- 1 Bien que nous employions régulièrement par soucis de simplification l’expression « années 1970 », c (...)
- 2 Nous considérerons dans cet article comme « film à succès » les productions ayant cumulé plus de 70 (...)
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1Quelles que soient les décennies envisagées, le cinéma français a offert plus d’opportunités aux acteurs qu’aux actrices. Moins nombreuses à pouvoir vivre pleinement de leur art, les actrices tournent moins souvent, tiennent plus souvent des rôles secondaires et sont moins bien rémunérées que leurs confrères masculins. Les années 1970 ne font pas exception à la règle : alors qu’entre 1969 et 19821, seules quatre actrices débutantes parviennent à lancer leur carrière en apparaissant dans un minimum de cinq productions à succès2, dans le même temps, seize acteurs débutants ont la possibilité de commencer à vivre de leur métier en enchainant les succès commerciaux3. Bon nombre de ces jeunes acteurs présentent alors un profil similaire : tournant principalement dans des comédies, ils incarnent de façon récurrente un type social très fréquemment porté à l’écran au cours de la décennie : le « gentil loser ». Certains d’entre eux, comme Pierre Richard, Michel Blanc, Gérard Jugnot, Christian Clavier, Francis Perrin, Daniel Auteuil, Bernard Menez et Guy Marchand se spécialisent tout particulièrement dans l’incarnation de ce type social, qui devient progressivement indissociable de la persona qu’ils construisent. À tel point que l’on peut affirmer que le succès de ces acteurs – qui jouent d’un physique banal ou disgracieux pour susciter le rire du public – et celui des personnages de gentils losers sont intrinsèquement liés, ce type social représentant alors la majeure partie des rôles proposés aux jeunes hommes.
2Bien qu’il se décline en diverses variantes, le gentil loser se caractérise par des attributs immuables : son manque de virilité, sa maladresse, sa malchance et sa propension à échouer dans tout ce qu’il entreprend. Ce raté sympathique, dont les malheurs suscitent le rire, est hérité d’une longue tradition comique française.
3Dès l’entre-deux-guerres, les acteurs débutant une carrière comique se voyaient déjà proposer des rôles de naïfs rêveurs et défaillants, faire-valoir d’acteurs plus aguerris et mieux connus du public. Le scénariste Paul Colline lance par exemple la carrière de Noël-Noël en créant le personnage d’Adémaï, paysan naïf et malchanceux, qui connaît un grand succès public dans Adémaï et la nation armée (Jean de Margenat, 1932), Adémaï Joseph à l’ONM (Jean de Margenat, 1933), Adémaï au Moyen-Âge (Jean de Marguenat, 1934) et Adémaï aviateur (Jean Tarride, 1934). À ses débuts, Fernandel incarne également de nombreux personnages naïfs, généreux et rêveurs, comme dans Simplet (Fernandel, 1942), Adhémar ou le Jouet de la fatalité (Fernandel, 1951), ou La Vache et le prisonnier (Henri Verneuil, 1959).
4Dans les années 1950, Bernard Blier, Bourvil, Fernand Raynaud, Darry Cowl, François Périer, Jean Desailly et Philippe Nicaud incarnent à leur tour d’autres variantes de ces personnages faibles et naïfs, qui constituent le pendant jeune et vulnérable des figures patriarcales auxquelles ils sont souvent associés et qui sont régulièrement confrontés à des femmes castratrices et manipulatrices.
5Dans les années 1960, Claude Rich connaît quant à lui son premier grand succès commercial dans Oscar (Édouard Molinaro, 1967), avec le rôle de Christian Martin, un jeune homme timide et maladroit brutalisé par un beau-père autoritaire. Jean Rochefort débute également sa carrière avec des rôles de ce type, comme dans Les Tribulations d’un Chinois en Chine (Philippe de Broca, 1965), où il incarne Léon, le valet affable et soumis d’un milliardaire (Jean-Paul Belmondo) ou dans Ne jouez pas avec les Martiens (Henri Lanoë, 1968), où il joue un journaliste naïf et simplet. Enfin, Jean Lefebvre a incarné une variante minable et plus antipathique de la figure du gaffeur simplet de façon chronique, comme dans Quand passent les faisans (Édouard Molinaro, 1965), Ne nous fâchons pas (Georges Lautner, 1966) ou Un idiot à Paris (Serge Korber, 1967).
6Les apparitions récurrentes de ces « idiots » ont donc offert au public le spectacle d’une masculinité inoffensive, dont la faiblesse contraste avec l’attitude des personnages féminins castrateurs et/ou des pères autoritaires qui les entourent. Mais alors que leur vulnérabilité et leur douceur auraient pu les ériger en modèle de masculinité alternative et être l’instrument d’une critique de la force et de la violence patriarcale, il n’en est rien. Systématiquement dépréciés, ces personnages constituent des contre-modèles, utilisés pour relativiser la toute-puissance des patriarches qui dominent cette époque, au cinéma comme dans toutes les institutions. Par la mise en scène d’hommes victimes, faibles et fragiles, le cinéma nie alors le caractère systémique de la domination masculine et contribue à la pérenniser en la rendant plus supportable. Avant les années 1970, les losers du cinéma français peuvent donc globalement être considérés comme des outils de dénégation de la réalité sociale, politique et économique du pouvoir masculin.
7Le cinéma français des années 1970 s’empare avec enthousiasme de ce type social hérité d’une longue tradition comique et le fait évoluer en lui imprimant des caractéristiques nouvelles. En effet, dans le contexte socio-politique de cette décennie, où l’avènement du féminisme de la deuxième vague jette en France un discrédit sur le patriarcat, le gentil loser ne sert plus de faire-valoir à un patriarche plus âgé, figure qui décline très nettement au cours de la période, jusqu’à disparaître presque totalement des écrans. Le gentil loser s’impose alors comme un type masculin de référence et devient un personnage de premier plan, autour duquel le récit s’articule. Alors qu’au cours de la décennie précédente, les jeunes acteurs qui incarnaient ces figures de « ratés » le temps de se faire une place dans l’industrie cinématographique tentaient d’évoluer dès que possible vers des rôles plus flatteurs, certains acteurs construisent désormais l’intégralité de leur carrière autour de ce type social. Placés au cœur du récit, ces personnages complexes remplissent alors des fonctions différentes de celles de leurs prédécesseurs et témoignent des réflexions sur les normes genrées qui parcourent la société française au cours des années 1970.
8Ces évolutions sont à mettre en relation avec l’essor au tournant des années 1970 d’un vaste mouvement féministe qui a entrainé en France une profonde mutation des conditions féminines, des rapports entre les sexes et des représentations genrées. Le « Mouvement de libération des femmes » (MLF) qui surgit à cette époque trouve son origine dans une longue histoire militante féminine et féministe, ainsi que dans les événements de Mai 68. Ces derniers ont permis « la radicalisation des discours et des formes d’action » féministes, ainsi que l’inscription du privé dans le politique » (Zancarini-Fournel, 2002 : 140). À partir de 1970, le féminisme est « porté par un mouvement de fond de la société » (Picq, 1993 : 87) et les années 1970 sont marquées par le changement structurel du statut des femmes dans la société française, amorcé avant 1968 et qui s’accélère autour de lois qui favorisent l’autonomisation des femmes dans la sphère publique et privée. Dès 1965, les femmes mariées ne sont plus considérées comme mineures et en 1966, elles peuvent exercer une profession sans l’autorisation de leur mari. La loi Neuwirth de 1967 autorise la fabrication et l’importation de contraceptifs et ces derniers sont remboursés par la sécurité sociale à partir de 1974. En 1970, une nouvelle rédaction du Code civil met fin à la puissance paternelle du chef de famille pour la remplacer par l’autorité parentale conjointe. Le MLF a également mené un travail de fond et remporté un grand nombre de victoires législatives en faveur du droit des femmes à disposer de leur corps, à travers l’autorisation de l’avortement ou la pénalisation du viol.
9En dehors de ces changements législatifs – qui n’équivalent pas à une indépendance des femmes, mais la rendent possible –, un grand nombre d’évolutions socio-économiques sont à l’œuvre au cours de ces années. Les filles accèdent plus largement à l’enseignement supérieur et commencent à rattraper les garçons dans ce domaine. Ce sont elles qui assurent le renouvellement et l’élargissement de la population active et qui contribuent fortement à la tertiarisation et à la salarisation du marché du travail. Ce mouvement de salarisation permet aux femmes mariées de ne plus dépendre du statut d’« épouse de » (commerçant, artisan, agriculteur), de disposer de leurs propres revenus et donc éventuellement de pouvoir quitter le foyer plus facilement (Battagnolia, 2008 : 128 ; Schweitzer, 2002 : 329).
10Ces évolutions ont nécessairement entraîné une modification des comportements et des représentations individuels. Le féminisme traque « les préjugés relatifs à l’infériorité des femmes » et mène un « travail de mise en doute de ce qui jusqu’alors était communément tenu hors du politique : les rôles de sexe, la personnalité, l’organisation familiale, les tâches domestiques, la sexualité, le corps » (Dorlin, 2008 : 19). La déconstruction des stéréotypes de genre est au cœur de ce projet critique, et la diffusion des discours féministes dans certaines couches de la société a contribué sur le plan individuel à la mise en doute de normes jusqu’ici tenues pour acquises, anhistoriques ou « naturelles ».
11Cet article interrogera les causes du succès cinématographique des gentils losers au cours des années 1970 ainsi que ce qui les distingue de leurs prédécesseurs des années 1940 à 1960, en se focalisant tout particulièrement sur la comparaison entre les persona de Pierre Richard et de Michel Blanc, les deux acteurs qui ont incarné ce type social de la façon la plus récurrente et avec le plus de succès.
12C’est en 1970 que Pierre Richard lance sa carrière avec Le Distrait, film dans lequel il incarne un créatif lunaire et maladroit, inadapté au monde qui l’entoure. Il ne cessera par la suite d’incarner des variantes de ce personnage de façon sérielle à travers les quinze films à succès dans lesquels il apparaît entre 1970 et 1982. Il en a scénarisé et réalisé une partie, se donnant le rôle principal dans Le Distrait (1,424 million d’entrées en salle), Les Malheurs d’Alfred (1972, 1,304 million d’entrées), Je sais rien mais je dirai tout (1973, 1,485 million d’entrées), C’est pas moi, c’est lui (1979, 2,181 millions d’entrées) et Je suis timide, mais je me soigne (1978, 2,308 millions d’entrées). Il tient également un rôle central dans Le Grand Blond avec une chaussure noire (1972, 3,471 millions d’entrées) et Le Retour du grand blond (1974, 2,195 millions d’entrées) d’Yves Robert ; Juliette et Juliette de Remo Forlani (1974, 777 000 entrées) ; La moutarde me monte au nez (1974, 3,702 millions d’entrées) et La Course à l’échalote (1975, 2,956 millions d’entrées) de Claude Zidi ; Le Jouet (1976, 1,249 million d'entrées), On aura tout vu (1976, 1,290 million d’entrées) et La Chèvre (1981, 7,076 millions d’entrées) de Francis Veber ; ainsi que La Carapate (1978, 2,923 millions d’entrées) et Le Coup du parapluie (1980, 2,451 millions d’entrées) de Gérard Oury.
13Dès le début de sa carrière en 1976, Michel Blanc incarne quant à lui une variante plus négative du gentil loser, à travers des personnages de séducteurs ratés, hypocondriaques et égoïstes. Il ne tient cependant un rôle significatif que dans cinq films à succès avant 1982 : La Meilleure Façon de marcher de Claude Miller (1976, 688 000 entrées) ; puis Les Bronzés (1978, 2,308 millions d’entrées), Les Bronzés font du ski (1979, 1,535 million d’entrées), Viens chez moi, j’habite chez une copine (1981, 2,820 millions d’entrées) et Ma femme s’appelle reviens (1982, 1,188 million d’entrées), tous réalisés par Patrice Leconte.
14D’autres acteurs comme Francis Perrin, Gérard Jugnot, Bernard Menez et Jacques Villeret s’illustrent également dans l’incarnation de ce type social, à travers des personnages d’hommes malchanceux et malheureux en amour, tour à tour touchants, benêts et/ou agaçants, à qui rien ne réussit.
- 4 Afin de rendre compte de la diversité des masculinités et des liens hiérarchiques qui les ordonnent (...)
15Le gentil loser se caractérise avant tout par sa position subalterne dans la hiérarchie des masculinités. Échouant à être viril, c’est-à-dire à posséder les « attributs sociaux associés aux hommes, et au masculin : la force, le courage, la capacité à se battre, le “droit” à la violence et aux privilèges associés à la domination de celles, et ceux, qui ne sont pas, et ne peuvent pas, être virils : femmes, enfants » (Molinier et al., 2004 : 71), il ne peut incarner la norme hégémonique (Connell : 1992)4. Ainsi, c’est le spectacle du manque et de l’échec qui est donné à voir au spectateur, et c’est de cette incomplétude que celui-ci est invité à rire.
16Depuis l’époque moderne, maîtrise corporelle et virilité sont indissociables (Sohn : 2009 ; Capdevila et al. : 2003). Les hommes sont encouragés à se distinguer des femmes, supposément incapables de contenir leurs émotions, leurs larmes et perdant involontairement le sang des règles. Selon cette logique, est viril celui qui possède une force physique supérieure, mais également la capacité à ne pas manifester ses sentiments, à retenir ses larmes et bien entendu, à maîtriser son phallus, et donc son érection. Le corps de l’homme viril est un instrument de puissance, et son contrôle ouvre à une maîtrise du monde. C’est à la lumière de cette idée structurante dans les mentalités occidentales qu’il faut lire le jeu de Pierre Richard et celui de Michel Blanc, qui, s’ils diffèrent l’un de l’autre, sont tous deux basés sur la mise en scène comique d’une maîtrise corporelle défaillante.
- 5 Le fait que ces deux acteurs soient régulièrement cités par Pierre Richard comme ses références dan (...)
17Ainsi, Pierre Richard, qui aspire à s’inscrire dans la tradition comique burlesque culturellement légitime de Buster Keaton et de Charlie Chaplin5, met en scène l’aspect désarticulé et instable de son long corps. Ses personnages, maladroits et malchanceux, peinent à évoluer dans l’espace et chutent, glissent ou détruisent malgré eux.
18Dans Le Distrait, premier film de Pierre Richard, qu’il a écrit et réalisé lui-même, la scène d’introduction à travers laquelle il présente son personnage au public est représentative de cet usage du corps. Débarquant à Paris, il se retrouve au milieu du rond-point de l’arc de triomphe avec ses valises et interrompt la circulation en cherchant un taxi. Il s’agite de tous côtés, poursuit une voiture qui emporte et détruit l’un de ses bagages, puis prend un taxi tout en oubliant ses valises derrière lui, et enfin finit par monter dans une voiture de police qu’il confond avec son taxi. Cette scène, qui précède le générique, ne contient aucune parole, ce qui a pour but de mettre l’accent sur la dimension corporelle du jeu de Richard. Ici, comme dans la majeure partie de ses films, la malchance de son personnage est au cœur du scénario. Dans Les Malheurs d’Alfred, il incarne un homme que sa malchance chronique pousse au suicide. Dans La Chèvre, l’enquêteur incarné par Depardieu utilise sa poisse hors du commun pour retrouver la trace d’une disparue, elle aussi extrêmement malchanceuse.
19Michel Blanc joue quant à lui de son physique chétif – il ne mesure qu’un mètre soixante-cinq –, pour se construire un personnage de gringalet, vulnérable et maladif, victime de tous les maux, attrapant tous les virus et recevant tous les coups. En vacances dans un Club Méditerrané dans Les Bronzés, il développe par exemple une allergie au soleil qui l’empêche de s’exposer et lui provoque de nombreuses plaques rouges sur le visage et le corps.
20Francis Perrin qui ne parvient pas à faire du vélo dans La Gifle, Jacques Villeret qui échoue à l’examen d’agent de la circulation en raison de ses problèmes de coordination psychomotrice dans Robert et Robert, et Gérard Jugnot qui multiplie les accidents mettant sa vie en danger dans Le Quart d’heure américain, s’inscrivent dans le même registre.
21Mais le corps des gentils losers, en plus de provoquer les pires catastrophes, est également risible en lui-même, de par son manque d’élégance et de force. Les acteurs sont volontairement affublés de vêtements mal ajustés, et de coupes de cheveux peu flatteuses, qui accentuent la dimension banale ou ingrate de leur physique. La moustache de Michel Blanc souligne par contraste son manque de virilité, sa calvitie lui donne l’air bien plus âgé qu’il ne l’est et ses vêtements trop larges accroissent sa maigreur. Les boucles désordonnées de Pierre Richard renforcent la dimension innocente et enfantine de son personnage, mais suggèrent également son inadaptation au monde. Les costumes bariolés ou à paillettes qu’il revêt lorsqu’il souhaite séduire une femme soulignent sa ringardise et son idée approximative de l’élégance.
Figure 1. Des tenues ridicules : Les Bronzés, Les Bronzés font du ski, Les Malheurs d’Alfred, La moutarde…
22Ce manque de maîtrise corporelle, en plus d’être un ressort comique, permet bien souvent d’insinuer – sans le mentionner – un défaut érectile. L’incapacité des gentils losers à maîtriser leur corps suppose leur incapacité à maîtriser leur érection. De la même manière, leur manque de force et leur corps chétif suggèrent un sexe de petite taille, comme l’explicitent les plaisanteries de plusieurs personnages dans Les Bronzés. Ainsi, la mise en scène du manque – manque de force, manque de contrôle de soi, manque de virilité, manque de beauté – permet en dernière instance de signifier le manque ultime que constitue la castration symbolique des gentils losers.
- 6 Dans certains films cependant, les rôles sont inversés : Pierre Richard accumule les conquêtes dans (...)
23Les deux acteurs sont par ailleurs presque toujours associés à une ou des femmes qu’ils tentent de séduire, ce qui place systématiquement la question de leur sexualité au cœur du récit. Mais cette obsession pour les femmes prend une forme différente dans chaque cas. L’amoureux – majoritairement incarné par Pierre Richard – focalise son attention sur une femme en particulier, pour qui il a un coup de foudre. L’obsédé – généralement incarné par Michel Blanc – tente quant à lui de séduire toutes les femmes qu’il rencontre, dans l’objectif de coucher avec elles6.
24Quoi qu’il en soit, leurs difficultés à séduire sont au cœur de l’intrigue. Dans Je suis timide…, le personnage de Pierre Richard essaye par exemple de soigner sa timidité maladive dans l’espoir de réussir à aborder une très belle femme pour qui il a eu un coup de foudre. Dans Les Bronzés, Jean-Claude Duss qui ne part en vacances que dans l’espoir de rencontrer des femmes, est obnubilé par l’idée de « conclure » avec toutes celles qui croisent son chemin. Gérard Jugnot et Jacques Villeret s’inscrivent dans le même registre : dans Le Quart d’heure américain, Jugnot ne parvient à coucher avec la jeune femme incarnée par Anémone que parce que celle-ci est momentanément déprimée ; dans Robert et Robert, Jacques Villeret incarne un homme si maladivement timide qu’il ne parvient pas à adresser la parole aux femmes et doit avoir recours aux services d’une agence matrimoniale.
25Pourtant, l’hétérosexualité de ces personnages, très explicite sur le plan narratif, est brouillée sur le plan sémiotique. Les difficultés qu’ils rencontrent pour avoir des rapports sexuels avec les femmes, leur manque de virilité, mais parfois également leurs tenues vestimentaires, leurs attitudes et leurs rapports avec les autres hommes, constituent un ensemble de signes, qui viennent jeter le doute sur leur orientation sexuelle. Dans La moutarde…, Pierre Dubois (Pierre Richard) est amené à faire du stop alors qu’à la suite de diverses mésaventures, il porte un ridicule costume à carreaux et des cheveux teints en rose. Un vieil homosexuel voit alors immédiatement en lui une potentielle conquête et, s’adressant à lui en le féminisant (« alors, nerveuse ? »), il l’invite à venir passer quelques jours sur son bateau, entre deux rires entendus.
Figure 2
26Cette homosexualité suggérée contribue alors à asseoir un peu plus la position subalterne des gentils losers.
27Parce qu’ils n’ont pas renoncé à séduire et aspirent à être respectés, les gentils losers entretiennent un rapport problématique à la norme hégémonique virile qui constitue un référent omniprésent au sein du récit, et ceci à travers deux logiques d’opposition.
28Sur le plan de la narration tout d’abord, on voit s’opposer dans le discours et l’attitude des gentils losers la masculinité virile hégémonique – qu’ils croient incarner, ou rêvent d’incarner – et la masculinité subalterne à laquelle le public est amené à les identifier rapidement.
29Cette opposition est parfois soulignée par les personnages eux-mêmes, qui font explicitement allusion aux complexes qu’ils éprouvent face à d’autres hommes. Ainsi, dans Ma femme s’appelle…, le personnage de Michel Blanc confie à sa voisine (Anémone), qu’il est devenu médecin « pour faire comme son frère ». Il explique :
Il est marié, il a cinq gosses superbes, très blonds, très propres, genre idéal national-socialiste. Ça a toujours été un exemple pour moi, mon frère. En classe il était premier, moi je ramais. Il sortait avec des filles superbes, moi j’ai eu une puberté que je souhaiterais pas à mon pire ennemi. Il est cardiologue, je suis généraliste quoi, tout ça… En plus il me bat tout le temps au ping-pong ce con…
30Plus souvent, en revanche, les gentils losers sont persuadés d’incarner une virilité imposante, soit qu’ils se mentent à eux-mêmes, soit qu’ils manquent profondément de clairvoyance. Ainsi, dans les deux volets des Bronzés, Jean-Claude Duss ne cesse de raconter à son entourage qu’il a une « ouverture » avec une femme et est sur le point de « conclure ». Dans La Chèvre, François Perrin (Pierre Richard) n’a absolument pas conscience de l’image qu’il renvoie. Campana (Gérard Depardieu), un détective privé viril et sûr de lui, se sert de sa malchance pour tenter de retrouver la trace d’une jeune fille disparue, elle aussi très malchanceuse. Mais François Perrin, qui ignore la véritable cause de sa présence, est persuadé d’être en charge de l’enquête et considère Campana comme son assistant. Il lui donne alors des ordres, persuadé de maîtriser la situation. Au début du film, alors que les deux hommes arrivent sur le parking d’un aéroport, François Perrin a une altercation avec un passant. Alors que ce dernier l’insulte, il prend un ton très calme et explique :
— Je pratique les arts martiaux : judo, aïkido, karaté. La première chose qu’on nous apprend, c’est le contrôle. Quand un mec me traite d’abruti, je ne cogne pas. Je le regarde et je m’en vais
— Ben tire-toi alors.
— Vous avez de la chance… Vous avez de la chance…
— Gros connard.
— Vous avez de la chance…
— Pédé.
— Vous avez de la chance.
31Après ce dialogue, persuadé d’avoir fait forte impression, il s’éloigne et affirme avec assurance à Campana : « Pardonnez-moi cette démonstration de force, mais j’ai horreur qu’on me marche sur les pieds ».
32La norme hégémonique est par ailleurs souvent rappelée au travers des choix de casting et de mise en scène, puisque de nombreux réalisateurs choisissent délibérément d’associer les gentils losers à un acteur dont la présence virile crée un effet de contraste.
33Viens chez moi… et La Chèvre reposent sur ce procédé, et s’inscrivent dans la tradition du buddy movie en mettant en scène deux hommes que tout oppose mais qui doivent apprendre à vivre ensemble. Dans les deux cas, un homme viril et sûr de lui (Bernard Giraudeau et Gérard Depardieu) voit son quotidien affecté par la présence d’un parasite maladroit et encombrant, avec qui il doit apprendre à vivre. L’effet comique de ce duo repose sur un paradoxe : alors que le récit oppose systématiquement les deux hommes, le gentil loser est persuadé d’être l’égal de son acolyte. Ce binôme constitue une parodie de couple hétérosexuel, dans lequel l’homme viril joue le rôle de l’homme et le gentil loser joue le rôle de la femme, ou bien sa variante, le couple homosexuel dans lequel l’un est présenté comme actif et l’autre comme passif.
34Ce jeu d’opposition doit nous amener à questionner le rire déclenché par ces films. En effet, parce que les gentils losers sont placés sous le signe de l’échec et de la défaillance et que le rire du spectateur découle souvent d’un sentiment de supériorité, ces comédies sont moins innocentes qu’il n’y parait. Puisque la plupart des gentils losers ne possèdent aucune autodérision et n’ont pas conscience de leur position subalterne, il est effectivement difficile de rire avec eux, et la seule possibilité est de rire contre eux, à leurs dépens. Dans beaucoup de films, une connivence s’établit alors entre le réalisateur – souvent relayé par un personnage à l’intérieur du film – et le public. Tous savent que cet homme n’est pas viril, lui seul l’ignore, ce qui le rend ridicule, voire méprisable. Mais en amenant les spectateurs à éprouver un sentiment de supériorité vis-à-vis des gentils losers, les réalisateurs ne les amènent-ils pas à réprouver et à sanctionner le caractère déviant de leur masculinité ? Dans ce cas, le rire de désaveu suscité par ces films prend un caractère répressif, et la comédie devient l’un des vecteurs de la « police du genre », c’est-à-dire un des mécanismes d’assignation et de normalisation par lesquels une société assure la pérennité des normes sexuées, en réprimant – physiquement ou psychologiquement, implicitement ou explicitement – les individus considérés comme déviants.
35Pourtant, Lisa Downing propose, à propos des films de Patrice Leconte en général, une interprétation très différente, qui pourrait s’appliquer à certains des films étudiés ici. Selon elle, c’est le modèle viril hégémonique idéalisé par le gentil loser et représenté dans ces films qui serait le véritable objet de la caricature. L’opposition entre masculinités hégémonique et subalterne aurait en effet pour but de donner à voir le décalage entre la masculinité idéale – celle que le cinéma exalte généralement – et l’homme moyen, tel qu’il existe dans la réalité. Ce faisant, ses films dénonceraient la performance artificielle et outrée que constitue la virilité et contribueraient à la dénaturaliser (Downing : 2005).
36Ces deux lectures, bien qu’opposées, ne s’excluent pas mutuellement et sont utiles pour établir certaines distinctions entre la persona de Pierre Richard et celle de Michel Blanc.
- 7 Certains films constituent cependant des exceptions et fonctionnent selon une logique d’« utilisati (...)
37Pour comprendre la persona développée par Pierre Richard au travers de ses différents films, il faut d’abord prendre en compte l’influence qu’il a lui-même eu sur son élaboration. Pierre Richard a en effet réalisé sept films et écrit huit films sur les seize dans lesquels il a joué entre 1970 et 1982. Parmi ceux-ci se trouvent les deux premiers films de sa carrière, qui l’ont révélé au cinéma – Le Distrait en 1970 et Les Malheurs d’Alfred en 1971 – et dans lesquels il a posé les bases de sa persona en développant un comique de caractère basé sur l’interprétation d’un défaut bien spécifique : la maladresse dans Le Distrait et la malchance dans Les Malheurs d’Alfred. Par la suite, les scénarios qu’on lui propose sont généralement écrits sur mesure pour s’adapter à la persona qu’il s’est lui-même choisie, selon une logique d’« accord parfait » (Dyer, 2004 : 95-96)7. Ainsi, Pierre Richard a eu la chance d’être le principal auteur de sa propre persona allant jusqu’à refuser les films susceptibles de brouiller la cohérence qu’il tentait d’établir. Il affirme : « j’avais une idée de moi-même, de mon personnage […] Il y a derrière mon personnage une poésie à laquelle je me dois ; et quand je l’ai transgressée, j’ai toujours été pénalisé » (Revault d'Allonnes, 1985 : 98)
38Les personnages incarnés par Pierre Richard sont maladroits, timides, mauvais séducteurs et peu virils, mais ils ont également en commun d’être des « innocents au cœur pur ». Ces « grands enfants » idéalistes sont incapables de faire le mal et leurs péripéties découlent directement de leur inadaptation à la société injuste qui les entoure. Subissant les attaques des « méchants », des cyniques et des hypocrites, ils s’attirent logiquement la sympathie du public. Ainsi, dans Les Malheurs d’Alfred, Alfred (Pierre Richard) est recruté par François Morel (Pierre Mondy), le présentateur vedette d’une grande chaîne de télévision, pour participer à un jeu opposant une équipe parisienne à des équipes de province. En incorporant le malchanceux Alfred à l’équipe parisienne, Morel veut s’assurer de son échec, afin de flatter les téléspectateurs de province. Mais la malchance d’Alfred tourne, et il se met à remporter successivement toutes les épreuves. Le film prend alors une nouvelle tournure, puisqu’Alfred devient la cible de la puissante chaîne de télévision, qui tente par tous les moyens de le faire échouer. En défaisant malgré lui les plans des « puissants », Alfred fait alors figure de héros libérateur, ce qui permet de neutraliser partiellement le mépris qu’il pourrait inspirer au public.
39Ainsi, en dehors de quelques exceptions, comme Le Grand Blond…, dans lequel il incarne un violoniste, certes naïf et malchanceux, mais également lâche et menteur – il a pris la mauvaise habitude de coucher avec la femme de son meilleur ami –, les personnages de Pierre Richard possèdent un « capital sympathie » important, ce qui a des conséquences directes sur leur rapport aux femmes. Car si le gentil loser rencontre généralement des difficultés à séduire, cette défaillance fait parfois l’objet d’un retournement.
40Dans les films qu’il écrit, Pierre Richard fait souvent de son absence de virilité un atout lui permettant de séduire la jeune femme qu’il convoite. En dotant ses personnages de qualités qui compensent leurs défauts, il organise à l’intérieur du film un improbable « triomphe de l’homme doux ». Le happy end est alors marqué par l’amorce d’une relation amoureuse entre le gentil loser et une très belle jeune femme, et les films justifient cette alliance a priori « contre-nature » en explicitant le dégoût que ces jeunes femmes éprouvent pour les hommes virils. Déçues et fatiguées par le comportement machiste de ceux qu’elles fréquentent habituellement, elles choisissent donc volontairement l’homme doux qui leur fait respectueusement la cour. Difficile de ne pas lier ces représentations au contexte de production des films, dans lequel les valeurs et attitudes machistes, viriles et patriarcales qui font l’objet d’une déconstruction médiatique de la part des féministes se trouvent décrédibilisées aux yeux d’une frange de la population féminine.
41Ainsi, lassée par les acteurs narcissiques et égoïstes qu’elle fréquente, la jeune actrice jouée par Jane Birkin dans La moutarde… est séduite par un gentil professeur de mathématiques. Touchée par la naïveté du personnage de Richard, avec qui elle avait stratégiquement couché, l’agent secret incarnée par Mireille Darc dans Le Grand Blond… finit par tomber amoureuse de lui et quitte la France à ses côtés. Soulagée de découvrir qu’il n’est qu’un modeste employé d’hôtel – et non pas le millionnaire pour lequel il essayait de se faire passer –, la jeune femme incarnée par Mimi Coutelier dans Je suis timide… lui tombe dans les bras.
Figure 3. Des conquêtes inattendues : Mireille Darc dans Le Grand Blond…, Jane Birkin dans La moutarde…, Annie Duperey dans Les Malheurs d’Alfred, Mimi Coutellier dans Je suis timide…
42Pierre Richard prend alors plaisir à subvertir les codes de la romance et de la séduction, notamment dans une scène écrite en 1973 pour Je sais rien… et dans laquelle une belle infirmière soigne son personnage qui vient de se faire tabasser par plusieurs hommes avant de lui déclarer avec tendresse :
Si votre caractère est aussi faible que vos muscles, ce doit être formidable. J’aime tant les peureux. Tant d’hommes cherchent à vous impressionner. Vous c’est le contraire, un rien vous démonte. […] Vous vous faites tellement bien battre ! Avec vous on doit se sentir dans une telle insécurité ! C’est merveilleux. C’est tellement agréable pour une femme de pouvoir reposer sa tête sur une épaule luxée, de sentir que l’être aimé est aussi vulnérable qu’une volée de moineaux le jour de l’ouverture de la chasse.
Ce à quoi il répond :
Jamais on ne m’a dit des choses aussi gentilles. C’est réconfortant pour un être physiquement faible d’être admiré pour sa faiblesse physique.
43À plusieurs reprises, Pierre Richard est suivi par d’autres réalisateurs dans cette volonté de subversion des rapports de séduction hétérosexuels traditionnels. C’est le cas par exemple dans On aura tout vu, film réalisé par Francis Veber dans lequel il incarne un écrivain qui, après avoir tenté désespérément de faire financer le tournage de son film Les miroirs de l’âme, accepte la proposition d’un producteur véreux qui souhaite l’adapter pour en faire un film pornographique « hardcore » intitulé La Vaginale. Sa petite amie Christine (Miou-Miou), qui essaie de le convaincre de faire marche arrière lui déclare alors :
Mais tu pourras pas le faire ! Tu comprends ? Je t’aime parce que tu as mis quinze jours avant de m’embrasser quand on s’est rencontrés. Tu pourras pas foutre une fille à poil et puis lui demander de se caresser devant les projecteurs ! T’as pleuré, la première fois qu’on a fait l’amour ! Tu vas pas enfoncer des balais dans des culs en gros plan ! Je t’aime parce que tu parles pas des filles comme si c’était de la viande. Tu pourras pas faire ça, tu pourras pas faire La Vaginale !
44Dans ces différents films, la masculinité subalterne incarnée par Richard apparaît donc comme une alternative valorisée. En organisant la réconciliation de deux notions a priori incompatibles – le manque de virilité et la capacité à séduire –, l’acteur vérifie l’idée de Richard Dyer selon laquelle l’image de la star permet au cinéma de résoudre des contradictions narratives de manière « magique » (Dyer, 2004 : 22). Surtout, en organisant l’échec final des hommes virils dont les femmes se détournent finalement, ces films confirment l’affirmation de Lisa Downing – qui concerne pourtant initialement les films de Patrice Leconte dans lesquels joue Michel Blanc – selon laquelle la comparaison entre la masculinité idéale et la masculinité réelle pourrait se faire plutôt au détriment de la norme hégémonique.
45La persona de Michel Blanc diffère en un bon nombre de points de celle de Pierre Richard et ne peut être dissociée de son parcours personnel et professionnel. Il a en effet démarré sa carrière en tant qu’acteur de café-théâtre, au sein de la troupe du Splendid, qu’il a co-créée. S’il obtient à cette époque quelques rôles figuratifs dans des films, c’est en jouant dans des pièces à très petit budget qu’il se fait un nom. Il obtient son premier rôle non figuratif en 1976, dans La Meilleure Façon… de Claude Miller, et il y est avant tout sélectionné – de son propre aveu – pour son physique « ingrat ». Miller aurait en effet été orienté vers lui par Patrick Dewaere, qui lui aurait indiqué l’existence d’un acteur « avec une tronche pas possible » au sein de la troupe du Splendid (Salino, 2013). Michel Blanc incarne dans ce film un moniteur de colonie de vacances qui devient rapidement le souffre-douleur de ses collègues qui ne cessent de l’humilier et qui est renvoyé chez lui par le directeur du centre de vacances parce qu’il possède des revues pornographiques dans sa chambre.
Figure 4. Michel Blanc dans La Meilleure façon de marcher
46S’il se situe déjà dans ce film dans le registre du gentil loser, c’est la sortie des Bronzés (Patrice Leconte, 1978) qui exercera la plus grande influence sur la construction de sa persona. Michel Blanc y incarne le personnage de Jean-Claude Duss, un parisien hypocondriaque et malchanceux parti en vacances dans le seul espoir de coucher avec des filles. Ce rôle, qu’il s’est composé pour lui-même – comme le faisaient chacun des membres du Splendid – est très influencé par son expérience du café-théâtre. D’abord parce qu’il s’inscrit dans la veine satirique, parfois grinçante, propre à cette forme d’expression, ce qui rend son personnage moins léger et moins sympathique que ceux incarnés par Pierre Richard. Ensuite parce que Michel Blanc affirme avoir voulu compenser ce qu’il appelle son « absence d’aura comique » (Salino, 2013) en creusant la psychologie de son personnage, pour amener le spectateur à rire de situations, à défaut de rire d’un acteur. Il raconte que la seule entrée de Gérard Jugnot sur une scène de café-théâtre suffisait généralement à provoquer l’hilarité du public, alors que ce n’était pas le cas pour lui (Salino, 2013). C’est pour cette raison qu’il décida d’articuler la construction de son personnage autour d’un paradoxe tragique : dans un club de vacances, lieu de drague par excellence, un homme demeure incapable d’attirer l’attention d’une seule femme. En créant Jean-Claude Duss, il place donc dès le départ sa persona sous le signe de l’échec. Le succès des Bronzés fut tel qu’il donna lieu à un second volet, Les Bronzés font du ski (Patrice Leconte, 1979). Ces deux films, aujourd’hui encore considérés comme « cultes », déterminèrent profondément la suite de la carrière de Michel Blanc.
47Après Les Bronzés, l’acteur est ainsi – de la même façon que Pierre Richard – systématiquement utilisé par les réalisateurs selon une logique d’« accord parfait ». La grande homogénéité entre ses films est également renforcée par le fait qu’il ne tourne entre 1978 et 1982 que sous la direction du réalisateur des Bronzés, Patrice Leconte, et qu’il cosigne systématiquement le scénario de ses films. Les gentils losers qu’il incarne se distinguent alors de ceux de Pierre Richard à plusieurs niveaux.
48Ses personnages se distinguent tout d’abord par leur négativité. Ce sont des boucs-émissaires, malmenés, malchanceux, maladroits et souvent humiliés. Cependant, à la différence des personnages incarnés par Pierre Richard, ceux de Michel Blanc ne doivent pas leur malchance à leur innocence, mais plutôt à leurs nombreux défauts. Dans Les Bronzés, par exemple, c’est parce qu’il est hypocondriaque que Jean-Claude Duss décide de dormir sur la plage dans son sac de couchage et hérite d’énormes coups de soleil qui gâchent son séjour. Dans Les Bronzés font du ski, c’est parce qu’il est obsédé par l’idée de conquérir une femme qu’il s’attire les pires ennuis. Dans Viens chez moi…, c’est parce qu’il arnaque les clients et drague les clientes qu’il perd son emploi. Les mésaventures du gentil loser apparaissent alors comme une punition pour ses vices, ce qui permet au public de rire de ses malheurs de façon décomplexée. Dans certains cas, l’absence de recul et le sans-gêne du personnage peuvent même en faire un être franchement antipathique et irritant. C’est le cas dans Viens chez moi j’habite chez une copine, où il incarne un chômeur hébergé par son meilleur ami qui le « dépanne » momentanément. S’invitant dans l’intimité de son ami et de sa compagne, il profite de leur gentillesse avec un sans-gêne désarmant, et finit par bouleverser leur quotidien au point de provoquer leur rupture. Dans ce film, l’effet comique repose avant tout sur le décalage entre les actions blâmables du personnage de Michel Blanc et l’absence de scrupule avec laquelle il les accomplit. L’expression « gentil loser » apparaît alors presque inadaptée, puisqu’on a plutôt affaire ici à un « méchant loser ». Les losers incarnés par Michel Blanc constituent donc une variante beaucoup moins valorisante de ce type social.
49Alors que dans les films de Pierre Richard, le gentil loser est utilisé comme un révélateur des travers de la société, ce qui en fait le vecteur de la critique, dans les films de Michel Blanc, le gentil loser constitue l’objet même de la critique.
50La seconde différence notable avec Pierre Richard se situe dans le rapport aux femmes. Les personnages de Michel Blanc sont obnubilés par les femmes, mais dans un registre bien moins romantique que ceux de Pierre Richard. « Obsédés », ils ne pensent qu’à coucher avec des femmes et ce comportement obsessionnel et non maîtrisé apparaît comme la conséquence d’une profonde frustration. Parce que les femmes le rejettent, il est placé dans une situation de dépendance humiliante et pathogène. Cette déviance sexuelle a très fortement marqué la persona de Michel Blanc, au point de lui interdire pendant longtemps tout rôle empreint de romantisme. Il est ainsi significatif qu’après avoir décidé de ne pas apparaître dans le nouveau film du Splendid, Le Père-Noël est une ordure, il se soit vu confier par ses amis le rôle figuratif et symbolique d’un pervers entendu uniquement en voix off, qui appelle l’association « SOS détresse amitié » pour déclarer à Thérèse, une bénévole : « Je t’encule Thérèse, je te prends, je te retourne contre le mur, je te baise par tous les trous ».
51Dans Ma femme s’appelle…, cependant, son personnage s’éloigne de cette perversité, ce qui lui permet de séduire la voisine qu’il convoitait (Anémone). Mais celle-ci se détournera cependant finalement de lui pour se rapprocher d’un autre homme, plus viril. Il n’y a donc pas de « triomphe » possible pour les gentils losers incarnés par Michel Blanc.
52Enfin, il est intéressant de noter qu’une forte opposition de classe distingue la persona de Pierre Richard et celle de Michel Blanc. Cette opposition apparaît tout d’abord dans le parcours personnel et les aspirations artistiques des deux acteurs. Alors que Pierre Richard est issu d’une famille de la grande bourgeoisie industrielle lorraine et a reçu une formation de danse classique en conservatoire avant de débuter sa carrière de comédien, Michel Blanc est l’unique membre de la bande du Splendid à être issu d’un milieu populaire. S’il a rencontré les autres acteurs de ce groupe dans un lycée réputé de Neuilly-sur-Seine, il est en réalité originaire de Puteaux, et issu d’une famille modeste, sa mère étant dactylo et son père employé des douanes. Ces différences d’origines, de culture et de formation expliquent probablement que les deux acteurs conçoivent et construisent leur carrière d’acteur de manière très différente. Là où Pierre Richard truffe ses films de références aux acteurs muets hollywoodiens reconnus et appréciés de la critique française, Michel Blanc démarre sa carrière dans des pièces à très petit budget et la poursuit au sein d’une troupe qui cherche avant tout à composer des divertissements populaires. Là où Pierre Richard développe une démarche d’auteur scénariste/réalisateur/interprète, Michel Blanc s’inscrit dans une démarche d’écriture collective. Là où Pierre Richard aspire à une maîtrise parfaite de son corps et construit ses gags comme des chorégraphies, Michel Blanc et ses amis laissent une place importante à l’improvisation et au hasard.
53Ce profond clivage de classe a un impact déterminant sur les rôles que les deux acteurs se choisissent. Les personnages de Richard sont des créatifs ou des intellectuels, exerçant des professions prestigieuses, qui nécessitent une certaine formation, ou un talent artistique. Ils sont dessinateur (Le Distrait), architecte (Les Malheurs d’Alfred), violoniste (Le Grand Blond…), professeur (La moutarde…), banquier (La Course à l’échalote), avocat (La Carapate) ou journaliste (Le Jouet). Les personnages de Michel Blanc se caractérisent quant à eux par leur absence de formation, et exercent – quand ils ne sont pas tout simplement chômeurs – des professions subalternes : moniteur de colonie (La meilleure façon…), employé de bureau (Les Bronzés) ou pompiste (Viens chez moi…). La seule exception concerne un film qui a une place à part dans cette période, Ma femme s’appelle…, où il incarne un médecin. C’est d’ailleurs – et ce n’est pas un hasard – le seul film dans lequel il s’éloigne de son personnage de pervers négatif et égoïste.
54En raison de leur caractère antipathique, de leur perversité et de leur infériorité de classe, les gentils losers incarnés par Michel Blanc peuvent difficilement accéder à un happy end. Ils échouent au contraire à la fois sur les plans personnel, amoureux et professionnel. Les films dans lesquels joue Michel Blanc, loin de remettre en cause les normes de genre dominantes, contribuent donc à les renforcer, en se faisant les véhicules d’une police du genre qui réprime tout comportement non hégémonique. Comme le rappelle Laure Flandrin, le rire
[…] vaut comme acte de positionnement relatif et comparatif d’une identité sociale propre, en ce qu’il est une certaine façon de juger des situations comiques qui se présentent à nous et de catégoriser les personnages pris dans ces situations. Acte sémique non verbal, le rire engage une définition sociale de soi : il combine étroitement un principe d’identité (« qui tu es ») et un principe d’opposition (« contre qui tu ris ») (Flandrin, 2011 : 20)
55La persona comique de Michel Blanc est donc propre à déclencher un rire de distinction, le public étant conduit à ressentir vis-à-vis de lui un sentiment de supériorité. C’est un rire-sanction, qui s’exerce contre l’acteur et les personnages qu’il incarne, sanctionnant à la fois une appartenance sociale populaire et une masculinité subalterne. Au cours des années 1970, peu de personnages provoquent un tel rire « d’en haut ». Certains gentils losers incarnés à l’écran par Gérard Jugnot et Jacques Villeret suscitent également ce rire-sanction, mais le scénario s’attèle alors à transformer ces personnages en les parant de nouveaux attributs permettant de les revaloriser progressivement.
56Dans Le Quart d’heure américain, Gérard Jugnot incarne par exemple un personnage qui a beaucoup en communs avec ceux de Michel Blanc. Chômeur laid et plaintif, Ferdinand squatte un bâtiment en construction, ne possède rien de plus qu’une vieille voiture en panne, ne parvient jamais à séduire et n’a pas un seul ami. Déprimé et sans espoir, il est prêt à quitter la France pour tout recommencer à zéro. Son identité subalterne est soulignée dès le début du film par une confrontation physique avec un homme viril, ex petit-ami de Bonnie (Anémone), qui l’expédie d’un coup de poing à l’autre bout de la pièce et l’assomme.
Figure 5. Le Quart d’heure américain : la confrontation humiliante avec un homme viril
57Pourtant, s’il rappelle le personnage de Jean-Claude Duss, Ferdinand se différencie par un talent tout particulier, bien inattendu pour un gentil loser. Alors qu’il parvient enfin à coucher avec Bonnie, celle-ci est sidérée par ses performances (« t’étais tout seul pour faire ça ? »). Cette puissance sexuelle inattendue, en total décalage avec le physique de Ferdinand, remplit certes une fonction comique, mais elle permet également de « sauver » le gentil loser. Si la fin du film laisse entrevoir un happy end amoureux, c’est parce que l’étendue de ses talents sexuels a permis à Ferdinand, racheté par cet attribut viril, de sortir partiellement de la catégorie de loser. Son statut évolue donc au cours du récit et le rire qui s’exerçait au départ pleinement contre lui se fait progressivement moins acerbe, plus indulgent.
58Ainsi, si au cours de la période étudiée, Michel Blanc est loin d’être le seul acteur à avoir incarné cette variante dévalorisée des gentils losers, il est le seul à l’avoir incarnée de manière presque systématique et à n’avoir jamais bénéficié de ces retournements « magiques » qui parent certains personnages de nouveaux atouts pour les racheter in extremis à la fin du récit. C’est là l’une des nouveautés majeures des années 1970 par rapport aux décennies précédentes. Les gentils losers des années 1940 à 1960 sont des personnages médiocres, lâches, souvent caricaturaux et dépréciés par le récit. Ils ont d’ailleurs régulièrement pour fonction de valoriser par comparaison un autre homme, plus viril et plus âgé, qui apparaît comme la véritable vedette. Ce sont des faire-valoir, qui peuvent déclencher un rire-sanction, mais aucun n’est aussi irrémédiablement négatif ou aussi maltraité par le récit que les personnages incarnés par Michel Blanc dans la série des Bronzés ou dans Viens chez moi…
59Incarner chroniquement des personnages repoussoirs aussi dévalorisés et irrécupérables peut être difficile à porter pour un acteur. Dès 1978, Michel Blanc constate qu’une large frange de son public ne le dissocie pas de ses rôles filmiques (Toubiana, 1986). Cette confusion, peu flatteuse, semble être devenue pour lui assez encombrante. Il affirme par exemple recevoir régulièrement des lettres d’hommes qui l’assurent de leur compassion, parce qu’ils ont comme lui un physique ingrat et ne parviennent pas à séduire. Certains, se présentant comme d’« anciens moches », lui envoient même des messages de soutien, lui affirmant que « cela s’arrange avec l’âge » et l’invitant à « tenir bon » (Grenier, 1994). Face à ces réactions, l’acteur ne cache pas son irritation. Il insiste dans plusieurs interviews sur le fait que son succès lui permet désormais de séduire facilement. Il s’étale sur la beauté de ses conquêtes, qu’il dit préférer très jeunes, et sur son incapacité à rester en couple trop longtemps avec la même femme. Il sous-entend également recevoir des compliments de ses amantes au sujet de ses performances sexuelles (Blanc, 1986). Les journalistes le lancent d’ailleurs volontiers sur ce sujet, lui demandant régulièrement en interview quelle influence ses rôles au cinéma exercent sur ses rapports avec les femmes ou « ce que cela fait de vivre au quotidien dans le corps de Jean-Claude Duss » (Blanc, 1986).
60Michel Blanc éprouve donc rapidement le désir de faire évoluer sa persona. Il affirme en 1986 : « le public fait de vous un personnage, or j’aimerais être un acteur, plus qu’un personnage. C’est dur d’en sortir, je me suis amusé à faire ce que j’ai fait jusqu’à présent, mais maintenant je m’ennuie » (Toubiana, 1986). En l’absence de propositions de réalisateurs lui offrant des rôles alternatifs, il choisit de passer à la réalisation, afin de se tailler des rôles sur mesure. Pourtant, la difficulté à échapper à la persona très rentable qui est la sienne se fait sentir avec d’autant plus d’ironie, car il ne parvient à monter financièrement que des films dans lesquels il se donne un rôle assez similaire à ceux auxquels il est habitué. Ainsi, dans Marche à l’ombre, il se donne en 1984 un rôle de SDF râleur et hypocondriaque. En 2002, il se réserve dans Embrassez qui vous voudrez un rôle d’époux possessif, maladivement jaloux et acariâtre. Ici, il s’éloigne du personnage de gentil loser à proprement parler, pour incarner un « méchant loser » assez proche du rôle qu’il interprétait dans Viens chez moi…, et confirme sa difficulté, voire son incapacité, à échapper au personnage-repoussoir qui lui est associé.
61Le succès des personnages de gentils losers au box-office entre 1970 et 1982 confirme l’importance du phénomène de questionnement de la masculinité dans le champ cinématographique de la période. Parce que les gentils losers aspirent à la virilité mais échouent à la performer, les films dans lesquels ils apparaissent questionnent nécessairement les normes genrées, en reconnaissant le caractère construit et pluriel des modèles de masculinité, et l’existence entre eux de rapports de hiérarchie entre eux. Les comédies étudiées précédemment sont donc toutes, à leur façon, porteuses d’une certaine « conscience de genre ». Elles confirment ainsi l’idée d’Eric Macé selon laquelle « la culture de masse, comme tout autre objet social, peut être définie comme un ensemble d’objets culturels qui gardent en eux la trace de ce que leur contexte de production y a plié » (Macé, 2002 : 52). Car la conscience de genre qui fait la singularité et l’intérêt de ces films ne peut être comprise qu’en lien avec leur contexte de production, soit une période de développement en France du mouvement féministe dit de la « deuxième vague », au cours de laquelle le questionnement des normes genrées produit par les féministes a été abondamment relayé par les médias, au point de devenir un objet culturel à part entière.
62Les personnages de gentils losers nous montrent alors que les « mythes de la culture de masse » (Macé, 2002 : 58), c’est-à-dire les motifs qui y sont récurrents, ne sont ni des mystifications ni des fantaisies imaginaires, mais constituent plutôt « une représentation souvent “enchantée” de tensions sociales non résolues et éprouvées subjectivement » (Macé, 2002 : 58). Au cours des années 1970, la norme virile, critiquée par une frange de la société mais toujours largement valorisée, a été un motif de tensions, faisant l’objet de représentations et de discours conflictuels. Là où le cinéma français des années 1930 et 1950 privilégiait les figures de patriarches virils qui incarnaient par leur omniprésence et malgré leur pluralité une forme de masculinité perçue comme « neutre » (Burch et Sellier, 1996), le cinéma des années 1970 fait de la virilité un « privilège », réservé à certains personnages, donc un modèle, certes valorisé, mais qui ne va pas de soi. Les personnages de gentils losers témoignent ainsi des tensions sociales parcourant leur société de production, en même temps qu’ils en proposent leur propre interprétation et leur propre résolution.
63Dans ce contexte, la comparaison des persona de Pierre Richard et de Michel Blanc nous a permis de constater qu’à partir de 1970, les figures de gentils losers ont évolué dans deux directions strictement opposées, qui constituent deux réponses possibles aux évolutions des rapports de genre au cours des années 1970. D’un côté, le triomphe amoureux des gentils losers incarnés par Pierre Richard annule magiquement les tensions sociales autour du questionnement de la domination masculine et propose alors bien une résolution « enchantée » des conflits de l’époque en conciliant valeurs féministes et triomphe masculin. De l’autre côté, la variante martyrisée et sacrifiée du gentil loser incarnée par Michel blanc, qui fait l’objet d’un acharnement sans précédent, remplit une tout autre fonction. On peut penser en effet que le plaisir pris par le public dans l’humiliation de ces figures subalternes ait été amplifié par sa force « compensatrice ». Le rire-exutoire suscité par l’exhibition pathétique du corps de Michel Blanc et par son échec viendrait en quelque sorte « consoler » une frange masculine du public de la perte de pouvoir – réelle ou perçue – subie au cours de la décennie. Le sentiment de déclassement hiérarchique ressenti par certains hommes serait alors temporairement apaisé par le fait de pouvoir toujours rire d’un inférieur, caricaturé à l’extrême pour l’occasion.
- 8 Ainsi, Michel Blanc et Jacques Villeret incarnent en 1983 dans Circulez, y’a rien à voir (Patrice (...)
64Dès le début des années 1980, dans un contexte de backlash antiféministe qui se caractérise notamment par une remise en ordre des représentations genrées et une revalorisation des virilités cinématographiques, les personnages de gentils losers, s’ils se font moins nombreux sur les écrans, n’en disparaissent jamais totalement pour autant8. Ils demeurent en revanche dans la grande majorité des cas d’irrémédiables perdants auxquels tout happy end est refusé, des figures subalternes repoussoirs et donc des outils de hiérarchisation des masculinités. La persona de Pierre Richard évolue alors peu à peu, se désaxant de sa configuration initiale en abandonnant l’idéalisme et la pureté, pour ne garder que la naïveté et la maladresse. Le « triomphe de l’homme doux », que les années 1970 avaient brièvement rendu crédible, s’éclipse alors temporairement du champ des possibles cinématographiques.