1Que signifie être un homme ? Les codes de la masculinité, que chaque petit mâle intériorise consciemment et inconsciemment dès sa naissance, passent aussi par des fictions audiovisuelles depuis que le cinéma puis la télévision sont devenus une part dominante de la culture de masse, en particulier à travers des genres plus spécifiquement destinés au public masculin (action, guerre, aventure, policier, science-fiction) et des stars masculines qui fonctionnent comme des modèles.
2Si les images et les fictions audiovisuelles construisent la masculinité dans un rapport d’opposition hiérarchisé au féminin, devenir un homme implique aussi de se mesurer aux autres hommes, s’identifier à des images masculines qui fonctionnent comme des modèles, et aux relations entre hommes proposées par les fictions. La « bonne masculinité » se définit dans chaque culture et à chaque époque, non seulement par opposition au féminin, mais par comparaison avec des masculinités données comme insuffisantes, excessives ou déviantes (Vincendeau, 2006 [1994]).
3Virilité, patriarcat, masculinité hégémonique, masculinités marginales et/ou dominées (Connell, 2005), ces notions peuvent permettre de prendre en compte les déclinaisons et les contradictions des constructions de la masculinité.
4Devenir un homme implique en même temps de se différencier du féminin et des femmes, dans une culture structurée sur la hiérarchisation genrée (Delphy, 1997). Dans quelle mesure les fictions audiovisuelles contribuent-elles à renforcer la valorisation du masculin et à légitimer la domination patriarcale ? Objets d’identification, les figures masculines sont également construites comme des objets de désir, tout aussi normés que les figures féminines, lesquelles ont été plus souvent explorées parce que leur caractère construit est plus évident. Laura Mulvey (1975) a identifié la manière dont le Hollywood classique construit l’asymétrie entre les sexes, en distinguant des tendances voyeuristes et fétichistes du regard masculin sur les personnages féminins, et Steve Neale (1983) a montré que dans ce cinéma mainstream, les personnages masculins, à côté des mécanismes d’identification, pouvaient faire aussi l’objet de regards masculins qui articulent voyeurisme et fétichisme, mais de façon à désavouer leur sous-texte homo-érotique. Par quels dispositifs spécifiques et pour qui les fictions audiovisuelles rendent-elles le (corps) masculin désirable ? De quoi sont faites les « mascarades » du masculin (Tasker, 1993 ; Jeffords, 1994) ?
5Qu’en est-il du regard féminin sur les personnages (et les corps) masculins ? Toutes les stars masculines sont-elles traitées de la même façon (Hansen, 1994) ? Les cinémas européens et les cinémas modernes et contemporains ont-ils introduit des variantes dans ce schéma, et lesquelles ? Dans quelle mesure le cinéma d’auteur conforte, interroge ou déconstruit les normes de la masculinité hégémonique ?
6Comment s’articulent dans la construction des images masculines, les différences de genre, de classe, de race, de génération et d’orientation sexuelle ? Quel trouble apporte dans ce schéma l’émergence d’un cinéma explicitement gay (Lang, 2002) ? Certains films mettent-ils en évidence la masculinité comme performance (Butler) ?
7Enfin, peut-on identifier des usages spectatoriels différents de ces images de masculinité en fonction des différents publics qui se les approprient (Jenkins, 1992) ?
8Nous n’avons pas la prétention de répondre à toutes ces questions ni d’aborder tous ces sujets dans ces deux numéros successifs de Genre en séries, le premier consacré aux fictions européennes, le second aux fictions américaines, mais les articles proposés s’efforcent de contextualiser et d’historiciser comment le cinéma et la télévision construisent des normes de masculinité désirable (ou pas), pour les spectateurs et pour les spectatrices, la variabilité de ces normes dans le temps et dans l’espace, et la capacité de certaines fictions audiovisuelles, certains genres, certains acteurs, certain-e-s réalisateurs/trices, à les déconstruire ou à les transgresser.
9Je vais tenter d’abord de faire un état des lieux des recherches françaises sur les représentations audiovisuelles des masculinités, pour essayer d’éclairer la nature et les raisons du « retard » français dans ces orientations de recherche. Sans prétendre à l’exhaustivité, il s’agit seulement de présenter quelques exemples de publications récentes sur le sujet, pour illustrer les tendances principales dans ce domaine en France. Je m’en tiendrai aux ouvrages, mais il va sans dire qu’on trouve de plus en plus d’articles scientifiques dans diverses revues relevant ou non des études cinématographiques et audiovisuelles.
10L’ouvrage collectif intitulé Masculinité à Hollywood (2011) est représentatif d’un courant dominant dans les études universitaires françaises, qui associe l’analyse des représentations des identités de sexe au cinéma hollywoodien, et propose une lecture dépolitisée de ces questions : en effet, le point commun de toutes les communications réunies sous la direction de Noëlle de Chambrun est d’analyser la masculinité comme une identité en soi, une essence en quelque sorte, complètement déconnectée du système de domination sociale qui lui donne sens. Les concepts de patriarcat, de domination masculine, etc. sont totalement absents de l’ouvrage. Qu’il s’agisse d’explorer la persona d’acteurs comme Paul Newman, Montgomery Clift, James Dean, Robert Redford, Tom Cruise, Woody Allen ou Clint Eastwood, des personnages masculins dans le film noir ou dans les films sudistes, des Noirs, des cyborgs, ou un film comme Fight Club (2000), les traits et les comportements masculins que les films mettent en scène, ne sont jamais rapportés aux rapports de domination implicites ou explicites qui leur donnent sens. On peut voir dans ce point aveugle l’expression de la résistance des études filmiques françaises aux gender studies : leur dimension critique met en péril le rapport globalement hagiographique qui continue à caractériser l’institution universitaire française face à ses objets d’étude, qu’il s’agisse du cinéma hollywoodien ou du cinéma d’auteur français et européen.
11En revanche, on trouve dans certains ouvrages de vulgarisation des approches critiques qui ne s’embarrassent pas de ces frilosités académiques ! Le numéro 99 de CinémAction (2001) consacré au « machisme à l’écran » dirigé par Françoise Puaux (avec en couverture des photogrammes du film de Bertrand Blier Mon homme) appelle un chat un chat, et fait appel à des contributeurs principalement français pour balayer le paysage des cinémas européen et hollywoodien, y compris dans une perspective historique (cf. « Le séducteur, un macho comme les autres ? » par le seul contributeur étranger, le Britannique Martin O’Shaughessy). L’inconvénient de cette approche qui met en évidence les représentations les plus explicites (souvent valorisantes) de la domination masculine, c’est de laisser dans l’ombre ce que Connell a analysé comme la masculinité hégémonique, celle qui est perçue comme normale, c’est à dire celle qui est au fondement du système hiérarchisé du genre.
12Le petit ouvrage de Laurent Jullier et Jean-Marc Leveratto, Les Hommes objets (2009) a pour ambition de faire la synthèse de l’importante bibliographie anglophone, pour montrer dans une perspective historique comment le cinéma (principalement hollywoodien) construit aussi les personnages masculins et les acteurs qui les incarnent comme des objets de désir (et pas seulement comme des sujets actifs du regard, de l’histoire et de la narration, pour reprendre les analyses de Mulvey), et que la passivité d’un corps masculin offert au regard peut « subvertir le phallogocentrisme ». Bien que l’ouvrage souffre des limites de son format grand public, les photos commentées ont une valeur démonstrative indéniable et l’ensemble témoigne de la richesse et de la productivité des approches critiques anglophones.
13Les représentations de l’homosexualité masculine ont donné lieu à plusieurs ouvrages en français, de qualité variable, mais proportionnellement plus conséquents que les travaux sur les masculinités hétéronormées ; cela peut s’expliquer par le fait que les formes minoritaires et/ou dominées sont traditionnellement plus valorisées par l’élite cultivée (et donc par le milieu universitaire) que les formes mainstream, qu’il s’agisse de culture ou de sexualité. Citons entre autres l’ouvrage d’Alain Brassart, L’Homosexualité dans le cinéma français (2007), et l’ouvrage à vocation encyclopédique de Didier Roth-Bettoni, L’Homosexualité au cinéma (2007).
14Parmi les rares études sur des figures de masculinité hégémonique dans le cinéma français, citons, après les analyses pionnières de Ginette Vincendeau sur Gabin (2006 [1994]), et dans son ouvrage plus récent sur le star système à la française (2008 [2001]), des analyses genrées des stars masculines de Funès, Belmondo, Delon et Depardieu (2008).
15Une exception remarquable dans l’édition française : l’ouvrage de Thomas Pillard (2014) sur le film noir français d’après-guerre propose une approche genrée de ce genre masculin par excellence, en montrant la dimension réactionnaire et « masculiniste » de films qui valorisent une homo-socialité masculine beaucoup plus agressivement misogyne que dans le cinéma d’avant-guerre, et réactivent la domination patriarcale à travers la figure de Gabin vieillissant.
16La bibliographie anglophone sur les masculinités dans les cinémas européens est beaucoup plus riche, et si nous nous en tenons à ce qui concerne le cinéma français, signalons, après l’œuvre pionnière d’Edward B. Turk sur Marcel Carné (2002 [1989]), les nombreuses publications de chercheur·e·s britanniques et américain·e·s qui intègrent depuis longtemps l’approche gender dans leurs analyses de l’œuvre des cinéastes français (dont Manchester University Press s’est fait une spécialité), comme Susan Hayward sur Luc Besson, Phil Powrie sur Jean-Jacques Beinex, Martin O’Shaughnessy sur Jean Renoir et Laurent Cantet, Jonathan Driskell sur Marcel Carné, Bill Marshall sur André Téchiné, Diana Holmes sur François Truffaut, Sue Harris sur Bertrand Blier, Lynn Higgins sur Bertrand Tavernier, Darren Waldron sur Jacques Demy, Will Higbee sur Mathieu Kassovitz, Guy Austin sur Claude Chabrol. Phil Powrie (2009) a également proposé une étude sur Pierre Batcheff, une star masculine des années 1920, et tout récemment, l’édition britannique propose également un ouvrage collectif sur Alain Delon (Rees-Roberts & Waldron 2016), qui analyse la carrière et la persona d’une star française emblématique de la masculinité hégémonique.
17Les contributions de ce premier numéro de Genre en séries sur les masculinités, proposent d’analyser en les contextualisant certaines constructions de la masculinité hégémonique dans le cinéma mainstream européen.
18C’est dans cette optique qu’Hélène Fiche étudie un corpus de films français grand public des années 1970 qui ont en commun de mettre en scène un groupe d’hommes qui traversent une crise existentielle et cherchent à s’isoler des femmes pour la surmonter. Son hypothèse, étayée par une étude de réception, est que ces films révèlent les crispations et les inquiétudes de leurs auteurs face au mouvement féministe et à l’évolution de la place des femmes dans la société.
19Josselin Tricou en revanche s’attache dans le cinéma grand public à une figure de masculinité marginale, celle du prêtre catholique, dont il examine les évolutions depuis l’après-guerre, à partir d’un corpus exhaustif de films français. Son hypothèse est qu’on assiste à une émasculation symbolique progressive de la figure du prêtre, à une subalternisation du masculin clérical au sein de l’ordre du genre, assez loin des réalités sociales et des débats publics qui marquent le paysage du catholicisme contemporain en France.
20Mathieu Lericq s’intéresse quant à lui à une figure centrale du cinéma polonais depuis 1945, celle du corps ouvrier. Après avoir été transformée en mythe par le réalisme socialiste, la figure de l’ouvrier a donné lieu à des images inédites chez des cinéastes comme Wajda, Kiewlowski ou Skolimowski, témoignant des mutations politiques à l’œuvre dans le pays.
21La construction des normes du masculin passe aussi par les publicités télévisées qu’étudie Jean-Claude Soulages, à travers un échantillon prélevé entre 1968 et 2010, pour constater un lent défigement des stéréotypes sexistes à partir des années 1970, à travers une tactique ambivalente de double discours pratiquée par les publicitaires, arbitres ventriloques des conflits de légitimité qui agitent notre modernité.
22Enfin, Giuseppina Sapio et Ilaria Simonetti proposent une analyse genrée des représentations et de la réception de la série télévisée très populaire en Italie I Cesaroni. L’article se focalise sur l’introduction d’un personnage masculin homosexuel dans la sixième saison de cette série familiale basée sur un modèle patriarcal, et montre comment la masculinité non hégémonique de ce personnage subit un véritable processus de normalisation par les autres membres de la famille, et l’étude d’un site de fans de la série montre que le personnage est perçu de façon d’autant plus positive qu’il est finalement normalisé.
23Ce dossier est complété par la traduction d’un texte de référence sur le sujet, l’analyse du pin-up masculin publié par Richard Dyer dans la revue britannique Screen en 1982 sous le titre « Don’t Look Now » où le théoricien des star studies analyse comment les contradictions que constituent pour la société patriarcale la fabrication d’images d’hommes désirables, s’expriment à travers toute une série de dénégations formelles du statut passif de l’objet de désir, repérables dans les images.