipienne entre un père et un fils plutôt que dans le cadre de l’histoire d’amour entre Olympia et Nathanaël, Freud se « voile » à lui-même une peur réelle du pouvoir féminin. (Une version antérieure de cet essai commence d’ailleurs par un lapsus de Freud qui substitue Schelling, le nom d’un philosophe allemand, à Schleiermacher, qui signifie « maître des voiles »). À la fin de son analyse de l’histoire du Marchand de sable, Freud relate brièvement l’anecdote suivante : « Il arrive qu’on entende une patiente raconter qu’âgée de huit ans déjà, elle était convaincue encore qu’en regardant ses poupées d’une manière particulièrement pénétrante, celles-ci allaient devenir vivantes » (Freud 1919, 235). Comme le note Todd, les yeux, auparavant associés à la castration, suggèrent maintenant le pouvoir féminin de donner la vie (l’exact opposé de la castration). Le pouvoir de donner la vie est toutefois lié à celui de l’ôter14. Le regard féminin est ainsi « tout simplement déconcertant » selon Todd (1986, 526). Plus loin, Freud décrit la peur du « mauvais œil » comme l’une des superstitions les plus répandues : « La source d’où provient cette crainte ne semble pas avoir été jamais méconnue. Quiconque possède quelque chose de précieux et de fragile à la fois craint l’envie des autres, projetant sur ceux-ci celle qu’à leur place il aurait éprouvée. C’est par le regard qu’on trahit de tels émois, même lorsqu’on s’interdit de les exprimer en paroles » (Freud 1919, 242). Cependant, comme le remarque Todd, Freud n’a pas pu nommer cette chose « précieuse et fragile », et il refuse d’envisager, à de nombreux endroits, que l’« envie de pénis » puisse être une projection masculine de la peur de la castration. Elle conclut que Freud se voile ainsi à lui-même le fait que ce sont les femmes qui sont unheimliche.

24Je pense que cette peur du regard féminin sous-tend une bonne partie de l’angoisse que suscite la femme indocile. Dans ces comédies, la femme regarde l’homme castré – et le castre même, à l’instar du rire de Susan qui accentue l’humiliation de David et le malaise de Wood. Son regard est néanmoins ambivalent. Comme le réalisme grotesque du carnavalesque de Bakhtine (1984), il est lié à la vie et à la mort, au devenir. Lorsque l’on considère ces films en tant que groupe ou en tant que genre, il apparaît que la femme indocile y donne autant qu’elle prend, transformant l’homme en héros (ou le héros en homme) en même temps qu’elle détruit une bonne partie de lui.

25Un cadre théorique plus intéressant pour comprendre la relation entre la femme indocile et le héros masculin est celui de l’esthétique du masochisme. Le travail de Gaylyn Studlar (1990) sur la collaboration entre Marlene Dietrich et Josef von Sternberg a ouvert de nouvelles perspectives pour la théorie féministe du cinéma en recourant à Gilles Deleuze plutôt qu’à Freud et Lacan. Deleuze identifie le masochisme à la phase préœdipienne du sujet, qui se soumet volontiers à une mère idéalisée et toute puissante. Une telle conception du masochisme se distingue de la dynamique freudienne du sadomasochisme qui s’enracine dans la sexualité œdipienne.

  • 15 « À la différence de l’hétérocosme sadien dont le prototype se rencontre dans les romans du Marquis (...)

26Il existe selon moi des parallèles remarquables entre l’esthétique masochiste de Deleuze et la structure de la comédie – en particulier celle des comédies reposant sur un renversement des rapports de genre. Comme le note Studlar, Deleuze renverse la théorie freudienne de l’Œdipe en faisant du père, et non plus de l’enfant, le coupable. De même que le masochisme est l’expression d’un désir d’exclure le père de la symbiose entre la mère et l’enfant, de même, dans la comédie, le fils finit par triompher tandis que le père bat en retraite. Le clown abject du cirque est le père vaincu et coupable, dont une cravate molle symbolise la perte de sa puissance sexuelle (Grotjahn 1966, 92). Le masochisme inverse également le rapport de pouvoir patriarcal dans la mesure où la femme domine tandis que l’homme se soumet volontiers. Le masochiste endure la castration parce qu’elle conduit à une sexualité non phallique qui permet une union avec la plénitude maternelle. Toutefois, cette symbiose suscite également une peur d’être englouti, et le masochisme s’avère donc aussi ambivalent – comme l’est souvent le rire, et comme le sont l’inquiétante étrangeté et le carnavalesque –, caractérisé par un mouvement vers, et un repli face à l’objet idéalisé. Le fétichisme, comme avec Mae West ou Marlene Dietrich, aide à garder une distance par rapport à cet objet. C’est aussi le cas de la mascarade, ou « métamorphose érotique », prenant souvent la forme du travestissement, qui maintient un mouvement suspendu entre dissimulation et révélation, et repousse la restauration du régime œdipien15. Selon Studlar, « l’homme masochiste désire être amené à tourner dans un cercle de faux-semblants, de malentendus et de déguisements sexuels afin de prolonger le plaisir du désir insatisfait » (Studlar 237). En d’autres termes, l’homme masochiste est semblable à David, et à beaucoup d’autres héros masculins qui se retrouvent eux aussi dans une relation avec une femme indocile où s’entremêlent attirance et angoisse.

27Une question subsiste à propos de Bringing Up Baby : est-ce que, en perdant son pouvoir phallique, David regagne une autre forme de pouvoir ? À certains égards, il semble que non. Bringing Up Baby peut apparaître comme une comédie romantique déconcertante tant elle ne fait aucun effort pour restaurer le héros masculin ou tempérer l’énergie anarchique et amorale de Susan. L’effondrement du squelette qui les sépare n’a pas grand-chose à voir avec la chute du mur de Jéricho qui conclut It Happened One Night, et David est loin de renaître en tant que héros à la manière de Peter Warne. Ses derniers mots, « Oh mon Dieu ! Oh là là ! », suggèrent qu’il est plus déconcerté que jamais.

  • 16 Cf. les analyses de l’autrice sur la comédie et la tragédie, développées dans le chapitre 3 (« Narr (...)

28Cependant, parce que la comédie romantique repose sur un récit social et utopique (contrairement au récit plus tragique de la psychanalyse)16, la libération de l’inconscient n’est pas monstrueuse ou terrifiante mais émancipatrice. Susan guide David vers un stade infantile qui lui permet de regagner quelque chose qu’il a perdu : pas uniquement son os, mais sa féminité réprimée. Même si la plupart des stars masculines de l’époque ont joué ce type de rôle, ils étaient particulièrement bien adaptés à Cary Grant, dont la féminité était complémentaire avec l’androgynie de Hepburn. Il conservait son charme et son glamour malgré les humiliations comiques qu’il endurait, et sa masculinité n’était pas diminuée par l’expression de sa féminité. Quand Miss Swallow le traite de « dilettante », c’est plus elle que lui qui est risible. Une force du film est précisément sa fin ouverte – le refus d’une résolution qui aurait domestiqué Susan, réhabilité David, et restauré le bon ordre patriarcal où l’homme est aux commandes. Si le film se termine sur un tas de décombres, il a néanmoins accompli un grand pas vers ce monde de liberté et de plaisirs que la comédie romantique pose comme son idéal.

Ball of Fire

  • 17 His Girl Friday (La Dame du vendredi, 1940) a un ton proche de celui de Bringing Up Baby, mais Hawk (...)
  • 18 Voir Frank Krutnik (1990, 57-72 ; notamment 70-71, note 4). Pour une analyse du paysage idéologique (...)

29Dans Ball of Fire, Hawks cherche visiblement à court-circuiter ce qui avait mis Wood si mal à l’aise et à sortir son héros de ce tas de décombres. Le film manifeste une volonté de rassurer, en dissipant l’anxiété qui traversait Bringing Up Baby17. Ce changement de ton peut s’expliquer en partie par le fait que le film a été produit en 1941, alors que le pays était sur le point d’entrer en guerre. Entre 1941 et 1945, Hollywood participe à l’effort de guerre en produisant des films qui, tout en restant des divertissements, visent également à remonter le moral des troupes, et se détournent ainsi des sujets « frivoles » comme l’amour ou la guerre des sexes pour aborder des questions d’actualité plus sérieuses18. L’héroïne indocile de Ball of Fire est incarnée par Barbara Stanwyck, une star fortement associée à la guerre, et aussi à l’aise dans la comédie que dans des mélodrames comme Stella Dallas (1937). Née à Brooklyn, elle débute sa carrière en tant que danseuse de revue. En 1944, elle est la femme la mieux payée des États-Unis. Sa carrière cinématographique décline dans les années 1950, mais la star trouve un nouveau souffle à la télévision, dans The Barbara Stanwyck Theatre (1960-1961) ou The Big Valley (La Grande Vallée, 1965-1969), grâce auquel elle remporte un Emmy Award. Malgré les nombreux rôles de femmes fortes dans lesquels elle s’est illustrée dès le début de sa carrière, sous la direction de Frank Capra – et par la suite, comme dans Double Indemnity (Assurance sur la mort, 1944) de Billy Wilder –, Stanwyck incarne dans les années 1940 une femme indocile plus douce, moins menaçante et plus associée à la classe moyenne que Hepburn.

30Le film est une version fantaisiste de l’histoire de Blanche Neige, avec huit nains au lieu de sept. Le huitième est le Prince Charmant, le professeur de grammaire Gerald Potts (Gary Cooper). Hawks continue d’exploiter le motif du renversement des rôles de genre, puisqu’une Blanche Neige indocile est ici chargée de « réveiller » le prince endormi parmi les nains. En même temps, Hawks s’assure que le héros aura une opportunité de se distinguer des nains, contrairement à David dans Bringing Up Baby. Dans Ball of Fire, les nains sont un groupe de professeurs d’université célibataires et majoritairement âgés, qui écrivent une encyclopédie financée par la famille d’un industriel décédé. Ils mènent une existence paisible jusqu’à ce que Potts recrute Blanche Neige, la chanteuse de nightclub Sugarpuss O’Shea (Stanwyck), pour l’aider dans ses recherches sur l’argot. Sugarpuss, qui est également la petite amie du gangster Joe Lilac (Dana Andrews), emménage avec les professeurs et bouleverse leur vie bien ordonnée. Potts et Sugarpuss tombent amoureux, mais ne parviennent à se marier qu’après une confrontation entre les professeurs et les gangsters, au cours de laquelle Potts passe à tabac Lilac.

31De toute évidence, le film a beaucoup en commun avec Bringing Up Baby, à commencer par son professeur-héros. Potts fait la même erreur à propos de la langue que David à propos de la biologie. Coupé du monde depuis l’enfance, Potts en est venu à regarder la langue comme un fossile. Lorsqu’il entend parler les gens de la rue, il réalise que son article sur l’argot est dépassé : « Cet homme parlait une langue vivante », dit-il, « j’embaumais des phrases mortes ». Ici, l’opposition dinosaure/léopard devient linguistique : « des phrases mortes » vs. « une langue vivante » (plus spécifiquement l’argot). Dans Ball of Fire, la langue elle-même n’est pas associée à un Ordre Symbolique répressif. Il s’agit plutôt d’un phénomène vivant et concret par lequel se nouent les relations sociales et, finalement, les relations sexuelles. C’est grâce à elle que Potts renoue avec son corps et tombe sous le charme de Sugarpuss ; il ne parvient pas à se rappeler de la couleur de ses cheveux, mais se souvient qu’elle s’exprimait avec « des mots si étranges qu’ils [lui] ont mis l’eau à la bouche ».

32Si Pott ne connait pas l’argot d’aujourd’hui, c’est parce qu’il refuse de voir que les temps changent. Ses manchettes « ringardes » ne sont pas drôles parce que la mode est importante en soi, mais parce qu’une conscience de la mode, qu’elle soit langagière ou vestimentaire, indique une connexion avec un monde en évolution. Le film critique la posture scientifique qui fige artificiellement la langue, qui transforme ce phénomène vivant en quelque chose d’abstrait, et le coupe de sa relation au monde. Le professeur Oddly s’était rendu coupable d’une telle séparation du signifiant avec le signifié lorsqu’il avait laissé son admiration pour l’image d’une fleur – la fragile « anemone nemorosa » – se dresser entre lui et Genevieve, son épouse maintenant décédée. Le danger provient de l’incapacité à savoir quand « les mots cessent d’être utiles », comme dit Potts à la fin du film lorsqu’il convainc Sugarpuss de rester avec lui en la prenant dans ses bras, en l’embrassant, et en lui montrant qu’il a bien compris la leçon qu’elle lui apprise.

33L’indocilité de Sugarpuss est aussi manifeste que celle de Susan dans Bringing Up Baby. En tant que danseuse, chanteuse, et « fille qui en a bavé », elle a aussi un côté « croqueuse de diamants (gold digger) » dont les yeux brillent devant la bague que lui offre Joe Lilac. Tandis que des héritières comme Susan et Ellie jouissent de privilèges de classe qui leur permettent de se libérer des conventions de la classe moyenne et de ne pas se soucier de l’argent, des femmes comme Sugarpuss (ou les personnages joués par Mae West) tirent leur pouvoir d’une vulgarité désinvolte associée au show-business, aux gangsters et aux classes populaires. Dans la comédie romantique, cette vulgarité est sexy, amusante, et constitue l’antidote qui guérit le héros masculin de ses inhibitions. Ce qui importe à propos de Sugarpuss, c’est qu’elle brise les règles. Son discours viole les règles de la langue « embaumée ». Son comportement bouleverse l’ordre poussiéreux de la fondation Totten. Après avoir redemandé le nom du « type qui a tant appris en regardant tomber une pomme », elle déclare à Potts : « Regardez-moi comme une pomme, rien qu’une autre pomme ». Le rapprochement de Sugarpuss avec Eve est accentué par Miss Bragg lorsque celle-ci affirme : « c’est le genre de femme qui peut ruiner des civilisations ».

34En dépit de ses similarités avec Bringing Up Baby, Ball of Fire s’en distingue sous de nombreux aspects, à commencer par son ton beaucoup plus inoffensif. Au lieu d’une opposition forte entre hommes et femmes, Ball of Fire place son héros dans un environnement plus complexe en revenant à la tradition hawksienne de la camaraderie masculine. La femme indocile est plus une source d’« amusement » que de « danger » ici. Elle est adoucie, plus vulnérable, plus réfléchie et consciente de son pouvoir. Ce film situe le danger parmi les hommes. En permettant au héros d’affronter ce danger, il rejette un aspect de la masculinité conventionnelle pour en réhabiliter un autre. Comme dans Bringing Up Baby, les femmes ont beaucoup de pouvoir ici. Miss Bragg gère la vie des professeurs comme une mère sévère grondant ses enfants. L’insipide Miss Totten, une version plus vulnérable de Miss Swallow, gère le capital de la famille Totten et contrôle l’avancée du projet scientifique. Néanmoins, ce sont deux groupes masculins qui dominent l’action du film : les professeurs et le gang de Joe Lilac. Chacun représente une masculinité imparfaite.

35Les professeurs sont infantilisés et émasculés, mais malgré leur grande bêtise, ce sont des personnages sympathiques, plus naïfs que véritablement idiots. Dans le moment le plus lyrique du film, leurs voix expriment en musique l’harmonie du groupe masculin idéal. Ils chantent « Genevieve » pour partager avec le professeur Oddly le souvenir de son épouse, puis « Gaudeamus Igitur » pour invoquer l’idéal de la confrérie masculine associée à la tradition universitaire. Ce qui est risible ici n’est pas tant une masculinité devant être guérie de son arrogance et de sa rigidité, que l’absence même de masculinité des professeurs, leur innocence d’hommes sexuellement immatures. Parce qu’ils ne savent pas quand « les mots cessent d’être utiles », les professeurs sont exclus d’une masculinité définie par la capacité d’agir vigoureusement – et même violemment – lorsque c’est nécessaire.

  • 19 « Lilac » signifie « lilas » et évoque ainsi la couleur violette traditionnellement associée à l’ho (...)

36De leur côté, les gangsters représentent une masculinité qui n’est pas tempérée par le féminin. Leurs pistolets sont l’équivalent de l’os phallique de Bringing Up Baby. La violence et le danger ne sont pas attribués ici à un léopard sauvage (à Sugarpuss, ou à la sexualité en général), mais à une masculinité dénaturée par son affection excessive pour l’os en tant que phallus ou pouvoir social. Comme souvent dans les films de Hawks, cette affection est vaguement connotée comme homoérotique, comme le suggèrent le nom de Joe Lilac19 et les blagues sur les pyjamas disparus. À un moment de l’affrontement entre les deux groupes masculins, un professeur/enfant/nain lance une pique puérile sur qui a la plus grosse : « Vous avez l’impression d’être fort parce que vous avez ces armes à feu, que vous savez les charger et tirer sur la gâchette ». Plus explicitement, le film souligne les excès de cette masculinité de manière spectaculaire lorsque Joe Lilac gifle Potts et lui donne un coup de poing dans l’estomac.

37De cet affrontement entre deux groupes d’hommes imparfaits, Potts ressort en héros. Quand il délaisse son manuel de boxe et projette Joe Lilac hors-champ, dans un camion poubelle, à la force de son poing, il montre qu’il ne suffit pas à un homme d’être intelligent, tendre et passionné, mais qu’il doit aussi être baraqué, dur à cuire, et savoir comment se servir de son pistolet, au sens propre et figuré. Sugarpuss lui déclare qu’il est « grand, mignon et joli », une allusion à la féminité qui le rend séduisant à ses yeux. Cependant, contrairement à David dans Bringing Up Baby, Potts compense une bonne partie de cette aura féminine par la facilité avec laquelle il s’impose comme un héros romantique. Sa différence avec les professeurs est évidente dès le début. Il est non seulement beaucoup plus jeune, mais il fait aussi une tête de plus que la plupart d’entre eux, et une bonne partie des blagues sur les professeurs infantilisés repose sur la présence d’un tel géant parmi eux. Potts commande une bague de fiançailles avec une inscription émouvante. Lorsqu’il découvre que Sugarpuss s’est servi de lui, il s’exprime avec une autorité qui n’est ni stupide, ni cruelle, mais pleine de dignité. Avec plus de passion que David, il considère que les lunes de miel sont faites pour entraîner des « complications domestiques », pas pour peindre des aquarelles comme l’avait fait la Genevieve du Professeur Oddly durant la sienne. À la fin, Potts se révèle un héros romantique presque parfait, une version idéalisée de l’homme ordinaire, qui a juste un cerveau surdéveloppé.

38En situant si clairement le danger dans une masculinité excessive, le film tempère la menace représentée par la femme indocile. En effet, Sugarpuss est à la fois plus réfléchie et plus vulnérable que Susan. Le film suit sa prise de conscience que Potts – l’homme qui n’a pas assez d’argent pour l’entretenir – correspond à ce qu’elle désire vraiment. Sa douleur lorsqu’elle découvre la profondeur des sentiments que Potts éprouve pour elle, et qu’elle éprouve pour lui, est évidente dans une scène qui rappelle la conversation finale à travers les murs de Jéricho dans It Happened One Night. Potts confie ses sentiments pour elle dans une chambre d’hôtel obscure, en croyant parler au Professeur Oddly. Sugarpuss est émue aux larmes, comme Ellie, même si elle n’est pas encore prête à suivre ses désirs, et ne révèle pas sa présence à Potts.

  • 20 Moonstruck (Éclair de lune, 1987) en offre un autre exemple, comme le souligne le chapitre 7 [de Th (...)

39Les réjouissances qui concluent Ball of Fire sont presque classiques dans leur inclusivité. Miss Bragg, la mère autoritaire, a déjà montré qu’elle ne quittera jamais la maison mais s’accommodera des changements à venir. Même Miss Totten, toute coincée qu’elle est, déclare, alors qu’elle se cramponne à la voiture remplie de professeurs victorieux, qu’elle ne s’est jamais autant amusée de sa vie, comme David à la fin de Bringing Up Baby. Sa transformation offre l’un des rares exemples d’intégration d’un rival amoureux dans une résolution de comédie romantique20. L’étreinte finale entre Potts et Sugarpuss prend place à l’intérieur de la communauté familiale formée par les professeurs. Un nouveau foyer est fondé, et il reste féminisé. Mais cette fin est aussi fermée que celle de Bringing Up Baby était ouverte. Sugarpuss, la « boule de feu » du titre, s’est assagie. Potts a mérité et pris sa place de patriarche.

Le professeur-héros selon Sturges : The Lady Eve

40L’anxiété qui traversait Bringing Up Baby, comme les efforts de Ball of Fire pour la dissiper, sont totalement absents de The Lady Eve (Un cœur pris au piège, 1941) de Preston Sturges. Le film semble parfaitement à l’aise avec le principe du renversement des rapports de genre, qu’il maintient jusqu’à sa conclusion, en accord avec le goût de Sturges pour la satire sociale mordante, dont témoignent aussi bien ses films que ses pièces, dont Strictly Dishonorable, la comédie la plus populaire à Broadway en 1929-1930. C’est en tant que réalisateur que Sturges atteint le sommet de son succès au début des années 1940, avec des films comme The Great McGinty (Gouverneur malgré lui, 1940) et Hail the Conquering Hero (Héros d’occasion, 1944), dans lesquels s’expriment pleinement l’élan antiautoritaire de la comédie. Lorsque cet élan se déploie à travers les conventions de la comédie romantique, comme dans The Palm Beach Story (Madame et ses flirts, 1942) et Unfaithfully Yours (Infidèlement vôtre, 1948), mais aussi The Lady Eve, Sturges démolit le héros masculin traditionnel et l’idéologie de l’amour romantique avec une énergie et un esprit sans égal.

41Hopsy (Henry Fonda), le héros de The Lady Eve, n’est pas seulement un innocent qui s’enferme dans son travail pour fuir sa sexualité, comme David et Potts. Il est coupable d’une faute morale plus grave. Et Jean/Eve (Barbara Stanwyck), la femme indocile, obtient non seulement ce qu’elle veut, mais son désir domine le film. La confrontation entre les deux protagonistes est loin d’être égalitaire comme dans la plupart des comédies romantiques, et Hopsy ne représente pas non plus un défi pour Jean, jusqu’au moment où le ton devient plus sérieux, lorsqu’elle réalise la véritable nature de son désir pour lui. Le film constitue à plusieurs égards une illustration de ce que Thomas Schatz (1981) a décrit comme un genre dans sa maturité, multipliant les clins d’œil aux conventions de la comédie romantique, comme à celles du mélodrame. Mais tout en contrebalançant chacune de ses péripéties improbables par une distance ironique, il préserve l’équilibre entre crédulité et incrédulité si essentielle au genre. Le plaisir procuré par sa résolution de conte de fée est ainsi renforcé par le fait que le dernier plan et le dernier mot reviennent à Muggsy, le garde du corps sceptique du héros, qui a rôdé à la périphérie de l’action tout au long du film. S’éclipsant discrètement de la cabine dont Jean vient de refermer la porte derrière le couple, il affirme encore une fois, en s’adressant cette fois directement à la caméra, qu’il ne se laissera pas duper par ces absurdités romantiques, contrairement aux deux protagonistes.

42The Lady Eve s’inscrit pleinement dans la tradition de la comédie romantique. Hopsy, le fils d’un riche brasseur, est convoité par Jean, une tricheuse professionnelle. Ils se rencontrent sur un bateau de croisière et tombent amoureux. Quand il apprend qu’elle n’est pas celle qu’il croit, il la quitte avec amertume. Plus tard, avec l’aide de « Sir Alfred », un autre escroc, Jean se venge en se faisant passer pour Lady Eve Sidwick, une aristocrate anglaise. Hopsy ne la reconnaît pas, tombe à nouveau amoureux d’elle, et l’épouse très rapidement. Pendant leur nuit de noces, elle évoque tous les autres hommes avec lesquels elle s’est soi-disant déjà enfuie pour se marier, et il la quitte à nouveau. Elle regrette rapidement ses actes et cherche à le revoir, mais il refuse, contre le conseil de son père. Jean apprend qu’il s’apprête à partir à nouveau en croisière. Elle met fin à sa mascarade et prend le même bateau que lui. Ils se rencontrent à nouveau, s’embrassent et renoncent cette fois à évoquer le passé de Jean.

43The Lady Eve développe la brève allusion de Ball of Fire au Jardin d’Éden pour proposer une relecture comique de ce mythe tragique. Le film met en scène la « chute de l’homme » à plusieurs reprises et sous différentes formes : de la chute de Hopsy lorsque Jean lui fait un croche-pied, à leur histoire d’amour mouvementée au cours de laquelle ils « tombent » amoureux puis « tombent de haut », à des degrés divers, lorsqu’ils perdent leur innocence. Comme dans le mythe, c’est avant tout le désir de Jean qui est responsable de ces chutes. Mais au lieu d’être associé au péché et à la perte, ce désir sauve Hopsy et le conduit d’un Éden dans les hauteurs, « aux sources de l’Amazone », peuplé uniquement de serpents, à un autre derrière la porte close de la cabine à la fin du film. Le serpent débonnaire du générique annonce les thèmes de la sexualité et du genre associés au mythe. Mais tandis que la découverte de la sexualité mène à la mort et à l’exil dans l’histoire originelle, elle mène à l’opposé dans le film : le « retour au foyer » et la nouvelle vie qu’ils découvrent au contact de l’autre. Le haut-de-forme et les castagnettes du serpent rappellent que la comédie romantique traite souvent de la sexualité et du genre en relation avec la classe sociale, et les deux personnages principaux du film (aussi bien dans la manière dont ils sont construits par le scénario qu’en vertu des stars choisies pour les incarner) résorbent chacun les oppositions de classe pour apparaître finalement comme un nouvel Adam américain conservant l’essentiel de son innocence, et une nouvelle Eve dont l’expérience ne rime pas avec culpabilité.

44Un tel Adam est parfaitement conforme à l’idéologie américaine. L’acteur masculin le plus étroitement associé à la comédie romantique est Cary Grant, et, pour le public américain, sa sophistication, son charme et ses origines britanniques lui confèrent un certain « raffinement », malgré le fait qu’il soit en réalité issu d’un milieu populaire. Ce n’était pas le cas de Fonda, dont le visage exprime plus l’authenticité que la sophistication. Dans les années 1930, Fonda avait déjà acquis le statut de star internationale grâce à sa « personnalité typiquement “américaine” » (Katz 430-431). Durant les deux années précédant la sortie de The Lady Eve, il a incarné le métayer Tom Joad dans The Grapes of Wrath (Les Raisins de la colère, 1940), Abraham Lincoln dans Young Mr. Lincoln (Vers sa destinée, 1939), et Frank James, le frère de Jesse, dans Jesse James (Le Brigand bien-aimé, 1939), des rôles qui lui ont donné une image de héros américain franc avec les pieds sur terre. Dans The Lady Eve, Fonda est le fils d’un self-made man, comme le père d’Ellie dans It Happened One Night. Mr. Pike n’a que faire des conventions aristocratiques. Il ne sait pas, ou se moque de savoir, si les invités d’une soirée qui se déroule chez lui doivent porter une cravate noire ou blanche. Il joue des cymbales avec les plats de son petit déjeuner. Le film dévalorise même l’origine de sa fortune : malgré le discours d’Hopsy sur la supériorité de la boisson produite par sa famille, la Pike Pale, « la meilleure ale de Yale » selon le slogan, est juste de la bière.

45Hopsy n’a cependant aucun intérêt pour la bière ou pour la fortune qu’il possède. Il se considère comme un scientifique, un « ophiologiste » (« Les serpents sont ma vie, en quelque sorte », déclare-t-il). Il s’apparente ainsi à la figure du professeur-héros à l’identité de classe indéterminée et à la masculinité immature (malgré les connotations sexuelles du serpent). Dans la scène introductive, il se prépare à rentrer chez lui après avoir passé un an aux sources de l’Amazone, loin des femmes et du monde du pouvoir masculin. Il part à contre cœur, en déclarant : « C’est comme ça que j’aimerais passer toute ma vie : en compagnie d’hommes comme vous, en quête de connaissances ». Lorsque Sir Alfred le décrit plus tard comme un « grand garçon attardé qui joue avec des crapauds », Jean le corrige : « Il n’est pas attardé, c’est un scientifique ». À quoi Sir Alfred répond : « Je savais qu’il était particulier ». Hopsy essaie de rester à distance des femmes après avoir embarqué sur le bateau, en se plongeant dans un livre (Les serpents sont-ils nécessaires ?) afin d’éviter leurs regards. Avant même qu’ils se rencontrent, Jean sait qu’aucune autre femme ne pourra rivaliser avec elle. « C’est dommage qu’il ne s’intéresse pas à la chair », dit-elle lorsqu’il apparaît indifférent aux tentatives de séduction des autres femmes à bord. Il n’y a pas de triangle amoureux dans le film, pas de rivale comme Miss Totten ou Miss Swallow, et pas non plus de figure maternelle comme la tante de Susan dans Bringing Up Baby ou Miss Braggen dans Ball of Fire. Hopsy n’a toujours aimé que Jean/Ève et les serpents, et son obsession pour son travail semble être le seul obstacle qui se dresse entre les amoureux.

46Cette obsession ne constitue cependant qu’une partie du problème. Hopsy doit surmonter un aspect encore plus insidieux de ce qui est représenté par le dinosaure dans Bringing Up Baby et par le langage embaumé dans Ball of Fire. Pour commencer, il doit apprendre à se fier à ses sens. S’il l’avait fait, il n’aurait pas remis en cause sa première (bonne) impression de Jean lorsque celle-ci est démasquée par la photo. Il l’aurait aussi reconnue lorsqu’elle se fait passer pour Lady Eve. Comme Peter Warne dans It Happened One Night, il laisse un idéal obscurcir sa vision de la réalité. « Pourquoi ne m’as-tu pas pris dans tes bras ce jour-là ? », demande Jean à la fin du film. Il ne l’avait pas fait à cause d’une faute, d’une rigidité plus grave que le fait de ne pas écouter son corps. Comme Adam, sa chute est le résultat de son arrogance. Mais contrairement à Adam, qui choisit de rester avec Ève après avoir découvert sa nature pécheresse, Hopsy ne peut pas pardonner. Il n’est pas seulement innocent, mais aussi condescendant. Il est coupable d’une tendance ancestrale qui consiste à idéaliser ou diaboliser les femmes, et, dans le doute, à les juger comme le patriarcat a toujours jugé Ève : avec arrogance et mépris. Jean lui explique ainsi : « Tu ne connais pas grand-chose des femmes, tu sais. Les meilleures ne sont pas aussi bonnes que tu le crois, et les mauvaises ne sont pas aussi mauvaises que tu le crois, loin s’en faut ».

47Lorsqu’il rejette Jean, Hopsy commet sa première faute morale. Cette chute est suivie d’une seconde lorsqu’il lutte pour surmonter son horreur face à la première confession de Lady Eve dans le train. Il fait un discours alambiqué suggérant qu’il a acquis une certaine humilité : « S’il y a quelque chose qui distingue l’homme de la bête, c’est sa capacité à comprendre, et à pardonner ». Cependant, à chaque nouvelle « confession », l’écart se creuse entre l’idéal auquel il sait devoir aspirer et ses capacités, et Hopsy chute encore et encore. De la même manière qu’il s’est empressé de condamner Jean, il ne parvient pas à pardonner à Lady Eve ses erreurs de jeunesse certes considérables. Il touche le fond lorsqu’il chute du train dans une flaque de boue.

48De la même manière que le film diminue l’importance de son Adam, il renverse également la faiblesse traditionnellement associée à Ève. La force du personnage de Jean est liée à son affiliation à deux figures d’héroïnes indociles répandues dans la comédie romantique : l’héritière et la hors-la-loi (elle incarne les deux dans le film). Chez elle, l’indocilité féminine ne relève pas que d’une vivacité, d’un entrain et d’une énergie anarchiques, mais aussi du pouvoir. De surcroît, ce pouvoir n’est pas une source de peur ou de péché, comme dans l’histoire d’Ève, mais plutôt d’une sorte de rédemption comique.

49Le pouvoir de Jean réside en partie dans sa maîtrise de la performance et sa capacité se transformer en spectacle pour servir ses propres intérêts. Elle gagne sa vie en tant qu’escroc, utilisant ses charmes pour arnaquer des hommes riches. Lorsqu’elle commence à tomber amoureuse d’Hopsy, elle joue la femme qu’il voudrait qu’elle soit. Finalement, elle joue Lady Eve Sidwick pour se venger du mal qu’il lui a fait. Leur premier contact établit la dynamique de leur relation. Un long travelling passe en revue une rangée de passagers accoudés à la rambarde de l’un des ponts du bateau, avant de s’élever jusqu’à un pont supérieur pour s’arrêter sur Jean. Dans un plan subjectif, elle regarde Hopsy d’en haut alors qu’il monte sur le bateau, et laisse tomber une pomme sur sa tête. Le fruit n’est plus ici un symbole de la tentation, comme chez Eve, mais l’instrument d’une agression. Celle-ci se poursuit lorsque Jean fait un croche-pied à Hopsy dans le restaurant. Le héros tombe alors directement entre ses mains. Quand Jean use de son pouvoir de séduction pour duper Hopsy, il est souvent placé en dessous d’elle. Dans la scène où elle l’amène dans sa cabine pour remplacer sa chaussure cassée, elle lui dit de s’agenouiller devant elle pour l’aider avec sa chaussure. Plus tard, alors qu’ils sont assis sur un fauteuil, elle enroule ses bras autour de son cou et le fait tomber par terre. Comme David dans Bringing Up Baby, il est incapable de bouger. Dans la seconde partie du film, lorsqu’elle se fait passer pour Lady Eve, il suffit qu’il pose le regard sur elle pour se retrouver par terre ou provoquer une catastrophe. Troublé et désorienté par chacune de ses apparitions, il trébuche sur des meubles, s’empêtre dans des rideaux, ou se retrouve couvert de nourriture après avoir heurté un plateau porté par un domestique. Il doit changer trois fois de vêtements, une série comique de métamorphoses qui reflète son incapacité à se faire une idée stable d’elle.

50Comme Susan et Sugarpuss, Jean tire également son pouvoir du langage et de sa capacité à raconter des histoires. Cette maîtrise du discours s’étend à l’ensemble du récit. Jean s’invente non seulement une histoire et une identité, comme Susan avec sa « Swinging Door Susie », mais elle raconte aussi l’histoire des autres personnages, prédisant leurs actions et devinant ce à quoi ils pensent. « Je me demande si mon nœud de papillon est de travers », dit-elle en regardant Hopsy dans un miroir, avant qu’il arrange son nœud papillon. Jean choisit son homme et élabore une histoire à son sujet, déterminée par son désir à elle. C’est particulièrement clair dans la seconde partie du film, quand elle se crée une nouvelle identité et prédit précisément le déroulement de sa nouvelle histoire d’amour avec Hopsy. Alors qu’elle est en train de décrire ce qui va arriver (« Un jour. Dans six semaines environ. Non, dans deux semaines environ, nous ferons une promenade à cheval… »), un fondu enchaîné passe de ce récit à la scène en train de se dérouler effectivement. Jean utilise ses compétences de fabulatrice de façon plus radicale lors de leur nuit de noces, lorsqu’elle concocte une série d’histoires qui exploite l’importance que les hommes accordent à la virginité féminine. Chaque histoire offre à Hopsy une nouvelle occasion d’échouer. Il continue de vouloir une « vierge », une femme sans passé, dont la seule histoire est celle produite par son imagination à lui. Il veut une femme correspondant à l’image qui hante ses souvenirs, celle de « la petite fille avec sa robe courte et ses cheveux tombant sur ses épaules ». Les histoires de Jean procurent également un plaisir d’un point de vue narratif, dans la mesure où elles diffèrent la satisfaction du désir. C’est précisément parce que son plan pour se venger d’Hopsy est un succès que se produit le dernier retournement du film, puisqu’elle découvre alors que lui faire du mal ne lui a procuré en réalité que peu de satisfaction.

  • 21 Cf. Rowe (8-12) (NdT).

51Une autre source du pouvoir de Jean est plus directement cinématographique : son regard. Habituellement associé à l’objectification des femmes par les hommes, le regard est lié dans ce film à un pouvoir féminin rappelant le « regard fixe » qui accompagne le rire de Méduse21. Le regard de Jean, ambivalent et « tout simplement déconcertant », suscite une impression d’inquiétante étrangeté. Hopsy, comme Peter Warne, ne peut pas voir au-delà de l’image de Jean sur la photographie, ou même au-delà du déguisement de Lady Eve. Sa vision se trouble et il manque de s’évanouir lorsqu’il regarde Jean de trop près le soir de leur première rencontre. De son côté, Jean le fixe constamment du regard, observant et jaugeant sa proie, faisant de lui un spectacle. Jean viole le tabou culturel du regard féminin dès sa première apparition à l’écran, lorsqu’elle cherche Hopsy du regard. Le pouvoir narratif et visuel de Jean transparaît dans une autre scène du début du film qui se déroule dans le restaurant. Jean est assise à une certaine distance d’Hopsy et lui tourne le dos, tout en le regardant par-dessus son épaule grâce à un petit miroir. Elle commente alors en détails le mini-film qui défile sur son miroir (Cavell 1981, 66), dans lequel toutes les femmes du restaurant essaient de retenir l’attention d’Hopsy : « Regardez-le tourner la tête pour suivre la fille des yeux. C’est peine perdue, chérie, ce type est un rat de bibliothèque, mais, vas-y, bouge tes hanches. (…) Elle se lève, se rassoit. Elle ne parvient pas à se décider. Elle se lève à nouveau. Le suspense est insoutenable ». Mais le suspense n’est pas vraiment insoutenable pour Jean, car elle sait depuis le début comment tout cela va finir.

  • 22 Noé réprimande ses fils pour l’avoir regardé dormir nu, mais la tradition veut qu’il ait été castré (...)

52Hopsy est symboliquement castré par Jean, comme David l’était par Susan, et il n’est pas surprenant que le pouvoir castrateur de Jean soit associé à son regard22. Cependant, comme dans les autres films reposant sur un renversement des rapports de genre, le regard de Jean n’est finalement pas menaçant, parce que son objet est déjà castré dans une certaine mesure, ou doit découvrir sa force. Ce regard est ce qui restaure finalement cette force, et Jean se voit ainsi conférer un pouvoir ambivalent.

53Si son pouvoir est toléré, c’est aussi parce qu’elle est incarnée par Barbara Stanwyck. De même que la dignité de Fonda contribue non seulement à l’humour du film mais aussi à faire de Hopsy un héros acceptable malgré sa bêtise, de même Stanwyck tempère les excès de l’indocile Jean. La star apporte une américanité et une mélancolie à son personnage, qui adoucit son pouvoir et désamorce la menace qu’elle représente. Sa persona est associée à la classe moyenne, contrairement à celle d’Hepburn, plus aristocratique, et dont l’indépendance doit être maîtrisée dans des films comme The Philadelphia Story (Indiscrétions, 1940) et Woman of the Year (La Femme de l’année, 1942). La diction et les manières de Stanwyck, notamment lors de sa mascarade en Lady Eve, contribuent à montrer que les attributs de classe sont aussi superficiels que les attributs de genre dans Sylvia Scarlett. La féminité de Stanwyck est également plus conventionnelle que celle de Hepburn, laquelle est plus androgyne. Si son corps est aussi svelte que celui de Hepburn, elle bouge d’une manière moins masculine, avec une plus grande conscience de sa féminité et de son pouvoir de séduction, comme lorsque Jean présente sa jambe à Hopsy pour qu’il lui enfile sa chaussure.

  • 23 « gaslight melodrama » (NdT).

54Jean subit elle-même deux moments de défaite, ce qui ajoute un élément de vulnérabilité à son indocilité. D’abord lorsque Hopsy la quitte de son plein gré, puis lorsqu’elle le pousse volontairement à la quitter une deuxième fois, dans la seconde moitié du film. C’est dans cette partie que le film explore les contradictions du désir de Jean, en utilisant la comédie et le mélodrame pour saper avec une grande ironie les clichés de l’amour romantique. La seconde demande de Hopsy correspond parfaitement à ce que Jean avait prédit : une promenade à cheval romantique dans la campagne et une pause pour admirer le coucher de soleil. La première déclaration d’amour de Hopsy était comique mais crédible lorsque Jean voulait y croire sur le pont du bateau. La seconde est présentée comme l’apogée d’un rituel de séduction ridicule, notamment lorsque Hopsy répète mot pour mot son discours sur le fait qu’il l’aime depuis toujours. Les intrusions répétées du cheval accentuent l’absurdité de la scène. Un mini-mélodrame comique sert ensuite à exagérer et ridiculiser la souffrance de Hopsy lorsque Jean se venge de lui pendant leur nuit de noces. Jean brode alors sur le « mélodrame victorien23 » du cocher et des deux bébés, inventé par Sir Alfred, et tandis qu’elle continue à raconter son histoire, le train rugit à travers la nuit, sous une pluie battante, traversant des ponts et des tunnels en sifflant tandis que la musique atteint son climax, comme dans une scène de mélodrame. Mais le mélodrame est aussi le genre par excellence de la souffrance féminine, et le mini-mélodrame de la scène de confession ne s’achève pas lorsque Hopsy saute du train. Jean réalise en effet que son histoire lui a momentanément échappé lorsqu’elle prend conscience qu’elle n’avait pas besoin de Hospy uniquement « comme la hache a besoin de la dinde ». Elle veut que Hopsy la connaisse telle qu’elle est vraiment, qu’il continue de l’aimer et de la voir comme la femme idéale.

55Le châtiment de Jean est cependant très bref, et laisse rapidement place à la victoire finale remarquable de l’héroïne. Le film parachève sa réécriture comique de l’histoire tragique d’Adam et Eve en restaurant le rapport de pouvoir originel (inégalitaire) entre Hopsy et Jean. Quand Jean monte à bord du même bateau que Hopsy et lui fait à nouveau un croche-pied, le héros obtient une troisième chance. Et cette fois est la bonne. Il la prend dans ses bras et, ayant maintenant lui-même un passé, refuse d’entendre d’autres explications. Même avec le visage de Jean devant les yeux, il ne semble toujours pas comprendre qu’elle était Lady Eve. Le péché de Hopsy est pardonné et son innocence retrouvée, mais cet Adam américain reste dans l’ignorance, racheté uniquement pour satisfaire le désir de Jean. De son côté, Jean retrouve son pouvoir originel. Tandis que le mythe condamne Eve à obéir à Adam, la femme reste aux commandes dans le nouvel Eden créé par cette comédie, qui sape ainsi l’idéologie patriarcale entretenue par le mythe. À nouveau habillée et coiffée de manière décontractée, Jean est une Eve américaine caractérisée par son expérience, une ironiste détachée dans la tradition des héroïnes des comédies shakespeariennes et des romans de Jane Austen. À l’instar du film lui-même, elle se positionne à la frontière entre le scepticisme de Muggsy, qui sait que « ces deux femmes sont la même personne », et la crédulité de Hopsy (Harvey 582). En se terminant sur le bonheur de Jean et Hopsy, le film réaffirme l’importance de nos désirs utopiques de nouveaux Eden où nos idéaux se réalisent, mais il sous-entend en même temps qu’il serait idiot de trop en attendre.

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Notes

1 Ma dette à Andrew Britton dans cette lecture de Bringing Up Baby apparaîtra avec évidence aux lecteur·trice·s qui connaissent son article (Britton 1986). Voir également Steven Cohan (1992).

2 « Shadow figure ». L’adjectif « shadow » est utilisé ici dans son sens politique (« de l’opposition »), comme dans « shadow cabinet » (NdT).

3 Le concept de « green world » renvoie aux analyses de Northrop Frye sur les comédies romantiques de Shakespeare dans Anatomy of Criticism (1957) : « La comédie romantique de Shakespeare suit les règles traditionnelles instaurées par Peele et complétées par Greene et Lyly, qui ont de nombreuses affinités avec la tradition médiévale et avec les spectacles du rituel des saisons. Nous pouvons lui donner le nom de théâtre de la floraison, du fait qu’il reprend le thème rituel du triomphe de la vie et de l’amour sur la terre stérile. Dans Les Deux Gentilshommes de Vérone, Valentine, le héros, devient le chef d’une bande de hors-la-loi réfugiés dans une forêt et tous les autres personnages se rendent dans cette forêt et s’y trouvent transformés. Ainsi l’action de la comédie se situe au départ dans un monde qui nous est présenté comme le monde normal puis elle entre dans un monde verdoyant où se produit une métamorphose et où l’action se dénoue avant le retour au monde normal. Dans cette pièce, la forêt est la première esquisse du monde féérique du Songe d’une nuit d’été, de la forêt des Ardennes de Comme il vous plaira, de la forêt de Windsor des Joyeuses Commères et du monde pastoral d’une bohème mythique, au bord de la mère, du Conte d’hiver. On retrouve, dans toutes ces comédies, le même mouvement rythmique allant du monde normal au monde verdoyant du renouveau pour revenir au précédent. (…) Le monde verdoyant présente des analogies, non seulement avec le monde de l’abondance des rituels, mais avec le monde du rêve créé par nos désirs. » (Northrop Frye, Anatomie de la critique, trad. Guy Durand, Paris, Gallimard, 1969, p. 222-224) (NdT).

4 Parmi les autres films avec des professeurs-héros, on peut citer Vivacious Lady (Mariage incognito, 1938), Good Girls Go to Paris (Nous irons à Paris, 1939), The Doctor Takes a Wife (Le docteur se marie, 1940), The Feminine Touch (1941), The Major and the Minor (Uniformes et jupons courts, 1942), et The Talk of the Town (La Justice des hommes, 1942). Après Bringing Up Baby (1938) et Ball of Fire (1941), Hawks reprend ce personnage type dans Monkey Business (Chérie, je me sens rajeunir, 1952). Il sert également de base à The Nutty Professor (Docteur Jerry et Mister Love, 1963) de Jerry Lewis.

5 L’autrice voyait également dans It Happened One Night une inversion du scénario de conte de fées où une princesse endormie est éveillée à la sexualité par le baiser d’un prince (Rowe 131) (NdT).

6 Dans le texte original, l’autrice ajoutait entre parenthèses « no “swallowing” », allusion intraduisible au sous-entendu sexuel contenu dans le nom du personnage (« swallow » signifie « avaler » en anglais) (NdT).

7 Expression utilisée par Steve Seidman (1981) pour désigner un type de comédie centrée sur une star comique, qui se distingue entre autres de la comédie romantique, centrée sur un couple (NdT).

8 Voir le chapitre précédent, dans lequel l’autrice explique en quoi les héroïnes de It Happened One Night et Sylvia Scarlett s’inscrivent dans une tradition de représentation de la virginité féminine qui l’associe à une forme d’indépendance et de force (Rowe 133) (NdT).

9 « Because I just went gay all of a sudden! ». Selon John Boswell, le terme « gay » était associé à la liberté sexuelle bien avant son usage actuel renvoyant à l’homosexualité. Au début du xxe siècle, « il était fréquemment utilisé dans la subculture homosexuelle anglaise comme une sorte de mot de passe ou de code […]. Sa première occurrence publique aux États-Unis en dehors de la fiction pornographique semble être dans le film de 1939 (sic) Bringing Up Baby » (Boswell 1981, 43). Les origines britanniques de Grant et la fluidité sexuelle de son image semblent confirmer la thèse de Boswell sur le sous-entendu renfermé par cette réplique du film.

10 Outre Bringing Up Baby et Ball of Fire, les comédies de Hawks comptent également Twentieth Century (Train de luxe, 1934), His Girl Friday (La Dame du vendredi, 1941), I Was a Male Bride (Allez coucher ailleurs, 1949), et Monkey Business (Chérie, je me sens rajeunir, 1952). Dans le chapitre 6 [de The Unruly Woman], j’analyse son film de 1953 Gentlemen Prefers Blondes (Les hommes préfèrent les blondes).

11 Dans le chapitre précédent, l’autrice analyse le rire de Michael (lorsque celui-ci découvre que Sylvester est en réalité une femme) comme une manière de « maintenir à distance la peur » que réveille en lui cette femme androgyne, peur de « quelque chose de caché mais pas oublié » : sa propre « ambivalence sexuelle », ou sa « féminité », qu’il tente ici de réprimer (Rowe 142-143) (NdT).

12 Freud décrit l’inquiétante étrangeté comme « sera cette sorte de l’effrayant qui se rattache aux choses connues depuis longtemps, et de tout temps familières » (Freud 1919, 218-219). Ce n’est « rien de nouveau, d’étranger, mais bien plutôt quelque chose de familier, depuis toujours, à la vie psychique, et que le processus du refoulement seul a rendu autre » (243). Inévitablement, ce quelque chose est la castration, le corps blessé de la mère.

13 Kris note que la relation intime entre peur et rire transparaît par exemple dans les effets changeants produits par les gargouilles : terreur, puis rire et finalement amusement. Ou encore dans l’étymologie du mot « drôle », qui renvoyait à quelque chose d’inquiétant avant de prendre le sens actuel de « comique ».

14 Nancy Huston (1986, 119-136) soulève ce point dans son analyse des cultes religieux interdisant aux mères (caractérisées par le pouvoir féminin de donner la vie) de chasser ou d’exercer d’une autre manière le pouvoir de prendre la vie (désigné comme masculin).

15 « À la différence de l’hétérocosme sadien dont le prototype se rencontre dans les romans du Marquis de Sade, l’hétérocosme de von Sternberg, comme celui de Sacher-Masoch, n’est ni obscène, ni pornographique : il joue plutôt sur le “strip-tease”, ou, comme le dit Barthes [dans Le Plaisir du texte], “la mise en scène d’une apparition-disparition” à l’intérieur d’une mascarade, métamorphose érotique au service du désir. Les romans de Sacher-Masoch abondent en descriptions quasi-mystiques de femmes-bourreaux superbement belles qui ne sont que très rarement nues, mais toujours vêtues de zibeline, de soir, de satin. Séverin décrit ainsi l’objet de son désir La Vénus à la fourrure : “Chaque fois qu’il me fallait contempler cette belle femme… couchée sur des coussins de velours rouge, son corps précieux apparaissant et disparaissant parmi la fourrure sombre, je ressentais profondément toute la volupté et la lascivité qu’exprime le spectacle d’un corps à demi dévoilé”. Le pouvoir suggestif d’un corps partiellement caché manifeste le jeu d’anticipation et de suspense qui structure la temporalité masochiste. Le masochiste recrée de manière obsessionnelle le mouvement suspendu entre dissimulation et révélation, disparition et réapparition, séduction et rejet qui reproduisent la réaction primitive d’ambivalence devant la mère, dont l’enfant craint qu’elle ne l’abandonne ou ne l’engloutisse. La maîtrise du désir à travers la ritualisation du fantasme dans la mascarade masochiste retarde la consommation génitale du désir, acte sexuel qui aurait pour conséquence de restaurer la présence symbolique du père œdipien par l’intrusion du phallus dans la fusion symbiotique entre mère et enfant. » (Gaylyn Studlar, « Masochisme, mascarade et les métamorphoses érotiques de Marlene Dietrich », dans Noël Burch (dir.), « Loin de Paris, cinémas et sociétés : textes et contextes », Champs de l’AudioVisuel, n° 15, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 45-46) (NdT).

16 Cf. les analyses de l’autrice sur la comédie et la tragédie, développées dans le chapitre 3 (« Narrative, Comedy and Melodrama ») de The Unruly Woman (Rowe 95-115) et inspirées notamment par l’ouvrage Anatomy of Criticism (1957) de Northrop Frye (NdT).

17 His Girl Friday (La Dame du vendredi, 1940) a un ton proche de celui de Bringing Up Baby, mais Hawks va encore plus loin que dans Ball of Fire pour restaurer le pouvoir du héros masculin. Cela tient en partie au choix de situer l’intrigue dans le milieu masculin du journalisme plutôt que dans l’enclave féminisée des professeurs de Ball of Fire. Plus tard dans sa carrière, Hawks reviendra à des scénarios reposant sur un renversement des rapports de genre similaire à celle de Bringing of Baby, avec I Was a Male War Bride (Allez coucher ailleurs, 1949) et Gentlemen Prefer Blondes (Les hommes préfèrent les blondes, 1953). Dans I Was a Male War Bride, il est plus difficile que jamais pour Grant de conserver son charme masculin, dans la mesure où le film est dépourvu de la dimension romantique que Bringing Up Baby, comme d’autres comédies antérieures reposant sur un renversement des rapports de genre, parvenaient à conserver. Monkey Business (Chérie, je me sens rajeunir, 1952), dans lequel Grant joue un professeur étourdi, rejoue le motif du renversement de genre dans le contexte des années 1950, en incluant un personnage de blonde idiote.

18 Voir Frank Krutnik (1990, 57-72 ; notamment 70-71, note 4). Pour une analyse du paysage idéologique et cinématographique des années 1940, voir également Dana Polan (1986).

19 « Lilac » signifie « lilas » et évoque ainsi la couleur violette traditionnellement associée à l’homosexualité (NdT).

20 Moonstruck (Éclair de lune, 1987) en offre un autre exemple, comme le souligne le chapitre 7 [de The Unruly Woman].

21 Cf. Rowe (8-12) (NdT).

22 Noé réprimande ses fils pour l’avoir regardé dormir nu, mais la tradition veut qu’il ait été castré par ses fils. Freud soutient que le « mauvais œil » reflète la peur qu’un objet fragile en notre possession soit convoité par une autre personne, dans la mesure où « c’est par le regard qu'on trahit [une telle convoitise], même lorsqu'on s’interdit de l’exprimer en paroles » (Freud 1919, 242).

23 « gaslight melodrama » (NdT).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Kathleen Rowe Karlyn, « Professeurs-héros et femmes aux commandes : les héroïnes indociles de la comédie classique hollywoodienne »Genre en séries [En ligne], 12-13 | 2022, mis en ligne le 26 octobre 2022, consulté le 26 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ges/3262 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ges.3262

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