Noël Burch et Geneviève Sellier, Ignorée de tous… sauf du public. Quinze ans de fiction télévisée française 1995-2010
Noël Burch et Geneviève Sellier, Ignorée de tous... sauf du public. Quinze ans de fiction télévisée française 1995-2010, Paris, ina, 2014, 320 p.
Texte intégral
1Par la grande porte, Mademoiselle Gigi, Justice de femme... Ces titres vous disent-ils quelque chose ? Allons, réfléchissez bien... Non ? Un indice : ce sont des films... Là, vous voilà en train de chercher au plus profond de votre mémoire... Mais impossible de vous souvenir si vous les avez vus, ou qui les a réalisés, ni même finalement, si vous en avez entendu parler. Et cela signifie tout simplement que vous n’avez jamais voyagé en Télénie.
- 1 Noël Burch et Geneviève Sellier (1996), La Drôle de guerre des sexes du cinéma français : 1930-1956(...)
2Noël Burch et Geneviève Sellier (déjà auteurs de différents ouvrages écrits en tandem1) tels des aventuriers de la « Télé » perdue, ont, quant à eux, décidé d’effectuer un séjour dans ce pays et de nous en livrer un passionnant récit de voyage. Ils y ont découvert une production filmique très variée et à laquelle les deux auteurs se sont intéressés puisque, comme ils l’écrivent, « ces téléfilms sont des films au plein sens du terme » (p. 7) et « la Télénie vaut le détour » (p. 21).
3Ils ont donc visionné plus de quatre cents téléfilms diffusés entre 1995 et 2010 par les principales chaînes généralistes françaises (TF1, France 2, France 3, M6, Arte et Canal +). Puis, pour chaque chapitre du livre, un échantillon de dix à vingt fictions a été sélectionné et analysé parmi celles qui leur ont semblé mériter d’être mises en lumière par leur parenté avec « ce cinéma populaire de qualité […] déjà étudié dans La Drôle de guerre des sexes » (p. 13) alors même que le monde du cinéma les stigmatise, que les milieux dits cultivés les méprisent, que la critique ne s’en préoccupe guère et que les travaux universitaires français les ignorent encore. Le public lui, oscille pourtant, selon les chaînes, entre 2 millions et 5 millions de spectateurs (et spectatrices des classes moyennes et populaires surtout) par diffusion. Il y a donc bien d’autres voyageurs en Télénie ! Et il s’y passe bien des choses puisque la production d’unitaires français est d’environ 120 fictions inédites chaque année sur les chaînes hertziennes, offre qui reste stable bien que plus inégalement répartie selon les chaînes depuis quelques années, comme l’expliquent les auteurs dans la conclusion de l’ouvrage.
4Les deux chercheurs ont constaté combien cette production était riche et diversifiée et ils nous proposent une analyse détaillée de cet univers de la fiction unitaire télévisuelle qu’ils ont choisi de regrouper par genre : le mélodrame, les chroniques sociales, la comédie, les polars, thrillers et autres mélos à énigmes, les films historiques, les adaptations littéraires, les biopics et les fictions d’Arte. Des genres qui sont comme autant de régions de cet étrange continent qu’est la Télénie. Pour chacun d’eux, les deux auteurs commencent par une définition suivie d’un rapide historique avant de résumer et d’analyser une dizaine de téléfilms à titre d’exemple. La construction répétitive de ces chapitres ainsi que l’obligation qu’ils ont eue de résumer autant que possible chacun des téléfilms s’explique justement par la méconnaissance que nous avons tous, certes peu ou prou, de leurs objets d’étude. Or, affirmant haut et fort combien ces objets méritent toute notre attention, Noël Burch et Geneviève Sellier reconnaissent s’être lancés une mission à travers cet ouvrage : « réhabiliter ce genre méprisé mais surtout méconnu, cette production qui offrait d’emblée à nos yeux un changement rafraîchissant par rapport à ces prétentieux films d’auteur, à ces médiocres films de genre pseudo-hollywoodiens qui encombrent nos écrans, grands et petits » (p. 283).
5Les auteurs plaident pour la reconnaissance de cette production qui, en s’inscrivant entre deux pôles cinématographiques que sont le cinéma d’auteur et le cinéma populaire masculin, constitue un prolongement du cinéma populaire français des années 1930-1950. Comme tout objet médiatique, cette fiction télévisée participe à construire des représentations dominantes et des normes sociales, principalement sexuées. Noël Burch et Geneviève Sellier ont en effet remarqué combien la thématique des rapports de sexe était commune à tous les films qu’ils ont visionnés et ceci s’explique en grande partie par le fait que la fiction télévisée s’adresse essentiellement à un public féminin. Leur analyse met en évidence « les normes, les aspirations, les peurs et les contradictions qui s’y expriment » (p. 13). Ils constatent un grand nombre de femmes scénaristes et réalisatrices et une abondance, inédite au cinéma, de figures féminines de premier plan dont on adopte le point de vue et dont l’histoire est propre à susciter l’empathie des spectatrices. Dans le même temps, ils observent que ces personnages sont souvent confrontés à des difficultés face à leur profession comme les femmes policières (Entre deux eaux, M. Watteaux, 2009, France 2) ou celles empêchées d’accéder dans les entreprises aux postes de direction par exemple (Féminin masculine, M. Watteaux, 1997, Canal +). De plus, ces héroïnes, majoritairement hétérosexuelles, ont souvent une vie sentimentale et familiale compliquée et ce d’autant plus qu’elles sont constamment confrontées à des contradictions entre aspirations personnelles, vie familiale et vie professionnelle.
- 2 Noël Burch (2000), « Double speak. De l’ambigüité tendancielle du cinéma hollywoodien », Réseaux, v (...)
6Les téléfilms semblent constamment parler un double langage qui n’est pas sans rappeler celui du cinéma hollywoodien étudié par Noël Burch dans son article « Double speak. De l’ambiguïté tendancielle du cinéma hollywoodien »2. Ils proposent en effet une vision idéalisée des figures féminines, fortes, qui luttent pour se montrer les égales de leurs partenaires masculins et qui sont prêtes à tout sacrifier pour une noble cause. Ainsi dans le film Justice de femme, réalisé par C.M. Rome en 2002 pour France 2, le fils de l’héroïne Véronique Chevalier est tué dans un bar par un malfrat. Or l’enquête n’aboutit pas car le bandit est un indic’ que la police va chercher à protéger pour les besoins d’une autre affaire. Véronique n’aura de cesse de lutter avec courage et acharnement contre cette injustice pour faire éclater la vérité concernant le meurtre de son fils, imposant l’image d’une féminité à la fois forte et obstinée. Mais ces figures féminines sont la plupart du temps marquées au fer rouge par une « faille », comme constamment « renvoyée à (leur) vulnérabilité ontologique » (p. 160), la solitude pour l’héroïne de Justice de femme par exemple. Face à elles, les représentations masculines, si elles sont parfois montrées comme faillibles, finissent toujours par prouver qu’au bout du compte « ce sont les hommes les plus forts » et ce notamment grâce au principe du happy end typique de la culture de masse ou à des séries d’épreuves auxquelles ces personnages masculins sont confrontés. Le résultat est donc souvent ambivalent et les scénaristes (encore très majoritairement féminines quand la réalisation reste a contrario masculine) ne craignent pas d’introduire des événements ou des retournements de situation rocambolesques au sein de leurs histoires pourtant caractérisées par une simplicité narrative afin de faciliter l’identification des spectateurs/trices.
7Burch et Sellier n’hésitent d’ailleurs pas à exprimer leurs opinions négatives sur certains téléfilms qu’ils ont pourtant décidé de nous présenter (« un ennui pesant », p. 278 ou « la pauvreté d’un scénario », p. 279, par exemple pour le film Une femme à abattre, O. Langlois, 2008, Arte), en insistant sur le manque de complexité de fond des récits, soulignant aussi combien les problèmes de rapports de sexe, de domination, pourtant soulevés par les films, n’y sont au bout du compte jamais réellement traités. Ainsi s’ils reconnaissent que la fiction télévisuelle s’attaque à des sujets difficiles, la plupart du temps ignorés par le grand écran, comme l’inceste (La Fille préférée, L. Jeunet, 2000, M6) ou le viol (Le Train de 16h19, P. Triboit, 2003, France 2) pour les chroniques sociales, ils déplorent aussi souvent les clichés qu’elle continue malheureusement à transmettre. Mais s’ils pointent les contradictions de ces fictions unitaires, c’est pour mieux révéler l’intérêt de leur étude qui permet, en continuité avec leurs travaux antérieurs, de réfléchir sur la manière dont se configure en France l’articulation entre culture d’élite et culture de masse, cinéma ou télévision et dimension genrée des productions culturelles.
Notes
1 Noël Burch et Geneviève Sellier (1996), La Drôle de guerre des sexes du cinéma français : 1930-1956, Paris, Nathan Université ; Noël Burch et Geneviève Sellier (2009), Le Cinéma au prisme des rapports de sexe, Paris, Vrin.
2 Noël Burch (2000), « Double speak. De l’ambigüité tendancielle du cinéma hollywoodien », Réseaux, vol. 18, n° 99, p. 99-130.
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Référence papier
Marie-Pierre Huillet, « Noël Burch et Geneviève Sellier, Ignorée de tous… sauf du public. Quinze ans de fiction télévisée française 1995-2010 », Genre en séries, 2 | 2015, 160-164.
Référence électronique
Marie-Pierre Huillet, « Noël Burch et Geneviève Sellier, Ignorée de tous… sauf du public. Quinze ans de fiction télévisée française 1995-2010 », Genre en séries [En ligne], 2 | 2015, mis en ligne le 07 février 2022, consulté le 19 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ges/1886 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ges.1886
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