1La célébrité de Camille Cottin est hantée par le rôle de « Connasse » qui la révéla au grand public dans la mini-série télévisée du même nom (Canal +, 2013-2015). Intégralement filmée en caméra cachée, Connasse présentait l’actrice sous les traits d’une parisienne détestable, hautaine et malpolie, dont les impertinences comiques étaient déployées pour piéger ses interlocuteurs, souvent consternés par le comportement de la jeune femme. Mentionné dans la plupart des articles de presse sur l’actrice, le personnage de la « Connasse » devient bientôt indissociable de l’image médiatique de Camille Cottin, et prête son caractère à un large éventail de personnages incarnés par celle-ci au cinéma et à la télévision – dans 10 pour cent (France 2, 2015-2020) notamment, où elle joue une impitoyable et colérique agent de star – mais aussi dans la publicité, où elle campe, pour la marque Chanel, une parisienne effrontée et sans-gêne. Figure comique féminine marquée par une occupation de l’espace et une indocilité traditionnellement réservée aux hommes, la « Connasse » ne peut pourtant être distinguée du portrait caricatural qu’elle dresse de la féminité bourgeoise, une misogynie d’ailleurs révélée – avec une pointe d’ironie – par l’insulte qui donne son titre à la série.
- 1 « complexification of backlash »
2Une telle ambivalence n’a aujourd’hui rien de surprenant : la « Connasse » s’inscrit en effet sans heurt dans les représentations de genre qui déterminent la culture audiovisuelle du tournant du xxie siècle, et qui balancent entre célébration de l’émancipation féminine et revalorisation de modèles de féminité archaïques. Ces représentations sont issues de la culture post-féministe, et plus précisément d’une certaine tendance post-féministe très présente dans les médias depuis la fin des années 1990 : inscrit dans le sillon du retour de bâton antiféministe [backlash] des années 1980 (Faludi, 1991), ce post-féminisme médiatique prolonge les idéaux conservateurs qui marquent la décennie précédente, tout en célébrant paradoxalement le nouveau statut social auquel les femmes ont accédé grâce aux mouvements de la deuxième vague féministe. Un phénomène qu’Angela McRobbie qualifie de « complexification du backlash »1 (2009 : 9), puisqu’il met en valeur l’épanouissement des femmes au sein de la société néolibérale actuelle pour mieux condamner le féminisme militant, présenté comme une cause dépassée, dont les principes ne sont plus adaptés à l’analyse de la culture contemporaine. Fleurissent alors des représentations empreintes d’une profonde ambiguïté, qui, tout en exaltant la nouvelle « ouverture d’esprit » de la culture occidentale, réactualisent des images de féminité normatives vidées de toute réflexion féministe critique.
3Nous nous donnons ici pour objectif d’explorer l’ambivalence spécifique du rôle de la « Connasse », véhicule de l’image de Camille Cottin, en nous appuyant sur la mini-série de la chaîne Canal + et sur son adaptation au cinéma – Connasse, princesse des cœurs (Éloïse Lang, Noémie Saglio, 2015) –, tout en prenant en compte, à titre complémentaire, ses différentes actualisations au fil de la carrière de l’actrice. Il s’agira de montrer que l’association de Cottin à cette figure ambigüe la rend parfaitement adaptée aux contradictions de la culture post-féministe, en lui permettant de concilier « magiquement » comique féminin incisif et humour misogyne.
- 2 Parfois traduit par le néologisme « empouvoirement », le terme désigne à la fois un processus d’acq (...)
4En incarnant l’impertinente « Connasse », Camille Cottin impose sur les écrans français une forme d’humour féminin transgressif, dont le potentiel comique repose pourtant sur une traditionnelle caricature de la féminité bourgeoise : la « Connasse » est-elle donc le sujet actif du rire, ou un simple objet de dérision ? C’est à l’ambiguïté de son statut comique que seront consacrés les premiers moments de notre analyse. Il sera ensuite nécessaire d’interroger l’inscription du personnage au sein d’un sous-phénomène post-féministe étonnant, très visible sur la scène culturelle et commerciale actuelle, qui encourage les femmes à s’autoproclamer « connasses » pour célébrer leur propre « imperfection féminine ». Nous explorerons l’ambivalence de cette position, cristallisée par la « Connasse » de Canal + : bien qu’ils soient vantés comme un pied-de-nez aux prescriptions de la féminité idéale, les nombreux défauts « féminins » du personnage dressent en effet un portrait essentialisant et profondément normatif des femmes d’aujourd’hui, parfaitement compatible avec les représentations dominantes du glamour. Un conservatisme discret que l’on retrouve jusque dans les réappropriations « féministes » du mot « connasse », dont les limites seront discutées en fin d’article : en tant que « connasse la plus célèbre de France » (Anon., 2014), le personnage de Cottin reflète de manière saisissante la superficialité d’une telle tentative de retournement du stigmate, qui ne donne lieu qu’à une forme d’empowerment2 féminin individuel, dépolitisé et ne remettant jamais en cause la violence de la domination patriarcale.
5Le cinéma comique français s’inscrit dans une tradition essentiellement masculine : porté par des acteurs qui s’imposent comme moteurs principaux de la comédie, il décline et actualise continuellement le thème des « mésaventures comiques de la masculinité » (Moine, 2015 : 243), déplaçant aux marges du récit les personnages féminins, qui – à quelques exceptions près – n’existent qu’en tant que cibles de l’humour des hommes ou qu’objets de leurs désirs (Vincendeau, 2014 : 16). Au tournant du xxie siècle, une nuée de nouvelles actrices françaises semble pourtant remettre en question le rapport de pouvoir genré qui régit séculairement la tradition comique nationale, en s’emparant massivement de la subjectivité comique jusqu’alors pré carré des stars masculines : elles attestent ainsi de la nouvelle place réservée aux femmes sur la scène culturelle française, et en particulier sur Canal +, qui, pour attirer un public jeune, urbain et « branché », sélectionne des comiques novateurs et différents de ceux présents sur les autres chaînes (Quemener, 2010 : 334) – des humoristes issus des banlieues (via le Jamel Comedy Club (Canal +, 2006-2008) notamment), mais aussi un nombre croissant de femmes comiques, qui contribuent à la création d’une véritable culture post-féministe à la française. Parmi elles, Camille Cottin, dont le rôle phare de « Connasse » sur Canal + incarne sur les écrans français une réappropriation féminine de la comédie dans l’air du temps, marquée par une forme d’indocilité qui, comme l’a montré Kathleen Rowe (1995), infuse le comique féminin de potentialités subversives.
6La « Connasse » est initialement un personnage incarné par Cottin dans le cadre d’une émission de caméra cachée, un format hérité de la tradition carnavalesque puisqu’opérant comme un dépassement autorisé des normes sociales via l’imposture et le travestissement (Gattolin, 2007 : 48-19). Au cœur du potentiel comique du programme se trouve donc le jeu de tromperie mené par l’actrice, qui garde une présence spectrale au fil de ses péripéties : « J’ai fait des choses que personne ne serait capable de faire » se félicite la vaniteuse « Connasse » à la fin du long-métrage Connasse princesse des cœurs, faisant ainsi un clin d’œil au culot de son interprète. En tant que femme, Cottin est en effet une pionnière dans l’exercice audacieux de la caméra cachée, jusqu’alors popularisé par des vedettes comiques masculines telles que François Damiens, dont les pastilles furent également diffusées sur la chaîne Canal + dans le cadre de l’émission L’édition spéciale (Canal +, 2007-2011) ; bien que Camille Cottin envisage son succès sur la scène comique comme un accident et affirme n’avoir eu aucun mentor dans ce domaine – car se destinant originellement à une carrière dans le théâtre classique (Laffeter et Turcan, 2015) – elle est fréquemment comparée dans la presse à ses homologues masculins et félicitée pour la manière dont elle parvient à rivaliser, malgré son statut de femme, avec l’impudence de ces derniers (Chevalley, 2015). Effectivement, le rôle de « Connasse » auquel elle se prête devant la foule parisienne transgresse largement le comportement traditionnellement attendu des femmes, marqué par la passivité et la docilité face aux prescriptions patriarcales. La « Connasse » est un personnage défini par l’affirmation autonome de ses propres désirs, qui se livre régulièrement à des démonstrations remarquables d’égoïsme, de mauvaise foi et d’impolitesse. Ces dernières prennent principalement une forme verbale, car le comique de la « Connasse » repose surtout sur les répliques cinglantes qu’elle adresse à tous ceux qui la contrarient. Bien que la caméra ne s’attarde pas sur l’humiliation des individus piégés (par respect pour l’éthique du genre de la caméra cachée), l’actrice installe systématiquement un rapport de force avec ses interlocuteurs et utilise activement les potentialités agressives de l’humour pour les ridiculiser. Dans Connasse princesse des cœurs par exemple, qui élargit le terrain de jeu de Cottin à la Grande-Bretagne, la « Connasse » tourne continuellement en dérision le professeur de bonnes manières qu’elle a engagé pour s’adapter aux mœurs de l’aristocratie britannique – un Anglais distingué dont l’extrême retenue crée un contraste comique avec le franc-parler incisif de la jeune parisienne. En effet, celle-ci répond aux conseils polis de son interlocuteur avec une insolence cassante (et dans un anglais approximatif ne témoignant d’aucun effort). « I have to sit like you, like a bonne sœur ? » riposte-t-elle par exemple lorsqu’il lui suggère de se tenir plus droite, avant d’insister pour boire son thé à la paille, malgré les protestations du professeur, expliquant qu’elle ne souhaite pas avoir les dents noires « comme les Anglais ». Ici, la « Connasse » renverse en sa faveur le rapport de pouvoir patriarcal en se moquant ouvertement de l’homme assis en face d’elle, dont la vulnérabilité est encore renforcée par ses contestations timides. En s’attribuant ainsi une position dominante, la « Connasse » s’impose alors comme une véritable « woman on top », personnage de femme transgressif largement théorisé par Rowe et libéré de tout impératif de soumission féminine par l’affirmation de sa subjectivité comique (1995 : 26). Un trait qui restera une constante chez les personnages incarnés par Camille Cottin dans la suite de sa carrière, définis pour la majorité par une féminité dominante et un sens de la répartie dévastateur.
7En accord avec le comique d’indocilité féminine sur lequel repose la série, la « Connasse » multiplie donc les transgressions : focalisée sur son intérêt propre, elle se permet régulièrement de dépasser le cadre de la moralité (elle souhaite acheter un appartement en viager à condition que le locataire soit au stade de la « mort imminente »), voire de la légalité (elle fume dans des lieux publics et confinés, escalade les barrières de Kensington Palace pour rencontrer le prince Harry), ce qui vaudra d’ailleurs à l’actrice Camille Cottin une série d’arrestations pendant le tournage du long-métrage en Grande-Bretagne. La « Connasse » prouve encore son insoumission en s’attribuant systématiquement une place qui n’est pas la sienne, par le biais d’une occupation outrancière de l’espace physique, sonore, et même olfactif (Rowe, 1995 : 31) : elle réserve un siège pour son sac au café, se promène en toute quiétude sur la piste cyclable, vaporise du parfum dans le taxi et dans le métro, et, face à la moindre frustration, pousse des cris de colère qui deviendront la marque de fabrique du jeu d’actrice de Camille Cottin. Enfin, le caractère transgressif de la « Connasse » est indissociable de sa dimension sexuelle : violant les normes de décence imposées aux femmes, elle se dénude publiquement dans des circonstances variées (au magasin de vêtements, au parc d’attractions), urine sans gêne sous les yeux d’inconnus ébahis (entre deux voitures, lors d’une visite d’appartement) et opte pour un langage cru qui, en puisant dans l’univers du « bas corporel » (« j’ai une mycose, monsieur » lorsqu’elle est réprimandée pour s’être garée sur une place réservée aux personnes handicapées), témoigne d’une décomplexion sexuelle subversive dans la bouche d’une femme.
8Via ces nombreuses transgressions sociales et sexuelles, la « Connasse » s’approprie donc un ensemble de comportements habituellement proscrits aux femmes (Ibid. : 31) ; or, bien qu’il serait abusif de la qualifier d’androgyne, il faut souligner que le pouvoir qu’elle acquiert au sein de la comédie est intimement lié à l’adoption d’un comportement culturellement associé à la masculinité. Ne craignant pas de s’affirmer comme ses comparses du sexe opposé, la « Connasse » déploie ainsi à l’écran une féminité dominante et castratrice, qui se manifeste par un rejet sévère des hommes qui s’intéressent à elle et par de fréquentes moqueries au sujet de la taille de leur pénis. Ce pouvoir castrateur s’actualise d’ailleurs au sein de l’image de Camille Cottin dans plusieurs de ses rôles suivants, par exemple dans Larguées (Éloïse Lang, 2018) et dans Mouche (Canal +, 2019) où elle incarne des personnages de bourreaux des cœurs, mais de manière plus remarquable encore dans 10 pour cent, où son caractère dominant est associé au lesbianisme sous les traits de l’intraitable agent de star Andréa Martel. Relatant avec amusement, désintérêt voire dégoût ses expériences hétérosexuelles, Andréa met continuellement en péril la virilité des hommes qui l’entourent, et entre d’ailleurs en compétition avec son supérieur Hicham Janowski lorsqu’il se met en tête de séduire une future cliente de l’agence. Or, si les personnages incarnés par Camille Cottin s’amusent à titiller l’hégémonie masculine et associent donc l’actrice à des modèles de féminité modernes, il faut souligner qu’ils ne sont – de manière révélatrice – jamais montrés dans une relation amoureuse avec un homme : la menace qu’ils font peser sur le pouvoir masculin semble en effet les rendre profondément incompatibles avec la représentation traditionnelle du couple hétérosexuel. L’insolence de Rose (Larguées) en fait par exemple un parfait « coup d’un soir » pour Thierry, le barman de son hôtel, qui apprécie son caractère « pimenté » mais qui choisira d’entretenir une relation sérieuse avec une autre, qu’il désigne ouvertement comme le contraire de la jeune femme ; de la même manière, le personnage qu’elle incarne dans Mouche est plus doué pour les rencontres sexuelles sans lendemain que pour la vie de couple, et sera en conséquence quitté par son petit-ami. Quant à Andréa (10 pour cent), son insoumission va jusqu’à l’exclure de la sphère de l’hétérosexualité, bien qu’elle y soit ponctuellement ramenée par le biais d’une imagerie lesbian chic : malgré sa rivalité avec Hicham Janowski, elle finira en effet par coucher avec lui lors d’un « plan à trois », et se verra ainsi intégrée dans une représentation très traditionnelle de l’homosexualité féminine, largement construite par la pornographie, qui présuppose chez les participantes une « hétérosexualité authentique » pouvant être réveillée par les hommes (McKenna, 2002 : 288). Le caractère dominant des personnages de Camille Cottin n’a donc qu’une portée subversive limitée : trop insoumis pour obtenir l’amour des personnages masculins, ils ne renversent jamais les normes patriarcales du couple hétérosexuel, et sont au contraire, par leur transformation systématique en objets de fantasmes ou en partenaires sexuels pour les hommes, subtilement domptés par le système de représentation androcentrique et hétéronormatif qui structure la culture audiovisuelle française.
9D’autre part, malgré son appropriation de l’espace social et la menace de castration qu’elle fait peser sur les hommes, la « Connasse » incarnée par Camille Cottin est essentiellement une caricature féminine : elle exacerbe les défauts associés au stéréotype contemporain de la bourgeoise parisienne, déterminés par son rang social, mais aussi – et surtout – par sa féminité. En effet, si elle fait preuve d’un mépris de classe effroyable en commentant avec dédain l’allure des autres passagers du métro, qu’elle assimile au « bas de l’échelle du normal », sa manière de se pincer le nez avec dégoût tout en tenant la barre avec un mouchoir connote une disposition délicate et douillette typiquement associée aux femmes bourgeoises. Son mépris pour les vêtements vendus sur les étalages des marchés est au moins autant une marque de superficialité féminine que de jugement classiste, tout comme son extrême vanité. De la même manière, son niveau d’exigence et sa réticence à travailler participent d’une caricature spécifiquement féminine de la bourgeoisie, dépeignant les femmes bourgeoises comme de riches entretenues – une représentation misogyne particulièrement courante dans l’histoire du cinéma comique français, qui fait de la femme au foyer bourgeoise « le plus mauvais objet possible » (Sellier, 2004 : 175). C’est précisément cette figure caricaturale que ranime le film Connasse, princesse des cœurs, au fil duquel la « Connasse » cherche désespérément un époux fortuné pour pouvoir échapper au monde de l’emploi, et renforce ainsi son image de femme vénale et gâtée. Une représentation de la féminité indéniablement infantilisante – d’ailleurs reflétée dans le titre du film – qui construit sa protagoniste comme une éternelle mineure, incapable de subvenir à ses propres besoins et nécessitant une protection financière. « La Connasse est comme une enfant », expliquait Camille Cottin aux Inrockuptibles, « elle n’a aucune conscience de l’autre, elle est complètement égocentrée, comme si elle n’avait pas été éduquée » (Boinet, 2014). Si la « Connasse » de Cottin est donc définie par son indocilité, cette dernière se voit finalement édulcorée sous les traits d’une féminité caricaturale et enfantine : ses transgressions sont alors réduites à des impertinences juvéniles, comme le suggère la brève rengaine du générique de la série, chantée d’une voix espiègle et à la sonorité proche de l’interjection « nananère » fredonnée par les enfants avec une insolence inoffensive.
10Le sexisme qui sous-tend cette représentation est encore confirmé par le choix du mot « connasse » pour qualifier l’héroïne, un terme intrinsèquement misogyne : dérivé péjoratif du mot « con » utilisé pour décrire les organes génitaux externes des femmes, il peut désigner respectivement une femme stupide ou une prostituée marginale (Michel, 2014). Cette étymologie ramène donc nécessairement les femmes à leur sexe (voire à leur sexualité) et fait du mot un virulent sexotype, principalement utilisé dans la langue française pour signifier « conne parce que femme » (Ernotte et Rosier, 2004 : 39-40).
11L’emploi d’une telle insulte sexiste dans le titre de la série fut à l’origine de plusieurs réactions polémiques dans les médias français : de la part de l’humoriste Florence Foresti par exemple, n’appréciant que très peu une telle « dévalorisation des jeunes filles » (Demoulin, 2014), mais aussi de la part d’une téléspectatrice ayant adressé une plainte à ce sujet au Conseil supérieur de l’audiovisuel, estimant que la série était « une injure faite aux femmes ». Face à de telles accusations, le CSA mettra en avant le caractère humoristique de l’émission (Montarou, 2014) – une position soutenue en entretien par l’actrice Camille Cottin, ajoutant qu’il serait problématique de ne plus pouvoir rire des femmes alors qu’il existe de nombreuses caricatures masculines (Demoulin, 2015). Un tel argument porte la marque du post-féminisme : en résumant l’égalité hommes-femmes, sur la scène comique, a une simple uniformité de traitement humoristique, Camille Cottin néglige de prendre en compte les représentations sexistes qui demeurent profondément inscrites dans les ressorts phares de la comédie en France, et qui déterminent de manière asymétrique les caricatures féminines et les caricatures masculines. Elle nourrit ainsi l’illusion post-féministe d’une égalité de genre acquise au sein de la culture française, et s’aligne en cela avec les discours médiatiques qui encadrent la sortie de la série : la « Connasse » qu’incarne Cottin à l’écran est en effet envisagée dans la presse comme un simple versant féminin des anti-héros de la culture audiovisuelle française, tels que ceux incarnés par Éric Judor, Kyan Khojandi (Anon., 2013) ou même Louis de Funès, qui, tout comme Cottin, se prête parfaitement aux rôles de bourgeois odieux et colériques. Pourtant, deux importantes distinctions doivent être formulées à l’égard du comique produit par l’un et par l’autre. D’abord, et comme l’a montré Larry Portis, les caricatures de De Funès contiennent une critique de l’autorité, des rapports hiérarchiques et des abus de pouvoir au sein de la bourgeoisie française ; les groupes sociaux opprimés sont par contre volontairement écartés de la caricature funésienne, car « montrer ces travers chez les classes défavorisées – qui existent bel et bien sous différentes formes – aurait cautionné l’hypocrisie, les prétentions et le cynisme des “classes supérieures” » (Portis, 2004 : 47). Or, dans le cas de la « Connasse », la question de l’oppression des femmes ne semble en rien dissuader la caricature féminine : au sein de la culture post-féministe, l’illusion d’une égalité acquise entre les genres permet finalement de cautionner l’humour sexiste.
12Ensuite, il est primordial de noter que les bourgeois incarnés par De Funès sont ridiculisés parce qu’ils s’écartent en partie des normes dominantes de la masculinité : c’est parce que leur masculinité est défaillante, « négative », qu’ils sont potentiellement comiques, en particulier lorsqu’ils sont mis en contraste avec des modèles de virilité hégémonique – dans Le Corniaud (Gérard Oury, 1965) notamment, où le personnage de de Funès semble minuscule par rapport à l’homme immense et musclé aux côtés duquel il se douche (Vincendeau, 2000 : 148). Si le cinéma français définit la masculinité idéale par la retenue émotionnelle et la maîtrise (Neale, 1993 : 11-12), les accès de colère des personnages de de Funès sont alors une expression comique de leur impuissance et de leur anomalie. Au contraire, la série Connasse ridiculise les femmes bourgeoises en s’attaquant à des défauts posés comme « intrinsèquement féminins », en accord avec une représentation de genre extrêmement normative et misogyne – le féminin étant en effet connoté négativement au sein d’une société patriarcale qui place le masculin en haut de la hiérarchie culturelle. Anti-héros et anti-héroïne ne sont donc pas deux versions équivalentes de la caricature genrée, puisque si la féminité est fréquemment l’objet de la dérision dans les comédies françaises, la masculinité hégémonique elle-même ne l’est jamais – à moins d’être renvoyée dans un passé archaïque comme c’est le cas dans les films OSS 177 (Michel Hazanavicius, 2006 et 2009), un procédé qui sous-entend qu’une telle masculinité, bien que désignée comme problématique, n’existe plus dans l’ère post-féministe. Il est ainsi possible de déceler un point de tension dans l’intersection des représentations de genre et des représentations de classe, continuellement ravivé et renouvelé dans l’histoire de la comédie française : lorsque les discours qu’elle produit sont critiques à l’égard des classes dominantes de leur époque, la cible de l’humour est déplacée sur des figures posées comme le négatif de la norme masculine – les petits chefs ridicules de Louis de Funès ou la mythique figure de la femme au foyer bourgeoise, mais aussi, plus récemment, la « Connasse » parisienne incarnée par Camille Cottin. En affirmant, sur le plateau de l’émission C à vous, que la « Connasse » de Canal + « pourrait être un homme », l’actrice omet donc l’impossibilité manifeste pour la comédie française de tourner en dérision la figure hégémonique nationale – celle du bourgeois viril, blanc et hétérosexuel – qui explique précisément que la riche « Connasse » parisienne ne soit pas un « Connard ». De la même manière, la masculinité n’entre dans le viseur de la comédie qu’à condition qu’elle soit associée à une figure d’altérité qui peut être ridiculisée sans subvertir les discours médiatiques dominants (par exemple lorsqu’elle est un incarnée par un personnage d’origine populaire, à travers la figure du « beauf » inculte, viriliste et vulgaire). Au sein d’un paysage culturel qui définit le ridicule comme l’inverse de la masculinité bourgeoise hégémonique, les leviers comiques de la caricature sont intrinsèquement politiques : malgré l’apparente légèreté de l’humour, ils reflètent (et contribuent en partie à) la stigmatisation culturelle des groupes opprimés – celle des femmes dans le cas de la « Connasse » de Canal +.
13Pourtant, et bien qu’il s’agisse d’un rôle crucial au sein de sa carrière, Camille Cottin elle-même n’est aucunement posée comme la cible du ridicule. Au contraire, elle connaît une réception médiatique très favorable, qui repose précisément sur une dissociation claire entre l’actrice et son personnage. D’abord, parce que la « Connasse » est un rôle endossé par Cottin dans le cadre d’une émission de caméra cachée : elle joue la femme odieuse avec une pleine conscience de son caractère détestable, avec pour objectif de heurter la sensibilité des individus qui croisent son chemin. Au sein du programme télévisuel, la « Connasse » est manifestement présentée comme une mascarade, excessive et factice, à laquelle se livre consciemment l’actrice, qui, bien que le personnage qu’elle incarne soit ridicule, s’affirme comme le sujet actif de la comédie en montrant qu’elle cherche intentionnellement à susciter le rire. Face au vif succès de la mini-série Canal +, le spectacle d’une féminité cassante et colérique deviendra d’ailleurs la marque de fabrique du jeu de Cottin, convoqué dans nombre de ses rôles suivants qui sont autant de clins d’œil au personnage à l’origine de sa notoriété. Dans Telle mère telle fille (Noémie Saglio, 2017) par exemple, le personnage d’Avril incarné par l’actrice se veut un contremploi ridicule de sa persona (une jeune fille responsable et dévouée à sa famille, anxieuse et soumise), voué cependant à affirmer son caractère au fil du récit. Tandis qu’Avril gagne en courage et s’insurge, insultant soudainement son entourage, Cottin déploie la performance reconnaissable de la « Connasse » qui l’a rendue célèbre : attirant ainsi l’attention sur son jeu d’actrice caractéristique et sur la facticité de sa performance comique, Cottin reprend le contrôle du rire et esquive habilement le ridicule. Cette dissociation vis-à-vis du personnage est encore renforcée par les discours médiatiques sur la personnalité « authentique » de Camille Cottin : nombreux sont les articles de presse qui insistent sur le contraste entre le caractère de la « Connasse » et celui de son interprète, réputée humble, douce et réservée (Bourquin, 2015 ; Millot, 2019). De même, le générique final du long-métrage Connasse, princesse des cœurs présente pour la première fois au public les dessous du tournage. Dans ce bref making-of, Camille Cottin révèle le dispositif de la caméra cachée aux individus piégés et s’excuse systématiquement avec chaleur et bienveillance : « J’ai été odieuse » s’y désole-t-elle en riant, appuyant ainsi le regard amusé mais critique qu’elle pose elle-même sur le personnage de la « Connasse ».
14Si Cottin parvient donc à atteindre le statut de femme comique en évitant le ridicule, la même chose ne peut être dite du personnage de « Connasse » au cœur de sa notoriété, dont elle s’amuse à caricaturer le caractère de femme bourgeoise sous les yeux d’un public complice. Or, la distance moqueuse de l’actrice doit aussi être envisagée comme une expression contemporaine de « l’esprit Canal » qui fonde l’identité de la chaîne de diffusion de la série, défini par un « culte de la dérision » (Buob et Mérigeau, 2001 : 307) qui donne souvent lieu à des représentations ambivalentes, notamment en ce qui concerne les femmes : cherchant à se distinguer sur la scène télévisuelle par la revendication d’une image « libertaire » et intellectuelle héritée des mouvements de mai 68, la chaîne pose en effet un regard ironique sur les représentations archaïques de la féminité, y compris sur celles qu’elle relaye activement (comme en témoignent par exemple ses pastilles « pin-up » décalées ou les numéros de charme de ses Miss Météo, toujours rehaussés d’une pointe d’humour). « Si je me moque de ce que je montre et de ce que je dis, c’est donc que je ne le montre ni ne le dis vraiment » : à travers ce principe, expliquent Jacques Buob et Pascal Mérigeau, Canal + parvient à cultiver une image de « chaîne macho » attractive (la chaîne du plaisir et de la pornographie) de laquelle elle se dissocie simultanément par le clin d’œil, protégeant ainsi son image « progressiste » de toute contestation (Ibid. : 65) et s’adaptant parfaitement à l’ambiguïté de la culture post-féministe naissante. Lorsqu’une nuée de femmes comiques envahit la chaîne au tournant du XXIe siècle, ce principe se voit amplifié : par l’usage de la dérision, les comiques féminines de Canal + brouillent les discours idéologiques auxquels elles participent, et affirment leur modernité en se dissociant, par l’humour, des rôles rétrogrades qui leur restent réservés sur la chaîne (des Miss Météo décoratives sur le plateau du Grand Journal (Canal +, 2004-2017), une « blonde écervelée » dans La Minute blonde (Canal +, 2004-2010) ou encore une détestable « Connasse »). Mais cette tendance révèle alors les importantes limites avec lesquelles doivent composer les femmes qui s’aventurent aujourd’hui sur la scène comique française, particulièrement visibles dans le cas de Camille Cottin. Bien qu’elle incarne une certaine appropriation féminine de la comédie et qu’elle s’immisce ce faisant dans un espace culturel traditionnellement masculin, l’actrice ne saurait en effet s’émanciper pleinement des représentations sexistes qui s’y sont historiquement développées, et doit au contraire s’en accommoder par le biais de la dérision : en caricaturant une féminité bourgeoise de laquelle elle se dissocie résolument, elle se dédouble pour devenir à la fois le moteur (l’actrice) et la cible (son personnage) de la comédie, et témoigne ainsi de la persistance des représentations misogynes au sein même du comique féminin contemporain, qui font invariablement de la féminité un objet de ridicule.
15Malgré sa teneur misogyne intrinsèque, la « Connasse » de Camille Cottin s’inscrit dans un phénomène culturel et médiatique plus large, qui, au tournant des années 2010, transforme le mot « connasse » en véritable outil marketing pour attirer le public féminin : employé dans le titre du bestseller La femme parfaite est une connasse ! (Girard et Girard, 2013) puis dans celui du livre Les recettes d’une connasse (Fiona Schmidt, 2017), le mot « connasse » agrémente également les bijoux de la marque Félicie Aussi tandis que l’enseigne de prêt-à-porter féminin Cache-Cache en propose une version édulcorée, avec des t-shirts ornés des slogans « Mademoiselle Relou » ou encore « Casse-pieds, sur place ou à emporter ». Comment expliquer l’intérêt du public féminin pour des telles injures sexistes ?
16Il convient de souligner que ces produits sont tous infusés d’une dose d’ironie non-négligeable, qui, bien que la démarche soit discutable, tente de mettre à distance la virulente misogynie du mot ; s’il reste utilisé dans la culture post-féministe actuelle, c’est alors parce qu’il s’inscrit au sein d’une démarche étonnante, inspirée du féminisme, dont l’objectif serait d’aider les femmes à accepter leurs propres imperfections et à s’aimer « telles qu’elles sont ». Le mot est en effet défendu, au sein de la culture post-féministe, comme un vecteur d’empowerment féminin : il s’agit, en s’autoproclamant « connasse », de revendiquer les défauts et mauvaises habitudes qui appellent généralement une réprimande au sein de la société patriarcale, et par là de se libérer des idéaux féminins aliénants qui structurent celle-ci. Fiona Schmidt dédie par exemple son livre Les recettes d’une connasse « à toutes celles qui demandent un supplément bacon avec leur salade végétarienne », prouvant qu’une telle démarche se veut un refus provocateur des normes genrées, qui prescrivent (entre autres) aux femmes une minceur de rigueur et des habitudes alimentaires adaptées.
17Malgré son ambiguïté manifeste, la « Connasse » incarnée par Camille Cottin semble répondre à un désir similaire chez une certaine tranche du public féminin en France, qui souhaite voir réévaluées et actualisées les représentations médiatiques de la féminité. Dans le magazine Vanity Fair, on peut ainsi lire au sujet de l’actrice :
18À 38 ans et en à peine cinq ans, la comédienne a su se hisser haut sans se trahir, imposant sa faconde redoutable, sa joliesse accessible, sa beauté honnête, sa voix merveilleusement gouailleuse, son énergie citadine impulsive et brutale, bref, son identité authentique et sans chichis qui […] vient renouveler la beauté féminine au cinéma à coup d’imperfections salutaires. Proposant, comme nouvel idéal, des actrices qui ressemblent à nos copines, dotées d’une singularité qui fait du bien (Aimée, 2017).
19Il apparaît donc avec évidence que Camille Cottin répond à un besoin d’identification chez les jeunes femmes, en incarnant une féminité imparfaite – donc plus réaliste – dans la lignée de son indocile « Connasse ». Or, la presse loue également la capacité du personnage à s’affranchir des normes sociales, qui en fait simultanément une personne infréquentable et un symbole d’émancipation féminine. « La Connasse est une “ose tout” et […] on aimerait bien, nous aussi, oser comme ça », écrit une journaliste du magazine Au féminin (Michel, 2014) ; « c’est un personnage de fille libre », défend à son tour l’actrice Camille Cottin (Fitoussi, 2015). Le pied-de-nez aux prescriptions sociales qu’opère la jeune héroïne est d’ailleurs mis en avant dès le générique de la série, où l’inscription choquante du mot « connasse » sur l’écran succède à une série de qualificatifs mélioratifs habituellement associés à la féminité (« charmante », « gracieuse », « délicate »), s’imposant ainsi, sur fond de musique rock, comme une rectification malicieuse et provocante.
20Cependant, la rengaine infantilisante qui accompagne ces mots (commentée plus haut) ramène cette affirmation d’indocilité dans le cadre rassurant de la féminité normative, qui repose traditionnellement sur des représentations enfantines ou érotiques. Ici, la série de Canal + incarne à la fois la remise en question des prescriptions genrées et leur réaffirmation discrète, une alliance paradoxale qui explique précisément la forte popularité du mot « connasse » auprès des jeunes femmes des années 2010. En se proclamant « connasses » et en attirant l’attention sur leurs imperfections et leurs défauts « proprement féminins », celles-ci peuvent en effet simultanément affirmer leur rejet des normes de féminité idéale et se maintenir dans le cadre acceptable d’une représentation de genre essentialisante. Au sein de la rhétorique post-féministe qui se développe autour du mot « connasse » et autour du succès de la série Canal +, les traits (même détestables) de la féminité normative sont présentés comme intrinsèques aux jeunes femmes : « Aujourd’hui, toutes les femmes ont quelque chose de ‘connasse’… On a toutes des moments de connassitude, des envies de connasser, des réflexes connassants », argumentent les deux réalisatrices de la série, Éloïse Lang et Noémie Saglio (Anon., « La ‘Connasse’ de Canal + est-elle misogyne ? », 2013). En s’affirmant ainsi comme « irrévocablement féminines », les femmes montrent qu’elles peuvent s’émanciper tout en restant soumises aux prescriptions genrées, et pallient donc l’angoisse de la désapprobation masculine qui va de pair avec leur nouveau statut social (McRobbie, 2009 : 66-67). L’ironie qui caractérise cette tendance permet alors, grâce aux doubles sens qu’elle cultive, de faire cohabiter ces affirmations contraires de manière typiquement post-féministe : les femmes revendiquent leur modernité et leur conscience des enjeux de genre, mais en veillant à rester désirables aux yeux de leurs compères masculins.
21Cette préoccupation se manifeste également par une forte revalorisation du glamour féminin dans la culture post-féministe, permettant aux femmes de rester sexuellement intelligibles (McRobbie, 2009 : 2), et que l’on retrouve chez le personnage de la « Connasse ». Malgré son insoumission caractéristique, elle possède en effet tous les marqueurs visuels de la féminité idéale (cheveux longs, rouge à lèvres, chaussures à talons, vêtements haut de gamme). Seul son nez proéminent l’en écarte, et l’inscrit dans le registre du glamour transgressif propre aux femmes indociles : manifestation physique de son insoumission, le nez de Camille Cottin reste cependant valorisé dans la presse comme « épicentre de son caractère, de sa beauté » (Ruggieri, 2019). L’actrice est par ailleurs présentée dans les magazines comme une nouvelle icône de mode, louée pour son « chic » (Sebaihi, 2019) et son « allure » (D’Orgeval, 2020) – un glamour qu’elle prête à la majorité des personnages qu’elle incarne dans la suite de sa carrière, à l’image d’Andréa Martel dans 10 pour cent, aux robes du soir élégantes et au jean slim « admirablement porté » (Aimée, 2017), ou encore de Rose dans Larguées, au look « bohème chic » tendance.
22Sans surprise, ce potentiel glamour est validé, au sein des récits, par l’attrait que ses personnages exercent sur les hommes, ce qui les rend dépendants de l’approbation masculine mais constitue paradoxalement la source principale de leur pouvoir social. En effet, tandis que Rose et Andréa tournent en dérision les hommes qui leur portent un intérêt non-désiré par des répliques cassantes, la « Connasse » va jusqu’à quitter le prince Harry (un objet de fantasmes féminins aussi populaire qu’inaccessible) à la fin de Connasse, princesse des cœurs, alors qu’elle venait de réaliser l’exploit de le séduire. La rupture est donc comique, mais elle est également mise en scène comme un épisode d’empowerment féminin, où l’héroïne fuit Kensington Palace sur un fond de musique rock enjouée, réalisant que la vie du prince anglais n’est pas à la hauteur de ses désirs. « C’est un homme qui souffre et une femme qui avance », expliquera ensuite la « Connasse », une phrase humoristique qui témoigne pourtant du fait que la culture post-féministe transforme en « pouvoir féminin » le désir que les femmes suscitent chez les hommes, qui demeurerait l’instrument de mesure principal de leur valeur. Certes, l’empowerment final de la « Connasse » tient au fait qu’elle quitte le prince Harry et revendique son indépendance, mais aussi, comme elle s’en vante avec peu de subtilité, au fait qu’elle lui ait brisé le cœur : une « victoire » féminine particulièrement valorisée dans la culture post-féministe et récurrente dans les comédies romantiques – elle est par exemple centrale dans le film La Revanche d’une blonde (Robert Luketic, 2001) –, qui, bien que misant sur un retournement du rapport de force, révèle la centralité de la validation masculine au sein d’une telle culture, même lorsqu’il s’agit pour une femme de s’affirmer.
23Cette ambiguïté est d’autant plus présente au sein des représentations de la féminité française, dominées par la figure de la « parisienne » très populaire outre-Atlantique et dont l’attrait repose sur son mélange de « chic » et de « chien », une expression qui désigne « un type de séduction un peu canaille et provoquant, avec une forte connotation érotique sous-jacente » (Rétaillaud-Bajac, 2013). Ici, l’affirmation par une femme d’un certain tempérament est directement ramenée au regard masculin, la menace de l’indocilité féminine édulcorée et réemployée pour titiller le désir des hommes. En effet, comme l’explique le portrait fantasmé de la « parisienne » proposé sur la chaîne Youtube de la revue i-D Magazine, « How to Speak French with Camille Rowe » (24.07.2014), les femmes de Paris cultivent leur sex-appeal en brisant avec colère des assiettes sur le sol et en négligeant leurs amants – des effronteries similaires à celles que se permet la « Connasse » de Camille Cottin, connue pour ses accès de rage et pour sa sévérité envers les hommes. La figure s’impose en effet comme une actualisation ironique de cette traditionnelle féminité « nationale », une dimension particulièrement visible dans Connasse, princesse des cœurs où la jeune héroïne parisienne quitte sa ville pour aller vivre à Londres. Dans ce nouvel environnement, le flegme et le puritanisme des Anglaises (qu’elle qualifie de « coincées ») est mis en contraste avec le franc parler et le caractère bien trempé de la « Connasse », qui remporte le cœur du prince Harry en lui envoyant sa petite culotte lors de l’un de ses discours. Les impertinences du personnage ont ici une dimension érotique indéniable, qui infuse alors l’image de Camille Cottin. « Sourire enjôleur, silhouette bombesque, yeux azur et langue bien pendue, la Connasse a dû en filer des râteaux ! » (Anon., « Melty Future Awards : Camille Cottin gagnante, la connasse est-elle la femme parfaite ? » 30.01.2014) s’exclame par exemple le magazine meltyStyle ; « Son comportement souvent irrévérencieux, cynique et décomplexé la transforme dans les productions qui la mettent en scène en créature terriblement sexuée et sexuelle » lit-on encore au sujet l’actrice (Costero, 2020). Ces déclarations mettent ainsi en relief les profondes contradictions du fantasme de la « parisienne » qui traversent son image de « Connasse » : celles d’une femme libre et effrontée, mais fondamentalement sexy, glamour et déterminée par le désir masculin.
24La filiation de la « Connasse » avec cette figure fantasmatique est explicitée dans le générique d’ouverture de Connasse, princesse des cœurs, où la jeune femme se voit obligée de travailler en tant que chauffeur de voitures touristiques dans le centre de Paris : la cigarette qu’elle fume du bout des lèvres et son mauvais caractère sur la route sont alors présentés comme des accessoires aussi « nationaux » que le béret, la marinière et le rouge à lèvres qu’elle porte, et font de la « Connasse » une expression auto-consciente du mythique glamour parisien, actualisé grâce à la modernité de l’humour féminin qu’elle y instille. Or, en s’associant à cette image familière, ambivalente mais intrinsèquement érotisée, le personnage de Cottin est présenté au public sous un jour inoffensif, qui édulcore précisément son indocilité comique : opérant ce qu’Angela McRobbie appelle une « mascarade post-féministe », l’actrice contrebalance la modernité transgressive de son personnage en adoptant une féminité traditionnelle mais infusée d’ironie, protégeant ainsi de la critique – grâce à l’ambiguïté sémantique de l’humour – une telle marque de nostalgie pré-féministe (2009 : 64). Cette mascarade post-féministe permet alors à l’actrice de s’inscrire sans heurt dans les représentations culturelles de son époque, et même de devenir l’égérie de la marque Chanel en 2018, dans une série de publicités ouvertement inspirées par son rôle dans la mini-série Connasse. Cottin y incarne une parisienne des temps modernes, chic mais insolente, qui n’hésite pas à abandonner son petit ami pour plonger dans la Seine, et est si pressée d’aller au cinéma qu’elle oublie de tenir la porte au jeune homme, qui la reçoit en plein visage : la représentation est ludique et décalée, mais nostalgique (les images sont en noir et blanc), hétéronormative (le rapport à son amant est au premier plan), et parfaitement compatible avec les images dominantes du glamour féminin.
25Soulignons ici que l’incursion d’une actrice comique comme Camille Cottin au sein de telles représentations est un phénomène inhabituel, puisque le glamour et l’humour féminin sont historiquement construits comme antinomiques dans la culture audiovisuelle française. Définies par autre chose que par l’impératif de beauté imposé aux actrices, les rares femmes à avoir activement investi le genre de la comédie au xxe siècle se sont en effet vues dissociées (voire violemment exclues) de la sphère du glamour, comme l’illustre de manière emblématique la carrière de Josiane Balasko, dont une partie de la persona est déterminée par sa non-conformité aux canons de beauté féminins – cf. les films Les hommes préfèrent les grosses (Jean-Marie Poiré, 1981), Nuit d’ivresse (Bernard Nauer, 1986) ou même Trop belle pour toi (Bertrand Blier, 1989). Au tournant des années 2000 pourtant, une vague de nouvelles actrices comiques françaises affirment leur humour tout en s’inscrivant parfaitement dans les représentations médiatiques de la féminité idéale : Louise Bourgoin par exemple, devenue égérie pour la marque Kenzo, ou encore Audrey Fleurot, qui dévoile sa poitrine sur la couverture du numéro de juin 2016 du magazine Lui. Que Camille Cottin soit devenue la « nouvelle femme Chanel » (Thomas G., 2018) n’est donc pas un évènement isolé, mais au contraire un exemple emblématique de la manière dont le glamour recourt de plus en plus à l’humour pour se renouveler, s’adapter à l’évolution des idéaux de genre et revaloriser, sous un voile d’ironie préventive, les images d’une féminité dépassée.
26Derrière une apparente insoumission comique, l’image de Camille Cottin se caractérise par son association à une féminité aussi familière qu’inoffensive, qui ne remet que superficiellement en question la place des femmes au sein de la société contemporaine. Or, un même souci conservateur semble justifier le choix du mot « connasse » pour qualifier le personnage phare de sa carrière, bien que le terme ait pris une étonnante connotation « féministe » du fait de sa réappropriation par les femmes (militantes ou non) au sein de la culture post-féministe.
- 3 Le terme peut être traduit par l’expression « stigmatisation des salopes », et désigne un comportem (...)
- 4 « (…) is an epithet hurled at women who speak their minds, who have opinions and don’t shy away fro (...)
27Le mot « connasse », tout comme le mot anglais « bitch », est utilisé pour insulter les femmes lorsqu’elles dérogent aux impératifs de gentillesse et de docilité qui leur sont imposés au sein de la société patriarcale. De telles injures sexistes permettent ainsi d’exercer un contrôle social sur les femmes, en stigmatisant celles qui s’écartent du rang (Kleinman, Ezzel et Frost, 2009 : 59). C’est précisément parce que ces mots consolident l’oppression féminine qu’ils ont fait l’objet de tentatives de réappropriation par des mouvements féministes divers, dont récemment les manifestations internationales SlutWalk contre le slutshaming3, ou le mouvement #nastywoman né sur les réseaux sociaux en réaction à l’insulte proférée par Donald Trump à l’encontre d’Hillary Clinton lors des débats présidentiels états-uniens de 2016. De telles démarches visent à retourner ce genre de stigmate, comme la communauté afro-américaine s’est par exemple appropriée le mot anglais « nigger » en y instillant de nouveaux effets de sens mélioratifs (Kennedy, 2003). En ce qui concerne les insultes sexistes, leur emploi dans la culture post-féministe est ouvertement défendu par certaines femmes comme une démarche féministe. Comme l’explique l’équipe de Bitch magazine, le terme qui donne son titre à cette publication « est une insulte lancée aux femmes qui disent ce qu’elles pensent, ont des opinions et n’ont pas peur de s’exprimer, et qui ne restent pas là à sourire avec gêne quand on les embête ou quand on les offense. Si être une femme franche veut dire être une connasse [bitch], on prendra ça comme un compliment »4 (Kleinman, Ezzel et Frost, 2009 : 59).
28Or, analysant la récente tendance des femmes à s’appeler entre elles par des insultes sexistes (« bitch », « slut », « hoe » dans les pays anglophones), Kleinman, Ezzel et Frost affirment que de tels mots sont précisément utilisés au sein de la culture post-féministe en raison de la faible menace qu’ils font peser sur l’ordre patriarcal. En effet, puisque l’utilisation actuelle du mot « connasse » est défendue comme une réappropriation progressiste de l’insulte, liée à une posture de résistance vis-à-vis des normes de la féminité idéale, pourquoi ne pas directement utiliser le mot « féministe » ? La réticence des femmes à utiliser un tel qualificatif n’est pas accidentelle : le mot « féministe », bien qu’il s’aligne avec les valeurs d’émancipation féminine défendues par la tendance, trahit leur lien avec un mouvement politique concret et collectif, qui remet profondément en question les structures de la société patriarcale. En se proclamant « féministes », les femmes courent alors le risque de se rendre moins désirables aux yeux des hommes, dont les privilèges sont directement menacés par la cause (Ibid. : 59). Le choix d’un tel terme révèle ainsi les limites de la culture post-féministe : accordant une importance capitale à la validation masculine, elle ne laisse d’autre choix aux femmes que celui d’une affirmation individuelle et dépolitisée qui ne menace jamais l’équilibre du patriarcat.
29Cependant, l’utilisation du mot « connasse » n’est pas simplement déterminée par la peur de la désapprobation masculine : au contraire, Kleinman, Ezzel et Frost soutiennent que l’emploi d’une telle injure sexiste procure du plaisir aux femmes qui l’utilisent, puisqu’elle relève d’un langage argotique utilisé par les hommes et traditionnellement associé au cool masculin. En utilisant le mot « connasse », les femmes s’approprient donc la langue des dominants et peuvent conséquemment se sentir en position de pouvoir – un sentiment plaisant qui pourtant ne remet pas en cause la domination masculine à laquelle elles sont soumises (Ibid. : 60-61). Sur les écrans français, la posture dominante de la « Connasse » repose en effet largement sur l’adoption de comportements oppressifs – remarques racistes (elle appelle les touristes asiatiques « les nems »), grossophobes (« Ah j’ai eu peur, j’ai cru que c’était une grosse ! ») ou homophobes (« Tout n’est pas perdu, ça se soigne ») – valorisés dans la presse comme preuve du culot de l’actrice, qui, en « connasse » auto-proclamée, revendique fièrement son goût pour le « politiquement incorrect » (Laurent, 2014). Cette déclaration souligne à nouveau la conformité de la persona de Camille Cottin avec « l’esprit Canal », dont la dimension « libertaire » se traduit précisément par un penchant pour la provocation et pour la subversion des normes de la bienséance bourgeoise (Buob et Mérigeau, 2001 : 11). Pourtant, et malgré cette posture oppositionnelle d’origine, la « mitrailleuse subversive » (Ibid. : 137) de l’humour Canal a, selon Jacques Buob et Pascal Mérigeau, fini par engendrer un nouveau rapport de pouvoir déguisé (Ibid. : 447) au sein duquel se voient ridiculisés, au nom de l’audace et de l’irrévérence, tous ceux qui n’appartiennent pas à la culture des « jeunes intellos riches » (principalement hommes et hétérosexuels) mise en valeur par la chaîne (Ibid. : 159) : les « vieux » (associés à des valeurs rétrogrades et dépassées), mais aussi les femmes (cibles invariables du rire comme mentionné plus haut), les provinciaux ou les classes populaires (cf. par exemple la série Les Deschiens diffusée sur la chaîne de 1993 à 2002). En défendant chez la « Connasse » un culot et une liberté de ton valorisée sur Canal +, Camille Cottin tente de s’approprier une place favorable au sein de la hiérarchie culturelle instaurée par la chaîne ; mais l’actrice contribue alors à la justification et à la reproduction de certaines pratiques oppressives forgées par ses prédécesseurs masculins, y compris de celles qui s’exercent aux dépens des femmes. Cette tendance est en effet entretenue par Cottin au-delà même de sa carrière chez Canal +, sous les traits du personnage d’Andréa Martel (10 pour cent), qui adopte elle aussi un comportement masculin problématique sans que celui-ci ne soit remis en question en tant que tel par la série : Andréa enchaîne les conquêtes féminines sans considération pour les sentiments de ses partenaires et, lorsqu’elle tombe amoureuse de l’inspectrice des impôts Colette Brancillon, elle se lance dans une entreprise de séduction parfois proche du harcèlement sexuel, s’immisçant en effet sans relâche dans le bureau de la jeune femme malgré ses nombreux refus.
30Comme le révèlent donc les personnages incarnés par Cottin, l’adoption par les femmes de comportements masculins ne peut être envisagée comme une stratégie féministe efficace, puisqu’elle n’avantage les femmes qu’individuellement et aux dépens des autres, qui peuvent se retrouver cibles de leurs tendances oppressives. Celle qui parvient à adopter les codes de la masculinité, en revanche, peut accéder à un statut privilégié auprès de ses compères masculins et devenir l’un des leurs (« one of the guys ») (Kleinman, Ezzel et Frost, 2009 : 60). Ce processus est très visible dans 10 pour cent, où l’agent Andréa Martel entretient une complicité « virile » avec l’acteur Joey Starr et se vante auprès de lui de son désir de « niquer » Colette. Une telle entrée dans la sphère du masculin reste pourtant conditionnelle, car elle n’est accessible qu’aux femmes qui se distancient visiblement des comportements traditionnellement associés à la féminité, cible inchangée du mépris patriarcal. Le magazine masculin meltyStyle salue ainsi l’attitude politiquement incorrecte de Camille Cottin dans Connasse, en déclarant que l’actrice est « loin d’être lisse et calibrée comme ses consœurs qui s’affichent dans les pages glacées des magazines » (Anon., 2014).
31L’adoption par les femmes de comportements masculins peut même finir par invalider la nécessité du féminisme, en donnant aux principales intéressées un « faux pouvoir » qui leur procure le sentiment de n’être plus concernées par l’oppression féminine (Kleinman, Ezzel et Frost, 2009 : 64-65). « Dans Connasse et Dix pour cent, les deux séries qui l’ont fait connaître auprès du grand public, […] la question du genre n’en est plus une » écrit par exemple le magazine Elle au sujet de Camille Cottin (Ruggieri, 2019), témoignant du fait que le caractère dominant de ses personnages peut être perçu comme une preuve de l’égalité hommes-femmes et faire passer pour désuète toute réflexion féministe. Dans le même esprit, les diverses polémiques ayant émergé autour de l’utilisation du mot « connasse » sur la scène culturelle et commerciale contemporaine ont pu être interprétées comme excessives et ridicules, car rattachées à un combat féministe dépassé. Terrafemina relate en effet que les réalisatrices de Connasse « s’attendaient à la fameuse levée de boucliers [féministe] qu’elles ne valident évidemment pas » (Anon., 2013), une déclaration révélatrice dans sa manière de discréditer a priori toute critique féministe. S’autoproclamer « connasse » comme le fait Cottin sur Canal + contient alors une part indéniable de provocation antiféministe, au point que le mot soit devenu un « cri de ralliement des femmes qui refusent la censure en rigolant » (Michel, 2014) : il s’agit ici, en utilisant l’insulte sexiste pour s’opposer à la « censure » prétendument imposée par les féministes, de caricaturer ces dernières pour mieux les dénigrer et d’affirmer sa modernité en se dissociant de toute revendication radicale (McRobbie, 2009 : 16-17).
32Pourtant, et bien que le mot soit largement présenté comme inoffensif au sein de la culture post-féministe française, il n’a en rien perdu sa charge oppressive dans la société contemporaine, car il continue d’être utilisé par les hommes et par les femmes pour insulter celles qui les contrarient ou s’écartent du rang. Malgré la tentative de réappropriation du terme, dont l’usage serait prétendument libérateur pour les femmes, l’insulte reste profondément stigmatisante : pour preuve, le mot est utilisé de manière interchangeable avec d’autres expressions misogynes pour qualifier le personnage de Camille Cottin dans la presse - « bimbo insupportable » (Anon., 2020), « pouffe ultra-bruyante » (Aimée, 2017), etc. –, révélant le sens injurieux et la dimension sexiste qui lui sont aujourd’hui encore associés. Défendre l’utilisation du mot « connasse » peut alors avoir pour effet d’encourager cet usage traditionnel – même s’il s’agit d’une conséquence involontaire – puisque que sa profonde teneur misogyne se voit publiquement dédramatisée (Kleinman, Ezzel et Frost, 2009 : 61). L’animateur Bruno Guillon, après avoir traité une femme de « connasse » en direct sur Fun radio en janvier 2015, se justifiera en expliquant : « Il y a trois ans, pour rappel, Camille Cottin cartonnait au cinéma avec le film Connasse et le bouquin La femme parfaite est une connasse, best-seller en France. Je n’ai pas vraiment pris ça pour une insulte » (Anon., 2020). Nier le potentiel problématique du mot « connasse » dans un contexte culturel où il est, de fait, utilisé de manière récurrente pour rabaisser les femmes, peut ainsi avoir pour effet d’encourager les violences symboliques en les banalisant. Bien que vanté comme un marqueur d’indocilité féminine dans la culture post-féministe actuelle, et en particulier grâce au succès de la série Canal +, le succès du terme « connasse » auprès des femmes est donc un exemple saisissant de la capacité de la domination patriarcale à se perpétuer, aujourd’hui encore, sous des formes subtiles. En autorisant et en valorisant, via cette tendance, une forme d’indocilité féminine inoffensive – qui non seulement exempte de toute remise en question l’oppression sexiste, mais va même jusqu’à la consolider – la mouvance post-féministe finit par entraver l’accès des femmes à d’autres formes d’affirmation sociale plus subversives, et culturellement sanctionnées : le fait que de nombreuses femmes préfèrent aujourd’hui se proclamer « connasses » que « féministes » révèle la force de l’emprise patriarcale au sein de la culture post-féministe (Kleinman, Ezzel et Frost, 2009 : 65), qui, malgré sa façade progressiste, ne valide que celles qui se plient à la domination masculine.
33Le personnage de la « Connasse », central dans l’image médiatique de Camille Cottin, illustre donc parfaitement les tensions idéologiques au cœur du post-féminisme, qui tout à la fois célèbre et entrave le progrès du féminisme dans la société occidentale contemporaine.
34Sujet actif du comique et faisant preuve d’une indocilité féminine subversive, l’actrice reproduit pourtant une caricature traditionnelle de la féminité qui annihile le potentiel subversif du personnage ; la distance ironique installée entre Camille Cottin et sa détestable « Connasse » est ici cruciale, car elle permet à la féminité de rester dans le viseur de l’humour même lorsqu’il est activement investi par une femme.
35En incarnant et réactualisant au fil de ses rôles la figure imparfaite de la « Connasse », Camille Cottin s’écarte certes des représentations traditionnelles de la féminité idéale, et s’inscrit en cela dans une tendance plus large, qui consiste pour les femmes des années 2010 à revendiquer leur insoumission en s’auto-désignant par cette injure. Or, en cherchant à se réapproprier une telle « féminité négative », la « Connasse » auto-proclamée de Cottin s’embourbe dans une représentation essentialisante, misogyne et normative de la féminité, qui, loin de remettre en question le patriarcat, le renforce au contraire : en jouant la « connasse » avec autodérision, elle s’affirme aux yeux des hommes comme complice et sexuellement disponible, soumise à la violence de leur langage et toujours dépendante de leur approbation.
36Loin d’avoir retourné le sens injurieux du terme, donc, la popularité du mot « connasse » sur la scène culturelle et commerciale révèle au contraire la profonde instabilité de son usage actuel, et en particulier par les femmes, qui s’en servent aussi bien pour s’affirmer comme femmes modernes que pour insulter leurs consœurs. Dans le best-seller La femme parfaite est une connasse ! par exemple, le mot sert à dédramatiser les défauts des auteures – qui risquent de transformer n’importe quelle femme en « connasse » (Girard et Girard, 2013 : 48) – mais surtout à attaquer violemment leurs rivales, les « femmes parfaites » directement visées par le titre de l’ouvrage et caricaturées dans des mini-chapitres intitulés « Phrases de connasses » ou encore « Cette vendeuse est une connasse ! ». Dans la presse, la « Connasse » de Cottin est définie de manière tout aussi précaire : présentée comme « capricieuse, irritable, sophistiquée, égocentrique, armée d’une mauvaise-foi et d’un sans-gêne déconcertants » (Garcia Guillen, 2015), elle est aussi une femme « dont on adore détester l’impolitesse, tout en enviant parfois la liberté » (Adam, 2014) pour Madame Figaro. L’ambivalence de la réception du personnage est lourde de sens : au sein d’une société qui pousse les femmes à s’affirmer tout en répudiant la féminité, qui célèbre l’émancipation féminine mais au prix de la validation individuelle et de la compétition, la figure flexible de la « Connasse » – pouvant être investie positivement ou négativement – s’impose comme une représentation idéale pour gérer les violentes contradictions qui structurent l’expérience des femmes dans la culture post-féministe. Qu’une telle figure ait vu le jour sous les traits d’une actrice comique n’est alors pas anodin : grâce à la distance ironique qui caractérise son interprétation de la « Connasse », Camille Cottin peut simultanément incarner l’émancipation féminine et sa critique, un comique féminin incisif et un humour misogyne.