Navigation – Plan du site

AccueilNuméros9Introduction

Texte intégral

1« Ils se marièrent, eurent beaucoup d’enfants et vécurent heureux toute leur vie », ainsi se terminent les contes traditionnels et leurs adaptations cinématographiques, au prix même de quelques arrangements avec le texte original. Pourtant, rien ne va plus depuis quelques années au royaume de Disney : les princesses préfèrent sauver leur mère (Rebelle), les princes les embrassent en vain (Maléfique), et c’est l’entraide féminine qui résout les situations les plus périlleuses (Maléfique, La Reine des Neiges). Les contes, on le sait, ont été écrits pour divulguer une morale. Les productions culturelles contemporaines, de même, sont de puissants vecteurs de socialisation et d’apprentissage des rôles, notamment genrés (Cromer, Dauphin et Naudier, 2010 ; Dafflon-Novelle, 2006). Les productions culturelles contribuent ainsi à transformer les normes en évidences, et à les naturaliser. Elles participent également à forger les horizons d’attente ; on apprend ainsi, de façon différente selon les époques, à être amoureux (de Rougemont, 1972 ; Noizet, 1996 ; Illouz, 1997, 2012).

  • 1 L’objet de ce numéro est inspiré par une recherche collective « Comment les émotions viennent aux e (...)

2Si ce sujet intéresse les journalistes, les acteurs et actrices des industries culturelles et des politiques éducatives, il a été peu étudié par les sciences humaines et sociales jusqu’à présent, en particulier en France. En croisant de manière inédite genre, pratiques culturelles juvéniles et socialisation amoureuse, ce numéro se veut être une contribution à la « sociologie de l’amour »1 (Goode, 1959 ; Cancian, 1990 ; Eraly et Moulin, 1995 ; Bozon, 2016) qui se développe timidement et dont on peut espérer qu’elle bénéficiera des formidables avancées réalisées dans le champ de la « sociologie des émotions » (Mauss, 1921 ; Halbwachs, 1939 ; Hochschild, 1979 ; Illouz, 2006 ; Charmillot et alii., 2008 ; Bernard, 2017). Comme l’amour n’est pas objectivable (Grelley, 2007), user d’une définition trop stricte serait forcément normatif. Nous proposons ici, comme Marie-Carmen Garcia l’a fait dans son livre, Amours clandestines (Garcia, 2016), de suivre les préconisations de William I. Thomas et Dorothy S. Thomas (1928) selon lesquels le fait que les individus définissent leurs situations comme réelles les rendent aussi réelles dans leurs conséquences. Dit autrement, si des personnes disent être amoureuses, la perception de ce sentiment a de réels effets sociaux. Nous pouvons définir l’amour chez les adultes comme l’attirance singulière et violente que des individus éprouvent l’un pour l’autre et qui modifie leur rapport au monde mais également leur façon d’intervenir dans les pratiques sociales. L’amour a non seulement une efficacité pratique puisqu’il fonde des réalisations sociales (comme le couple), mais il constitue aussi un moteur puissant des actions individuelles qu’il oriente fortement. Il agit sur le monde comme événement psychique, comme forme de sociabilité mais également comme valeur normative qui organise certaines interactions.

  • 2 « Société traditionnelle » est ici une catégorie idéal-typique.

3Les travaux qui replacent la construction du sentiment amoureux dans une perspective socio-historique opposent de manière idéal-typique l’amour dans les sociétés « traditionnelles » et « modernes ». Dans le contexte qualifié de moderne, les sentiments sont conçus comme précédant les relations affectives et déterminant celles-ci. On considère que l’amour existe ou qu’il n’existe pas et les individus sont invités à procéder à une sérieuse introspection pour s’engager ou se désengager amoureusement : il faut savoir si l’on aime ou non. Cet examen intérieur est mené tout au long de la relation amoureuse, avec plus ou moins de force par les individus : il guide l’action de partenaire et leurs rapports ne sont considérés par eux-mêmes « authentiques » que dans la mesure où ils ont la conviction qu’ils s’aiment mutuellement. Dans les sociétés dites « traditionnelles »2, les sentiments sont forgés en même temps que se construit la relation. Ils sont l’effet et non la cause des relations affectives. Ainsi, c’est en répondant aux marques d’intérêt d’un prétendant, qu’une femme tombe amoureuse ; c’est en cohabitant avec son épouse que le mari l’aime. L’action fait l’émotion. Ces deux modes de production du sentiment amoureux ne sont certainement pas exclusifs l’un de l’autre et il est fort à parier que dans nos sociétés de « l’authenticité des sentiments », l’action précède des sentiments en de nombreux cas mais de manière inconsciente car nous ne sommes pas (socialement) disposés à interpréter nos histoires d’amour de cette manière.

4Si les changements macrosociologiques liés à la modernité ont fait évoluer le sentiment et les pratiques amoureuses, l’approche en termes de genre replace l’amour dans les rapports sociaux de domination qui structurent l’ensemble des pratiques sociales. Le genre agit comme un système binaire qui construit historiquement et socialement le féminin et le masculin en tant que catégories qui sont non seulement opposées, mais surtout hiérarchisées au profit du masculin (Delphy, 2001). Ce concept permet d’articuler des représentations symboliques de ce qui est féminin ou masculin – des professions, des pratiques artistiques et sportives, etc. – et les pratiques qui reconduisent ou subvertissent ces représentations. Dans l’Introduction aux études sur le genre, Bereni et al. (2012 : 7) résument ainsi les différentes dimensions du concept de genre : « le genre est une construction sociale (1) ; le genre est un processus relationnel (2) ; le genre est un rapport de pouvoir (3) ; le genre est imbriqué dans d’autres rapports de pouvoir (4). »

5En premier lieu, l’approche de genre permet de mettre en évidence l’asymétrie de genre entre hommes et femmes dans les relations amoureuses. Eva Illouz (2012) a ainsi mis en évidence les effets différenciés de la déconnexion entre amour et sexualité (la « révolution sexuelle ») qui pénalisent finalement les femmes désireuses de s’engager dans une relation hétérosexuelle, alors que pour les hommes, il s’agit davantage d’une reconfiguration de la manière de gérer leurs engagements et désengagements à une époque où le célibat masculin n’est plus autant stigmatisé. « La phobie de l’engagement » érigé en sujet psychologique se manifestait auparavant par le désengagement émotionnel au sein du mariage. Il ne s’agit pas pour Illouz de proclamer que la « révolution sexuelle » n’aurait permis aucune libération de la sexualité féminine, mais bien de montrer ses effets sur un marché matrimonial précis, celui des classes moyennes blanches où le couple constitue un support et un statut économique non négligeable ; et surtout de mettre en lumière que sans modification simultanée des rapports de genre inégaux entre hommes et femmes, les évolutions de ce marché matrimonial fragilisent les femmes dans leur statut et leurs interactions avec les hommes. Enfin Eva Illouz définit les effets du genre et de la classe sociale dans la capacité à développer une « compétence émotionnelle » (2006), véritable ressource dans un capitalisme où la gestion des émotions permet à la fois le bonheur privé et la connexion avec d’autres classes sociales.

6Dans la même veine sociologique attentive aux investissements émotionnels différenciés des hommes et des femmes, et reliant la question amoureuse aux supports économiques et matériels, Arlie Hochschild a forgé le terme de « travail émotionnel ». Ce terme implique que le ressenti des émotions et leur compréhension suppose un travail profond de transformation de soi. Elle distingue le « travail émotionnel » de la sphère professionnelle et celui de la sphère privée par le fait que le premier détient une valeur d’échange sur un marché alors que le second, uniquement une valeur d’usage qui permet d’agir dans les relations, ce qui signifie que le travail émotionnel privé généralement accompli par les femmes n’est socialement pas « rentable » puisqu’il est invisibilisé par l’absence de reconnaissance matérielle et symbolique (2017). Dans la lignée de ses bandes dessinées sur la « charge mentale », qui ont connu une diffusion virale sur les réseaux sociaux, la dessinatrice Emma a d’ailleurs poursuivi avec la « charge émotionnelle » pour illustrer ce travail invisible.

7Par ailleurs, le concept de genre permet de soulever une deuxième dimension des normes reconduites par l’amour : le système du genre s’élabore selon le modèle de deux sexes non seulement différents et hiérarchisés, mais également complémentaires (Delphy, 2001 ; Fausto-Sterling, 2012). L’aboutissement de cette complémentarité est le couple hétérosexuel. C’est ainsi que Judith Butler (2005) a montré que l’hétérosexualité précède le genre d’une certaine façon, ou le sous-tend : la binarité masculin/féminin justifie l’hétérosexualité normative, qu’elle a définie non seulement comme le fait d’ériger l’hétérosexualité en norme, mais également comme l’injonction à adhérer à certains attributs d’une féminité ou d’une masculinité figées et essentialisées, complémentaires l’une avec l’autre. Qu’en est-il dès lors des normes de genre liées au couple hétérosexuel dans la socialisation amoureuse juvénile ?

8Dans la lignée des travaux d’Isabelle Clair (2008), centrés sur les jeunes de milieu populaire, les recherches sociologiques sur la socialisation amoureuse se développent. Claire Piluso consacre ainsi sa thèse au « devenir homosexuel ». En mettant en évidence les déterminants sociaux de parcours amoureux et sexuels minoritaires, les mécanismes par lesquels la norme dominante se transmet et s’impose sont appréhendés en creux. Mais ces recherches abordent principalement la socialisation amoureuse à partir des premières relations amoureuses et sexuelles, et non par ce qui se construit dans l’enfance. C’est en revanche l’ambition de Kévin Diter (2019), qui s’intéresse à l’intériorisation des règles des sentiments amoureux chez les enfants de 6 à 11 ans, en se demandant comment on « apprend à aimer de la bonne manière, les bonnes personnes [c’est à dire celle appartenant au bon milieu social] du bon sexe ». Bien que ces différents travaux supposent généralement un effet des biens culturels dans la socialisation à l’amour et à la sexualité, celui-ci n’est abordé que marginalement.

9À ce titre, les travaux sur la socialisation de genre par la culture ont déjà montré comment, depuis l’âge de jeune adulte tout au long de la trajectoire de vie, les biens culturels ouvrent la voie à des réappropriations ou des transgressions des normes de genre qui participent de la construction de soi (Octobre (dir.), 2014). Mais la sociologie des pratiques culturelles des enfants est encore récente. Exclues des enquêtes quantitatives sur les pratiques culturelles des Français (qui n’interrogent que des individus âgés de plus de quinze ans), et longtemps pensées comme un calque des pratiques parentales, ce n’est que depuis le début des années 2000 que les pratiques culturelles enfantines font l’objet d’enquêtes spécifiques. Celles-ci ont permis de mettre en évidence le jeu possible dans l’appropriation du capital culturel hérité, ainsi que la variété des socialisations culturelles enfantines, qui ne se limitent pas à la famille, mais sont également marquées par l’influence scolaire et la culture des pairs. Une vaste enquête longitudinale a été menée par le Ministère de la culture, auprès d’une cohorte de près de 4000 enfants, qui ont été interrogés tous les deux ans de 11 à 17 ans. Les analyses de Sylvie Octobre, Christine Détrez, Pierre Mecklé et Nathalie Berthomier soulignent le rôle que jouent les pratiques culturelles et de loisirs dans la construction de soi chez les enfants et adolescents, qu’il s’agisse de « faire son âge », « faire sa classe » (sociale) ou « faire son genre ». Les goûts et pratiques culturelles juvéniles sont ainsi orientées par les caractéristiques sociales des enfants et adolescents, mais elles leur permettent également en retour de s’affirmer en tant que fille ou garçon, petit ou grand, de tel ou tel milieu social. L’articulation entre genre et pratiques de loisirs a été précisée par d’autres analyses, mais ces différentes recherches ont aussi fait ressortir les marges de liberté possibles dans l’appropriation des normes de genre par les enfants et adolescents. Comme le montre Simon Massei dans son enquête sur la réception des long-métrages Disney, les enfants ne sont pas des réceptacles passifs face aux biens culturels. Au contraire, ils peuvent faire preuve d’une capacité critique vis à vis des représentations masculines et féminines mises en scène dans la fiction, notamment en les confrontant à leur propre expérience du monde social, ou d’une « attention oblique » telle que la décrivait Richard Hoggart. Dans ces travaux, le genre est analysé en tant que diviseur social, qui distingue et hiérarchise masculin et féminin, mais non dans sa dimension hétéronormative : quels sont alors les effets d’une représentation des sexes comme complémentaires sur la socialisation amoureuse des enfants et adolescents ? L’enfance et l’adolescence ne sont-elles que des périodes d’inculcation et de reconduction des normes de genre jusqu’à l’approche de l’âge de jeune adulte, ou peut-on dégager dans les horizons d’attente rêvés que libèrent les consommations culturelles, des formes de transgression ?

10Les travaux en langue française réunis dans ce numéro sont récents, parfois exploratoires et pluridisciplinaires. Les cinq articles présentés s’intéressent tous aux représentations de l’amour et des relations amoureuses à partir de supports culturels diversifiés chez des pré-adolescents, et des adolescents. À l’instar des Cultural Studies, ils proposent pour quatre d’entre eux un travail combinant analyse des structures narratives et réception, et pour l’un d’entre eux une analyse d’un corpus numérique.

11Le premier article de Mélie Fraysse et Marie-Carmen Garcia compare des chroniques internet publiées sur internet appelées « thug love » aux romans sentimentaux de type « Harlequin » au travers les modèles amoureux mais aussi de genre et de race véhiculés. En mettant en scène des histoires d’amour de jeunes filles et de jeunes garçons de familles originaires d’Afrique du Nord ou de Turquie et vivant dans des « cités », les « thug love » entrent à la fois en résonnance avec la structure narrative des romans Harlequin tout en se détachant des normes et les valeurs de l’« amour en Occident ». L’étude montre ainsi la relative proximité en ce qui concerne la violence masculine par la souffrance et l’abnégation des femmes dans la relation amoureuse et la forte distance en ce qui concerne les normes et les valeurs amoureuses fortement racialisées.

12La deuxième contribution donne au travers de 77 entretiens biographiques de lycéen-nes un panorama complexe des représentations de l’amour issues de livres, de séries, de films réinterprétées selon des modalités liées aux rapports de genre dans les relations amoureuses. Viviane Albenga montre à la fois la reconduction mais également la reconfiguration des rapports de genre qui traversent les relations amoureuses. Le nombre important d’entretiens permet ainsi de mettre en évidence chez les enquêté.e.s à la fois des positions asymétriques occupées par les hommes et les femmes tout en valorisant le dévouement réciproque au sein du couple. Finalement l’idéal amoureux reste bien le couple hétérosexuel sur la base duquel les assignations de genre seraient assouplies sans forcément remettre en cause le système de genre ni le duo conjugal.

13Si le travail de Viviane Albenga s’intéressait à une population adolescente ayant pour la plupart construit un parcours amoureux et/ou sexuel, Élodie Hommel se focalise sur la réception des images culturelles de l’amour par les 8-13 ans (fin école primaire début du collège). Elle s’attache à déterminer le rôle des productions culturelles dans les transmissions des normes amoureuses. Les 60 entretiens biographiques effectués mettent en évidence un certain recul des enquêté.e.s vis-à-vis des images culturelles de l’amour, dont ils soulignent le caractère fictif, tout en soulignant la forte persistance des normes intériorisées autour du modèle du couple hétérosexuel monogame et la division sexuée traditionnelle des rôles. Le relatif désintérêt des garçons pour les choses de l’amour ou tout du moins l’intérêt plus précoce des filles ainsi que les attentes sociales en matière de maternité apparaissent comme les différences saillantes de représentations amoureuses selon les sexes.

14Cécilia Germain s’appuie quant à elle sur un support culturel particulier : les séries télévisées. Elle s’attache à repérer leur rôle et leur utilisation dans la construction des savoirs relatifs à l’amour et à la sexualité des adolescent.e.s (13-15 ans) aux côtés des autres instances de socialisation telles que l’école, la famille ou les pairs. En effet, le média étudié permet aux enquêté-es de se construire un scénario d’entrée dans la sexualité, perdant rapidement en pertinence lors de l’entrée réelle dans le parcours amoureux. L’auteure constate l’importance de la norme hétérosexuelle et de la relation affective de couple dans l’entrée dans la sexualité et ce quel que soit le genre, et la transmission de normes sexuées est perçue comme dans les études précédentes, dans la persistance des rôles traditionnels du masculin et du féminin. Les questions de maternité et de contraception restent dévolues aux filles alors que les garçons doivent prouver et démontrer leur masculinité en entrant en compétition avec d’autres pour conquérir leur amoureuse.

15Le dernier article traite de la réception et de l’interprétation de la figure d’une héroïne d’une œuvre du patrimoine littéraire et scolaire français : Emma Bovary, par des filles d’une classe de terminale littéraire. Anne-Claire Marpeau constate que ce personnage apparait comme un contre-modèle de genre mais aussi amoureux pour les adolescentes. Elles évaluent Emma à l’aune de leurs propres actions et la résignation que le parcours de l’héroïne impose est à l’opposé de l’ouverture des possibles que représente cet âge. Les enquêtées rejettent principalement les inégalités sexuées dans le texte de Flaubert, notamment l’autonomie financière et affective et soulignent le manque d’aboutissement du projet émotionnel et social d’Emma. L’héroïne, en ne réussissant pas à actualiser ces projets, soit en raison de sa propre incapacité, soit en raison d’un environnement perçu comme sexiste, constitue un contre-modèle terrifiant pour les adolescentes.

16Aborder la question de l’amour et des relations amoureuses dans les productions culturelles par le prisme du genre revient donc à s’intéresser à la transmission et à la reconfiguration des normes de genre pour des enquêtées n’étant pas tous/toutes entré.e.s dans un parcours affectif et sexuel. Dans la lignée des pistes avancées par Wilfried Lignier et Julie Pagis dans L’Enfance de l’ordre (2017), il semble que l’enfance soit le temps d’apprentissage des normes sociales contemporaines, s’accompagnant d’une appropriation des œuvres axée sur la question du réalisme. La reconduction des rapports de genre au travers des consommations culturelles apparaît également de manière transversale dans l’investissement plus fort des filles et des femmes dans l’amour, ce qui vient confirmer sur une tranche d’âge plus large les conclusions d’Isabelle Clair (2008). Cette centralité féminine dans les relations amoureuses concerne aussi bien les personnages de fiction féminins, davantage développés dès qu’il s’agit d’histoires sentimentales, ou les « compétences émotionnelles » des filles « dans la vie réelle » qui se développent plus tôt, avec un calendrier précoce dès l’enfance par rapport aux garçons, qui de leur propre avis ne rattrapent pas le retard cumulé en devenant adolescents et jeunes adultes.

17Si les appropriations culturelles ne sont pas un domaine de pratiques où la répartition de la binarité de genre liée à l’amour est remise en question, les « scripts » (Gagnon, ([1991] 2008)) amoureux et sexuels qui se dégagent des réceptions s’avèrent un peu plus nuancés. La notion de « script » permet ici de lier les domaines de la production et de la réception, en mettant en lumière les évolutions du schéma narratif de la romance dans des productions contemporaines (séries, récits numériques des thug love, littérature young adult, applications, etc.), tout comme les évolutions à l’œuvre dans les réceptions d’œuvres classiques (Emma Bovary) ou faisant partie du répertoire de culture populaire mainstream (comme le film Titanic). Du côté de la production comme de la réception, les figures de femmes indépendantes et autonomes se multiplient. L’aspiration à l’autonomie s’avère l’une des raisons pour lesquelles Emma Bovary constitue un modèle-repoussoir pour des lycéennes, tandis qu’elles s’identifient aux figures d’Antigone, de Phèdre, à l’actrice Emma Watson et son personnage d’Hermione, ou aux héroïnes plus ambivalentes de la young adult. La période du lycée témoigne déjà d’une relative reconfiguration des rapports de genre, sinon en pratique, du moins dans les horizons d’attente. Plus encore, l’aspiration à l’autonomie, si elle correspond à une injonction moderne comme l’affirme Illouz, s’avère compatible avec l’idéal du dévouement amoureux réciproque et le désir de trouver un partenaire idéal pour commencer sa vie sexuelle, représentations idéalisées qui transparaissent dans les discours des jeunes de 13 à 18 ans. Néanmoins, les injonctions contradictoires entre autonomie et lien affectif mises en évidence par Illouz comme caractéristiques d’une époque moderne concernent essentiellement les femmes blanches de classe moyenne, comme elle le souligne elle-même, et l’on retrouve ce biais de classe et de racialisation dans les enquêtes empiriques présentées dans ce numéro, à l’exception de l’enquête sur les thug love. Cette étude, en éclairant les effets de l’intersection entre genre et racialisation sur le schéma de la romance et les réappropriations de l’amour par de jeunes femmes comme arme de négociation d’un meilleur statut social auprès des thugs repentis, ouvre des perspectives d’analyse quant aux leviers de transgression qui se situent dans l’imbrication des rapports sociaux. Enfin, en dépit du développement des thématiques LGBT, l’homosexualité et la binarité de genre demeurent également des sujets peu mentionnés par les jeunes hétérosexuels, alors que la légitimation d’un parcours d’entrée dans une sexualité homosexuelle grâce à des supports culturels s’avère être essentielle pour les jeunes concerné.e.s directement ou indirectement par leurs proches. Le croisement des recherches entre genre, culture et amour vient ainsi renforcer le constat du poids des rapports de genre dans la socialisation amoureuse tout autant que leur prégnance dans les consommations culturelles, tout en soulignant que des brèches à l’ordre de genre sont investies par les jeunes acteurs et actrices à un niveau microsociologique, brèches dont s’emparent en partie les industries créatives attentives aux évolutions de leur public. Autant d’invitations à poursuivre ce domaine d’investigation, à affiner les âges et les étapes du parcours de socialisation amoureuse par des produits culturels, à étudier enfin la production et la réception de produits culturels et de publics marginalisés à l’égard des scripts de la romance hétérosexuelle.

Haut de page

Bibliographie

Bereni Laure, Sébastien Chauvin, Alexandre Jaunait, Anne Revillard (2012 [2008]), Introduction aux études sur le genre, Louvain-la-Neuve, De Boeck, coll. « Ouvertures politiques ».

Bernard Julien, La Concurrence des sentiments. Sociologie des émotions, Paris, Éditions Métailié, 2017.

Bozon Michel (2016), Pratique de l’amour. Le plaisir et l’inquiétude, Paris, Payot.

Butler Judith (2005), Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité, Paris, La Découverte.

Cancian Francesca (1987), Love in America : Gender and Self-Development, Cambridge Cambridgeshire, New York, Cambridge University Press.

Charmillot Maryvonne et al. (2008), Émotions et sentiments : une construction sociale : Approches théoriques et rapports aux terrains, Paris, L’Harmattan.

Clair Isabelle (2008), Les Jeunes et l’amour dans les cités, Paris, Armand Colin.

Cromer Sylvie, Sandrine Dauphin et Dephine Naudier (dir) (2010), « Les objets de l’enfance », Cahiers du genre, n° 49.

Court Martine (2010), Corps de filles, corps de garçons : une construction sociale, Paris, La Dispute.

Dafflon-novelle Anne (dir.), Filles-garçons : socialisation différenciée ?, Grenoble, PUG, 2006.

Delphy Christine (2001), L’Ennemi principal. Penser le genre, Tome 2, Paris, Syllepse.

Diter Kévin (2019), « L’enfance des sentiments. La construction et l’intériorisation des règles des sentiments affectifs et amoureux chez les enfants de 6 à 11 ans », thèse de doctorat en Sociologie sous la direction de Muriel Darmon et Nathalie Bajos, Université Paris Sud.

Eraly Alain et Madeleine Moulin (dir.) (1995), Sociologie de l’amour, Bruxelles, Presses de l’université de Bruxelles.

Fausto-sterling Anne (2012), Corps en tout genre, Paris, La Découverte.

Gagnon John H., ([1991] 2008), « L’utilisation explicite et implicite de la perspective des scripts dans les recherches sur la sexualité » dans J. H. Gagnon, Les Scripts de la sexualité. Essais sur les origines culturelles du désir, Paris, Payot, p. 69-136.

Garcia Marie-Carmen (2016), Amours clandestines. Sociologie de l’extraconjugalité durable, Lyon, PUL.

Goode William J. (1959), « The Theoretical Importance of Love », American Sociological Review, vol. 24, p. 38‑47. 

Grelley Pierre (2007), « Sociologie d’un sentiment. Bibliographie raisonnée de l’approche sociologique de l’amour », Informations sociales, n° 8, p. 138-146.

Halbwachs, Maurice (2014, [1939]) « L’expression des émotions et la société », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n° 123, p. 39‑48.

Hochschild Arlie R. (1979), « Emotion Work, Feeling Rules, and Social Structure », American Journal of Sociology, vol. 85, p. 551‑75.

Hochschild Arlie R. (2017), Le Prix des sentiments, Paris, La Découverte.

Hoggart Richard (1957), The Uses of Literacy, Aspects of Working Class Life, Londres, Chatto and Windus.

Illouz Eva (1997), Consuming the Romantic Utopia : Love and the Cultural Contradictions of Capitalism, Berkeley, University of California Press.

Illouz Eva (2006), Les Sentiments du capitalisme, Paris, Seuil.

Illouz Eva (2012), Pourquoi l’amour fait mal : l’expérience amoureuse dans la modernité, Paris, Seuil.

Lignier Wilfried et Julie Pagis (2017), L’Enfance de l’ordre, Paris, Seuil.

Massei Simon (2015), « Les dessins animés, c’est pas la réalité », Politiques de communication, n° 4, p. 93-117.

Mauss Marcel (1921), « L’expression obligatoire des sentiments (rituels oraux funéraires australiens) », Journal de psychologie, n° 18, p. 425 à 434.

Mennesson Christine et Gérard Neyrand (2010), « Le rôle des loisirs culturels et sportifs dans la socialisation sexuée des enfants », rapport de recherche, Ministère de la Culture et de la Communication.

Noizet Pascale (1996), L’Idée moderne de l’amour. Entre sexe et genre, Paris, Éditions Kimé.

Octobre Sylvie (2005), « La fabrique sexuée des goûts culturels. Construire son identité de fille ou de garçon à travers les activités culturelles », Développement culturel, n° 150.

Octobre Sylvie, Detrez Christine, Mercklé Pierre et Nathalie Berthomier (2010), L’Enfance des loisirs. Trajectoires communes et parcours individuels de la fin de l’enfance à la grande adolescence, Paris, Ministère de la Culture – DEPS.

Octobre Sylvie (dir.) (2014), Questions de culture, questions de genre, Paris, Ministère de la Culture – DEPS.

Pasquier Dominique (2005), Cultures lycéennes, la tyrannie de la majorité, Paris, Autrement.

Piluso Claire (en cours), « Homosexualité et processus de socialisation : des conditions sociales possibles au devenir homosexuel », thèse de doctorat en Sociologie, sous la direction de Daniel Thin, Université Lumière Lyon 2.

Rougemont Denis (de) (1972), L’Amour et l’Occident, Paris, Éditions 10/18. 

Singly François (de) (2006), Les Adonaissants, Paris, Armand Colin.

Thomas William I. et Dorothy S. Thomas (1928), The Child in America : Behavior Problems and Programs, New York, Alfred A. Knopf.

Haut de page

Notes

1 L’objet de ce numéro est inspiré par une recherche collective « Comment les émotions viennent aux enfants », coordonnée par Christine Détrez et Elodie Hommel et financée par le Ministère de la Culture.

2 « Société traditionnelle » est ici une catégorie idéal-typique.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Viviane Albenga, Mélie Fraysse et Élodie Hommel, « Introduction »Genre en séries [En ligne], 9 | 2019, mis en ligne le 01 mai 2019, consulté le 08 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ges/294 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ges.294

Haut de page

Auteurs

Viviane Albenga

Viviane Albenga est maîtresse de conférences en sociologie à l’IUT Bordeaux Montaigne, actuellement responsable du DUT Bibliothèques-Médiathèques-Patrimoine. Ses recherches portent sur les pratiques culturelles et artistiques saisies au prisme du genre, ainsi que sur les appropriations des idées féministes par la lecture et par les dispositifs d’action publique éducative. Sa thèse, récompensée par le prix de thèse de la Ville de Paris en études genre en 2010, a donné lieu à un ouvrage, S’émanciper par la lecture, Rennes, PUR, 2017. Elle travaille actuellement sur les appropriations pratiques du féminisme par la génération des étudiantes et les circulations de concepts féministes militants par les réseaux sociaux dans le contexte de l’après #MeToo, en France et en Espagne.

Articles du même auteur

Mélie Fraysse

Mélie Fraysse est chercheure associée au CreSco (université Paul Sabatier Toulouse 3). Ses travaux portent sur la fabrique du genre dans les médias mais aussi sur les socialisations professionnelles des journalistes et notamment sur leurs effets dans la pratique journalistique. Elle poursuit actuellement ses travaux sur les rapports sociaux de sexe en s’intéressant à la gouvernance des femmes dans les instances sportives.

Articles du même auteur

Élodie Hommel

Élodie Hommel est chercheuse associée au Centre Max Weber et attachée temporaire d’enseignement et de recherche à l’ESPE de Toulouse (CERTOP). Elle est l’auteure d’une thèse intitulée « Lectures de science-fiction et fantasy : enquête sociologique sur les réceptions et appropriations des littératures de l’imaginaire », soutenue à l’ENS de Lyon en décembre 2017. Elle poursuit actuellement des recherches sur les lectures des jeunes adultes et sur la socialisation amoureuse via les pratiques culturelles.

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search