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1Les collectivités humaines recherchent depuis la nuit des temps à travers la fiction et l’imaginaire à exorciser leurs peurs et leurs joies et, ce faisant, à apprivoiser la réalité. Au cœur des industries culturelles, le cinéma joue un rôle public emblématique dans ces opérations de construction ou de déconstruction des représentations collectives et des ressources identitaires. Sa force repose sur le pouvoir empathique et symbolique que permet la fiction, celui d’assigner arbitrairement une trajectoire fabuleuse à ses héros et sur sa capacité à « performer » son spectateur, quitte à ce que l’univers mental de ce dernier oscille, selon Edgar Morin, tour à tour, « entre l’euphorisation et la problématisation » (Morin, 1972 : 156). Ainsi, E.T. (Steven Spielberg, 1982) peut mimétiquement rejouer la scène sacrificielle des Évangiles, Jurassic Park (Spielberg, 1993) peut se lire comme une parabole sur la paternité1, Alien (Ridley Scott, 1979) ou bien Gravity (Alfonso Cuarón, 2013), quant à eux, réussissent à pulvériser les héros « ontologiques2 » masculins en mettant en exergue des femmes ordinaires. À travers cet appel à l’imaginaire, comme le constate Danilo Martuccelli, ces fictions cherchent à s’ajuster à un nouveau « régime de réalité » en gestation, c’est-à-dire à « l’univers élastique du possible et de l’impossible » (Martuccelli, 2014 : 12) que chaque époque déploie et que ses récits sociaux répercutent. Dans cette alchimie de sédimentation et d’innovation opérée par la mise en intrigue « d’identités narratives » (Ricoeur, 1983 :133), les assignations de places, de rôles, les scénarios attendus vacillent et un processus de reconfiguration du réel s’opère. Sous la forme de métaphores ou de paraboles, les artistes et les créateurs accompagnent et souvent anticipent les mutations dans les identités et aujourd’hui celles qui caractérisent les sociétés de la seconde modernité (Beck, 2001).
- 3 Cet article s’appuie sur une recherche en cours qui s’effectue dans le cadre de l’Inathèque de Fran (...)
2Or, cette pragmatique sociétale et médiatique peut y être assurée par d’autres récits plus prosaïques et familiers. C’est le fait quotidien de ces fictions audiovisuelles mainstream que sont les publicités télévisées qui ont le pouvoir d’irradier la collectivité nationale tout entière au jour le jour. La publicité constitue bel et bien, dans les sociétés médiatisées, un authentique site de performance pour des identités sociales ou personnelles, site qui tient tout autant du miroir que du masque. Par contre, aux yeux de beaucoup, ces productions représentent un non-objet culturel que les sociologues ou les esthètes dédaignent, sans parler de leur indéfectible côté « populaire ». En faire son objet d’études, comme le constate Pierre Bourdieu, comporte « des coûts d’objectivation scientifique particulièrement élevés » pour un profit symbolique « spécialement faible » (Bourdieu, 1983 : 133). Or, c’est à l’examen du glissement contemporain des imaginaires et des identités et tout particulièrement de ceux du masculin, que nous nous attacherons dans cet article en nous adossant à une recherche en cours sur l’histoire de la publicité télévisée3.
3La publicité serait, comme le prédisait Jean Baudrillard, la matrice imaginaire à fabriquer de l’égalité (Baudrillard, 1970). Elle a en quelque sorte réalisé cette « égalité des conditions » que prophétisait Alexis de Tocqueville mais en lui greffant un même marché pour tous, celui de la consommation. Elle incarne et signifie en quelque sorte le mode d’être ensemble des sociétés modernes. Utopie assurée par l’économie de marché et la société de consommation dont le postulat magique proclamerait l’égalité d’accès aux biens pour tous. Si la société salariale, comme le soutient Robert Castel, a permis « l’élargissement, ou la démocratisation de la conception moderne de l’individu accédant à la propriété de soi » (Castel, 2001 : 128), la publicité a mis au monde son terrain de jeu et son champ de bataille. Car, derrière le simulacre de l’accès libre aux biens et aux services, c’est un autre simulacre qui surgit et s’impose, celui de l’expérience sociale des publics, de ses rituels, de ses normes et de ses interactions au quotidien. C’est surtout le spectacle familier d’une humaine comédie qui s’installe à domicile car à cette épiphanie de la marchandise s’est substituée la silhouette du consommateur qui vient occuper le devant de la scène et qui est devenu la véritable marchandise. Ce qu’établit en fait cette fabulation de nos vies quotidiennes, c’est la possibilité d’une série de relations transparentes et spontanées à un monde possible imaginé, autrement dit, l’entrée dans un authentique « espace symbolisé » dans le sens que Marc Augé attribue à cette fonction pragmatique de symbolisation « qui est le fait de toutes les sociétés humaines, [qui] vise à rendre visible à tous ceux qui fréquentent le même espace un certain nombre de schèmes organisateurs, de repères idéologiques et intellectuels qui ordonnent le social » (Augé, 1994 : 14).
4La publicité va ainsi s’occuper à resignifier le monde des objets et celui des êtres. Elle nomme, qualifie et traduit dans ses images des identités, des univers, des objets auxquels elle va conférer une plus ou moins grande charge cognitive ou pathémique. En définitive, comme l’affirme Eliséo Veron à propos du discours publicitaire, la plus grande partie de son univers « concerne, non pas la consommation, mais l’évolution socio-culturelle » de nos sociétés (Veron, 1994 :121). Cette activité performative nous pousse donc à considérer l’iconographie publicitaire, non comme le simple reflet de la réalité économique et sociale d’une collectivité mais plutôt comme le répertoire d’interprétations arbitraires de cette dernière, et les messages publicitaires comme des lieux d’inscription d’« imaginaires », au sens où Patrick Charaudeau entend ce concept : « L’imaginaire n’est pas, comme le laisse entendre son emploi courant et le dictionnaire dans sa première acception, ce qui s’oppose à la réalité, ce qui est inventé de toutes pièces […]. L’imaginaire est effectivement une image de la réalité, mais en tant que cette image interprète la réalité, la fait entrer dans un univers de significations » (Charaudeau, 2005 : 158). Retombée collatérale mais tout à fait opportune, le discours publicitaire en vient à assumer pour tout chercheur en sciences sociales un rôle de véritable baromètre social pointant l’état et les transformations à l’œuvre dans les imaginaires socioculturels.
5La plupart des processus de symbolisation et de resignification sur lesquels reposent les messages publicitaires se nourrissent et découlent de ces interprétations imaginaires de la réalité que les publicitaires cherchent, de façon tout-à-fait ambivalente, soit à conforter soit à ébranler. Cette tactique de cristallisation et de recadrage d’un fragment de réalité sociale va reposer sur ce vieux stratagème générateur d’empathie et de relation intersubjective que constitue le récit de vie, – espace fictif et projectif où se construit et peut circuler le fluide de l’intersubjectivité et dont la finalité est bien la compréhension du monde et des autres. « Grâce au récit, nous construisons, nous reconstruisons, et même, d’une certaine manière, nous réinventons le présent et l’avenir, constate Jérôme Bruner, au cours de ce processus, mémoire et imagination se mêlent. Même lorsque nous inventons les mondes possibles de la fiction, nous ne quittons jamais vraiment l’univers qui nous est familier : nous le subjonctivisons pour en créer un autre qui pourrait exister ou pourrait avoir existé » (Bruner, 2002 : 82). Tout l’art du publicitaire tient donc dans cette activité de « subjonctivisation » de mondes possibles qui s’efforce d’assurer un passage entre, d’une part le territoire de la marchandise et son arrimage au monde quotidien du téléspectateur et, d’autre part la mise en phase avec l’inertie mais parfois aussi le glissement des imaginaires. Chaque film publicitaire représente donc, comme tout film, un artefact culturel qui, doté de son attractivité, de sa cohérence empathique et diégétique, va chercher à activer un répertoire de ressources interprétatives et parfois susciter des conflits d’interprétation que chaque téléspectateur va pouvoir déplier et consigner.
6Ce faisant, le publicitaire ne se veut aucunement le porte-parole explicite d’une quelconque lutte féministe ou le militant de la cause des nouveaux hommes, il cautionne parfois ces phénomènes disruptifs mais toujours à la marge en optant pour une tactique éprouvée de distanciation et de décadrage : des effets narratifs ou comiques mettant en scène des personnages et des situations délibérément décalés, non attendus ou non sérieux, laissant en suspens une quelconque visée référentielle et laissant le public libre d’accepter ou de condamner de tels écarts. De plus, la plupart des personnages de ces récits ne sont pas des héros accomplis ou transcendants mais des figurants de l’ordinaire qui ne bénéficient pas de la puissance narrative et durative des héros du cinéma ou des séries ou bien de l’épaisseur factuelle et authentifiante des actants des reportages qui témoignent du monde réel. Ces figures anthropiques se situent dans un entre-deux ambivalent, à la fois créatures sans intériorité en tant que purs avatars médiatiques mais dans le même temps proches de nous en tant que supports projectifs et emblématiques parce que réflexifs. Plus le répertoire de ces avatars sera dense, hétérogène et ambivalent, plus le spectre interprétatif offert sera large et offrira des prises à son public. Toutefois, si cette matrice purement fabulatrice et ornementale repose sur un processus performatif de réverbération, elle mène dans le même temps une opération de naturalisation des messages et des valeurs circulant dans une collectivité donnée. On perçoit bien alors que ce que délivre un message publicitaire – au-delà de toutes les controverses sur son influence réelle – ce n’est pas tant un système de significations fermé et univoque que sa mise en résonance avec un processus imaginaire de partage d’affects, de connaissances ou d’expériences. Tout semble être fait, à travers ce jeu de masques ou de distanciation, pour effacer les marques d’une quelconque responsabilité énonciative, comme si la société se parlait à elle-même. Il nous faut donc finalement prendre au sérieux et considérer les publicitaires pour ce qu’ils sont, des pourvoyeurs et des fabricants de représentations, plus cyniques et sans doute moins présomptueux que les artistes. Créateurs pourtant, même si cela s’opère sous la contrainte et systématiquement à la commande, producteurs de représentations dont la tâche ou la vocation sont bien de nous proposer de nouveaux mondes en anticipant le plus souvent sur l’horizon des possibles.
7Dans ce flot de représentations qui saturent le petit écran, tant en ce qui concerne l’homme que la femme, à partir des années 1970, s’est opéré un lent défigement des stéréotypes sexistes. Nous sommes désormais bel et bien entrés, comme le soutient Éric Macé, dans l’ère de l’après-patriarcat qui correspond, selon lui, à « un arrangement de genre où la mise en asymétrie du masculin et du féminin n’est plus ni nécessaire ni légitime » (Macé, 2015 : 25). L’opération de déconstruction du masculin va s’y effectuer très graduellement sous certaines modalités tout à fait particulières et le plus souvent dans les marges du flux dominant. Ces effets de décadrage y demeureront du reste le produit de normes divergentes voire périphériques (Houdebine-Gravaud, 1994). Car, en aucun cas, les messages publicitaires que diffuse la télévision ne prennent le risque d’aller à contrecourant de la doxa supposée d’audiences généralistes et conformistes. « L’hétérosexualité, comme l’affirme Ilana Löwy, n’est nullement ce qu’elle semble être, c’est-à-dire l’opposition entre féminité et masculinité ; elle est la masculinité » (Lowy, 2006 : 85). Du reste, une figure de la masculinité décrite par la sociologue Raewyn Connel va longtemps occuper et occupe toujours, dans le récit social que dispense la publicité, une place centrale et impose le figement et la récurrence de certains scénarios, celui de la « masculinité hégémonique » qui, selon la définition de cette dernière, « garantit (ou qui est censé garantir) la position dominante des hommes et la subordination des femmes » (Connel, 2014 ; 74).
8Les avatars du masculin s’y définissent par une série d’épreuves qualifiantes ou d’attributs, à commencer par leur corps biologique devenu un prolongement narcissique et dans le même temps le support et le fondement d’une « identité narrative » singulière. Manifestement, dans ce rapport au corps, les deux sexes vont afficher des qualifications identitaires diamétralement antagonistes ; la figure de l’homme se dissout dans l’action et dans un scénario emphatique et délibéré d’activisme, par contre celle de la femme se démarque par une forme d’absence de qualification d’action, si ce n’est une centration sur l’univers des soins cosmétiques et un repli sur l’espace domestique. Espace domestique et narcissique symbolisé par la salle de bains, cet espace devenu avec l’avènement de la modernité, selon Georges Vigarello, un lieu « multifonctionnel quasi messianique » (Vigarello, 2010 : 340). Alors que le corps physiologique de la femme s’y métamorphose en un corps érotisé, exposé aux regards de tous et en particulier à celui de l’homme, ce dernier, s’il peut se glisser dans la peau d’un voyeur occasionnel est rarement décrit comme un usager attitré de cette arène des soins corporels qui constitue pour lui un simple lieu de passage. Il n’y fait que des incursions furtives comme s’il fuyait le miroir d’intimité narcissique du lieu. Les avatars du masculin vont opposer délibérément au corps érotisé et au repos de la femme, un corps fonctionnel, celui de l’énergie et de l’action. Fuyant l’intimité corporelle, les corps masculins s’épuisent systématiquement dans une quête extérieure comme s’ils ne connaissaient pas de repos et qu’ils étaient toujours condamnés à une fuite dans des activités subsidiaires et surqualifiantes.
9Cet éthos du masculin lié à l’action et à l’énergie, va se cristalliser durant de nombreuses années et jusqu’à aujourd’hui encore, à travers un accessoire devenu rapidement un attribut « incontournable » de la virilité, le rasoir. Cette surenchère virile va connaître ses heures de gloire avec la sempiternelle convocation d’équipes de rugby, de football et de toutes sortes de hordes viriles pratiquant des sports collectifs ou bien encore des métiers héroïques comme les pilotes de chasse ou les cosmonautes, se jetant à corps perdu sur des crèmes à raser ou des rasoirs jetables. Manifestement, les soins du corps masculin n’ont pour finalité ni le bien-être ni la beauté mais l’action et l’exploit. Cette ode au masculin anime toujours, et depuis plus de deux décades, les campagnes de la marque Gillette dans lesquelles des voix d’hommes s’époumonent à chanter et à revendiquer le slogan « Gillette, la perfection au masculin ! ». Cette « perfection au masculin » – sous-entendu elle peut être aussi un attribut des hommes – prend les apparences de la revendication tout à fait ambiguë et hyperbolique d’une vertu supposée réservée jusque-là exclusivement au sexe féminin. Cet emprunt mais aussi cette revendication témoignent d’une prise de distance par rapport à la féminité, marquée ici à travers des mots. Comme si, lorsque l’homme voulait prendre soin de lui-même, il devait enfouir ce rapport narcissique au corps par le recours à une qualification d’action explicite et endosser le travestissement d’un corps fonctionnel et énergétique. Il s’agit manifestement d’éluder, à travers cette surqualification, le risque de ne plus être un homme en conjurant ce qui peut apparaître comme une castration symbolique (devenir une femme).
10À cette « virilité hégémonique » s’oppose structurellement la féminité « mascarade » (Rivière, 1994) ; l’homme s’affiche comme un être socialisé, un personnage immergé dans le « réel », actif, parcourant des paysages urbains ou naturels, a contrario la femme s’exhibe comme une créature assujettie à son seul corps biologique, le plus souvent dénudé, dans des espaces atopiques renvoyant à une vision quasi édénique débrayée de tout ancrage social. Dans les séries redondantes des films publicitaires pour les soins cosmétiques du corps, pour paraphraser Jacques Lacan, « la femme n’existe pas » (socialement), elle s’incarne dans un être et un corps purement imaginaires. Cette performance du féminin y apparaît alors comme le pur produit d’un rêve, autant le dire le succédané d’un fantasme hétérosexuel masculin – l’écart est du reste patent entre les poses surjouées et délibérées du personnage féminin et les attitudes « naturelles » ou « spontanées » de l’acteur masculin.
11Dans ces mises en récit, on peut manifestement discerner, en reprenant les termes de Judith Butler, l’hégémonie rémanente de deux modèles « genrés performatifs complémentaires » (Butler, 2005) et la perpétuation de la distribution patriarcale et bourgeoise des territoires et des espaces de vie telle qu’elle a pris consistance il y a plus de deux siècles ; un espace domestique et intérieur dévolu à la femme et un autre, extérieur et social à l’homme (Martin-Fugier, 1984) et au final des territoires et une distribution de rôles ancrés dans une assignation de genre discriminante. Or, c’est bien la déconstruction progressive de cette hégémonie que va petit à petit chercher à réaliser l’iconographie publicitaire.
12En effet, l’homme va connaître, durant toutes ces années sur le petit écran, un processus de reconfiguration et de déconstruction de son identité narrative. Le discours publicitaire doit s’adapter bon an mal an aux mutations sociétales que connaissent les relations du couple et à certaines avancées consécutives à l’avènement de cette ère de l’après-patriarcat. Si la conception de la « masculinité hégémonique » est implicitement dominante dans la plupart des films diffusés à la télévision et le plus souvent naturalisée, cette image va se déliter épisodiquement et s’éroder progressivement à travers diverses visions atypiques et décalées. À l’aube des années 1970, un ajustement s’impose aux publicitaires qui les conduit à mener à bien des tactiques de désencastrement progressif des avatars du masculin des représentations patriarcales dominantes. Sous l’égide des nouvelles valeurs sociétales martelées par les coups de buttoir du féminisme, les messages vont petit à petit faire une place à des conceptions alternatives du masculin qui prennent leurs distances avec le paradigme de la « masculinité hégémonique ». Toutefois, le publicitaire introduit toujours avec beaucoup de précautions ces distorsions en misant sur l’effet de connivence assuré par le recours à des procédés humoristiques ou narratifs qui vont saper et ringardiser cette image surannée du mâle. Ces procédés de déconstruction de la masculinité commencent très tôt avec une figure que l’on pourrait définir comme celle de la maritalité soumise. Cette identité narrative masculine adopte le scénario d’une saynète où une femme autoritaire dénigre de façon sarcastique l’homme « lié », ce mâle soumis à sa femme, pendant burlesque de cette « femme liée » décrite par Nathalie Heinich (1996). Ces mondes possibles rattachés à la gestion de l’espace domestique et au règne sans partage de la femme sur celui-ci, vont convoquer cette « masculinité complice », typologisée par Raewyn Connel, laquelle, en dépit de l’apparente remise en question du pouvoir mâle, n’en représente en définitive qu’une variante adoucie et hypocrite. Le recours à une telle tactique, suivant l’expression de la sociologue, « permet la perception de dividendes patriarcaux, tout en évitant les tensions et les risques qu’implique le fait de tenir la ligne de front du patriarcat » (Connel, 2014 ; 77). Cette figuration ambivalente de la virilité lui permet de servir du même coup de caution et d’alibi pour la perpétuation de la répartition (inégale) des tâches domestiques (« pour le ménage ou la cuisine, décidément mon homme sera toujours aussi nul ! »). En effet, même si l’image de l’homme semble fragilisée, chacun campe sur son pré carré, la femme reste aux fourneaux et, bien sûr, responsable de la propreté du linge et de la maison mais toujours au service de l’homme et ce dernier reste à la place qui « lui est due ».
13Ces portraits caricaturaux ou ses épreuves disqualifiantes de la maritalité soumise de la première époque ont pour effet, de par leur excès et leur parti pris, de démonétiser en grande partie la portée critique du propos. Toutefois, ils vont ouvrir la voie et laisser place à des récits inédits en relation avec les nouveaux rôles actantiels de l’homme, incarnés par de multiples avatars, ceux du nouveau père, du nouvel homme au foyer, du nouvel amant jusqu’à celui plus rare de l’homosexuel. Ces identités supplétives de la masculinité vont donner lieu à des glissements dans les rôles attendus de l’homme et l’apparition d’un nouvel avatar masculin, l’homme d’intérieur. Outre les procédés humoristiques ou les séries d’épreuves qualifiantes ou disqualifiantes auxquels sont confrontés les héros masculins, les publicitaires vont répercuter ces évolutions socio-culturelles, en usant d’un autre stratagème qui consiste à forger ce que l’on pourrait dénommer des identités réactives ou contre-hégémoniques. En exhibant ces comportements ou ces identités narratives à contre-emploi, le discours publicitaire va introduire délibérément des glissements dans les rôles attendus. Quitte à mettre en exergue ces « néo-stéréotypes » qui, suivant la définition proposée par Éric Macé, sont autant de traces de revendications identitaires ou comportementales contre-hégémoniques qui agitent la société française.
14La publicité, comme d’autres discours sociaux, va chercher à recycler ces identités inédites pour les intégrer à ses récits qui vont jouer sur l’attractivité et parfois l’incongruité de certains personnages emblématiques. En apesanteur de l’ordre social et de la doxa, ce pionnier se déplace désormais dans des univers qui ne sont pas les « siens ». Dans ces territoires excentrés par rapport à ses compétences attendues, le personnage masculin doit, faire ses preuves et réussir diverses épreuves qualifiantes (faire la lessive, changer les couches, préparer et donner le biberon…). Ces héros du quotidien contribuent à mettre en suspens la stigmatisation sexiste, « comme si les stéréotypes n’existaient pas, précise le sociologue, comme si les discriminations n’existaient plus […] dans les pratiques au nom de leur abolition dans les représentations » (Macé, 2007). Ce jeu d’inversion de rôles s’accomplit comme un rite d’initiation pour l’homme et une demande de reconnaissance pour une nouvelle identité qu’il doit désormais justifier et négocier avec sa compagne et parfois avec son enfant. Du reste, la relation à l’enfant va devenir l’enjeu d’une lutte pour une reconnaissance de rôle, entre l’homme et la femme, « papa » ou « maman ». En fait, il s’agit bien souvent d’une lutte ouverte pour la préséance de la maternité ou de la paternité. Dans les propos rapportés de ces nouveaux pères l’on perçoit bien une figure clivée, celle de celui qui n’est pas à sa place (qui n’est plus ce qu’il était et accomplit des choses qu’il ignorait, changer les couches par exemple) et celui qui au final l’accepte et adhère à son nouveau rôle tout en se justifiant. Ces effets de polyphonie des témoignages de ces « vrais/faux » nouveaux pères permettent d’authentifier mais surtout de légitimer le statut de ces pionniers et dans le même temps de rejeter dans les coulisses l’intervention volontariste au titre d’entremetteur ou de grand manipulateur du publicitaire. Toutefois, ce rite de passage demeure profondément ambigu, car même si la reconnaissance de la paternité échoue bien souvent, le « côté obscur » de la masculinité perdure et finit par l’emporter. Ce double jeu conduit parfois l’homme à se travestir comme dans le spot intitulé Lave linge G Steam diffusé le 01/10/2006.
Une femme se dirige vers un homme avec un panier à linge dans les bras. (Le champ contre-champ limité aux seuls gros plans des deux personnages incite à situer la scène dans un pressing)
L’homme : « Puis-je vous aider ? »
La femme : « J’ai quelques vêtements délicats à défroisser à la vapeur. »
L’homme : « Laissez-moi regarder ! Ce sera prêt dans vingt minutes ! »
La femme : « Parfait », et elle embrasse fougueusement l’homme.
Plan large, il s’agit en fait de la pièce d’un appartement familial sur le sol duquel joue un jeune enfant, la femme en tailleur semble partir au travail et se dirige vers la sortie.
Voix extra-diégétique masculine : « Avec la technologie vapeur des nouveaux lave-linge LG, vous pouvez désormais laver efficacement et défroisser en douceur tout votre linge le plus délicat. »
L’homme respire la lingerie de la femme tandis que cette dernière l’observe de loin en souriant dans l’entrebâillement de la porte, en arrière-plan derrière l’épaule de son compagnon.
15Ici c’est bien d’une scénographie théâtrale dont il s’agit, chacun des personnages porte un masque, « on joue à la marchande ». Une fois de plus, la mise à l’épreuve de l’homme se traduit par un effet de distanciation et d’ambiguïsation par rapport à un rôle inattendu et pour lequel un travestissement s’impose. Ce terrain qui n’est toujours pas le sien et qu’il défriche le pousse à endosser ce qui semble être un pur rôle de composition jouant de l’hypercorrection et de l’autojustification. (« C’est une farce, c’est pour de rire ! Voyons ! »). Ces figures de nouveaux hommes en voie d’apparition se construisent majoritairement sous cette forme composite, à la fois innocentes et dans le même temps hypocrites, prétextant la naïveté et l’ignorance, allant jusqu’à faire mine de découvrir ce nouveau monde jusque-là réservé aux femmes.
16Enfin le dernier avatar de déconstruction de l’image de la « virilité hégémonique » sera celui de l’homosexuel qui va du même coup permettre de désamorcer et d’écarter les rapports de domination homme/femme. Toutefois, cette figure transgressive comme pouvait l’être celle de la femme seule dans les années 1960 s’affichera le plus souvent comme une figure accompagnée (Soulages, 2009). La plupart du temps, c’est le personnage de la mère qui va mener à bien cette médiation en jouant le rôle de faire valoir ou de garant pour cette masculinité alternative. C’est la carte que jouera la marque Vizir à partir de 2002 dans une campagne de plusieurs années intitulée Vizir : Antoine et sa maman. Dans ces scénarios, s’il s’agit bien de la permutation des rôles masculin/féminin, ce n’est plus la femme qui est la détentrice du savoir et de la compétence sur le gouvernement domestique, la mère s’en trouve dépossédée au profit du fils. En définitive, cette surqualification de la compétence du masculin contribue à crédibiliser et à adouber cette figure alternative de la masculinité qui dévoile dans le même temps sa vulnérabilité. Toutefois, si la conception hégémonique de l’hétérosexualité est bien remise en cause frontalement, le monopole du masculin sur l’homosexualité s’affirme encore ici. L’homosexualité féminine comme dans la plupart des récits sociaux demeure totalement invisibilisée.
17Pour conclure, si la première époque de la publicité s’identifiait massivement au règne d’une hégémonie masculine incontestée, la fin des années 1980 va laisser la place à une conception polymorphe et hybride du masculin devenu le patchwork d’une identité multiface. Certes, on peut y lire la résultante de l’évolution sociétale de la seconde modernité mais l’on doit garder à l’esprit que ce qui se joue dans le même temps c’est aussi une segmentation tactique de la part des annonceurs et un ciblage désormais personnalisé de l’audience fragmentée des publics. Ces tentatives des publicitaires qui visent à « faire bouger les lignes » dans les assignations des rôles de genre se heurtent frontalement aux attendus et à la rémanence du poids de ces deux domaines scéniques dans les imaginaires du quotidien, l’espace domestique comme monde « de l’intérieur », celui des femmes, et l’univers « de l’extérieur » celui des hommes. Le recours à ces deux artifices récurrents – la mise en narration ou bien le côté carnavalesque d’une saynète humoristique –, permet au publicitaire d’assurer une forme d’apprivoisement du hiatus cognitif que tentent d’introduire les comportements décalés du personnage masculin. C’est sur ces procédés de décadrage ou d’emphase que reposent l’attractivité et le succès populaire de nombreuses publicités télévisées qui exposent sous le feu des projecteurs des objets de dissensus ou des querelles d’interprétation (Un homme qui change les couches de bébé ! Un clown qui fait la lessive !). Ces tactiques disruptives mettent au jour l’existence de conflits de définition concernant l’arbitraire des assignations genrées de rôles toujours hégémoniques dans l’imaginaire de nos sociétés. Finalement, ces mécanismes de « mise en intrigue » débouchent et avancent le plus souvent des contre-propositions toujours ambivalentes de qualification-évaluation de la compétence ou de l’incompétence supposées du protagoniste du récit dans tel ou tel domaine scénique. La plupart de ces récits illustrent parfaitement ce jeu rhétorique tout à fait ambigu de double speak évoqué par Noël Burch (2000) à propos de certaines productions cinématographiques hollywoodiennes privilégiant délibérément une double lecture et une réception plurielle. Ce verre à moitié plein ou à moitié vide (« je défige tout en réactivant le stéréotype »), assure un rôle d’apprivoisement de la commutation éventuelle de place ou de rôle dans les représentations pour le personnage masculin. Et, c’est bien un rôle de passeur – de façon le plus souvent insue – que va assumer le publicitaire en se faisant le locuteur ventriloque des conflits d’identité et de légitimité qui agitent notre modernité.