1À la différence de nombreuses stars comiques françaises, la consécration pour Pierre Richard est arrivée soudainement. Certains acteurs ont percé au cinéma par l’élaboration et la maturation lentes d’un style de jeu à travers une série de troisièmes et seconds rôles (Louis de Funès). D’autres ont réussi la transposition au cinéma d’un personnage ou d’un registre développé avec succès dans un autre cadre (Fernandel, Bourvil). Pierre Richard connaît quant à lui la célébrité dès le premier film qu’il réalise, où il apparaît pour la deuxième fois seulement dans un rôle principal au cinéma. Auparavant, il a écumé les cabarets parisiens et a assuré quelques intermèdes pour des émissions de variétés à la télévision en duo avec Victor Lanoux. Parallèlement à ce tandem, il a joué dans quelques pièces au théâtre et fait quelques menues figurations au cinéma sans percer ni trouver d’engagements réguliers dans l’un ou l’autre. Sur le tournage d’Alexandre le bienheureux (Yves Robert, 1968), le réalisateur, qui par amitié pour l’acteur lui a écrit un rôle secondaire sur-mesure, lui lance : « Tu n’as aucune place dans le cinéma français. Tu n’es pas un comédien, tu es un personnage. Tu n’es pas un jeune premier comme Alain Delon, tu n’es pas une rondeur comme Bernard Blier, tu n’es rien de tout ça. C’est ton atout. Tout t’est permis. Invente-toi. Fais ton cinéma » (Richard, Imbert, 2015 : 100). Pierre Richard suit ce conseil et rédige avec André Ruellan un scénario de long-métrage, Le Distrait. Yves Robert lui propose de produire le film avec l’aide de la Gaumont et l’incite à le mettre en scène. Il lui adjoint un conseiller technique chevronné, Pierre Cosson, pour pallier son inexpérience. Le film sort dans les salles françaises en décembre 1970 et rassemble plus d’un million de spectateur∙ice∙s au cours de son exploitation. Devenu une valeur sûre de la comédie française dans les années 1970 et 1980, l’acteur s’impose avec un personnage de blond lunaire, dispersé et maladroit, dont les principales caractéristiques se retrouvent dans les autres films qu’il réalise comme dans ceux où il joue devant la caméra d’autres cinéastes. Cette continuité assure une cohérence dans sa filmographie et offre un terrain propice à l’examen de la signification socio-culturelle de l’acteur.
2Nous nous proposons d’analyser la persona de Pierre Richard à partir du cadre conceptuel développé par Richard Dyer (2004), selon lequel l’image de la star se construit sur une relation entre les types de rôles incarnés, le jeu déployé et l’existence médiatique. Notre réflexion se focalisera sur ses films sortis entre 1970 et 1986. Après 1986, année où sort Les Fugitifs de Francis Veber – dernier succès d’envergure pour Pierre Richard dans un premier rôle –, la carrière de l’acteur est en perte de vitesse, et sa baisse de notoriété est telle dans les années 1990 qu’il envisage d’arrêter le cinéma après l’échec public et critique de son dernier film en tant que réalisateur (Droit dans le mur, 1997). À la faveur d’un César d’honneur qui lui est remis en 2006, il regagne en popularité, reprend plus activement le théâtre et retrouve des rôles plus réguliers dans des comédies populaires dont les réalisateurs reconnaissent en lui un maître du comique. Dans la mesure où cette évolution de son image nous semble relever de logiques différentes de celles à l’œuvre dans les années 1970-1980, nous faisons le choix de laisser de côté l’examen de cette période dans le présent article. De même, nous circonscrivons volontairement les références à la réception critique à l’aire française car la popularité immense de l’acteur encore aujourd’hui en Russie et dans les pays d’Europe de l’Est mériterait un traitement à part entière.
- 1 « […] paradoxalement, c’est toujours moi qu’on retrouve derrière ces personnages et non le contrair (...)
3La récurrence d’un certain type de rôle, la persistance d’un jeu extrêmement physique et la propension de l’acteur à s’identifier aux personnages qu’il interprète1 suggèrent une persona lisse. Mais une analyse précise de ses films, mise en relation avec leur contexte socio-culturel de production, révèle une image plus complexe, notamment lorsqu’on s’attarde sur sa dimension genrée. En effet, sa persona polysémique se caractérise par le rejet d’une virilité traditionnelle tout en se rattachant par certains aspects à une forme de masculinité hégémonique. Dans cette décennie 1970 marquée par le développement de mouvements féministes d’ampleur, les personnages interprétés par l’acteur minent dans une certaine mesure la domination patriarcale. Mais si leur précarité sociale et/ou professionnelle, leur incapacité à imposer leur volonté, leur tendance à rater ce qu’ils entreprennent, leur faiblesse physique ou leur timidité, tendent à les éloigner de la masculinité hégémonique, ils n’incarnent pas non plus automatiquement et univoquement une masculinité subordonnée, voire marginale, pour reprendre les concepts proposés par Raewyn Connell (2014). Pierre Richard explore des modèles alternatifs de masculinité, mais ceux-ci n’excluent pas une complicité avec la masculinité dominante. À travers ses rôles, l’acteur cultive des qualités non-oppressives mais reste prisonnier d’un discours déceptif : si elles sont le plus souvent valorisées, sa vulnérabilité, sa douceur et son absence d’ambition conquérante sont également présentées comme le signe d’une incomplétude. De surcroît, ce manque de masculinité (qui renforce en creux l’idéal viril traditionnel) n’empêche pas les personnages joués par l’acteur de bénéficier des avantages liés à son genre. Entre reproduction et subversion des normes de masculinité, la persona composite de Pierre Richard médiatise les remises en question des rapports de genre qui traversent les années 1970, avant le tournant réactionnaire des années 1980.
- 3 « Les constantes de mon personnage étaient une forme d’inadaptation au monde avec lequel il vit. Je (...)
- 4 « Le rire implique dans tous les cas la perception d’une incongruité quelconque, le sentiment que “ (...)
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- 6 « Rather than providing knowledge, slapstick misdirects the viewer’s attention, and obfuscates the (...)
- 7 Sur ce point, voir la « réponse » de Tom Gunning à l’article précédemment cité. L’auteur tempère la (...)
4Les personnages interprétés par Pierre Richard entre 1970 et 1986 se distinguent le plus souvent par un trait de caractère, parfois mis en avant dès le titre du film (la distraction dans Le Distrait, la malchance dans Les Malheurs d’Alfred, la timidité dans Je suis timide mais je me soigne), et ont en commun une maladresse constante. Ils sont également sous-tendus par deux principes : l’inadaptation et l’inadéquation. Tandis que le premier suggère un défaut d’intégration, l’impossibilité, consciente ou non, volontaire ou non, d’opérer un ajustement pour se conformer aux codes et aux exigences d’une situation, le second renvoie à ce qui ne correspond pas à un idéal ou à une identité présupposée. Le principe d’inadaptation – que revendique explicitement Pierre Richard3 – caractérise la plupart des canevas narratifs des films dans lesquels il joue : un néo-réalisateur rêvant de tourner un drame se retrouve à la tête d’une production pornographique dans On aura tout vu (Georges Lautner, 1976), un avocat attaché à sa probité et au respect des procédures est mêlé à la cavale d’un truand dans La Carapate (Gérard Oury, 1978), un SDF malhabile et nerveux s’engage dans un braquage à la petite semaine dans Les Fugitifs (Francis Veber, 1986). Le décalage est au fondement de la comédie puisque le rire ne peut naître sans la reconnaissance d’une situation où les personnages sont en porte-à-faux, sans la perception d’une incohérence entrevue comme telle par le public4. L’écart est moteur pour le récit comique en tant que condition de sa progression, puisqu’il s’agit constamment de le résorber pour retourner à une forme d’équilibre. Mais paradoxalement, il l’incite à se désagréger puisque ces multiples ruptures agissent dans le sens d’un reflux, d’une dispersion plutôt que d’une continuité5. Dans la tradition comique du slapstick, dont se réclame Pierre Richard, cette fracturation de la ligne narrative passe notamment par le recours au gag6. En tant qu’instrument de subversion de la narration7, le gag ne fait que renforcer l’incompétence des personnages joués par Pierre Richard, incapables d’amener une situation à leur point d’aboutissement, et souligne également la déstabilisation à laquelle sont soumis ces personnages sans cesse amenés là où ils ne devraient pas être.
5Si l’inadaptation de Pierre Richard témoigne de sa difficulté à s’ajuster au monde, son inadéquation concerne plutôt sa difficulté à se conformer à une identité, et s’exprime ainsi souvent par un comportement qui défie toute attente. Le Grand blond avec une chaussure noire (Yves Robert, 1972) est à ce titre exemplaire tant sa structure fonctionne sur les réactions inappropriées de François Perrin, le personnage joué par Pierre Richard. Dans cette comédie d’espionnage, le chef des services secrets français Louis Toulouse (Jean Rochefort) se retrouve empêtré dans une affaire d’agent double fomenté par son adjoint Milan (Bernard Blier) dans le but de le faire tomber. Ayant découvert les desseins de son partenaire, Toulouse décide de concocter un « piège à con » pour faire tomber Milan. Le dindon de cette farce se retrouve être François Perrin, choisit au hasard à l’aéroport d’Orly pour endosser le costume d’un espion imaginaire chargé de régler cette histoire d’agent double. Milan croit à cette supercherie et engage ses hommes pour suivre de près ce grand blond. Une large part des effets comiques du film repose sur l’inadéquation profonde entre Perrin et la fausse identité qui lui est prêtée, le héros se révélant être, par son comportement fantasque, le pire choix possible pour endosser le rôle d’un espion. Mais Milan trouve justement dans cette discordance la marque d’un grand agent protégeant jusqu’au bout sa couverture. L’inadéquation totale de Perrin devient, aux yeux de Milan, le signe d’une excellence.
6L’inadéquation chez Pierre Richard se joue également sur de plus petites échelles, au niveau de la scène et du gag. Dans La Chèvre (1981), le réalisateur Francis Veber construit de nombreux effets comiques autour de ce principe. Campana (Gérard Depardieu), détective privé, est à la recherche de la fille d’un dirigeant d’entreprise, disparue au Mexique à la suite d’une série de mésaventures. Après un mois sans résultat, il est proposé à Campana de repartir en faisant équipe avec François Perrin (Pierre Richard), un olibrius réputé pour sa malchance exceptionnelle, en espérant que sa déveine les conduise sur la même route que celle de la disparue. Lorsque les deux équipiers arrivent à l’aéroport d’Orly, Perrin se retrouve pris à parti après avoir voulu prendre le charriot à bagages d’un voyageur. Après avoir été insulté, Perrin réplique non par la violence, mais par un regard prolongé sur son opposant, lui affirmant qu’il a acquis un contrôle total de ses émotions grâce aux arts martiaux. Malgré les invectives répétées de son contradicteur, Perrin ne réagit pas puis s’en va en s’excusant auprès de Campana de cette « démonstration de force ». La réaction de Perrin est en décalage avec la réponse attendue et provoquée par le voyageur : il y a inadéquation. Plus loin dans le film, lors de leur arrivée au Mexique à Acapulco, Perrin et Campana déjeunent avant de prendre un autre avion pour Puerto Vallarta. Profitant d’une absence de Perrin parti aux toilettes, Campana décide de mettre à l’épreuve la malchance de Perrin en dévissant légèrement le couvercle d’une des deux salières posées sur la table. En reprenant son repas, Perrin s’apprête à assaisonner son plat avant qu’un client ne lui demande du sel. Il se rabat donc sur la salière sabotée et vide négligemment l’entièreté de son contenu sur ses œufs au plat. Après avoir mangé une bouchée, Perrin soutient sans broncher et l’air de rien que ses œufs sont « trop salés » avant d’allumer une cigarette. Avec Pierre Richard, les réponses et les réactions ne sont pas fausses ou mauvaises, mais simplement inappropriées à la situation donnée.
7Son inadaptation et son inadéquation peuvent ainsi ouvrir la voie à une masculinité alternative et à une remise en cause des assignations de genre, mais elles œuvrent dans le même temps à la consolidation de celles-ci dans la mesure où elles sont le plus souvent présentées par les films comme des déficiences. Dans l’exemple de l’altercation à l’aéroport d’Orly, Perrin substitue à la force physique exhortée par son interlocuteur une force mentale non-agressive. Il ne se complait pas dans une expression normée du masculin (la violence, la réaction immédiate, la défense de l’honneur). Mais cette inadéquation à une norme sociale dominante du masculin entraîne aussitôt la dévalorisation de Perrin (le voyageur lui lance une insulte homophobe et Campana lui jette un regard affligé) et ainsi la reconduction des normes de genre.
8L’inadaptation et l’inadéquation chroniques chez Pierre Richard entraînent des tentatives de compensation qui aboutissent presque toujours à un trop plein. Dans leurs efforts pour rattraper une situation en péril et par leur volonté de trop bien faire, les personnages surréagissent et se précipitent vers une inéluctable catastrophe. Leurs réactions disproportionnées peuvent conduire aussi bien à un déploiement du mouvement, selon le principe de la réaction en chaîne, qu’à l’enchevêtrement des corps et des objets. Le début des Malheurs d’Alfred (Pierre Richard, 1972) en offre un exemple caractéristique. En pleine nuit, Alfred (Pierre Richard) et Agathe (Anny Duperey) sautent en même temps dans un canal parisien pour mettre fin à leurs jours. Leurs plongeons provoquent un attroupement puis la panique générale avec l’arrivée d’un escadron de policiers peu organisé qui provoque des chutes successives dans le cours d’eau. L’élaboration de cette scène observe la même construction que celle des films burlesques américains des années 1910-1920 – que revendique Pierre Richard comme source d’inspiration – où il s’agit moins de « tracer l’évolution d’un caractère ou d’un conflit qu’à déplier en tous sens – et en pure perte –, à travers le temps et l’espace, une jouissance frénétique des richesses concrètes du monde » (Král, 1984 : 73). L’étalement de l’action agit comme un dévoilement des multiples potentialités de l’espace, aboutissant soit à la création de liens insoupçonnés entre les choses, soit à la révélation des conventions sur lesquelles celles-ci reposent. C’est vers cette tendance que glisse le comique de Pierre Richard, particulièrement dans les trois premiers films qu’il réalise, portant chacun une charge politique et sociale (contre la publicité dans Le Distrait, contre la télévision dans Les Malheurs d’Alfred, contre la vente d’armes dans Je sais rien, mais je dirai tout). Son jeu extrêmement physique, tout en grimaces excessives et contorsions jambières, rapproche son corps de celui d’un pantin désarticulé, contrastant avec les univers policés qu’il traverse.
- 8 Pierre Richard se félicite de ce compliment que Jacques Tati lui adresse après la sortie de son pre (...)
- 9 Je sais rien, mais je dirai tout se conclut par un long plan sur Pierre Richard se tordant de rire. (...)
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- 11 « Les comiques, quant à eux, utilisent aussi des gestes sommaires de pantin comme une liberté : une (...)
- 12 La virilité traditionnelle s’est en grande partie construite sur l’idée d’un corps masculin défensi (...)
9Le corps de Pierre Richard se prête à l’exploration burlesque par sa manière de suggérer la difformité. Sans être exceptionnellement grand, il accuse une tension verticale : les pantalons à pattes d’éléphant souvent portés par l’acteur mettent en valeur ses jambes avec lesquelles il joue beaucoup8, les bras quelque peu distendus, laissés souvent ballants, comme s’ils gênaient, ramènent le comédien vers le sol, tandis que la tête l’élève vers le ciel. Surplombée d’une chevelure blonde ébouriffée et bouclée, elle est dominée par un front proéminent. Sur ce point, Pierre Richard se rapproche de certaines représentations de l’archétype du savant fou dont l’aspect hirsute souligne l’excentricité et suggère l’inadaptation sociale. Cet aspect inquiétant est tempéré par des yeux d’un bleu vif et clair, souvent écarquillés, ramenant douceur et surprise sur le visage, et la présence de larges rides horizontales sur le front qui semblent manifester un émoi permanent. La bouche, large et très mobile, participe également à l’expression faciale de Pierre Richard. Les sourires accentués de l’acteur relèvent ses pommettes et lui donnent une allure plus ronde, plus joviale, tandis que les commissures de ses lèvres, qui paraissent rejoindre des favoris prononcés sur les tempes, débrident l’expression du visage, le rapprochant d’un clown. Ce corps élastique, sujet à la distorsion, légèrement difforme mais gardant un profil aérien, se tord parfois dans de violentes convulsions9 ou s’anéantit à d’autres moments dans de longues prostrations, le regard perdu, notamment en face des personnages féminins10. Cette gestuelle rapproche le jeu de Pierre Richard de celui de Jerry Lewis, dont les soubresauts frénétiques rappellent ceux d’artistes de cafés-concerts ou d’acteurs burlesques du début du xxe siècle, profondément marqués par les représentations médicales de l’hystérie (Gordon, 2013). Loin de la pesanteur, de la réactivité et de la quiétude qui caractérisent les physiques de héros cinématographiques à la virilité plus traditionnelle, le corps de Pierre Richard ne garantit aucune fiabilité. Dans leurs descriptions physiques de l’acteur, les articles de presse contemporains de la sortie des films insistent sur cette fragilité corporelle qui tend vers l’expression d’une certaine extravagance. Jean de Baroncelli évoque ses « yeux de porcelaine » (Le Monde, 16 décembre 1970), Michel Delain son « air ébahi et rusé » (L’Express, 7 décembre 1970), Robert Chazal son « regard bleu d’innocence, [s]es joues tout de suite rose d’émoi, [son] air ahuri des grands comiques » (France Soir, 7 décembre 1972) et Pierre Montaigne son « cheveu fou » et son « œil en vrille » (Le Figaro, 18 décembre 1974). Par cette explosion corporelle, il somatise, selon les principes du burlesque11, son inadaptation au monde tout en perturbant les convenances par les catastrophes et les confusions qu’il provoque. Ce corps éruptif marque l’impossibilité pour les personnages de Pierre Richard de se contrôler et de conformer leurs mouvements au milieu qui les entourent. Ici, c’est l’espace qui contraint les déplacements et qui rappelle au corps sa matérialité et ses limites. Dans cette inaptitude à s’imposer ou à anticiper, le corps de Pierre Richard est en alerte permanente, souvent replié, plusieurs fois victime des obstacles qu’il rencontre, souffrant en conséquence, en péril constant. La performance physique, notamment à travers le sport, le travail manuel et surtout l’exercice de la violence dont les femmes sont traditionnellement exclues, est un des lieux essentiels de l’affirmation de la masculinité hégémonique. Les personnages joués par l’acteur, caractérisés par un physique capricieux et défaillant, s’éloignent radicalement de cette norme. Incapables de se défendre, plus encore de défendre les autres, ils s’opposent à cette vision du corps viril compétent, imperturbable et imprenable12.
- 13 « Je pense qu’il [le débit verbal] vient de Danny Kaye. J’étais fasciné par la vitesse de son débit (...)
10La parole connaît une désarticulation semblable. Le phrasé de Pierre Richard n’est pas aussi franc que celui de Fernandel et moins trainant que celui de Bourvil. Il se rapproche davantage des saccades et des soubresauts de Louis de Funès et plus encore du débit intempestif de Danny Kaye avec qui il entretient une parenté artistique13. Il renforce cette impression d’une parole fuyante par un ton souvent monocorde – qui n’empêche toutefois pas de subtiles inflexions –, où les mots glissent hors de la bouche d’un seul flot. Les figures de styles et les dialogues troussés façon Audiard n’ont que peu de place avec Pierre Richard chez qui la vitesse d’élocution occasionne un encombrement des phonèmes. En jouant de nombreuses fois sur le bégaiement et les contrepèteries à la manière d’un Pierre Repp, en multipliant les paronomases et les onomatopées, Pierre Richard désoriente le langage. Cette vulnérabilité et cette profusion linguistiques privent les personnages interprétés par l’acteur de cet attribut du pouvoir essentiel à la masculinité hégémonique que constitue la maîtrise de la parole. Leur discours, à l’image de certains stéréotypes de genre défavorables aux femmes, est toujours suspecté d’incohérence, de bavardage futile et abondant. Le corps et les mots fusent dans tous les sens et expriment le déraillement d’un être qui n’entre jamais en adéquation avec son monde, ni avec la conception dominante du genre auquel il est assigné.
- 14 Sur le retrait des femmes dans les dispositifs humoristiques, voir notamment Kotthof (2006) et Garc (...)
11Mais, d’un autre côté, ce rapport conflictuel du corps à l’espace autonomise la performance de Pierre Richard : il ne dépend pas d’un autre pour provoquer le rire. Lorsque l’acteur est associé en duo, son compagnon de jeu n’est là que pour confirmer par des regards surpris l’incohérence et le caractère invraisemblable de ses actions. Cela a pour conséquence d’exclure ses partenaires de la mécanique comique, tout particulièrement lorsque ce sont des femmes. En retrait et ramenées au rôle de spectatrice14, figées dans des postures d’objet à courtiser, elles valident les prouesses de l’acteur. Contrairement à elles, Pierre Richard peut occuper de l’espace, faire rire de son corps et l’exhiber sans nécessité de plaire. Il reste le seul clown en scène.
12Au cours de sa carrière, Pierre Richard a souvent incarné des personnages de ratés, des hommes passés de mode, n’ayant pu aller au bout des choses et déconsidérés par les autres : un boxeur sur le carreau dans Juliette et Juliette (Remo Forlani, 1974), un employé d’agence de voyage dépassé par son projet de vacances à la Robinson Crusoé dans Les Naufragés de l’île de la Tortue (Jacques Rozier, 1976), un comédien sans envergure abonné aux publicités alimentaires dans Le Coup du parapluie (Gérard Oury, 1980). L’humiliation passe avant tout par la position sociale occupée par le personnage. Qu’il soit insuffisamment qualifié, débordé ou empêché dans son activité professionnelle, Pierre Richard n’assume jamais pleinement son rang et ce en toute conscience de son insuffisance. L’insécurité professionnelle est récurrente et les figures du sans-emploi et du précaire reviennent à plusieurs reprises dans la filmographie du comédien entre 1970 et 1986. Elles semblent résonner avec la hausse du chômage due au ralentissement économique subi par la France à la suite du choc pétrolier de 1973. Cependant, ces situations professionnelles difficiles ne sont pas un reflet du monde du travail dans les années post-Trente Glorieuses. Car si la progression du taux de chômage dans les années 1970-1980 est indubitable, passant de 3,3 % en 1975 à 8,5 % en 1985, cet indicateur masque de nombreuses disparités selon les secteurs. En effet, la baisse des effectifs salariés concerne essentiellement les secteurs agricoles et industriels (particulièrement les ouvriers non-qualifiés) tandis que les secteurs du transport, des services, du commerce et de l’administration connaissent une progression du nombre d’emplois (Marchand, 1982 ; Malinvaud, 1986). Or, les personnages interprétés par Pierre Richard ne sont pas issus du premier ensemble mais plutôt du second. Ils occupent des professions intermédiaires et libérales (cadre dans une agence, journaliste, instituteur, avocat, psychologue, etc.) et n’appartiennent jamais au milieu ouvrier et agricole (exception faite de Je sais rien, mais je dirai tout où Pierre Richard intègre l’usine de fabrication d’armes tenue par son père… mais en tant que directeur du service social). Ainsi, Pierre Richard n’incarne pas l’érosion du monde ouvrier, et ses films ne dénoncent pas les recompositions du monde du travail qui s’opèrent alors. Si sa relation au milieu professionnel est aussi conflictuelle, c’est plutôt parce que les personnages interprétés par l’acteur remettent en cause les idéaux de masculinité qui traverse le monde du travail et le système patriarcal qui sous-tend ce-dernier.
- 15 Sur ce point, Thierry Pillon a montré que les références à la virilité dans le monde ouvrier du pre (...)
- 16 « Jusqu’au milieu des années 1970, les pratiques en effet étaient restées très accrochées à l’idéal (...)
13La virilité, « entendue comme capacité reproductive, sexuelle et sociale […] » (Bourdieu, 76), définie par « des propriétés telles que la force physique, la violence ou l’autorité » (Gourarier, Rebucini, Vörös, 2015) est au cœur des structures compétitives et hiérarchisées du monde du travail, majoritairement contrôlées par des hommes. Dans la mesure où Pierre Richard incarne une masculinité non-virile, ses personnages sont logiquement exclus des sphères où la manifestation visible de la virilité peut être décisive dans l’accomplissement des tâches et les relations aux autres (la direction, l’atelier et les chaînes de montages15). En situation professionnelle, ils ne bénéficient d’aucune solidarité corporative et sont en permanence soumis à des supérieurs à la virilité plus marquée, qui les détournent de leurs ambitions (cf. On aura tout vu, C’est pas moi, c’est lui) et face auxquels ils n’arrivent pas à s’imposer. Les situations d’humiliation professionnelle que Pierre Richard traverse dans ses rôles renvoient à un sentiment de perte de sens du travail, alors même que la sphère professionnelle est traditionnellement conçue, pour les hommes, comme le lieu par excellence de leur épanouissement et de l’accomplissement de leur masculinité (là où les femmes sont censées trouver un tel épanouissement dans la sphère domestique). Quand les années 1960 portaient la promesse que le travail, après avoir permis le redressement économique de la France suite à la guerre, pouvait désormais ouvrir les portes de la consommation et du loisir, les incertitudes apportées par la crise du début des années 1970 et les difficultés croissantes à s’insérer sur le marché de l’emploi retirent à celui-là sa valeur d’absolu16. Pierre Richard déclare d’ailleurs nourrir une méfiance personnelle envers le monde professionnel, fruit de ses rapports contrariés avec sa famille paternelle issue de la bourgeoisie industrielle du Nord de la France : « Le travail, le travail… Ils m’ont traumatisé toute ma jeunesse avec ce mot-là. C’est pourquoi j’ai choisi un métier où je m’amuse. C’est vrai, j’ai passé ma vie en vacances. Chaque fois que j’entendais le mot “moteur” sur un tournage, c’est comme si j’entendais le mot “récréation” » (Richard, Imbert, 2015 : 123).
- 17 Une nouvelle fois, Pierre Richard, pacifiste convaincu, se détache d’une virilité qui s’est histori (...)
14Dans la filmographie de Pierre Richard, le rapport à l’autorité et à la hiérarchie dans le monde du travail est toujours problématique. Les figures de patrons machiavéliques, manipulateurs et implacables abondent. Dans les rares cas où ils sont appelés à un poste à responsabilités, les personnages joués par l’acteur échouent à endosser l’attitude d’un dirigeant (Je sais rien, mais je dirai tout), perdent leur sang-froid (La Course à l’échalote) ou mettent en péril l’entreprise (Le Distrait). Cette tension est liée à l’association systématique du supérieur hiérarchique à une forme de masculinité hégémonique avec laquelle Pierre Richard est en décalage. Dans ces sphères dirigeantes dont les femmes sont écartées, la masculinité hégémonique assure la reconduction d’un système patriarcal, à laquelle les personnages incarnés par l’acteur ne participent donc pas. Rarement père à l’écran et n’ayant aucun patrimoine à transmettre lorsqu’il a des enfants, il est, quand il incarne un fils, promis à l’héritage paternel. Mais d’une manière ou d’une autre, il refuse tout legs et par là-même, la reproduction d’un système patriarcal reposant sur la préférence accordée aux hommes dans la transmission des biens. Lorsqu’il provoque la destruction de l’usine d’armement de son père lors d’une démonstration militaire à la fin de Je sais rien, mais je dirai tout, Pierre Gastié-Leroy (Pierre Richard) se fend d’un immense rire. Il célèbre la dilapidation de son héritage, lui qui a toujours refusé de participer à cette culture guerrière17. Le Jouet (Francis Veber, 1976) est une autre illustration de ce reniement du patrimoine paternel. Après une longue période de chômage, François Perrin (Pierre Richard) devient journaliste pour France Hebdo. Le périodique est la propriété du milliardaire Pierre Rambal-Cochet (Michel Bouquet), PDG d’un puissant groupe industriel. Au cours d’un reportage dans un magasin de jouets possédé par ce dirigeant omnipotent, François Perrin tombe sur Éric, le jeune fils de Rambal-Cochet qui, amusé par le journaliste, le veut comme prochain « jouet ». Face à la menace de licenciement que son supérieur laisse planer sur lui en cas de refus, Perrin accepte à contre cœur de se plier à ce marché. Cette humiliation par réification que subit Perrin s’intègre dans un univers délétère où chacun, par crainte de se retrouver au chômage, acquiesce face aux multiples abus de pouvoir de Rambal-Cochet et se tait face à des situations iniques, quitte à perdre de sa dignité pour conserver son poste. Devenus amis, Perrin et Éric créent un journal où sont dénoncées les injustices et les pressions de Rambal-Cochet. Le jeune garçon, qui est promis à succéder à son père, menace le groupe industriel et par là même son héritage. À la fin du film, Éric s’enfuit pour retrouver son ami. Mais par souci de responsabilité, François le renvoie auprès de Rambal-Cochet qui lui délivre ce discours : « Tout ce que je fais dans la vie, c’est pour toi mon amour. Tout ce qui m’appartient est à toi, tu es ma seule bonne raison de continuer, tu comprends ? C’est un pauvre type comme il y en a des millions. Il ne peut rien t’apporter, ce n’est rien. Pense à tout ce que tu perdrais avec lui. » En dépit de ces paroles, Éric profite d’un arrêt du véhicule pour s’enfuir et se précipiter dans les bras de François, délaissant la fortune que lui promet son père pour se trouver un véritable mentor. Par ce geste, il exauce le souhait de François de ne pas voir l’enfant devenir aussi froid que Rambal-Cochet. Plus tôt dans le film, le journaliste déclarait en effet au vieil homme : « J’ai seulement voulu donner une chance à votre fils, monsieur le président. Ce qui peut lui arriver de pire, c’est de vous ressembler et on peut encore l’éviter. »
15Cette remise en cause du système patriarcal qui transparaît chez Pierre Richard reste cependant à pondérer. Si les mécanismes de reproduction du pouvoir sont mis à nu et que la dimension viriliste de son exercice est représentée, cette critique laisse de côté les processus d’exclusion des femmes. La réduction des personnages féminins à des rôles d’assistantes n’est jamais questionnée. La persona de Pierre Richard interroge davantage les conceptions traditionnelles de la masculinité qu’elle n’ouvre la voie à une réflexion sur les inégalités sociales entre les sexes.
16Diminués face à l’oppression de certaines institutions, les personnages joués par Pierre Richard se distinguent également par l’impossibilité de s’affirmer véritablement et doivent endosser le costume d’un autre pour être reconnus et validés. Le thème de l’identité contrariée revient tout au long de la filmographie de l’acteur sous différentes formes.
17Dans un premier ensemble de films, il est confondu avec une autre personne à la suite d’un concours de circonstances ou se retrouve contraint d’occuper la place d’un autre. Dans Le Coup du parapluie, il incarne Grégoire Lecomte, un acteur de seconde zone courant le cachet avec peine. Alors qu’il se rend à une audition pour obtenir le rôle d’un assassin dans une comédie, des gangsters le prennent pour le tueur à gages qu’ils souhaitent employer pour une mission à Saint-Tropez. Il accepte alors d’assurer ce contrat meurtrier, persuadé d’être engagé sur un film. Dans C’est pas moi, c’est lui (Pierre Richard, 1980), le comédien interprète le rôle de Pierre Renaud, prête-plume de Georges Vallier, un scénariste à succès versé dans le vaudeville, qui est pris pour son employeur par Aldo Barazzutti, une vedette italienne, qui lui demande d’écrire avec lui en Tunisie le scénario de son prochain film. Dans La Moutarde me monte au nez (Claude Zidi, 1974), où il est une nouvelle fois un sous-traitant (ici de son père, maire d’Aix-en-Provence, dont il rédige les discours), Pierre Richard est Pierre Durois, professeur de mathématiques dans un lycée pour filles, qui est pris malgré lui pour l’amant d’une star de cinéma. Dans La Course à l’échalote (Claude Zidi, 1975), il interprète Pierre Vidal, cadre dans une agence bancaire, contraint de remplacer son supérieur lorsque celui-ci s’absente pour les vacances. Trop nerveux face à ses nouvelles responsabilités, il multiplie les gaffes et assiste impuissant à un vol dans l’établissement.
18Dans d’autres films, Pierre Richard n’occupe plus simplement la place d’une autre personne, mais celle d’une personne fantôme, un nom sans corps associé à quelqu’un qui n’existe pas. Dans Le Grand blond avec une chaussure noire – qui pourrait être considéré comme une version comique de La Mort aux trousses (Alfred Hitchcock, 1959) –, il est pris pour un espion inexistant. Dans Le Jumeau (Yves Robert, 1984), Matthias Duval (Pierre Richard) s’entiche de Liz Kerner (Carey More), une riche héritière américaine. Lorsqu’elle lui annonce qu’elle a une sœur jumelle, il prétend lui aussi qu’il a un frère jumeau. Il invente alors ce semblable, Mathieu Duval, pour séduire Betty Kerner (Camilla More).
- 18 Cette idée de « mascarade » et de théâtralisation dans la construction de genre est largement dével (...)
19Quelle que soit la manière dont leur identité est faussée, les personnages de Pierre Richard se réalisent le plus souvent en devenant un autre. Ces jeux de truchement ne sont pas de simples mécaniques vaudevillesques. Par ces identités déstabilisées, l’acteur dévoile l’arbitraire des rôles sociaux et l’aspect construit de ceux-ci. Dans ces jeux de représentation et de production de soi, certains films accentuent la dimension fictionnelle et « performative » (Butler, 2006) de la masculinité. Lorsque ses personnages doivent se faire passer pour un espion (Le Retour du grand blond) ou se glisser dans la peau d’un tueur à gages (Le Coup du parapluie), Pierre Richard surjoue et parodie la masculinité virile. Cette exagération empêche la naturalisation et l’essentialisation de ces comportements, et le genre apparaît ainsi pour ce qu’il est : une performance permanente, une « mascarade18 ».
20Ce truchement de la personnalité est à double tranchant. Il tend, d’une part, à déconstruire la conception essentialiste de la masculinité et à miner les idéaux de virilité. La virilité surjouée par Pierre Richard est toujours un état provisoire, précaire et artificiel s’affirmant comme une simple modalité parmi d’autres de manifestation sociale de la masculinité. Elle n’est même plus un idéal tant elle peut masquer et nier l’identité profonde de l’individu. D’autre part, cette forme de masculinité virile et hégémonique est présentée, dans l’économie narrative, comme un des seuls moyens pour les personnages de Pierre Richard de réussir dans leurs entreprises et de retrouver paradoxalement, en adoptant ces codes et en devenant un autre, leur véritable rang (Le Retour du grand blond, C’est pas moi, c’est lui). Ce trouble de l’identité affectant les constructions de genre se rapproche de cette idiotie qu’Olivier Mongin décèle chez Jerry Lewis, et qui, loin d’être une tare chez l’acteur américain, est « le signe d’un écart » (Mongin, 2002 : 144), la possibilité d’un vacillement. L’idiot est celui qui cherche à se conformer, à se fondre dans un emploi, avec une volonté parfois trop prononcée, mais qui se montre incapable d’endosser correctement ce rôle. Ce faisant, il perturbe les équilibres, se démarque et dénote, révèle l’arbitraire des positions et réagence le monde : « celui qui fait l’idiot est en même temps le double du metteur en scène, l’idiot qui met tout par terre est un réalisateur au sens où il métamorphose l’environnement » (Mongin, 2002 : 143). En assumant une place qui n’est pas la leur ou en devenant autres, les différents personnages joués par Pierre Richard mettent en péril le bon fonctionnement de la communauté en lui substituant un ordre absurde (la malchance contre la rationalité dans La Chèvre) ou dévoilent les limites de certaines postures sociales.
- 20 Dans Je suis timide mais je me soigne, Aldo, le coach en développement personnel de Pierre, relie l (...)
- 21 « La virilité, entendue comme capacité reproductive, sexuelle et sociale, mais aussi comme aptitude (...)
- 22 Timide dans Je suis timide mais je me soigne, il est confronté au charismatique Aldo. Malchanceux e (...)
21Une part des films français à succès des années 1970 se caractérise par l’exaltation d’une homosociabilité défensive et d’un modèle de masculinité traditionnelle défini par opposition aux qualités culturellement associées aux femmes. Dans un contexte d’essor des mouvements féministes et en réaction une reconfiguration des rapports de genre, ces œuvres mettent en scène des personnages masculins « en crise » se retirant avec leurs semblables pour mieux asseoir et revendiquer leurs privilèges tout en adoptant une posture victimaire (Fiche, 2016). Pierre Richard ne s’inscrit pas dans cette tendance. Quand il est associé à un personnage masculin, selon la formule du buddy movie, ce n’est ni pour cultiver une homosociabilité résultant d’un rejet des femmes, ni pour réaffirmer sans complexe une quelconque « nature » masculine. Si sa maladresse, son étourderie et parfois sa timidité20 l’éloignent d’une virilité traditionnelle, entendue comme possibilité d’action et d’accomplissement21 qui serait propre aux hommes, elles ne sont jamais présentées comme la conséquence d’une tentative sociétale de castration. Toutefois, son association avec des hommes réussissant précisément là où il échoue22 et la façon dont ceux-ci s’érigent en mentors pour combler ses déficiences soulignent son incapacité à « performer » le genre auquel il est assigné (Butler, 1990). Cet écart est accentué par les acteurs avec qui il est apparié dans les années 1970 et 1980 et qui soit correspondent à un stéréotype masculin viriliste (l’homme du peuple pour Victor Lanoux dans La Carapate ; le latin lover pour Aldo Maccione dans Je suis timide mais je me soigne et C’est pas moi, c’est lui), soit s’appuient sur une persona axée sur la brutalité et l’étalement d’une hétérosexualité conquérante (le « loubard comique » [Vincendeau, 2008 : 265-292] pour Gérard Depardieu dans La Chèvre, Les Compères et Les Fugitifs). Contrairement à des buddy movies français plus anciens axés sur une différence de classe (Bourvil/De Funès dans Le Corniaud et La Grande Vadrouille de Gérard Oury) ou d’âge (Gabin/Belmondo dans Un Singe en hiver d’Henri Verneuil), les duos masculins avec Pierre Richard jouent sur les normes de genre.
- 23 La critique de l’époque n’a pas manqué de rattacher le rôle de Pierre Richard à une nature supposém (...)
22En dépit de ce contraste avec la virilité de ses partenaires de jeu, la masculinité de Pierre Richard n’est jamais présentée comme foncièrement dégradée. Ses personnages se caractérisent par une certaine vulnérabilité qui les rend incapables de toute agressivité physique et les incitent à refuser la violence de façon presque militante au profit du dialogue et de l’expression des sentiments. Cette caractéristique est rarement présentée comme de la couardise mais plutôt comme une forme de supériorité intellectuelle, pouvant à l’occasion transformer les autres. Les Fugitifs en est un exemple patent. En tentant maladroitement un braquage de banque, François Pignon (Pierre Richard) se retrouve cerné par la police. Il prend en otage Jean Lucas (Gérard Depardieu), ancien malfaiteur tout juste sorti de prison, qui est vite identifié comme l’auteur du hold-up par la police. Les deux s’enfuient. Devant la menace de voir sa fille Jeanne lui être retirée par l’assistance publique, François l’entraîne en cavale au grand dam de Jean. Au contact de l’enfant et devant l’attention que lui accorde son père, Jean se fait plus tendre, développe une émotivité jusqu’ici réprimée et perd son agressivité. Afin que François échappe à la police et continue de veiller sur Jeanne, Jean conduit le père et sa fille vers la frontière italienne. Pour que le trio ne se fasse pas remarquer, François s’affuble d’une perruque et d’une robe afin de passer pour l’épouse de Jean tandis que sa fille se fait couper les cheveux afin de passer pour un garçon. Ce travestissement, présenté comme comique et nécessaire au début, est finalement intégré par les personnages. Lorsque François et Jeanne s’apprêtent à franchir la frontière, ils ne cherchent pas à se défaire de leurs apparats. Ce choix est une manière de rendre acceptable, dans un contexte hétéronormé, la forme homoparentale de cette famille recomposée (Jean décide finalement d’accompagner François et Jeanne en Italie). Quoi qu’il en soit, il laisse entendre que l’attitude de François envers sa fille est de nature maternelle et féminine23, comme si la paternité excluait toute douceur.
23Cependant, mis à part le cas des Fugitifs, cette sensibilité paraît toujours insuffisante et semble devoir être complétée par une masculinité plus traditionnelle. Dans Les Compères (Francis Veber, 1983), Christine (Anny Duperey) fait appel à deux de ses anciens amants, Jean Lucas (Gérard Depardieu), un journaliste bourru, et François Pignon (Pierre Richard), un timide suicidaire, pour retrouver son fils Tristan en fugue avec sa petite amie. Pour motiver leurs recherches, elle laisse croire aux deux hommes qu’ils pourraient être le père biologique de l’adolescent. Après l’avoir retrouvé, Jean et François développent chacun une relation différente avec Tristan, en espérant trouver chez lui leurs propres traits de caractères. L’un l’encourage dans la voie d’une masculinité toxique et orgueilleuse, l’autre l’invite à la confidence, au dialogue et à la douceur. Le film s’achève sur un statut quo entre ces deux formes d’éducation, qui laisse entendre que chacune doit être pondérée par l’autre pour équilibrer la personnalité du jeune homme. Les travaux de Raewyn Connell démontrent que la masculinité hégémonique ne peut se déployer et se maintenir que par l’existence d’autres masculinités qui font office de faire-valoir (masculinités complices) ou de repoussoirs (masculinités subalternes et marginales). La masculinité, en tant que « configuration de pratiques situées au sein d’un système de rapports de genre » (Connell, 2014 : 84), est construite par des dynamiques interrelationnelles. Or Pierre Richard est le plus souvent défini par ce qui lui manque par rapport à d’autres hommes. Hantée par le spectre de la dévirilisation, sa masculinité paraît toujours insuffisante et incomplète, et tend ainsi à conforter indirectement l’idéal de masculinité hégémonique incarné par ses partenaires.
24La présence de qualités culturellement associées au féminin (écoute, tendresse, émotivité, non-violence) chez les personnages interprétés par Pierre Richard semble rapprocher l’acteur d’une « masculinité subordonnée » (Connell, 2014, 75-76), mais cette observation mérite d’être nuancée. Comme on l’a vu, les traits associés à cette masculinité ne sont pas toujours montrés comme foncièrement négatifs, mais ils restent travaillés par le manque et ne demandent qu’à être complétés par des aptitudes liées à la masculinité hégémonique. Le rapport de Pierre Richard aux femmes semble confirmer son incarnation d’une « masculinité complice » (Connell, 2014, 76-78) qui épouse l’hégémonie masculine sans prétendre ni pouvoir y participer activement. Mais une nouvelle fois, à l’instar de ce qui a pu être dit sur les relations de Pierre Richard avec d’autres hommes, le positionnement des personnages joués par l’acteur face aux femmes est ambigu, reconduisant et perturbant dans le même temps les rapports de domination entre les sexes.
25Cela passe tout d’abord par la récurrence de ce que Jean-Claude Soulages (2016 : 95) repère dans le discours publicitaire à partir des années 1970 : la figure de la « maritalité soumise », soit la docilité (présentée comme comique) de l’homme vis-à-vis de sa femme. Dans La Course à l’échalote, Janet (Jane Birkin) tourmente son compagnon, Pierre Vidal (Pierre Richard), en lui reprochant la monotonie de leur couple. Le premier tiers du film la montre à plusieurs reprises se jouant de Pierre, lui mentant, lui suggérant qu’elle le trompe ou le menaçant de le quitter. Son comportement est présenté comme profondément injuste et incohérent. Pierre s’humilie pour tenter de résoudre le conflit et lorsqu’il demande à Janet les raisons de son attitude, elle lui rétorque : « Parce que j’aime jouer la comédie, voilà ! Avec toi 1 + 1 ça fait toujours deux. Moi quelquefois j’ai envie que ça fasse n’importe quoi ! » Cette réponse décrédibilise Janet. Ses envies d’évasion et d’aventure apparaissent d’autant plus futiles qu’elles s’opposent aux responsabilités professionnelles de Pierre. Les deux personnages sont rattachés ici à des stéréotypes de genre (l’extravagance pour Janet, la raison pour Pierre) qui ramènent les femmes au superflu et à la frivolité, les hommes à l’utile et au nécessaire. Pris en victime, incapable d’imposer ses volontés, Pierre parait d’autant plus ridicule que son attitude semble être une soumission à l’irrationnel féminin. Ce n’est qu’en faisant preuve d’une certaine virilité traditionnelle et performante au cours d’une épreuve de force à la fin du film (la destruction du décor d’un drag show pour récupérer la mallette d’un client important de la banque) que Pierre regagne l’estime de Janet.
26Dans On aura tout vu, Christine (Miou-Miou) reproche à François Perrin (Pierre Richard) d’être trop naïf, de renoncer à ses idéaux et à son intransigeance artistique en acceptant la transformation de son premier long-métrage en film pornographique. Elle ajoute que François serait par nature incapable d’affronter la crudité des scènes sexuelles et met en avant plusieurs moments de leur relation témoignant de sa sensibilité et de sa pudeur qu’elle oppose à la vulgarité du scénario : « Je t’aime parce que tu as mis quinze jours avant de m’embrasser quand on s’est rencontrés » / « T’as pleuré la première fois qu’on a fait l’amour » / « Je t’aime parce que tu parles pas des filles comme si c’était de la viande ». Ces répliques valorisent ainsi une relation amoureuse égalitaire où l’homme ne craint pas d’extérioriser librement ses émotions. Dans le même esprit, Christine : « Tu sais, il y a une chose à laquelle je tenais beaucoup dans nos rapports : la complicité ». Cependant, cette remise en cause de l’autorité masculine, des normes de genre et des rapports de domination au sein du couple hétérosexuel n’est que momentanée. La suite du film rétablit en effet la primauté du désir masculin. À la fin de On aura tout vu, Bob Morlock (Jean-Pierre Marielle), le producteur de Perrin, parvient à convaincre Christine de laisser son compagnon réaliser son film, même pornographique, pour qu’il puisse s’épanouir pleinement : « Regardez-le, il est pas à l’aise là ? Il a pas l’air heureux ? Il a trouvé sa voie, c’est évident. Il va devenir un vrai réalisateur et vous voudriez gâcher ça ? ». Christine devient alors celle qui bride les rêves de François. Elle n’a plus qu’à s’effacer devant son compagnon, à entrer dans ce rôle genré de soutien affectif, quand bien même les activités de François vont à l’encontre de ses convictions morales.
27C’est plutôt dans les jeux de séduction que se dessine une masculinité réellement alternative. Pierre Richard est rarement à la manœuvre. Anny Duperey dans Les Malheurs d’Alfred, Mireille Darc dans Le Grand blond avec une chaussure noire et Jane Birkin dans La Moutarde me monte au nez mènent la danse face à un Pierre Richard trop peu confiant pour s’imaginer plaire à des femmes charismatiques, chacune occupant une position sociale supérieure à lui (Anny Duperey est présentatrice de télévision, Mireille Darc est espionne, Jane Birkin est une star de cinéma). De même, dans Je suis timide, mais je me soigne, son personnage est pris en stop par une routière très entreprenante sexuellement – proche de la « unruly woman » théorisée par Kathleen Rowe (1995) – face à laquelle il est complètement terrorisée. Dans sa manière de ne jamais comprendre les sous-entendus, de ne pas brusquer l’autre, de ne pas imposer son désir et de retarder par ses maladresses la progression des intrigues amoureuses, Pierre Richard se défait d’une masculinité conquérante et dominatrice. Il n’a pas besoin de faire preuve de virilité pour plaire aux femmes. Au contraire, sa vulnérabilité l’ouvre à une forme de sincérité qui le rend attirant. Dans Je sais rien, mais je dirai tout, une infirmière qui vient de soigner le personnage joué par Pierre Richard, blessé après une bagarre, lui fait cette déclaration : « Si votre caractère est aussi faible que vos muscles, ça doit être formidable. J’aime tant les peureux ! Tant d’hommes cherchent à vous impressionner, vous c’est le contraire, un rien vous démonte. Vous vous faîtes tellement bien battre. Avec vous on doit se sentir dans une telle insécurité, c’est merveilleux ! C’est tellement agréable pour une femme de pouvoir reposer sa tête sur une épaule luxée, de sentir que l’être aimé est aussi vulnérable qu’une volée de moineaux le jour de l’ouverture de la chasse. »
28Cependant, cette séduisante fragilité n’apporte pas de réelle égalité dans les relations avec les femmes. Si les personnages féminins paraissent entreprenants, elles n’en sont pas moins réduites à des rôles de mères. Se mettant constamment en danger par ses bévues ou ses excès d’enthousiasme, Pierre Richard est à l’écran un enfant à prendre en charge. De nombreux exemples attestent d’une infantilisation de ses personnages. Dans Les Malheurs d’Alfred, Agathe, qui a logé Alfred chez elle après leurs tentatives de suicide respectives, se rend aux studios de télévision où elle travaille et confie ses inquiétudes à une collègue : « Ça m’ennuie de le laisser tout seul chez moi… Je suis pas tranquille. » Le plan suivant montre Alfred aux prises avec un bout de scotch collé sur ses doigts, confirmant son incapacité à se débrouiller seul. Dans La Moutarde me monte au nez, Pierre Durois se retrouve dans les appartements luxueux de Jackie Logan, poursuivi par le léopard apprivoisé de la star de cinéma. Amusée par le professeur de mathématiques, la jeune femme décide de le garder auprès d’elle, de lui faire couler un bain et de lui servir un repas chaud. Au cours de cette séquence, Pierre se montre enfantin à plusieurs reprises, lorsqu’il se plaint du shampoing qui lui pique les yeux ou quand, plein de candeur et une tartine dans la bouche, il dit à Jackie qu’il ne se procure jamais de journaux : « Moi je ne les achète pas. C’est mon père et ma mère. Alors comme ils les lisent, moi je les regarde par hasard. » Ces enfantillages placent ses partenaires féminines dans une attitude maternante. Ce rôle de mère qu’elles prennent paraît aller de soi et c’est à partir du moment où elles adoptent cette posture qu’elles commencent à développer des sentiments amoureux pour les personnages de Pierre Richard.
- 24 La performance modérée de ce film en salle et sa réception critique assez défavorable peuvent être (...)
29Dans d’autres films, les conduites paternalistes prennent le pas sur les comportements enfantins. Dans La Course à l’échalote, Pierre Vidal (Pierre Richard), en partance pour l’Angleterre afin de récupérer une mallette remplie de liasses de billets volée à son agence, est poursuivi par sa compagne Janet, persuadée qu’il le trompe. Après lui avoir expliqué la réalité de la situation, Pierre refuse que Janet l’accompagne en Angleterre malgré ses demandes insistantes. Exaspéré, il cède finalement à ce qui est présenté comme un caprice : « Bon d’accord, tu viens à Brighton ». Janet lui répond en minaudant : « Tu verras, je me ferai toute petite ». Dans leurs relations avec les femmes, les personnages de Pierre Richard se tiennent sur un fil tendu entre infantilisation et paternalisme. Qu’il joue celui dont on prend soin ou celui qui commande, Pierre Richard bénéficie dans ces deux variations d’un avantage positionnel face aux personnages féminins. Si la passivité de l’acteur dans les scènes de séduction marque un certain progressisme, le rapport inégalitaire dont il bénéficie lorsque le couple se forme véritablement renvoie à une vision conservatrice des rapports de genre. L’image de Pierre Richard est traversée par cette ambivalence entre un écart vis-à-vis des normes de genre et le maintien d’un modèle patriarcal. Ainsi, un film comme Le Jumeau ne peut que jurer dans la filmographie de l’acteur tant il ne retient qu’un seul de ces deux aspects. Le personnage de Matthias Duval, manipulateur et séducteur invétéré, sûr de son stratagème amoureux avec les sœurs Kerner, n’est jamais nuancé par cette fragilité qui caractérise par ailleurs la persona de Pierre Richard24. Dans ces années 1980 dominées par un backlash contre les avancées féministes des années 1970, la masculinité de Pierre Richard dans Le Jumeau ne laisse plus de place à l’ambiguïté. Ce film rend ainsi plus saillant le versant plus conservateur de la masculinité ambivalente de Pierre Richard qui, tout en incarnant une masculinité en apparence (et dans une certaine mesure réellement) alternative, a toujours joui dans le même temps des privilèges liés à son genre et d’un ascendant sur les femmes.
30Dans la lignée d’autres études portant sur des stars comiques masculines habituées aux personnages socialement dominés (Vincendeau, 2012 ; Le Gras, 2014), l’analyse de la persona de Pierre Richard révèle une ambivalence profonde entre une subversion des normes de genre et un renforcement de la masculinité hégémonique. En construisant son comique sur les principes d’inadaptation, d’inadéquation et d’anti-performance, Pierre Richard cultive un art de l’échec qui se traduit notamment par une performance corporelle marquée par la désorientation et le déraillement. Ses personnages, qui peinent à s’adapter dans un système désindividualisant, expriment un sentiment de malaise face aux normes de genre.
31L’exploration d’une masculinité chancelante chez Pierre Richard n’est pas un élément nouveau dans la comédie. Fernandel, Fernand Reynaud ou Bourvil ont pu emprunter cette voie. Par la suite, Michel Blanc et Gérard Jugnot, nouvelles vedettes du cinéma comique français au début des années 1980, poseront leurs pas dans ceux de Pierre Richard en incarnant eux aussi une masculinité défaillante. Mais celle-ci est contrebalancée chez eux par une nervosité et une agressivité qui, bien qu’elles les rendent impuissants et ridicules dans la plupart des situations, leur permet de renouer avec certains standards de la virilité traditionnelle. Chez Pierre Richard en revanche, une telle stratégie de compensation est inexistante. À travers ses rôles, l’acteur emprunte d’autres voies et désarçonne le mythe viriliste, tout en bénéficiant des dividendes du patriarcat. L’ambivalence de la persona de Pierre Richard, entre subversion et réaffirmation (plus ou moins indirecte) de la masculinité hégémonique, est sans doute l’une des raisons de son immense popularité dans une société française alors marquée par la seconde vague féministe.