- 1 Terme employé par Jacqueline Nacache (2003).
- 2 Terme préféré par Raphaëlle Moine : « Genre, gender et acteurs de seconds rôles : Pauline Carton, (...)
- 3 Christian Viviani distingue trois registres gestuels : le crédible, qui « regroupe ce qui relève d (...)
1Le cinéma classique français s’est largement construit, à côté des vedettes, autour d’acteurs de second rôle, dont la persona bien identifiable est reconduite de film en film, leur notoriété étant favorisée par la permanence de ce typage à la fois social et psychologique de leurs rôles. Ces acteurs et leurs emplois sont non seulement bien connus du grand public mais ont une importance structurelle dans cette cinématographie (Moine 2012 : 157-161). Raphaëlle Moine a bien montré la façon dont la terminologie employée pour les qualifier – « acteurs de complément1 » ou « acteurs de second rôle2 » – met en relief tel ou tel aspect de ces emplois. J’affectionne particulièrement le terme d’« excentriques » employé par Raymond Chirat et Olivier Barrot (1983), qui a l’avantage de combiner le caractère secondaire, périphérique de leurs rôles par rapport à l’intrigue et au couple principal, et l’aspect comique, outrancier, original, de la plupart de leurs prestations. En effet, si l’on reprend la distinction proposée par Christian Viviani entre trois registres gestuels de l’acteur, on peut soutenir que ces acteurs excentriques insistent de façon volontairement outrancière sur le registre « théâtral » du geste, qui « regroupe à la fois les conventions et les codes existants, mais également les idiosyncrasies, les maniérismes reconnaissables », et qui relève de la « sphère de l’interprète3 » (2015 : 26). À cela s’ajoutent des caractéristiques physiques que le public retrouve de film en film, à l’instar du fameux chignon de Pauline Carton.
2Les emplois de ces acteurs reconduisent largement les stéréotypes sociaux et genrés de l’époque, comme l’a souligné Raphaëlle Moine à propos des cas parallèles de Pauline Carton et Saturnin Fabre. Dans cette contribution, je me concentrerai sur un cas qui me semble original de ce point de vue, celui de Suzanne Dehelly. En croisant l’étude du jeu de l’actrice et de la réception critique de ses films et de ses performances, je tâcherai de montrer comment, au fil des rôles qu’elle tient à l’écran dans les années trente, elle propose une persona de femme en quête de libération.
- 4 Voir « Suzanne Dehelly », fiche biographique établie par Doringe, Pour Vous n° 389, 30 avril 1936, (...)
3Suzanne Dehelly fait ses classes au théâtre sous la houlette de Firmin Gémier, à la Comédie-Montaigne puis à l’Odéon, où, tout en jouant dans des pièces très diverses – du Mariage de Figaro à Labiche4 –, elle affirme ses dons de comique loufoque, pendant féminin des Milton, Dranem ou Gabaroche et autres comédiens-chanteurs loufoques en vogue dans les années 1920 et 1930. Encore jeune, elle crée ainsi, au gré des vaudevilles et des opérettes auxquels elle participe, une persona comique très loin de l’idéal de la jeune première de comédie.
- 5 Dans La Fine Combine (André E. Chotin, 1931), elle apparaît en train de faire de la « culture phys (...)
4Au cinéma, où elle commence à l’orée des années trente, elle prolonge sa persona d’actrice et de chanteuse fantaisiste, dans une série de comédies boulevardières – La Fine combine (André E. Chotin, 1931) – et de vaudevilles militaires – Les Bleus de la Marine (Maurice Cammage, 1934), La Mariée du régiment (Maurice Cammage, 1935) – dans lesquels elle donne la réplique en particulier à Fernandel et Ouvrard. Elle impose dans ces rôles secondaires une persona contrastant avec les autres personnages féminins peuplant les comédies de la décennie (jeunes premières, bonnes ou épouses cocasses, aigries et râleuses). Le comique naît du caractère même de ses personnages, soutenu par le jeu de l’actrice, qui tend plus ou moins vers le surjeu selon les films, sa voix grave, son débit sec et rapide, sa stature et sa tenue imposantes, sa gestuelle décidée, son caractère sportif5, et des répliques cinglantes qui jouent à l’occasion sur le comique de mot. Dans Arsène Lupin détective (Henri Diamant-Berger, 1937) par exemple, une bonne part de la cocasserie de son rôle relève de ce type de comique ; elle ne cesse d’être interrompue, appelle tous les personnages auxquels elle s’adresse par des noms d’animaux – ou à l’occasion de plantes – et fait un lapsus ambigu en s’adressant à Arsène Lupin/Jules Berry : « Vous êtes catin, euh… taquin ».
5« Fantaisiste », « comique », « cocasse » sont donc les premiers qualificatifs qui s’imposent lorsqu’on pense à Suzanne Dehelly. C’est également cet aspect que la presse souligne le plus volontiers, comme en témoigne ce rapide passage en revue :
« […] et l’on entend aussi des airs comiques fort plaisamment dits par Suzanne Dehelly, cette dernière comique et fine comme une clownesse. » (Anon., « Mon amant l’assassin », Cinémonde n° 191, 16 juin 1932, p. 482).
« Il y a Fernandel. Il est excellent dans le rôle de Lafraise, et son copain Ouvrard fait de son mieux à ses côtés. Colette Darfeuil joue une de ces petites femmes légères et charmantes dont elle a le secret, et Renée Dennsy, Suzanne Dehelly composent, chacune avec son accent personnel, des rôles féminins cocasses. » (Anon., « Les Bleus de la Marine », Cinémonde n° 312, 11 octobre 1934, p. 837).
« Préjean, bohème sentimental et souriant, Danielle Darrieux, pleine de vivacité et de charme, et Suzanne Dehelly qui apporte à ce rôle de cabotine ratée mais intelligente une verdeur caricaturale du meilleur aloi. » (Anon., « La crise est finie », Cinémonde n° 312, 11 octobre 1934, p. 836).
« […] le truculent Pauley et la fantaisiste Suzanne Dehelly » (P.R., « Bégonia », Cinémonde n° 426, 17 décembre 1936, p. 978).
« Un couple comique : Suzanne Dehelly et Jean Dunot, dans le film de Maurice Cammage Prête-moi ta femme » (Légende de photo de tournage de Dehelly et Jean Dunot dans Prête-moi ta femme, Ciné-Miroir n° 615, 15 janvier 1937).
« Suzanne Dehelly est plus fantaisiste que jamais dans La Reine des resquilleuses » (Légende d’une photo de Dehelly dans Mon Ciné n° 13, février 1937, p. 4).
6Si cette image reflète en partie la persona de Suzanne Dehelly, elle est néanmoins réductrice. Un certain nombre de films – parfois d’ailleurs cités plus haut comme exemples de prestation purement fantaisiste de l’actrice – nuancent et complexifient cette persona, en donnant à l’actrice des rôles où le comique loufoque est atténué ou mis au service de la peinture de personnages de femmes originaux et novateurs.
7Je limiterai cette étude aux comédies des années trente, qui sont le cœur de sa carrière cinématographique et qui ont posé les bases de sa persona au cinéma, tout en reconnaissant les limites de l’évacuation de ses rôles dans le cinéma muet, ainsi que de ses rôles tardifs des années 1950 voire du début des années 1960, durant lesquels Dehelly fait un certain nombre d’incursions dans le drame. Je me concentrerai plus particulièrement sur trois films qui me semblent particulièrement intéressants pour aborder la constitution de la persona de Suzanne Dehelly au cinéma, à la fois parce qu’ils sont représentatifs de sa persona et parce qu’ils poussent plus loin que les autres l’originalité de Dehelly par rapport aux normes dominantes de la féminité : La crise est finie (Robert Siodmak, 1934), La Brigade en jupons (Jean de Limur, 1936) et La Reine des resquilleuses (Marco de Gastyne et Max Glass, 1937). Dans La crise est finie, elle est le mentor de la jeune première et le guide de la troupe de comédiens dont elle fait partie. Ses rôles dans La Brigade en jupons et La Reine des resquilleuses interrogent, de façon certes discrète et inaboutie, le statut des femmes et leur rôle dans la société, notamment du point de vue professionnel.
8Dans un certain nombre de rôles, Suzanne Dehelly, au-delà de sa persona d’actrice excentrique, incarne des femmes fortes, qui ont vécu et en tirent à la fois une distance ironique vis-à-vis des aléas de la vie, une certaine autorité et une force morale.
9Cette caractéristique apparaît nettement dans La crise est finie, où elle joue un rôle secondaire mais suffisamment important pour donner au personnage une certaine complexité psychologique. Le film suit une troupe de comédiens touchés par la crise économique, en quête d’un théâtre où se produire. La vedette féminine du film est Danielle Darrieux, jeune première elle-même pleine de caractère, aux côtés d’Albert Préjean. Suzanne Dehelly incarne Olga, une comédienne plus âgée qui a vécu. Son expérience, son énergie, son bon sens et sa langue bien pendue, font d’elle l’empêcheuse de tourner en rond de la troupe. Le personnage débrouillard de Dehelly s’inscrit explicitement dans le contexte de la crise économique qui a touché la France à partir de 1933. Comme le soulignait Rebecca Bell-Metereau à propos du cinéma hollywoodien dans Hollywood Androgyny (1985 : 70), les premières années de la Grande Dépression sont marquées par la présence de nombreux personnages de femmes fortes qui luttent pour subsister face à la crise. Un phénomène similaire semble s’être produit dans le cinéma français, comme l’illustrent des films tels que La crise est finie ou La Reine des resquilleuses. Si Bell-Metereau identifie ce type de personnages avant tout dans le cinéma hollywoodien du début des années trente, la spécificité de la crise en France est que, si elle a touché plus tard le pays, elle s’est également étendue sur une plus longue durée, ce qui explique la perpétuation de cette tendance dans la seconde partie de la décennie.
10La force du personnage de Dehelly vient d’abord de son allure et de son franc-parler. Après la 478ème représentation, dans la loge, alors que les artistes occupés à jouer aux cartes déplorent leur condition (ils ne sont plus payés depuis trois mois), elle manifeste son détachement, fume et porte son chapeau de biais d’une façon assez crâne (4 min., Figure 1). Plus tard, sa posture assise, jambes croisées sans façon, faisant remonter sa jupe, alors qu’elle ouvre un journal, se rapproche davantage d’une attitude masculine que de la tenue attendue d’une femme (10 min., Figure 1). Ces postures et ces accessoires (la cigarette ou le cigare, le chapeau, à l’occasion la bouteille de vin) deviennent caractéristiques d’un aspect de la persona de l’actrice, qu’on retrouve par exemple dans Un soir de bombe (Maurice Cammage, 1935), où elle est une apache habillée à la garçonne avec cravate et cigare (Figure 2), et trouvent leur aboutissement dans le travestissement de La Reine des resquilleuses. Outre son allure, son répondant surtout la protège. Lors de la séquence chantée de la recherche d’emploi, alors que le directeur du théâtre où elle postule veut qu’elle joue nue, elle rétorque : « Ce n’est pas folichon d’poser les culs-pidons/Monsieur vous êtes un cochon » (19 min.) ; et au garçon de café qui se plaint parce que, sans le sou, ils prennent tous un « verre d’eau nature », elle répond « Dis donc garçon, vous pourriez garder vos distances, vous parlez à des artistes ! » (21 min.).
Figure 1. Les attitudes d’Olga : jouant aux cartes dans la loge (4 min.) et assise lisant le journal (10 min.).
Figure 2. Parmi les apaches (Un soir de bombe, Maurice Cammage, 1935).
11Cette force de caractère fait d’elle une figure de mentor et de confidente pour Nicole (Danielle Darrieux), qu’elle guide vers le succès. Dès qu’on leur apprend l’absence de la vedette de la troupe, Lola Garcin (Régine Barry), elle refuse de la doubler sous prétexte qu’il n’y aura plus personne pour jouer la reine mère, et suggère que Nicole la double. Alors que la comédienne en titre arrive in extremis et que Nicole, rentrée furieuse dans sa loge, est en train de faire ses valises, elle la persuade de rester :
- Mais on ne lâche pas le théâtre Nicole, non. J’en ai vu moi aussi, des courses aux cachets, des larmes sur lesquelles on triche, on sourit, et j’ai tenu. Et tu tiendras. Nous, nous sommes comme des soldats : nous ne désertons pas. […]
- Vous avez raison Olga. Je joue !
- Bravo ! Maintenant grouille-toi, hein ? » (11 min., Figure 3).
Figure 3. Conseils à Nicole (11 min.).
12Immédiatement après, quand Nicole enferme Lola dans la chaise à porteurs dans laquelle elle fait son entrée, et dit discrètement à Olga qu’elle la double au pied levé, Olga l’embrasse sur le front et répond : « Compris », entrant sans un mot de plus dans le jeu de Nicole (12 min.) et suscitant la fureur de la vedette.
13Débrouillarde, elle prend également la tête de la troupe de comédiens au chômage, qu’elle remet sur pieds malgré les difficultés liées à la crise. Alors qu’ils sont sans cachet, c’est elle qui suggère d’aller à Paris (16 min.). Dans la séquence chantée du trajet en train vers Paris, elle introduit ses comparses à la vie parisienne : « Aucune ville n’est aussi romantique que Paris / Montmartre et Montparnasse sont des paradis / Les génies vivent d’amour, d’eau fraîche et l’on se dit / On ne voit ça qu’à Paris / Tous les jours les taxis circulent et font du bruit / Le soir 100 000 lumières font oublier la nuit / Et 100 000 jolies filles font des rêves jolis / On ne voit ça qu’à Paris. » (17 min.). Alors qu’ils ne trouvent d’abord pas d’emploi, c’est elle qui a l’initiative de retourner à l’Elysée-Clichy où elle avait travaillé, afin de s’y installer pour monter leur nouvelle revue, et qui pose les règles de leur cohabitation dans le théâtre (27 min.). Lors des répétitions, elle adopte une attitude à la fois autoritaire et maternelle vis-à-vis de la troupe – « Mes enfants, tout le monde au lit, et demain répétition des ensembles » (40 min.). C’est elle aussi qui achète sur ses économies le piano à M. Bernouillin, qui a floué Nicole en lui promettant de lui donner le piano en échange de ses faveurs (49 min., Figure 4). Enfin, c’est elle qui négocie avec M. Bernouillin que la troupe a enfermé dans la trappe sous la scène, alors que Nicole est en garde à vue, suspectée à tort de l’avoir séquestré, afin que la première puisse avoir lieu : « Un instant, moi je vais lui parler. Toi, ouvre-lui. Allez venez. » (1h00, Figure 4).
Figure 4. Olga affronte M. Bernouillin (49 min. ; 1h00).
14La crise est finie, tout en s’inscrivant dans la continuité de la persona comique de Suzanne Dehelly, apporte donc à celle-ci une importance dramatique et une complexité qui font d’Olga un personnage majeur du film, voire le moteur de l’intrigue. La Brigade en jupons et La Reine des resquilleuses, qui lui offrent ses rares premiers rôles, vont approfondir cette persona de femme forte en interrogeant le statut social des femmes et leur rôle dans la société.
- 6 Je n’ai pas pu consulter le film, dont la seule copie existante semble en trop mauvais état pour ê (...)
15La Brigade en jupons se concentre sur deux femmes-agents, Frédérique (Suzanne Dehelly) et Paulette (Paulette Dubost), qui sont affectées l’une à la surveillance des « femmes de mauvaise vie », l’autre à la protection de l’enfance, et qu’un hasard met sur la piste de trafiquants de drogue. Une intrigue sentimentale secondaire se déploie entre Paulette et le père de l’enfant qu’elle a pris sous sa protection.
16C’est le métier même auquel aspirent les deux protagonistes qui est l’enjeu principal du film. La photo d’exploitation disponible à l’iconothèque de la Cinémathèque française montre les deux protagonistes en uniforme, entourées de collègues masculins, seules dans un monde d’hommes (Figure 5).
Figure 5. La Brigade en jupons, photo d'exploitation (droits réservés, coll. « Cinémathèque française »).
17Dès l’ouverture du film, leur nomination fait figure d’événement : ce sont les premières femmes admises à la préfecture de police et la nouvelle suscite une effervescence générale. À leur arrivée, elles se heurtent aux remarques dubitatives de leurs collègues, Casimir et Anatole, et surtout de leurs supérieurs. Jacques Fillier, dans Le Film complet, rapporte ainsi l’entretien du commissaire avec Paulette :
« Mademoiselle, je n’ai pas à juger les motifs qui ont orienté vers la police votre activité. En général, je ne crois pas que les femmes puissent aider à faire régner l’ordre où elles se trouvent… J’inclinerais même, je l’avoue, à les considérer comme de sérieux facteurs de désordre… Mais enfin, puisque vous voilà, il faut bien admettre que vous puissiez rendre quelques services. » (1936 : 2).
18L’un des enjeux du film est donc pour les deux femmes agents de se faire accepter dans ce milieu d’hommes. Après avoir pris sous son aile un bébé maltraité, Paulette espère que « demain, le commissaire la féliciterait de son initiative. Désormais, il ne raillerait plus les femmes agents ! » (1936 : 10). De fait, leurs qualités d’enquêtrices finissent par être reconnues par leur collègue Anatole s’adressant en ces termes à Paulette puis aux deux femmes : « Compliments, chère collègue ! Pour les coups de force, vous ne nous valez peut-être pas, si j’en juge par votre mine actuelle. Mais pour le flair et la finesse, vous êtes de premier ordre, dans la brigade en jupons ! » (1936 : 13).
19Néanmoins, cette reconnaissance repose sur des qualités traditionnellement féminines (l’instinct maternel, l’intuition) qui ne menacent pas les prérogatives de leurs collègues masculins. Tout en reconnaissant aux héroïnes certaines qualités qui légitiment selon lui leur présence dans la police, Anatole les ramène en même temps à leur féminité (« en jupons »), qui est, dans sa bouche, synonyme de certaines limites (« pour les coups de force, vous ne nous valez peut-être pas »), révélant les conceptions des identités et des rapports de genre qui sous-tendent cette acceptation de femmes de la police ; il s’agit moins dans ce film de l’idée d’une égalité dans la différence que d’une valorisation, même dans ce domaine professionnel particulier, de qualités culturellement associées aux femmes. Ce film maintient une différence nette entre les genres, sans doute pour limiter l’effet potentiellement perturbateur de cette intrusion de femmes dans une sphère traditionnellement masculine. Il trouve ainsi un équilibre entre les attentes de différents publics, en particulier concernant le statut des femmes dans les fictions policières dont les héroïnes sont « entre figures maternelles et femmes libérées », comme le soulignent Raphaëlle Moine et Geneviève Sellier dans leur étude sur les fictions policières françaises (2009 : 176-178).
- 7 Cette conception perdure bien au-delà du cinéma des années 1930. Taline Karamanoukian remarque à p (...)
20En outre, le film se clôt de façon très conventionnelle sur un retour à l’ordre : Paulette, professionnelle et insensible aux hommes tout au long du film, tombe amoureuse du père du bébé qu’elle a pris sous sa protection, l’épouse et abandonne sa carrière pour devenir femme au foyer. Suzanne Dehelly, elle, restée célibataire malgré son tempérament romantique, continue sa vie professionnelle. La vie active d’une femme n’est donc concevable qu’en dehors du mariage7. Le film participe du « règne du père » qui caractérise une bonne partie du cinéma français des années trente, selon l’expression de Noël Burch et Geneviève Sellier (2005 [1996] : 25). La critique de Paul Vecchiali dans L’Encinéclopédie souligne cette limite : « Comédie enlevée avec des tentatives féministes très vite enrayées par le machisme de l’époque. Paulette Dubost (assez faiblarde) affiche de l’autorité moins cependant que Suzanne Dehelly, femme flic vamp poussant la chansonnette avec adresse. Il est vite démontré que les femmes sont faites pour épouser des hommes sérieux et forts et leur donner des enfants. […] Le film dans son ensemble est de cet ordre : bon enfant, bien rythmé avec des comédiens drôles et convaincus. Pourquoi s’inquiéter d’avoir une bonne histoire bien charpentée ? C’est sans doute le raisonnement des producteurs. Dommage ! » (2010 : 100-101). Il n’en reste pas moins que des deux personnages, celui de Dehelly échappe à cette réassignation à un rôle « féminin », signe sans doute du caractère plus subversif de sa persona caractérisée par un écart profond vis-à-vis de la féminité conventionnelle.
21En outre, les rôles des deux actrices consistent largement à faire valoir les qualités comiques des interprètes, et limitent de ce fait l’enjeu social du film. La presse ne s’y trompe pas, qui réduit la portée de ces rôles à un comique léger : « l’action nous contera les péripéties de “service” de deux femmes-agents, incarnées par Paulette Dubost et Suzanne Dehelly, c’est-à-dire dans une note de parfaite bonne humeur. » (« Les femmes-agents », Ciné-Miroir n° 575, 10 avril 1936, p. 234). Ou encore : « Comédie-vaudeville au scénario inconsistant et au dialogue un peu terne, La Brigade en jupons vaut surtout par la présence de Paulette Dubost, Suzanne Dehelly, Félix Oudart et Raymond Cordy qui forment un quatuor extrêmement amusant. […] Dans le rôle de deux femmes agentes auxquelles il arrive toutes sortes d’aventures, Paulette Dubost, toujours aussi gamine, et Suzanne Dehelly toujours aussi cocasse et dont les étonnements sont impayables, obtiendront un gros succès personnel. » (« La Brigade en jupons », Mon Ciné n° 7, août 1936, p. 2).
22Néanmoins, la portée potentiellement subversive du film n’est pas passée inaperçue, en témoigne la critique excédée publiée dans Cinémonde, au titre programmatique de « La Brigade en jupons », chapeau « À vous rendre anti-féministe ! », qui, au-delà des deux rôles principaux, s’attaque à toutes les turpitudes dans lesquelles le cinéma se jetterait : « La “fin heureuse et morale” de La Brigade en jupons n’est qu’un prétexte à faire défiler devant nous les poncifs du cinéma “louche” : filles perdues, femme indigne, cabarets équivoques, trafiquants de cocaïne, rafles, bagarre, attaque de gangsters, etc. Le cinéma n’est pas fait pour ça. Le cinéma en a marre. » (M. L., « La Brigade en jupons » (1936), Cinémonde n° 404, 16 juillet, p. 516.)
- 8 Le chapeau de la critique de Lucien Wahl dans Pour Vous, « Ça ne vaut pas Le Roi des resquilleurs (...)
- 9 Le Viktor und Viktoria de 1933 a connu deux autres remakes. Le premier, Viktor und Viktoria, est u (...)
23Le film, présenté dès son titre comme un pendant féminin au Roi des resquilleurs (Pierre Colombier, 1930)8, s’inscrit dans la lignée de Viktor und Viktoria, réalisé par Reinhold Schünzel (1933) et de sa version française Georges et Georgette (1934), coréalisée par Reinhold Schünzel et Roger Le Bon, qui utilisaient eux aussi le motif du travestissement9.
24La « resquilleuse » du film est Victorine, dactylographe qui, ne parvenant pas à trouver d’emploi sous sa véritable identité, se travestit pour occuper un poste de laveur de voitures. Elle rencontre un milliardaire anglais, Fred Woolson (Pierre Brasseur), qu’un couple d’escrocs, les Legrand, tentent de voler, et se déguise cette fois-ci en jeune fille pour le sauver de leurs griffes. Dehelly endosse donc trois rôles, puisqu’elle incarne Victorine non travestie, ainsi que ses deux alter ego : Victor et la jeune fille aux anglaises. Ces deux derniers rôles, qui sont des rôles de composition pour le personnage de Victorine, sont une mise en abîme du métier d’actrice et sont l’occasion pour Suzanne Dehelly de faire montre de l’amplitude de sa palette de jeu.
25C’est évidemment le travestissement en homme qui est le centre du film. C’est également cet aspect qui est principalement mis en avant par la production (Figure 7) comme par la critique : « elle porte la culotte avec une crânerie très masculine », affirme René Manévy (« Les transformations de Suzanne Dehelly », Ciné-Miroir n° 626, 2 avril 1937, p. 222). Le travestissement de Suzanne Dehelly en homme intervient très tôt dans le film (6 min.) et perdure jusqu’au dénouement. Il est l’occasion d’un rôle de composition comme les aime l’actrice qui affiche volontiers son goût pour les transformations. Un an auparavant, dans La Petite Dame du wagon-lit (Maurice Cammage, 1936), Suzanne Dehelly se grime pour incarner une vieille fille acariâtre, puis se transforme radicalement au cours du film en découvrant l’amour, une métamorphose permettant un autre type d’outrance dans le jeu de l’actrice au sein du même film (Figure 6).
Figure 6. La Petite Dame du wagon-lit, Maurice Cammage, 1936.
26Dans La Reine des resquilleuses, le travestissement est d’abord l’occasion d’un travail sur différents registres de jeu. Quand Victorine endosse le rôle de Victor, Dehelly surjoue la masculinité, dans sa démarche (lorsqu’elle suit Woolson chez lui d’un pas volontairement lourd), dans sa gestuelle, notamment la façon dont elle attaque à pleines dents le casse-croûte avec ses collègues du garage (Figure 8), comme dans son intonation. Ce jeu caricatural est légitimé par le fait que le personnage de Victorine lui-même, lorsqu’il incarne Victor comme la jeune fille, endosse un rôle.
Figure 7. La Reine des resquilleuses, photo d'exploitation (droits réservés, coll. « Cinémathèque française »).
Figure 8. La Reine des resquilleuses : le casse-croûte (droits réservés, coll. « Cinémathèque française »)
27Le travestissement donne lieu à une série de quiproquos et de malaises comiques basés sur l’ambiguïté de genre du personnage. Croyant avoir affaire à un homme, le milliardaire Woolson demande à Victorine/Victor de le raccompagner et de l’aider à se déshabiller, ce qui suscite la gêne de cette dernière et une série de tentatives pour échapper à cette mission. Plus tard, lors d’un bal où une foule danse, un plan montre Victorine/Victor dansant avec une femme ; sa mimique outrancière, typique du jeu de Dehelly, témoigne de son embarras. Enfin, vers la fin du film, lorsque, toujours déguisée en Victor, elle lave une voiture, Albert (Georges Flamand) lui met une main aux fesses en l’appelant « mon pote » (1h.24). Cette ambiguïté est portée à son comble vers la fin du film dans un dialogue avec John (Max Dearly) qui lui demande : « Homme ou femme ? », à quoi elle répond, déboussolée par la succession frénétique des déguisements qu’elle a endossés durant le film : « Je n’en sais plus rien moi-même ».
28Pour protéger son secret, elle se livre à des demi-mensonges qui jouent sur une part de vérité et sur une mise en abîme qui participent du plaisir procuré par le film au public complice. Quand elle cherche un emploi et qu’elle propose son « frère », elle ajoute : « on peut dire qu’il est à ma charge ». De même lorsque ses deux collègues et copains (Aimos et Carette) arrivent à l’improviste chez elle alors qu’elle n’est pas travestie, elle feint d’être la sœur de Victor et ajoute : « Je fais du théâtre, du cinéma. Je suis artiste du haut en bas » (32 min.). Victorine apparaît également comme un double du metteur en scène lorsqu’elle élabore un stratagème pour éloigner les Legrand, indiquant leur rôle aux deux « acteurs » qu’elle a engagés pour incarner les parents de son personnage de jeune fille.
29Quelle est la portée de ce travestissement ? Le film se clôt sur une scène de reconnaissance – découverte finale d’une identité méconnue jusqu’alors – lors de laquelle Victorine avoue à Woolson : « La jeune fille, le chauffeur et moi c’est la même chose », et sur la constitution du couple hétérosexuel attendu. Le travestissement, dans une certaine mesure, a bien une fonction comique dans le cadre d’une comédie légère. C’est ainsi qu’une partie de la critique a accueilli le film comme une comédie sans ambition autre que de distraire le spectateur, s’appuyant par ailleurs sur les productions précédentes de Max Glass pour justifier cette approche :
- 10 Max Glass est le producteur uniquement de ces deux films, réalisés tous deux en 1935 par Jean de L (...)
« Si nous vous jurions que ce film a pour objectif d’élever vers de hautes spéculations l’esprit des masses, vous auriez tort de nous croire. Aussi bien n’est-ce point, quant à présent, ce que les masses demandent ; elles veulent être amusées et distraites ; l’accueil qu’elles ont fait à La Petite Sauvage et plus chaleureusement encore à La Rosière des Halles prouve que la formule adoptée par Max Glass plaît au plus grand nombre10. Il a donc décidé de poursuivre dans une voie qui le conduit sans accrocs vers son but. » (Doringe (1936), « La Reine des resquilleuses », Pour Vous n° 411, 1er octobre, p. 11).
30Sans être subversif, le film pose la question de la place des femmes dans la société des années trente. Si le contexte de la crise économique est un enjeu central, il s’agit plus précisément d’un film sur la façon dont cette crise touche les femmes. Le travestissement en homme répond en effet à une nécessité financière : c’est pour trouver un emploi (de laveur de voitures dans un garage) que Victorine se travestit en homme. Quand Jeanne Fusier-Gir, dubitative, lui demande : « Je comprends qu’une femme pour vivre ait besoin de faire bien des choses, mais pourquoi avec un pantalon ? », elle répond que cela lui permettra justement de lui payer son loyer. Enfin, la reconnaissance finale de son identité n’empêche pas Victorine d’obtenir le poste de secrétaire général de Woolson. Cet enjeu est souligné par l’actrice elle-même dans un entretien pour Ciné-Miroir avec René Manévy, qui lui demande la raison de ces transformations dans La Reine des resquilleuses :
Pourquoi ? Mais pour satisfaire aux exigences du scénario et me permettre, dans le film, de découvrir du travail. Est-ce qu’aujourd’hui les femmes ne sont-elles pas obligées de se débrouiller comme elles peuvent ? Je trouve un emploi de laveur de voitures, je le prends. Alors transformation. J’abandonne ma jupe et mon corsage, j’enfile un pantalon. Les cheveux bien tirés, un mégot collé au bord des lèvres, une combinaison tachée d’huile et me voilà métamorphosée. […] Deuxième transformation. Je me « déguise » en femme et, grâce à mon valet, Max Dearly, je fais croire à mon amie que je suis moi aussi du dernier bien avec lui. […] » (René Manévy (1937), « Les transformations de Suzanne Dehelly », Ciné-Miroir n° 626, 2 avril, p. 222).
31Plus encore, le film instaure discrètement un « trouble dans le genre » selon le titre de l’ouvrage de Judith Butler (1990), qui atteint son comble dans le « Je n’en sais plus rien moi-même », mais qui passait déjà par le traitement symétrique des deux rôles que Victorine incarne. Dans le cadre de l’intrigue, il semble normal que son interprétation d’un homme soit parfois maladroite, caricaturale. Mais son interprétation de la jeune fille est tout aussi caricaturale, avec sa perruque d’anglaises, son corset et ses minauderies outrancièrement féminines – qui parfois ne parviennent pas à couvrir un naturel qui revient au galop, notamment lorsqu’elle vient en aide à Woolson et que ses expressions, ses intonations émergent sous le masque (53 min.) –, comme si le personnage était tout aussi déguisé dans ce rôle que dans un rôle d’homme.
32Dans son ouvrage, Butler bat en brèche l’idée d’une identité sexuée fixe et présente justement la parodie et le travestissement comme des moyens de déstabiliser les présupposés sur l’identité de genre. Sans aller aussi loin, le travestissement dans La Reine des resquilleuses fait apparaître le genre comme un rôle, une performance susceptible de varier d’une séquence à l’autre. Cette présentation à la fois la féminité et la masculinité comme des performances ne peut manquer d’évoquer Sylvia Scarlett, sorti deux ans plus tôt, dans lequel le travestissement ouvrait également à une déconstruction du genre et s’offrait comme instrument d’émancipation (Sandeau 2018). Ces impostures confèrent de fait un pouvoir à l’héroïne. Le travestissement permet non seulement une perturbation des identités de genre (Victorine affirmant qu’elle s’y perd elle-même) mais aussi des rapports de genre (obtenir un emploi qui aurait été sinon réservé à un homme, et plus largement obtenir du pouvoir sur les hommes, ou encore un pouvoir narratif, dans la mesure où l’avancée de l’intrigue est largement liée aux stratagèmes mis en place par l’héroïne).
33Enfin, alors que l’imposture féminine est souvent dépeinte négativement, associée à la fourberie, à la manipulation, à la duplicité, les impostures de l’héroïne sont ici dépeintes comme pleinement positives, qui plus est opposées à celles, négatives, d’une autre femme. À trois reprises dans le film, le personnage de Dehelly est qualifié de « resquilleuse » par un autre personnage qui pointe ainsi les stratagèmes et les déguisements auxquels elle se livre. Mais cette resquille se trouve pleinement justifiée par le film. La nécessité du travestissement en homme afin d’obtenir un emploi auquel elle n’aurait pas accès en tant que femme confère déjà une légitimité à ce stratagème, nécessaire à la survie de l’héroïne. Le second travestissement en caricature de jeune fille est sans doute encore plus intéressant puisqu’il s’agit de sauver le milliardaire anglais Fred Woolson des griffes de M. Legrand et de sa femme, fausse comtesse mais vraie truande, qui cherchent à profiter de son argent. Ce second déguisement de Victorine a donc paradoxalement pour but de tromper Woolson pour mieux le protéger, et de lutter contre une autre supercherie, elle dangereuse : le jeu que joue Mme Legrand qui tente de gagner sa confiance en se faisant passer pour une comtesse. Le film questionne ainsi l’éthique du masque et du double-jeu. Victorine se travestit d’abord par nécessité financière, puis par souci de justice. En d’autres termes, elle resquille par honnêteté, par opposition à d’autres personnages dont le masque est au contraire dangereux, à commencer par la fausse comtesse Mme Legrand. Néanmoins, si la représentation de ces resquilles témoigne d’un écart certain par rapport aux représentations stéréotypées de la duplicité féminine l’une des raisons pour lesquelles ces impostures peuvent être valorisées est qu’elles ont pour but de protéger le personnage masculin et sont ainsi rendues inoffensives pour la société patriarcale. L’habileté du film réside dans la possibilité de cette double lecture, dont Chris Straayer a montré qu’elle est une caractéristique des « Temporary Transvestite Films », susceptible ainsi d’attirer différents types d’audience (2003 : 411).
- 11 Sur l’importance des matériaux extra-filmiques, et notamment de la presse, dans la constitution de (...)
34Dehelly est par ailleurs dépeinte dans la presse de l’époque comme une femme libérée, au tempérament fort, en accord en somme avec la persona qu’elle s’est créée à l’écran11. La force de caractère de l’actrice est très souvent soulignée, dans un parallèle constant avec ses rôles. Un article de Cinémonde sur le tournage de La crise est finie rapporte en ces termes un dialogue entre Siodmak et Dehelly :
Siodmak : « Bien. Les girls se groupent. Suzanne Dehelly et Lestelly protègent Darrieux… Mademoiselle Dehelly, je vous parle ! (Siodmak roule une boulette de papier et la lance sur Suzanne Dehelly). Échange d’aménités. » (Benjamin Fainsilber (1934), « Au studio, à Joinville, sous le signe de l’optimisme », Cinémonde n° 293, 31 mai, p. 446).
35Aline Bourgoin raconte quant à elle sa visite à l’actrice en 1931 à l’occasion du tournage de La Fine combine :
« Un visage largement peinturluré, surmonté d’une calotte de cheveux couleur paille, se montra dans l’encadrement de la porte :
Est-ce que vous voulez recevoir des coups de poing ? demanda la voix savoureuse de Suzanne Dehelly.
Si singulière qu’elle puisse paraître, cette étrange réception ne me surprend pas le moins du monde. Je connais Suzanne Dehelly depuis longtemps. Je sais que, dans la vie, elle continue de jouer les comiques avec plus d’originalité peut-être qu’à la scène ; et je ne la crois pas capable d’accueillir un visiteur autrement que par une boutade, une pirouette, un calembour, voire une grimace. » (Aline Bourgoin [1931], « Une partie de cartes avec Suzanne Dehelly », Pour Vous n° 132, 28 mai, p. 4).
36Dans ce dernier article, la relation qu’entretient Dehelly avec la journaliste Aline Bourgoin s’apparente à une camaraderie masculine faite d’agressivité joueuse et d’insultes amicales. Ses qualités et ses goûts mêmes, énumérés dans la fiche biographique de l’actrice publiée dans Pour Vous, sont parfois explicitement présentés comme masculins :
« Yeux très bruns, d’un brun chaud et franc, assez rare. Cheveux châtain clair devenus photogéniquement blond cendré. Caractère de garçon – bien qu’elle déteste les sports violents. Droite, franche, pas menteuse du tout, assez égoïste, très indépendante, beaucoup de décision : « c’est oui » ou « c’est non », ce n’est jamais « on va peut-être voir ça… ». A « horreur qu’on l’embête » ; peu patiente et pourtant douce, peu expansive et pourtant sentimentale, peu liante mais très sûre : on peut compter sur elle. Coléreuse, explosive, sans rancune. Gourmande, mais de mets solides, de viande, de fromage ; pas de sucreries dans son cas !... Paresseuse… Ah ! ça !... Mais capable, bien entendu, de travailler quatorze heures par jour si ça en vaut la peine ; horreur des efforts inutiles. Nage. Cheval. Bicyclette. Aime la campagne, la vraie, pas la petite province et pas davantage les hameaux à hostelleries mondaines. A une maison en Touraine. Adore l’eau. Pêche à la ligne. Lit. Joue à tous les jeux, est joueuse à fond : belotte, bridge, poker, échecs, dames, tout ce qu’on voudra. Fume quarante cigarettes par jour. Fuit les grands magasins, les thés dansants, ou autres. Coquette avec simplicité. » (Doringe [1936], « Suzanne Dehelly », Pour Vous n° 389, 30 avril, p. 15).
37Enfin, la situation personnelle de l’actrice corrobore son image de femme indépendante. Ciné-Miroir affirme ainsi en 1937 que « Suzanne Dehelly est divorcée » (« On répond », Ciné-Miroir n° 655, 22 octobre 1937, p. 682).
38Nous espérons à travers cette brève étude avoir contribué à souligner l’originalité de la persona de Suzanne Dehelly, qui a souvent été réduite à son aspect loufoque et n’a ni été suffisamment exploitée par les metteurs en scène, ni assez soulignée par la critique.
39Si les emplois des acteurs et actrices de second rôle dans les films des années trente reproduisent en partie les hiérarchies sociales, notamment de genre, la persona de Suzanne Dehelly lui a permis, d’échapper dans une certaine mesure à ces types genrés. Elle a incarné des personnages féminins originaux et forts qui, sous couvert de comédie, interrogent la place des femmes dans la société française des années trente. Ses personnages sont sexués voire sexualisés ; elle est une amoureuse dans nombre de ses rôles, La Brigade en jupons, mais aussi Ça… c’est du sport (René Pujol, 1938). Pour autant, ils ne sont pas soumis – elle est toujours une meneuse – et vivent dans une proximité amicale avec les hommes. C’est le cas dans les trois films étudiés mais aussi dans Un soir de bombe où elle est Emma, une apache qui est « la seule femme de [sa] bande » comme le souligne le personnage de Jacques Varennes. L’actrice incarne ainsi une féminité à la fois sentimentale, indépendante et capable de camaraderie avec les hommes.
40Certes, ces films ne vont pas au bout de la remise en cause des stéréotypes de genre – La Brigade en jupons ne résout pas le dilemme vie de famille/vie professionnelle pour une femme – mais ils posent les jalons d’un questionnement, qui a pu susciter des réactions agressives (« À vous rendre antiféministe »). Le terme d’« artiste », par lequel Suzanne Dehelly se qualifie dans La Reine des resquilleuses, pourrait résumer les rôles qu’elle incarne. En effet, ses personnages sortent des carcans et des bienséances, appartiennent souvent aux marges et doivent s’inventer pour réussir, et, assez souvent, appartiennent au monde du spectacle, de profession – La crise est finie, Titin des Martigues – ou de tempérament (La Reine des resquilleuses).