Fanny Lignon (dir.), Genre et jeux vidéo
Fanny Lignon (dir.), Genre et jeux vidéo, Toulouse, Presses universitaires du Midi, 2015, 275 p.
Texte intégral
- 1 Par exemple Justine Cassel, et Henry Jenkins (2000), From Barbie to Mortal Kombat - Gender & Comput (...)
1Si la question de la construction des identités de genre est un axe de recherche transversal à l’analyse des médias, aucun ouvrage de référence n’était encore paru en France pour l’associer au jeu vidéo. Dans les pays anglo-saxons, et en particulier aux États-Unis, c’est au contraire un thème relativement bien documenté et plusieurs travaux pionniers font figure de classiques1. Faisant suite à un colloque international organisé en juin 2012, cet ouvrage collectif dirigé par Fanny Lignon, maîtresse de conférences à l’Université Lyon 1, vient donc combler un manque à la fois dans les études de genre et dans celles sur le jeu vidéo.
2Pourtant, comme le note F. Lignon en introduction (p. 9-10), l’objet jeu vidéo et le genre comme outil d’analyse et de problématisation étaient faits pour se rencontrer.
3La première raison est que, comme pour le genre, dans l’étude du jeu vidéo « la pluralité des approches est plébiscitée », comme si cet objet « induisait la variété des regards » (p. 7). C’est ce que l’on retrouve au sein de cet ouvrage abordant des cas de figure variés à partir d’une dichotomie traditionnelle entre les représentations vidéoludiques et les usages sociaux qu’elles suscitent : la première partie, intitulée « Jeux : des imaginaires genrés », est orientée vers les questions de contenu et de production, tandis que la seconde, nommée « Joueuses et joueur : des usages genrés », porte sur les publics. F. Lignon ne manque pas de rappeler que ces deux pôles sont en totale interrelation et qu’en définitive, de nombreux croisements se tissent au fil de la lecture.
- 2 Voir Stephen Kline, Nick Dyer-Witheford et Greig De Peuter (2003), Digital Play : The Interaction o (...)
4De fait, l’autre grand rapprochement entre genre et jeu vidéo, largement mentionné au sein de l’ouvrage, est le lien qui est fait classiquement entre ce loisir et la représentation type de ses usagers. En effet, depuis les années 1970 et les origines de la pratique, un stéréotype s’est installé : celui du joueur, homme, hétérosexuel mais frustré, et jeune, de l’adolescent avide de violence et de « masculinité militarisée »2, qui en serait la cible première. Les études présentes au sein de cet ouvrage s’attachent à déconstruire cette représentation, à proposer des contre-exemples et à montrer en quoi son influence produit de nombreux points de tensions. La définition du genre qui découle transversalement de cette approche est celle d’une « construction sociale du masculin et du féminin couplée aux rapports hiérarchiques de pouvoir » (p. 8) qui induit un certain nombre de valeurs attribué à chaque sexe qu’il s’agit de détecter, d’analyser et de dénaturaliser.
- 3 Laura Mulvey (1978), « Visual Pleasure and Narrative Cinema », Screen, vol. 16, n° 3, p. 6-18.
5Afin de poser la problématique, chaque partie du volume s’ouvre sur un texte qui fait office d’introduction. Dans le premier de ces « génériques », le philosophe Mathieu Triclot affirme clairement que « le jeu vidéo apparaît comme un médium marqué par le sexisme à tous les étages, produit en grande majorité par des hommes pour des hommes » (p. 20). Il invite à prendre en compte les différentes manières de jouer selon les sexes et à importer les théories féministes du cinéma pour comprendre, notamment à la manière de Laura Mulvey3, comment le genre se joue sur l’écran.
6C’est ce à quoi s’attachent les auteurs de cette première partie en montrant à quel point les représentations peuvent néanmoins être ambiguës, à l’image de Bayonetta, l’héroïne du jeu éponyme (Platinum Games, 2009) que Marion Coville compare à celle d’un autre jeu, Portal (Valve, 2007). Cette protagoniste se présente comme un personnage hypersexualisé et peut être abordée comme une vision dégradante de la féminité. Dans le même temps, toutefois, elle peut être vue comme une icône féministe du fait de la théâtralisation de ses attributs genrés qui en font une héroïne « camp » (p. 62). Alexis Blanchet produit le même type de réflexion à propos de Lara Croft (p. 37-52), célèbre protagoniste de la saga Tomb Raider (Core Design, 1996) et icône vidéoludique de ces vingt dernières années. Si ce jeu est l’un des rares où une héroïne se trouve au cœur de l’histoire, l’auteur montre bien comment la production de ce jeu et le design du personnage s’inscrivent dans une industrie qui cherche à mettre en avant des corps de femmes hypersexualisés, dédiés à un regard masculin hétéronormé.
7D’autres contributeurs tentent de repérer des exemples de jeux qui seraient davantage progressistes. Sébastien Genvo analyse ainsi la narration du jeu indépendant à succès Braid (Jonathan Blow, 2008), qui vise à déconstruire les codes classiques du jeu vidéo (p. 83-94). La « princesse en détresse » que l’on croyait sauver nous fuit à la fin, et l’on se rend compte que l’on jouait un agresseur et non un sauveur ce qui remet en cause les automatismes acquis par trente ans de jeu de type Super Mario Bros. (Nintendo, 1985). Sélim Krichane (p. 69-82), souhaitant étudier les exceptions de l’histoire vidéoludique, choisit de se pencher sur l’un des rares jeux développés par une femme et présentant aussi une femme comme avatar, King’s Quest IV (Sierra, 1988). L’auteur souligne les contradictions de la développeuse, Roberta Williams. Celle-ci assure avoir voulu consciemment inciter plus de femmes à se tourner vers le médium, tout en expliquant dans le même temps que cela ne change rien à sa manière de concevoir le jeu. L’héroïne y reste d’ailleurs relativement passive, devant régulièrement être sauvée par des personnages masculins. Selon Krichane, on peut y voir « une volonté d’attirer un public féminin avec un jeu qui se veut familial, tout en ménageant le public masculin » (p. 74), ce qui résume toute la difficulté pour qu’un progrès significatif se fasse jour. La même ambiguïté est relevée par Bernard Perron à propos des jeux d’horreur, l’un des genres où les femmes sont les plus représentées (p 37). L’auteur souligne que si au moins ces héroïnes prennent une part active à l’action, leur présence dans le genre est avant tout liée à la facilité d’identification à une femme comme victime, et elles sont beaucoup plus sexualisées que leurs homologues masculins. Il attribue cette différence au fait que 90 % de la main-d’œuvre de l’industrie est constituée d’hommes.
- 4 On peut regretter toutefois, du fait de la relative jeunesse de l’échantillon, qu’aucune comparaiso (...)
8Ensuite, la seconde partie de l’ouvrage est consacrée à la manière dont les gamers s’emparent du médium vidéoludique selon une optique genrée. On y trouve six textes, dont trois sont traduits de l’anglais. Dans le second « générique » introductif, Ivan Mosca développe le concept d’ontologie sociale pour se différencier d’une perspective constructiviste classique, et invite à l’étude de la complexité des rapports entre les pratiquants du jeu vidéo et leurs avatars (p. 121-138). Vanina Mozziconacci rappelle justement que si le jeu vidéo s’inscrit dans une « culture geek » plus vaste, il ne faut pas s’intéresser uniquement à l’image mais à la manière de jouer et à ses potentialités inscrites dans le gameplay, c’est-à-dire aux interactions induites par le jeu (p. 140). C’est la raison pour laquelle elle analyse divers jeux de séduction qui révèlent au sein même de leur structure ludique une vision très traditionnellement masculine de la « drague ». France Vachey, à travers une ethnographie des jeux de rôles en ligne, explique quant à elle que les interactions avec d’autres individus, propres à ce type de dispositif, peuvent engendrer une forme de réflexivité sur les limites des comportements attribués à chaque genre. En particulier, cela se produit lorsqu’il s’agit d’incarner un personnage d’un autre sexe, ce qui révèle les routines et normes intériorisées, et engage à un recul ludique vis-à-vis de celles-ci (p. 162). Catherine Driscoll (p. 179-216) s’intéresse aussi à la manière dont jouent les femmes qu’elle a interviewées dans divers jeux en ligne. L’auteure montre en particulier que si la répartition homme/femme est relativement équilibrée, il fait malgré tout consensus pour toutes et tous les jeunes individus interrogés qu’il s’agit d’une activité masculine. Dans le même ordre d’idée, les femmes minimisent généralement leur temps passé dans le jeu comme pour admettre une infériorité. Driscoll insiste aussi sur la porosité des activités et des socialisations, ce qui veut dire qu’il est impossible de séparer ce qui se passe au sein du jeu des effets de la hiérarchie des genres dans le reste de la vie quotidienne4. Cela se traduit alors concrètement dans la manière de jouer : par exemple, les femmes évitent plus souvent les rôles guerriers et préfèrent des personnages qui soignent ou protègent les autres (p. 212).
9Cette idée de passage des normes d’un support et d’une activité à l’autre est aussi au cœur du texte de Virginie Spies et Olivier Zerbib, qui analysent les ressemblances entre jeux vidéo musicaux et émissions musicales à la télévision (p. 167-178). Ils y retrouvent l’importance de la performance et de la mise en scène des corps qui rejouent le spectacle de la féminité et de la masculinité. Pour finir, dans le texte qui clôt l’ouvrage, Catherine Beavis, effectue un retour sur expérience détaillée de divers projets pédagogiques menés en Australie où les jeux vidéo étaient utilisés pour leur potentiel éducatif au sein des classes et notamment pour questionner la répartition genrée des types de pratiques vidéoludiques (p. 217-243). L’auteure souligne que le partage collectif encadré par les professeurs, du ressenti et des représentations des élèves à propos du jeu, est une bonne manière de déconstruire certains préjugés et de les questionner dans leur naturalité apparente.
10Au final, cet ouvrage très dense pourrait être la pierre angulaire d’un mouvement qui verrait émerger d’autres études de cas alliant jeu vidéo et questions de genre. On peut toutefois regretter qu’il soit très complet sur la question des représentations mais que peu d’articles ne donnent véritablement la parole aux gamers. En effet, malgré une partie entière qui porte sur la pratique, seuls deux textes sont constitués de comptes rendus d’étude de terrain ethnographiques et sociologiques. À l’aune de l’ambition et de la nouveauté en France de ce travail collectif, il s’agit avant tout de le saluer tant il se révèle utile et pertinent dans un domaine de recherche encore naissant.
Notes
1 Par exemple Justine Cassel, et Henry Jenkins (2000), From Barbie to Mortal Kombat - Gender & Computer Games, Cambridge, MIT Press.
2 Voir Stephen Kline, Nick Dyer-Witheford et Greig De Peuter (2003), Digital Play : The Interaction of Technology, Culture, and Marketing, Londres, McGill-Queen’s University Press.
3 Laura Mulvey (1978), « Visual Pleasure and Narrative Cinema », Screen, vol. 16, n° 3, p. 6-18.
4 On peut regretter toutefois, du fait de la relative jeunesse de l’échantillon, qu’aucune comparaison générationnelle ne soit apportée.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
David Peyron, « Fanny Lignon (dir.), Genre et jeux vidéo », Genre en séries, 4 | 2016, 154-158.
Référence électronique
David Peyron, « Fanny Lignon (dir.), Genre et jeux vidéo », Genre en séries [En ligne], 4 | 2016, mis en ligne le 07 février 2022, consulté le 11 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ges/2669 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ges.2669
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