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1Par leur récurrence dans les grilles de programmation, les émissions de coaching se sont autonomisées au cours des années 2000 pour accéder au statut de genre télévisuel. Certaines chaînes en ont fait leur spécialité : on peut penser par exemple, en France, à M6, qui décline tout un panel de programmes visant à transmettre aux téléspectateurs des trucs et astuces sur la décoration de leur intérieur ou l’éducation de leurs enfants. Au sein du genre « coaching », les émissions de relooking vestimentaire sont parmi les plus appréciées : la popularité de Cristina Cordula, présentatrice emblématique du relooking télévisé sur M6, assure de belles parts d’audience à certaines diffusions1.
2Parce qu’il promeut des modèles de féminité et de masculinité auxquels les publics sont invités à se conformer, ce genre télévisuel a fait l’objet de nombreuses attentions de la part de la communauté scientifique, en particulier chez les anglo-saxons où les approches féministes sont plus ancrées institutionnellement. Le relooking télévisé est notamment étudié à travers le prisme de sa proximité avec le genre de la « télé-réalité », qui pose des enjeux particuliers en termes de normativité (Banet-Weiser et Portwood-Stacer, 2006 ; Heyes, 2007). Ce qui rend particulièrement intéressantes les émissions de relooking, c’est leur propension à croiser les modes d’assignation : de genre, mais aussi de classe et de race (Franco, 2008). Les enquêtes de réception auprès des téléspectateurs et téléspectatrices éclairent alors la façon dont les publics interprètent ces programmes et se saisissent des normes véhiculées, notamment en fonction de leurs propres ancrages sociaux.
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- 5 Nouveau look pour une nouvelle vie et Belle toute nue se déclinent en effet sur Internet via de nom (...)
3Cet article propose d’examiner la réception des modèles de genre par les publics de deux émissions télévisuelles françaises diffusées par la chaîne M6 : Nouveau look pour une nouvelle vie2 et Belle toute nue3. Il s’appuie sur les résultats d’une enquête collective conduite en France entre 2012 et 2013 et qui portait sur l’évolution des rapports genrés à la culture4. En complément de l’analyse interne des deux émissions et de leurs prolongements transmédiatiques5, une vingtaine d’entretiens sociologiques semi-directifs ont été réalisés, auprès de téléspectateurs et téléspectatrices recruté·e·s sur un critère unique : avoir déjà visionné, au moins une fois, chacune des deux émissions. Cet article s’appuie sur une sélection de six entretiens (deux collectifs et quatre individuels), réalisés entre avril et mai 2013 auprès d’un public parisien mixte (deux hommes, six femmes) mais relativement homogène sur le plan ethnique et social (diplôme Bac minimum, étudiant·e ou CSP+).
Tableau de synthèse de l’échantillon d’enquêté·e·s
- 6 Les prénoms ont été modifiés
Entretien
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Prénom6
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Âge
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Genre
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Profession
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Lieu d’habitation
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Fréquence de visionnage
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Collectif (relation de couple)
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Aurélie
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31 ans
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F
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Courtière en assurances
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Paris
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Fréquent
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Damien
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34 ans
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M
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Expert en assurances
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Paris
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Fréquent
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Collectif (relation d’amitié)
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Marion
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21 ans
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F
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Étudiante
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Paris
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Fréquent
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Caroline
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21 ans
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F
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Étudiante
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Paris
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Fréquent
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Individuel
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Pablo
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35 ans
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M
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Ingénieur
informaticien
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Paris
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Fréquent
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Individuel
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Bérengère
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28 ans
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F
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Sociologue
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Paris
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Fréquent
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Individuel
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Samantha
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58 ans
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F
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Conseillère
pédagogique
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Région
parisienne
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Occasionnel
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Individuel
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Virginie
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20 ans
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F
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Etudiante
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Paris
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Fréquent
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4Le premier élément mis en lumière par l’enquête de réception des émissions Nouveau look pour une nouvelle vie et Belle toute nue est la représentation genrée que peuvent s’en faire les spectateurs et spectatrices. Une écrasante majorité d’enquêté·e·s estime ainsi que les deux émissions sont conçues pour des publics féminins, mais qu’elles doivent être aussi en partie regardées par des hommes (notamment les conjoints des spectatrices). Toutes les personnes interrogées considèrent par ailleurs que de nombreux programmes télévisuels s’adressent plus spécifiquement aux hommes ou aux femmes : la représentation genrée des émissions de relooking (appellation générique à laquelle souscrivent la plupart des enquêté·e·s) n’apparaît donc pas comme un constat spécifique à ce type de programme télévisuel. Les enquêté·e·s avancent la thématique générale des émissions (beauté, mode) plus que leurs formes et formats pour justifier la dimension féminine des programmes de relooking, même lorsqu’ils/elles revendiquent une affinité avec le champ audiovisuel (par exemple, par une pratique amateur ou une insertion professionnelle). Lors d’un entretien mené avec sa compagne, Damien, un jeune trentenaire parisien, explique ainsi : « le look, l’apparence, le maquillage, les artifices qui sont déployés derrière, c’est plus du domaine du féminin, même si les frontières ont tendance à s’estomper et que [ma compagne] essaye parfois de me faire mettre de la crème [rires] ».
5Le deuxième élément avancé comme une justification à la dimension féminine des émissions est le fait que les candidat·e·s au relooking apparaissent aux enquêté·e·s comme principalement de sexe féminin ; les femmes restent majoritaires, mais les émissions consacrent en fait de plus en plus d’épisodes aux candidats de sexe masculin. Deux étudiantes, qui regardent fréquemment les émissions ensemble, remarquent en entretien que le statut des candidates et des candidats n’est pas exactement le même, notamment parce que les femmes postulent en réponse à une sollicitation de leur conjoint ; la première, Caroline, ajoute que « la plupart du temps, on voit que ce sont des femmes qui étaient vraiment très jolies très jeunes et qui, avec le temps, se sont un peu laissées aller… », et la deuxième, Marion, de préciser « c’est marrant parce que pour les mecs c’est jamais ça, ils ne sont jamais en couple, ils sont célibataires et ce sont généralement leurs amis qui les encouragent à faire ça pour se trouver quelqu’un. […] On a l’impression quelques fois que ce ne sont pas les mêmes motivations ».
- 7 Tous les enquêté.e.s se revendiquaient cis-genre, c’est-à-dire que leur genre (social) leur semblai (...)
6Que ces programmes soient construits par les enquêté·e·s comme destinés à des publics féminins explique en partie que les enquêtés n’aient pas revendiqué le même type de positionnement par rapport aux émissions que les enquêtées7. Les femmes interrogées disent regarder et apprécier les émissions par « empathie » (notamment avec les candidates et les problèmes personnels qu’elles peuvent expliciter et mettre en scène), tandis que les hommes interrogés revendiquent plus volontiers une approche sur le mode du « second degré ». Cette polarisation dépend en partie du niveau de diplôme et de revenu : plus les femmes interrogées occupent une position dominante dans l’échelle sociale, plus elles évoquent un détachement et un second degré. Il est par ailleurs intéressant de constater que ceci ne tient pas seulement aux déclarations personnelles des enquêté·e·s et à leur auto-appréciation : quand il s’agit de caractériser les raisons pour lesquelles « les publics féminins » et « les publics masculins » seraient amenés à regarder et apprécier les programmes de relooking, les mêmes éléments sont avancés : l’empathie et l’identification pour les femmes, le second degré et l’humour pour les hommes.
7Cette polarisation renvoie à une construction sociale dominante des identités de genre, leur associant des rapports au monde différenciés, en l’occurrence l’instinct pour les femmes et l’intellectualisme pour les hommes (que revendiquent les femmes diplômées). Ceci est particulièrement sensible lorsque l’on étudie les pratiques numériques associées au visionnage des programmes (comme le commentaire en direct ou en différé sur les réseaux sociaux), puisque l’activité de publication sur Internet revêt une dimension « encore plus » déclarative et socialisante que la situation d’enquête sociologique. Comme nous l’avons écrit ailleurs (Delaporte et Vovou, 2014), les entretiens révèlent ainsi une forme de respect des assignations sociales, que celles-ci soient de genre (les hommes interrogés sont plus réticents que les femmes interrogées à faire état en public de leur pratique de visionnage des émissions de relooking) ou de classe (les femmes diplômées sont plus réticentes que les femmes moins ou pas diplômées à faire état en public de leur pratique de visionnage des émissions de relooking).
8Les modèles de genre sont peu interprétés en ces termes par les personnes interrogées ; les plus enclines à la formulation de ces aspects sont les plus diplômées (Bac +5 et au-delà). Tous sexes, âges et niveaux de diplôme confondus, les enquêté·e·s se rejoignent en revanche sur la représentation qu’ils/elles se font des modèles de féminité et de masculinité : tous et toutes adhèrent à l’idée que les looks suggérés aux candidates sont très féminins, mais sont beaucoup plus réservé·e·s sur la dimension masculine des looks proposés aux candidats.
9La féminité promue est décrite comme moderne et dynamique, mais cette qualification s’appuie sur des éléments annoncés par les enquêté·e·s comme traditionnellement associés aux représentations mainstream de la femme (talons hauts, cheveux longs, bijoux, robe, maquillage). En entretien, Pablo précise (au sujet des relooking opérés par Cristina dans Nouveau look pour une nouvelle vie) ce qu’il entend par « look féminin » : « chez les femmes, elle va remettre de la jupe, elle va remettre du talon, elle va remettre du cheveu long ». Cet aspect est confirmé par la plupart des enquêté·e·s, comme Aurélie : « elles finissent toujours en jupe ou en robe, au moins pour la phase où elles retrouvent leurs proches ». Marion remarque également que les coachs font rapidement revenir dans le rang les candidates qui se seraient abandonnées aux pantalons, là où celles qui arborent fièrement les attributs d’une féminité normée ne sont pas découragées :
Il y a eu des cas où tu avais des nanas qui ne s’habillaient qu’en rose et qui étaient archi blondes, des caricatures genre Barbie : ils les calmaient, mais ne les ont pas forcées à ne porter que des jeans ou à renoncer à leurs talons.
10La norme « Cristina » de la femme d’aujourd’hui est parfaitement intégrée par les spectatrices, qui sont aisément capables de décrire les canons véhiculés par Nouveau look pour une nouvelle vie. Bérengère, qui regarde les émissions en replay en faisant « son ménage ou son vélo », en dresse un portrait précis :
La ‘femme féminine’ doit avoir un décolleté […]. Si elle n’a pas de seins, elle ne met pas de décolleté, mais elle met quand même un truc pour remonter ses seins ; elle marque ses hanches, parce que les hanches, c’est la féminité, ‘Tu donnes naissance’, etc. [mimant l’accent brésilien de Cristina]. Elle montre ses jambes parce que c’est ce qui excite les hommes… C’est quand même ça. Elle les allonge avec des talons, elle se maquille, etc. […] La femme reste dans des schémas traditionnels : la femme féminine, pas forcément dans le confort mais dans l’esthétique.
11On retrouve ici, sous-tendue, l’idée que le corps (féminin) n’existerait pas en dehors des discours hégémoniques liés à la beauté (Hall Gallagher et Pecot-Hebert, 2007 : 77).
12Les plus jeunes enquêté·e·s évoquent l’idée d’une féminité actuelle à plusieurs facettes, qui seraient autant de rôles sociaux que les femmes pourraient être amenées à endosser quotidiennement. Marion explique ainsi :
On va plus faire ressortir trois looks, c’est-à-dire les trois personnalités de la femme aujourd’hui : la femme au travail, la femme à la maison, de tous les jours, et la femme élégante du soir.
13Le panel, restreint, l’est en fait beaucoup moins que pour les hommes, qui n’ont pas à se travestir en travailleurs puisqu’ils sont déjà construits socialement en tant que tels. Marion précise ainsi :
La femme qui travaille est vachement bien assumée dans le relooking ; ça l’est un peu moins chez les mecs. […] Le mec, ça va plutôt se réduire à deux looks… et encore. Chez les mecs, le look pour aller au travail est assez proche du look pour sortir.
14La masculinité promue est tout autant décrite comme moderne et dynamique, mais elle s’appuie sur des éléments présentés comme novateurs, très contemporains et particulièrement liés à l’urbanité et au parisianisme (androgynie des looks, ajout d’accessoires, plus grande diversité des formes et des couleurs). Ce modèle de masculinité a la même fonction que le modèle de féminité décrit plus haut : mettre en valeur ce qui est socialement normé comme un attribut « naturel » de l’un ou l’autre sexe. Ainsi, pour Bérengère : « pour les hommes, c’est pareil. L’homme doit mettre en avant sa carrure, c’est l’homme qui protège, un pantalon ajusté pour montrer le corps de l’homme. Homme moderne, dynamique ». Une différence de taille est toutefois soulevée à chaque entretien : si le modèle de féminité promue renvoie à des canons classiques et traditionnels, celui de la masculinité est interprété comme innovant et révolutionnaire. Bien qu’une certaine liberté semble s’emparer des dressings masculins, Bérengère remarque que celle-ci reste très codifiée et finalement intégrée au système normatif dominant : « l’originalité est quand même ultra limitée, c’est l’écharpe rose sur le costume marron. Ce qui reste dans la tendance, et n’est donc absolument pas original ».
15Les plus jeunes témoignent d’une certaine adhésion à ce modèle de masculinité, qualifié de dandy. Marion envisage une variable générationnelle : « On va dire que c’est masculin, mais masculin moderne, c’est pas l’image qu’on a de notre père ». Samantha, qui appartient à la génération précédente et témoigne d’un « rapport à la télévision très particulier, très fugace, très buissonnier », estime elle aussi que ce modèle touche surtout la jeunesse. Qualifiant les looks proposés aux candidats de Nouveau look pour une nouvelle vie de « complètement branchouilles », elle précise « mais comme mon fils, quoi [un jeune homme de 22 ans] ».
16Cette évolution est envisagée comme l’introduction de pratiques auparavant féminines dans l’univers masculin, que plusieurs enquêté·e·s rassemblent sous l’adjectif « métrosexuel ». Bérengère nous en propose une définition :
C’est une redéfinition de la masculinité qui est très actuelle. L’homme moderne est un peu métrosexuel, il connaît la mode, il passe une heure dans la salle de bains pour se mettre de la crème anticernes. Donc là, on revisite un peu le modèle masculin. […] L’homme a le droit, lui aussi, de faire attention à son image, d’être sensible, et que ça se voit sur son apparence. Donc c’est l’homme urbain, créatif.
17La téléspectatrice estime qu’« on est passés au-dessus de toutes ces idées d’outre-tombe, comme quoi les hommes n’auraient pas le droit de se faire relooker ». Samantha, qui rejoint Bérengère sur ce point, accorde par ailleurs à la télévision une place importante dans l’évolution des modèles de genre, notamment vestimentaires ; c’est, selon elle, grâce à la série américaine Deux flics à Miami (NBC, 1984-1989) que les hommes ont pu commencer à faire évoluer leur « uniforme », le traditionnel « costume veste/pantalon/cravate/chemise » qui « date sans doute de [son] père ».
18Toutes les personnes interrogées ne sont pas sensibles de la même façon à cette forme émergente de masculinité. Les plus jeunes adhèrent, mais certaines spectatrices, hétérosexuelles, manifestent des réserves, comme Aurélie :
Il y en a qui finissent avec des pantalons ultra moulants et ce n’est pas vraiment ce que j’associe à un look très masculin… […] Un pantalon cigarette est masculin, un legging, non. […] Il y en a certains avec qui elle [Cristina] joue vraiment sur les codes de l’androgynie, qui ne correspondent pas à ma vision du masculin. Les pulls col V sans tee-shirt en-dessous et avec les poils qui dépassent, ce n’est pas...
19Le contexte particulier introduit par la situation d’enquête est ici à prendre en compte. Aurélie a été entendue dans le cadre d’un entretien collectif réalisé avec son conjoint (qui regarde, avec elle, les émissions de relooking) : ses déclarations s’adressent donc autant à l’enquêtrice qu’au deuxième enquêté.
20La masculinité « débridée » est interprétée par Caroline comme l’introduction d’une fantaisie dans l’univers masculin, une forme de liberté vestimentaire assimilée à une culture du Sud qui se développerait dans la capitale :
Pour moi c’est masculin, mais très méditerranéen. Enfin, ici [à Paris], c’est plutôt très sobre, tu descends un petit peu plus au Sud et tu vois déjà des pantalons en velours côtelé jaune et des trucs comme ça. C’est vrai que tout en restant très masculin, il y a de la fantaisie, c’est propre à tout le côté féminin chez l’homme, plus sensible aux couleurs.
21En somme, si les spectateurs et spectatrices considèrent que les émissions traquent le masculin chez les candidates, ils/elles remarquent qu’elles ont plutôt tendance à rechercher une forme encadrée de féminisation chez les candidats. Cette asymétrie rejoint directement ce que Chloe Harrison a pu mettre en lumière à l’analyse de How To Look Good Naked, le format britannique original de Belle toute nue :
Il semble que les identités de genre se confondent avec des catégorisations aux frontières plus perméables et des distinctions assez floues. Ce croisement est traditionnellement asymétrique : par exemple, les femmes sont libres de s’habiller dans un style masculin, alors que l’inverse n’est pas acceptable socialement. (Harrison, 2008 : 94) [traduction personnelle]
22Les enquêté·e·s les plus sceptiques ne le sont pas tant quant aux looks proposés aux candidat·e·s que quant à leur capacité (personnelle, matérielle) à se conformer au modèle dominant. Aurélie évoque ainsi ne pas se sentir « assez à l’aise pour être dans certaines formes d’exubérance qu’elle [Cristina] peut proposer ». D’autres, comme Bérengère, sont plus en tension entre leur acceptation et leur rejet du modèle :
C’est le genre de femmes [les candidates relookées de Nouveau look pour une nouvelle vie] auxquelles j’ai envie de ressembler : bien habillées, bien coiffées, maquillées et avec des talons hauts (même si j’arrive pas à marcher avec des talons). Je trouve ça beau, sexy et, moi-même, j’ai trop envie de ressembler à ça, mais je n’aime pas le principe. […] C’est comme quand je mange au McDo : j’adore ça et en même temps je sais que c’est dégueulasse et que c’est mauvais pour la santé.
- 8 Réalisée à l’occasion du mariage d’un ami, la vidéo n’est pas diffusée sur internet et circule uniq (...)
23Ce phénomène (d’adhésion/de distanciation) s’accompagne le plus souvent d’un engagement affectif prononcé pour la présentatrice ou le présentateur des programmes. C’est que la dimension prescriptive passe essentiellement par la figure du coach, incarnée par William Carnimolla dans Belle toute nue et Cristina Cordula dans Nouveau look pour une nouvelle vie. La sensibilité à leur personnalité peut alors consolider la dynamique identificatoire. Pablo, auteur d’une vidéo amateur parodiant Nouveau look pour une nouvelle vie (et dans laquelle il se plaît à incarner Cristina)8, nous explique ainsi :
Ton coach, tu as besoin qu’il soit un peu sympa, que tu te reconnaisses un peu, que tu te dises : voilà, ça pourrait être mon pote, […] j’aimerais que ce mec me coache, j’admire ce gars. Je pense qu’il y a ce côté avec Cristina, c’est un peu la bonne copine.
24Toutes les personnes interrogées ne sont pas du même avis (notamment les femmes, qui tiennent un discours beaucoup plus critique sur la présentatrice), mais l’attachement ou le rejet pour le coach apparaît, chez tous et toutes, comme un aspect décisif du succès des émissions. Cristina est perçue comme une forte personnalité, extrêmement féminine et comme un objectif à atteindre (« elle a un peu le physique que toutes les femmes aimeraient avoir » nous déclare Virginie, une jeune spectatrice). William, moins « connu » toutefois que Cristina, semble autant apprécié, notamment pour son côté « décalé ». Plusieurs enquêté.e.s louent ainsi l’arrivée d’une personnalité « hors-norme » dans le paysage télévisuel (que d’aucuns lient avec celle de Valérie Damidot, présentatrice de l’émission D&co sur M6), ce qui paraît un atout dans le cadre de l’émission (Virginie estime ainsi que « c’est rassurant de voir des gens qui, malgré leurs différences, assument complètement »). Bérengère a un avis aussi tranché que différent sur les deux coachs :
Je trouve que William est beaucoup plus tendre avec les participantes que Cristina, qui est quand même une grosse salope. Je l’aime pas du tout. J’aime pas trop la démarche. William, on a l’impression qu’il va les accompagner, qu’il est plus à l’écoute. Et c’est [l’émission Belle toute nue] sur le rapport au corps, donc je trouve ça plus intime et du coup je le trouve plus tendre dans ce rapport à l’intimité. Alors que chez Cristina, c’est vraiment un rapport à l’extérieur, au regard qu’on va porter sur toi. Ça me dérange plus. Ca fait sans doute écho à quelque chose de plus personnel.
25Pour autant, la téléspectatrice adhère plus au modèle de féminité proposé par Cristina qu’à celui de masculinité promu par William :
Je regarde les deux émissions de la même manière. Je suis plus énervée par Cristina, mais William ne m’énerve pas du tout. Je le trouve un peu trop sapé, mais bon. Là encore, il est très représentatif d’un type de population hyper à la mode et j’avoue que j’ai un peu du mal avec les gens ultra à la mode. Cristina je la trouve plus belle.
- [enquêtrice] : Plus belle que William n’est beau ?
Ouais. Mais elle est insupportable. Pas seulement dans sa voix, dans ses mimiques, mais surtout dans son rapport à la femme. À la femme ou l’homme qu’elle aide. Elle est pas tendre.
26La difficulté à entretenir un rapport apaisé avec la présentatrice ne gêne pas l’adhésion de l’enquêtée à l’émission, mais génère un sentiment tacite de culpabilité. Alors que des réserves sont formulées à l’encontre des modèles de genre, Bérengère maintient une affection pour les émissions. Au cœur d’un paradoxe, elle déclare ainsi :
Même si ça fonctionne sur moi parce que je trouve qu’à chaque fois les nanas ou les mecs sont plus beaux après, ça va à l’encontre de tous mes idéaux, de toutes mes valeurs. C’est pas parce que le mec jette négligemment une écharpe sur son épaule qu’il est plus beau, et la fille, c’est pas parce qu’elle met des talons et une mini-jupe qu’elle est plus belle ! En attendant, ouais, quand même, c’est vrai, je trouve ça plus beau !
27La conscience de la normativité télévisuelle n’empêche donc pas l’incorporation des normes par Bérengère : « Je suis moi-même victime de ces injonctions, parce que quand je suis en jogging, j’ai quand même l’impression d’être mal habillée, même si je suis plus à l’aise ». Cette incorporation est facilitée par la dimension hégémonique des modèles de féminité et de masculinité promus, relayés dans tous les médias : « ce sont des modèles auxquels on peut s’identifier complètement, puisqu’on est conditionnés à développer ces modèles et à s’y conformer ». Cette tension entre l’adhésion aux émissions et le rejet parallèle des modèles de genre est assumée par la téléspectatrice, qui y voit une source de plaisir : « on se fout de ma gueule, j’en ai conscience, mais je kiffe ». Ceci tient peut-être au fait que la « promesse » faite par les émissions n’est pas entièrement trompeuse (Jost, 1997) et qu’il n’y a donc pas tentative de manipulation, comme le résume ce constat lucide : « en même temps, ce n’est pas l’objectif de l’émission que de révolutionner les stéréotypes du genre ».
28Quant au modèle de masculinité, l’opposition est plus farouche, chez Bérengère comme chez les autres enquêté·e·s. La plupart des hommes interrogés ne se disent pas prêts à épouser l’intégralité des codes transmis par les émissions, par exemple Damien :
Je pense que je ne me ferai jamais épiler. Sur la question des vêtements, ça dépend des émissions. […] Après, il y a la coiffure aussi… faut bien se couper les cheveux. Mais la cosmétique et l’épilation sont des choses dans lesquelles je ne me retrouverai jamais. Enfin je dis ça… On n’est qu’en 2013 !
29On retrouve ici l’idée d’une apparence « naturelle » (natural look), respectueuse de ce que serait le corps humain « par essence », largement vantée par les émissions de relooking. C’est notamment le cas pour les plus invasives, qui n’hésitent pas à recourir à de la chirurgie plastique ou dentaire, comme Extreme Makeover (Weiss, Kukla, 2009 : 128).
30Si les hommes émettent des réserves, c’est que le modèle de masculinité qui est promu, interprété comme « métrosexuel », est encore suspect puisque largement associé dans les représentations collectives dominantes à une homosexualité masculine ; Damien explique ainsi que « c’est moitié une blague, moitié un peu vrai quand même, mais un mec trop apprêté, c’est chelou ». Les spectateurs comme les spectatrices font d’ailleurs un lien entre look et sexualité. Ainsi, « en fonction des codes que tu utilises, c’est là que tu affirmes ce que tu es sur le plan sexuel », nous déclare Aurélie. Se dégage néanmoins que ce ne sont pas tant les looks qui démontreraient quelque chose de la sexualité de celles et ceux qui les adoptent, que le degré d’attention portée à son apparence, ce que souligne Damien :
Moi je pense que trop, c’est trop. Quel que soit le code, si c’est trop recherché, si tu sens que le mec a passé énormément de temps devant sa glace avant de sortir, c’est là que je dis qu’il est trop apprêté. C’est pas le look en lui-même.
31Dans ce cadre, les spectatrices considèrent que le processus est différent chez les hommes et les femmes : un intérêt trop manifeste pour l’apparence vestimentaire et physique (look recherché) est associé, chez les hommes, à l’homosexualité, et, chez les femmes, au dynamisme et à la modernité (c’est-à-dire à une capacité à articuler vie professionnelle et vie familiale, ce qui serait une pleine réalisation de la condition féminine). A contrario, la nonchalance vestimentaire et physique (look négligé) est associée chez les hommes à une forme de rusticité bienvenue et chez les femmes soit à la maternité (pour les femmes hétérosexuelles), soit à l’homosexualité. Ce dernier point (l’association, chez une femme, d’un look perçu comme négligé à une forme d’homosexualité), est nettement plus sensible chez les spectateurs hétérosexuels (par exemple chez Damien : « de mon point de vue d’hétéro beauf, on a plus l’image de la lesbienne camionneur ») que chez les spectatrices, homosexuelles comme hétérosexuelles (par exemple chez Aurélie : « j’ai un groupe de copines qui sont hyper lookées, et un autre groupe où, au contraire, elles ne sont pas du tout lookées, et il n’y a aucun lien avec leur sexualité »). L’orientation personnelle de l’enquêté·e ne paraît donc pas, ici, jouer un rôle déterminant dans sa perception sexuée des modèles vestimentaires ; non plus que le niveau de diplôme, d’après les observations menées au sein du premier panel d’enquêté·e·s.
32Les entretiens menés avec des spectateurs et spectatrices des émissions Nouveau look pour une nouvelle vie et Belle toute nue mettent au jour plusieurs éléments :
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Ces programmes télévisuels sont interprétés comme genrés et destinés à des publics féminins ;
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Certains enquêté·e·s évoquent d’eux-mêmes la promotion de modèles de genre radicaux au sein des émissions ;
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Les enquêté·e·s qui identifient des modèles de genre ont plutôt tendance à légitimer la représentation du féminin et à récuser celle du masculin, trop associée à une forme d’homosexualité ;
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Même lorsque les enquêté·e·s émettent des réserves quant à cette uniformisation, les normes véhiculées par les émissions sont admises, quel que soit le niveau de diplôme, le genre ou l’âge ;
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Les enquêté·e·s estiment que la promotion de modèles de genre fait partie intégrante des concepts des émissions et que c’est donc en tant que consommateurs et consommatrices averti·e·s qu’ils/elles décident de les visionner ;
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Il apparaît que, pour une majorité des enquêté·e·s, la consommation de ces émissions revêt une double dimension : documentaire (prendre connaissance des normes actuelles pour comprendre sa propre inscription dans le monde social) et performative (en tant que le visionnage des émissions est, en soi, une revendication identitaire).
33Les entretiens du premier panel de l’enquête Arpège ont été conduits dans un cadre institutionnel particulier (un appel à projet ministériel sur les rapports entre « genre et culture ») : le guide d’entretien a donc été conçu pour renseigner prioritairement ces aspects. L’analyse des données recueillies fournit de précieuses indications sur la perception genrée des programmes télévisuels de relooking, comme sur l’importance de l’identité de genre dans les processus interprétatifs. Plus, c’est le rapport entre genre (télévisuel) et genre (social) qui s’en trouve éclairé : l’un comme l’autre consiste en des systèmes de catégorisation qui abritent et pérennisent des échelles de légitimité. Le relooking se situe en bas de l’échelle de légitimité des programmes télévisuels parce qu’associé au divertissement populaire et au témoignage intime et se voit qualifié de « mauvais objet » par les téléspectateurs et téléspectatrices, comme l’ont montré plusieurs enquêtes de réception sur ce genre télévisuel (Seiter, 1990 ; Skeggs, Thumim, Wood, 2008). Identifié comme destiné aux publics féminins, il perd encore en légitimité et reconnaissance, ce qui nous invite en conclusion à évoquer l’idée de « redoublement hiérarchique » pour caractériser ce point de rencontre entre genre (télévisuel) et genre (social).