1Quand à la suite de cours donnés à l’École de médecine de Paris j’ai voulu travailler sur le cancer du sein dans les séries TV, je pensais – naïvement sans doute – que j’allais trouver un corpus de personnages exclusivement féminins, tant les représentations sociales de cette maladie semblent s’attacher à la féminité. Or contre toute attente, j’ai découvert qu’un certain nombre de personnages masculins de séries étaient « atteints » de cette pathologie, et que la répartition des « cas » fictionnels permettait une renégociation de ce paradigme.
2Le cancer du sein, et pas un autre. Puisque ce cancer met particulièrement en lumière les normes des genres, en cela que les représentations communes – et les statistiques médicales d’ailleurs – en font quasiment exclusivement un cancer féminin, une approche Gender des récits médiatiques que constituent les séries télévisées semblait s’imposer. Statistiquement, parmi les sujets atteints par ce cancer, seulement 1 % sont des hommes1, ce qui justifie que les représentations communes considèrent le cancer du sein comme « une maladie de femmes ». Il convient donc d’envisager tout ce que cette vérité statistique apporte à la réflexion sur les (ré)assignations des normes des genres et leur possible transgression dans les fictions télévisées pour dégager la spécificité de l’usage scénaristique de ce cancer particulier.
3Le corpus ne cherche pas, dans le cadre réduit de cet article, l’exhaustivité. Il m’a semblé que la réflexion sur un corpus restreint soulevait des questions suffisantes à une problématisation, à condition que soient envisagés des cas clairs de cancer du sein de personnages féminins ET masculins. C’est ainsi que je m’arrêterai – au moins temporairement, dans le cadre de cet article – sur :
4Des cas féminins :
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The L Word (Showtime, saison 3, 2006) : Dana Fairbanks
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Borgen (Arte, saison 3, 2013) : Brigitte Nyborg
5Sex and the city (HBO, saison 6, 2004) : Samantha Jones Des cas masculins :
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Nip/Tuck (FX, saison 3, 2005) : Christian Troy
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Oz (HBO, saison 2, 1998) : Ryan O’Reilly
6Ces séries ont pour point commun de laisser une large place au cancer du sein dans leur scénario, la maladie apparaissant à chaque fois comme une surprise scénaristique. Pour respecter cette homogénéité, j’ai donc exclu, tout aussi temporairement, du corpus :
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les personnages de série atteints d’un cancer, mais qui n’est pas un cancer du sein (Breaking bad, X files, Masters of Sex, Brothers and Sisters)
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les séries consacrées entièrement au cancer (par exemple The Big C dans laquelle l’héroïne est atteinte d’un mélanome qui va se généraliser et dont le synopsis – et le titre ! – suppose d’emblée et sans surprise l’apparition de la maladie)
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les personnages secondaires ou l’entourage des héros - parents, enfants, femmes - (comme la mère de Lynette dans Desperate Housewives…). Je précise que Lynette elle-même est atteinte d’un cancer dans la saison 3 de la série, mais c’est un lymphome.
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- 2 J’emprunte la distinction entre séries feuilletonnantes et séries non feuilletonnantes à François J (...)
les séries feuilletonnantes à épisodes bouclés qui entrent dans une autre écriture sérielle que les séries non feuilletonnantes : Une famille formidable (Annie Duperey, S05xE03). Dans ce type de sérialité les enjeux narratifs m’ont semblé trop différents pour être comparables2, la logique feuilletonnante d’Une famille formidable renvoyant davantage à un récit filmique.
7Par ailleurs, les séries retenues offrent l’avantage d’appartenir à différentes époques et à des registres variés, permettant ainsi à la réflexion de s’articuler sur des types de scénarios différents. Elles permettront cependant de confirmer certaines représentations sociales propres à une certaine sphère géographique : les États-Unis, l’Europe.
- 3 Je m’appuierai sur les travaux de Laplantine François (1986), Anthropologie de la maladie, étude et (...)
8Mon approche méthodologique s’appuiera sur une perspective culturelle et anthropologique3. Les approches anthropologiques de François Laplantine (1986), comme les ouvrages de Gustave-Nicolas Fischer (2002 et 2013), dont Psychologie du cancer : un autre regard sur la maladie et la guérison, justifient un regard socioculturel sur les scénarios qui s’emparent, par la fiction, de cette maladie réelle et s’appuient sur certaines représentations du corps, du malade, des normes de la santé, qu’elles viennent conforter, mais aussi interroger, voire reconfigurer. Ainsi l’analyse du récit sériel me permet de m’approprier, via l’univers diégétique, cette phrase de Fischer : « En abordant le cancer sous cet angle, on ne peut pas le réduire à une simple pathologie au sens médical du terme ; il est aussi un événement psychique en tant qu’expérience extrême de la vie : vivre une vie qui, par bien des côtés ne ressemble plus à la vie » (Fischer, 2013 : 10). Je me demanderai donc comment la fiction rend compte de cette expérience, et plus précisément, comment elle rend compte de l’expérience du genre dans ce cadre.
9Dans un premier temps, l’étude s’appuiera sur une analyse du récit sériel (Jost, 2011 ; Esquenazi, 2014) afin de repérer quelques récurrences dans les mises en scène audiovisuelles de ce cancer. Cette analyse de récit empruntera aux Gender studies ses réflexions sur les représentations du féminin et du masculin et la psychologie sociale, et plus particulièrement la psychologie de la santé (Fischer, 2010 ; Morin, 2002) complètera l’approche anthropologique. In fine, ce croisement des approches reviendra vers l’analyse des récits lorsqu’il s’agira de déterminer quelles influences la mise en scénario d’un cancer du sein dans une série télévisée peut avoir sur les catégorisations génériques de ces séries. J’emprunterai là quelques outils théoriques aux sciences cognitives pour délimiter l’influence des émotions extrêmes que suscite le cancer sur l’identification possible du spectateur au discours sériel.
- 4 L’article se concentre d’ailleurs sur les long-métrages de fiction.
10Je n’ai rencontré ni scénaristes, ni producteurs, ni comédiens, mais l’analyse de récit envisagera ce que les séries « font avec » le cancer lorsqu’il est introduit dans une diégèse sérielle. Je n’élaborerai pas non plus, dans le cadre de cet article, ce qui relèverait d’une étude de réception, de même que je n’envisagerai pas mon corpus dans un « cadre d’expérience » diachronique comme a pu le faire Benoît Lafon4 (2007).
- 5 Voir sur ce point Roger Odin, De la fiction (2001). La mise en scène de la maladie ne vise à aucun (...)
11Le topos sert à désigner, principalement en littérature et en peinture, des conventions communes facilement interprétables par le spectateur. Concernant les séries dont un des personnages est atteint par un cancer du sein, on relève l’usage d’un certain nombre de scènes attendues et récurrentes qui opèrent comme des passages obligés du scénario, et que l’on retrouve, plus ou moins déclinées, dans chacune des séries envisagées. Ces topos occasionnent des « micro-récits » (Weil, 1990 ; Reuter, 1997) identifiables et repérables de manière récurrente, utilisés par des scénaristes différents dans des situations de productions hétérogènes et qui pourtant opèrent comme un point d’ancrage commun de la mise en scène fictionnalisante (Odin, 2001) de la maladie5.
12Tout d’abord, les schémas narratifs utilisés répondent à une progression relativement identique, ce qui semble justifier de les envisager comme des topos. L’annonce et l’acceptation de la maladie se déploient à chaque fois selon les sept étapes qui définissent pour Elizabeth Kübler-Ross (2009) la courbe du deuil et plus largement le cycle psychologique face aux événements malheureux et inattendus de la vie. Ces étapes correspondent fidèlement au déroulement des scénarios des séries envisagées : choc - déni - colère (contre soi, les autres, le hasard, la malchance) - la tristesse/la déprime - la résignation - l’acceptation - la reconstruction (quand le personnage survit, ce qui est majoritairement le cas dans le corpus retenu). Ce cycle apparaît logiquement comme un bon arc narratif : la progression, du déni à la reconstruction, constitue ainsi un climax d’émotions qui crée ses propres « lieux communs » en générant ses thématiques récurrentes. Ce qui se met en place ici, c’est également la recherche d’un récit « crédible », si l’on fait avec Jean-Marie Schaeffer l’hypothèse, qu’il « existe une relation non contingente entre personnage fictif et personne : le personnage représente fictivement une personne, en sorte que l’activité projective qui nous fait traiter le premier comme une personne est essentielle à la création et à la réception des récits » (Ducrot et Schaeffer, 1995 : 623). L’usage du cancer se fera donc principalement dans un scénario réaliste pour justifier cette « activité projective » que les topoï facilitent.
13Or sur quoi repose cette projection ? Il apparaît très vite que la proximité/l’éventualité de la mort permet de relancer, de décliner, les sentiments amoureux, amicaux ou filiaux, de resserrer les liens affectifs, selon l’héritage du mythe d’Éros et Thanatos. Un certain relent moral semble accompagner le vécu diégétique de la maladie qui apparaît comme un motif de vanité : un memento mori, valable pour les êtres vivants, donc pour les personnages. Le modèle scénaristique adopté pour le cancer dans les séries étudiées est conforme au « modèle relationnel », proposé par l’anthropologie de la maladie (Laplantine, 1986 : 55-76) : comme élément perturbateur, la maladie amène finalement à repenser les relations du malade avec le reste des éléments qui l’entourent (son travail, ses relations sociales…) et ce modèle est vérifiable dans la vie réelle comme dans la fiction. Dans les univers diégétiques ce « modèle relationnel » est simultanément l’occasion de réaffirmer certaines valeurs morales, de mettre en scène de « bons sentiments » et de provoquer une empathie pour le personnage souffrant. Ces micro-récits permettent finalement de renforcer « l’effet personnage » tel que l’a théorisé Vincent Jouve pour la littérature, donnant au personnage du récit sériel la même « épaisseur » que celle du personnage de roman :
Y-a-t-il une spécificité du personnage de roman qui justifie un tel ciblage ? Nous pensons que le personnage romanesque présente des caractéristiques propres et que les effets de lecture qui lui sont liés ne se retrouvent pas nécessairement dans les autres genres littéraires. Le personnage de roman se caractérise en effet par son appartenance à un écrit en prose (se distinguant par là du personnage de théâtre qui ne s’accomplit, lui, que dans la représentation scénique), assez long (ce qui lui donne une ‘épaisseur’ que ne peuvent avoir les acteurs de textes plus courts comme le poème ou la fable), et axé sur une représentation de la ‘psychologie’ (à l’inverse, donc, de récits plus ‘événementiels’ comme le conte ou la nouvelle). Il est donc clair que certaines constantes du personnage romanesque (présentation dans la durée, survalorisation de la fonction référentielle) fondent un mode de réception spécifique (Jouve, 1992 : 22).
14La maladie dans un scénario semble donc renforcer le statut même du personnage, encourager la « survalorisation de la fonction référentielle » de la fiction et, partant, sa vocation réaliste, ancrée dans des représentations de la maladie partagées d’un point de vue anthropologique.
15Cependant, l’écriture audiovisuelle développe ses atouts propres, dont le roman ne dispose pas. Les scénarios semblent en effet, communément, souscrire à une certaine « pulsion scopique » plus particulièrement remarquable que pour d’autres cancers, et pour cause : le cancer du sein « s’attaque » à une partie désirable du corps. Dans Borgen, The L Word, Nip/Tuck et Oz, la mise en scène des personnages masculins comme des personnages féminins atteints par la maladie prévoit une séquence qui semble renvoyer à une réflexion sur l’impuissance symbolique de l’image. On y voit, après l’annonce du diagnostic, le personnage face à son reflet dans le miroir, le torse nu. Ce reflet s’oppose à l’imagerie médicale et deux régimes d’images sont ainsi interrogés : la radioscopie (ou l’IRM) qui opère comme un mode d’accession à l’invisible, à une intériorité interdite à l’œil humain, et le reflet, trompeur, qui laissait supposer la bonne santé. Si l’on se réfère au modèle ontologique développé par Laplantine (1986 : 57), ces topoï sont la retranscription fidèle d’une pensée occidentale sur la maladie : l’idée qu’elle se manifeste par une lésion d’une partie du corps. Ce qui est troublant avec le cancer, et ce sur quoi achoppe la mise en scène audiovisuelle, c’est que cette lésion responsable du mal est invisible, en tout cas avec les outils habituels de la captation filmique. Par conséquent, c’est toute la question du paraître et des définitions du corps sain qui se trouve reposée puisque l’image est, dans ces « scènes au miroir », comme accusée de trahison. Dans cette perspective, le corps devient le lieu d’une défaite, particulièrement intéressante d’un point de vue scénaristique puisque les personnages touchés ont bien conscience que leur corps est un atout (de séduction pour Christina Troy et Dana Fairbanks, politique pour Brigitte Nyborg, de défense pour Ryan O’Reilly) et que dans tous les cas, c’est tout une représentation de soi, et de soi vis-à-vis des autres que le scénario va être amené, au fil du déroulement scénaristique, à interroger. Et ce paradigme sert les besoins de rebondissement de la fiction, tout en étant parfaitement en adéquation avec les avancées récentes de la psychologie de la santé, qui tente de définir les manières dont la maladie opère une transaction entre l’individu et son environnement ainsi que « l’ensemble des processus (perceptifs, cognitifs, émotionnels, comportementaux) par lesquels un sujet placé dans une situation aversive, tente de la modifier et/ou de se modifier lui-même » (Bruchon-Schweitzer, 2006 : 8).
16Le cancer du sein touche une partie du corps où se loge la séduction, le désir, mais aussi la différenciation genrée. La particularité de cette maladie renforce son choix scénaristique : plus qu’un autre cancer, celui-ci questionne les apparences, les atouts du corps, la Beauté, ce qui est habituellement constitutif d’une héroïsation diégétique.
17La maladie s’accompagne par ailleurs, dans le scénario, d’un questionnement étiologique. Dans ce paradigme général, quelles sont les spécificités du cancer du sein ? Quelles spécificités ce cancer occasionne-t-il quant à la représentation du personnage malade ?
18Pour entrer plus avant dans ces questions, il convient sans doute de différencier davantage les différentes séries abordées.
- 6 « Breast cancer is a story line that’s integral to being a woman – there’s no way to avoid talking (...)
- 7 La série a d’ailleurs reçu en novembre 2006 le Ribbon of Hope Award pour sa contribution à la préve (...)
19Dans The L Word, Dana est un personnage sportif, une femme soucieuse de son hygiène de vie. Elle est jeune, belle et en pleine gloire puisqu’elle vient de remporter un important tournoi de tennis (S03xE05). Sa maladie ne semble donc pas correspondre à une causalité externe (ce que Laplantine appelle le « modèle exogène » des « imputations étiologiques ») puisque son environnement a, au contraire, tout au long de la série, été décrit comme particulièrement sain (sport, nutrition soignée, etc.). Erin Daniels, qui interprète Dana dans la série, présente cet artefact scénaristique comme un élément incontournable d’une « série de femmes » : « le cancer du sein est un événement qui fait partie intégrante du fait même d’être une femme – il n’était pas possible de ne pas en parler »6. Ce choix scénaristique peut alors se justifier par un désir de relayer un discours de prévention7, mais il n’était pas nécessaire dans ce cadre de faire mourir le personnage. En dehors d’éventuelles vicissitudes de la « vie réelle » justifiant l’éviction de l’actrice, et en restant toujours dans une approche centrée sur l’univers diégétique, il me semble cependant que ce genre de scénario peut être porteur, en sous-texte, d’autres significations. Notons au passage que ce choix fait du scénariste un démiurge, puisque la cause de la mort du personnage n’est pas clarifiée : la tradition hollywoodienne nous avait pourtant habitués à des scénarios « en W » : who ? when ? where ? what ? why ? Or ici le « why » semble singulièrement manquer, introduisant, de fait, une subversion scénaristique (Jullier, 2015).
- 8 « nothing is more punitive than to give disease a meaning – the meaning being invariably a moralist (...)
20Car dans The L Word, la cause de la maladie, scénaristiquement inexplicable avec les causalités habituelles, laisse place à des interprétations qui sont au moins justifiables par l’approche anthropologique. Le désir de trouver des causes à la maladie, la recherche d’une explication au mal, est une aspiration anthropologique que Laplantine a rencontrée dans toute la sphère occidentale. Susan Sontag relaiera cette idée dans un essai autobiographique célèbre : « Rien n’est plus punitif que de donner un sens à la maladie. Ce sens est toujours un sens moralisateur »8 (Sontag, 1978 : 58).
21Cette imputation étiologique encourage donc des interprétations « en sous texte » des scénarios – ce que Laplantine appelle « une seconde lecture » (Laplantine, 1986 : 76). L’approche croisée que je propose doit donc permettre de délimiter, au moins à titre d’hypothèses d’interprétations possibles, la manière dont un spectateur peut lire la maladie diégétique. Dans le cas de Dana, deux modèles étiologiques me semblent pouvoir être convoqués : le modèle exogène moralisateur de la « punition extérieure » ou le modèle endogène de l’auto-punition. En effet, d’un point de vue moral, cette incompréhensibilité de la maladie peut renvoyer à la formulation implicite d’un memento mori qui pourrait se résumer ainsi : « aussi belle et jeune sois-tu, tu peux être fauchée en pleine gloire », conformément aux vanités chrétiennes. L’inexplicable se mue alors en avertissement moral. Un autre sous-texte possible – et encore plus moralisateur – serait celui d’une maladie due à une condamnation sociale9. Le cancer – et particulièrement le cancer du sein – peut alors se lire comme une punition du personnage « par où elle a pêché », c’est-à-dire sa sexualité féminine alors considérée comme « déviante ». Cette interprétation exogène possible d’une maladie inexplicable dans le scénario recoupe certaines réactions de spectateurs choqués par la mort de Dana10. Le fait que son cancer soit spécifiquement un cancer du sein, pour lequel elle n’a pas l’âge11, qui l’attaque dans sa féminité, dans sa beauté, dans son corps désiré et désirant, renforce cette lecture punitive ouverte par le scénario lui-même, quel que soit l’horizon de lecture prévu par la sphère de la production12. Car même si cette lecture apparaît comme une lecture oppositionnelle par rapport à la signification globale de la série, elle n’en reste pas moins conforme à des modèles étiologiques répandus dans la sphère sociale, d’autant plus que la mutilation subie par Dana (la mastectomie), son enlaidissement, son corps malade longuement montrés à l’écran (5 épisodes) renforce sa victimisation. Cette hypothèse interprétative pousse l’approche Gender vers l’étude du genre de la série. Comme le souligne Torben Grodal (1999 : 259), le mélodrame est le genre par excellence qui favorise des interprétations variables : des « braconnages » (Certeau, 1990) génériques accentuent les hypothèses genrées.
- 13 « a woman illness may be defined in many way by the classical text, but it is never simply illness. (...)
22Car se dessinent ici les caractéristiques du women’s film tel que l’a défini Mary Ann Doane, qui met souvent en scène des personnages féminins atteints de maladie à des fins mélodramatiques : « Une maladie de femme peut se définir variablement dans les films classiques, mais ce n’est jamais une simple maladie. Le plus souvent il s’agit d’une exacerbation d’un aspect indésirable de la féminité ou même une répudiation de la féminité »13 (Doane, 1897 : 47).
23La mort de Dana dans une série lesbienne rejoindrait ainsi le mélodrame dans le sens hollywoodien classique du terme : ce personnage qui passe une saison à mourir apparaît comme le ressort mélodramatique bien connu d’une femme innocente frappée apparemment injustement par la maladie et dont la lente déchéance peut être considérée comme le prix à payer d’une culpabilité secrète. Les dialogues souvent violents, ses colères tout au long de sa déchéance physique (S03xE07) placent Dana dans le registre d’une maladie conflictuelle qui peut être lue comme la manifestation d’un conflit larvé entre l’homosexualité féminine et la société qui s’y oppose. Comme dans les mélodrames, la maladie peut s’interpréter alors comme une sorte de backlash, comme si la liberté sexuelle revendiquée ne pouvait éviter de se doubler d’une punition. Dana apparait alors comme le sujet sacrificiel d’une communauté condamnée par la morale qu’elle pensait éviter. Les interprétations restent ouvertes : doit-elle mourir parce qu’elle est coupable « dans sa féminité » ou « de sa féminité » ? Doit-on considérer que le personnage est victime de forces qui la dépassent ? Le cancer est-il un « fatum », une « punition » ou un « memento mori » ? Dans une interprétation plus conforme au modèle endogène décrit par Laplantine, l’interprétation pourrait être que la maladie est le résultat d’une culpabilisation intériorisée du personnage de Dana qui se manifeste par l’autodestruction. Nous retrouvons dans cette tentative d’explication « psychologisante » « l’effet-personnage » de Jouve : le spectateur a toujours tendance à donner aux personnages une épaisseur psychologique, qui accrédite leur existence imaginaire en renvoyant à un « effet de réel » dans un imaginaire commun. Car du côté de la réception, si l’on suit François Jost, la maladie, dans sa banalité, occasionne avec le personnage un rapport « en mode mimétique bas », qui pousse à une identification avec son humanité fragile et ordinaire. La maladie devient presque garante de la vulnérabilité du héros et donc de sa proximité avec la vie réelle. Ce peut être la cause scénaristique de la mort de Dana : elle est garante d’une forme de réalisme de la fiction, le respect de l’arbitraire d’une maladie qui ne soumet pas toujours, dans la vie réelle, au Happy end.
24Par ailleurs, dans la saison 2 de The L Word, ce cancer du sein est mis en parallèle avec le désir de Moira de changer de sexe, désir qui passe aussi par une mastectomie bi-latérale. C’est donc la notion même de féminité qui est interrogée par ce montage en parallèle du cancer du sein et du changement de sexe, ce dont témoigne l’échange entre Moira et Kit Porter (S03xE08) sur la définition de la féminité, et la manière dont elle passe par des attributs genrés, dont les seins font partie. Moira/Max agit comme un personnage miroir à Dana, et l’opération de changement de sexe comme miroir aux mutilations que suppose le cancer du sein. Les seins comme symboles de la féminité se trouvent au centre d’une question d’identité féminine : que signifie « les perdre » ? Que veut dire avoir un corps de femme ? Change-t-on ce que l’on est lorsque l’on change ce que l’on paraît ? Et donc finalement : que veut dire « être une femme » ? Et même plus philosophiquement : « qu’est-ce qu’un corps (sain, genré, normé) » ? Dans ce cas précis, le cancer ne pourrait être autre chose qu’un cancer du sein dont la spécificité dramatique est porteuse d’une réflexion sur les normes physiques du genre comme normes définitoires, en reconfigurant la visée essentialiste de l’identité féminine.
- 14 Dialogue avec la nonne dans la salle d’attente de l’oncologue S06xE17.
25Un personnage coupable, à qui la maladie vient rappeler une norme, c’est un modèle étiologique valable aussi pour le cancer du sein de Samantha dans Sex & the City. Personnage volage, libéré sexuellement, Samantha découvre l’amour fidèle après avoir vaincu son cancer, ce qui coïncide dans le scénario à un resserrement des liens amicaux et au choix de fonder un couple avec un partenaire unique (le jeune Smith), pour la première fois. Pourtant, à l’annonce du diagnostic, le scénario prévoit un questionnement sur une cause exogène de la maladie : l’excès de sexe, ainsi que sur une cause endogène : le fait de ne pas avoir eu d’enfants14. Les deux causes sont reliées, on le voit bien, par une accusation morale potentielle. Même si ces motifs de culpabilité sont envisagés de manière légère dans le scénario d’une série qui reste une comédie, ils n’en demeurent pas moins représentatifs des grandes catégories de modèles étiologiques qui reposent communément sur une forme de culpabilité de l’individu, considéré comme au moins en partie responsable du mal qui l’atteint. Dans ce modèle, la localisation de la maladie permet l’expression du « lieu » de la culpabilité et les seins sont évidemment un lieu particulièrement signifiant. Si la maladie apparaît comme une anormalité, quand elle s’attache aux attributs de la féminité, cette anormalité peut s’interpréter comme fondamentalement liée à une anormalité féminine, une déviance de la femme. Cette maladie interroge donc ici encore les représentations genrées du corps, en tant que corps sexuel et corps reproductif. Le cancer du sein de Samantha interroge sa sexualité et ses choix vis-à-vis de la maternité plus qu’aucune autre maladie n’aurait pu le faire – si ce n’est la stérilité. Or, en miroir scénaristique, ici aussi, apparaît dans la même saison la stérilité subie par Charlotte qui, elle, désire un enfant. La mise en parallèle des deux pathologies permet aux questions genrées de s’entrecroiser comme s’entrecroisent les maladies mises en avant par le scénario. Cette saison (la dernière) opère d’ailleurs comme un climax de toutes les interrogations féministes de la série autour de la question cruciale de la maternité, dont Samantha se demande si son refus est la cause de son cancer, tandis que Charlotte désespère de ne pas trouver de causes à sa stérilité. Être ou ne pas être mère, être ou ne pas être femme, cancer du sein et stérilité apparaissent comme les deux « ficelles » scénaristiques qui permettent la mise en perspective de cette question entre culpabilité et rédemption.
- 15 Ce qui correspond au modèle de la « maladie maléfique » de Laplantine (1986 : 117).
26Cette anormalité se dit différemment, mais peut-être aussi plus banalement dans Borgen, et ne serait-ce que parce que la crédibilité d’une cause endogène de la maladie est renforcée par l’âge du personnage. Il n’en subsiste pas moins une lecture moralisatrice possible du scénario, un memento mori encore une fois, qui s’exprimerait un peu différemment de celui de The L Word : « aussi puissante sois-tu, la maladie te menace ». Ici la cause exogène qu’est la « punition morale » peut également s’articuler sur le modèle relationnel de la maternité : les activités politiques de Brigitte Nyborg, bien que vertueuses (elle a mis en place un système de prévention de la maladie dans les hôpitaux publics dont elle bénéficiera), l’éloignent de ses enfants et de ses devoirs maternels. C’est seulement lorsqu’elle parviendra à avouer sa maladie à ses proches, à s’appuyer sur leur soutien, que la guérison sera possible. Cette vanité est soulignée lors de la crainte d’une rechute, le monologue de l’actrice interroge le « sens de la vie », la maladie apparaissant comme la catastrophe absolue, une annihilation totale de l’être social (S03xE09). La maladie est alors représentée comme un non-sens radical15.
27Dans tous ces cas, une lecture oppositionnelle en forme de backlash déjà étudiée par les théoricien·ne·s du women’s film se vérifie : la femme qui a voulu défier les normes sexistes s’en trouve punie. Car si la maladie agresse, questionne la féminité et les choix des femmes, elle est également un outil scénaristique de réhabilitation qui les sauve simultanément…en les remettant dans la norme. C’est dire combien ces scénarios sont empreints d’une vision religieuse bien cernée par les travaux de Laplantine qui parle de « maladie-salut » (1986 : 134) : « La pensée chrétienne propose de ce point de vue une double interprétation de la maladie. Elle la considère comme la conséquence du péché d’Adam (conception punitive et donc maléfique), mais aussi comme un effet de la grâce de Dieu (conception bénéfique). Dans la seconde direction, le malade est appelé à s’associer à l’œuvre rédemptrice du Christ » (Laplantine, 1986 : 139).
28Cette maladie essentiellement féminine interroge donc justement l’essence de la femme, en en faisant un paroxysme où se réaffirme la vertu morale du personnage en tant qu’il est une femme : réaffirmation de la norme du couple hétérosexuel (Samantha, Dana), de la famille, de la mère (Brigitte). Dans tous les cas, l’intervention du cancer du sein dans le scénario opère d’autant plus fortement une réassignation des personnages aux normes genrées, comme un « moment-limite », même dans des scénarios qui défendent par ailleurs un discours féministe.
- 16 Traduction proposée par Lionel Hurtrez (2014).
29Du côté de la psychologie de la maladie, Fischer, dans son travail sur la psychologie du cancer, décrit la manière dont cette maladie, en tant qu’expérience traumatique, peut provoquer un rebond de l’individu atteint qui, mis face à cette expérience extrême de lui-même, opère une transformation radicale dans sa vie. Il évoque à l’appui une fiction, romanesque cette fois, comme point de comparaison de cette expérience : La mort d’Ivan Ilitch de Tolstoï. Fischer fait l’hypothèse que « ce sont les poètes qui ont peut-être le mieux saisi ce que représente cette dimension psychologique » de la maladie (Fischer, 2013 : 17). Il semble que les scénaristes de séries l’aient tout à fait compris aussi et qu’ils s’en servent pour enrichir la profondeur et la crédibilité psychologie de leurs personnages. Du côté de l’analyse de récit, cette acmé des sentiments et cette exacerbation du pathos occasionnent des redéfinitions génériques. On peut s’appuyer à nouveau sur les analyses de Torben Grodal (2009 : 146) : « Les catégories de genre par excellence correspondent à des récits qui cherchent à optimiser un ensemble d’émotions telles que la peur, l’amour, le désir ou la tristesse »16.
30Les séries convoquant le cancer comme stratégie scénaristique seraient donc le lieu d’excellence de l’expression des sentiments invitant d’autant plus les identifications provoquées par l’effet-personnage. Se confirme ici l’hypothèse selon laquelle la fiction est porteuse de « leçons de vie » (Jullier et Leveratto, 2008), comme « simulations d’expériences de et pour des esprits incarnés dans le monde » (Grodal, 2009 : 146). La maladie diégétisée permet ainsi un rebond scénaristique qui trouve un écho dans le regard anthropologique, psychologique ou cognitif que l’on pose sur elle, dans la réalité.
31C’est donc bien une vision normative du genre qui est ici réaffirmée par l’usage scénaristique de cette maladie et de sa particularité essentielle qui est de se manifester dans et sur les attributs spécifiques au corps féminin, définis comme tels par la pathologie elle-même. Pour autant, on peut retrouver ce schéma étiologique et les lectures moralisatrices qu’il suppose dans les séries qui traitent de maladie – y compris autre que le cancer – et de cancer autre que le cancer du sein. Il m’a donc semblé qu’en plus des spécificités soulevées ci-dessous, c’est précisément lorsque cette maladie s’attaque à des personnages masculins que se détachent d’autres particularités et intérêts scénaristiques qui confirment que cette maladie genrée interroge tout particulièrement les normes du genre.
32La dimension genrée de ce cancer fait de lui, on l’a vu, un bon outil heuristique pour mesurer les normes genrées qui sont à l’œuvre dans les fictions sérielles. Le choix d’un cancer du sein pour un personnage masculin s’inscrit donc forcément dans une interrogation particulière sur sa masculinité. L’exemple du cancer du sein de Christian Troy dans Nip/Tuck me semble particulièrement révélateur. Cette maladie, considérée comme « féminine », interroge les clichés de l’être et du paraître : très majoritairement réservée aux femmes, quand elle touche un homme, elle le soumet aux représentations qui correspondent à des normes féminines. On retrouve ainsi dans la série le topos du face à face avec le miroir qui manifeste l’expression d’une sensibilité inédite, la peur de l’image que l’on renvoie aux autres, le souci du paraître, encore accentué ici par le fait que Troy est un célèbre chirurgien plastique dont les compétences sont souvent sollicitées, précisément, pour améliorer l’apparence des seins des femmes. La lecture moralisatrice opère elle aussi, comme pour les femmes, puisque ce cancer est considéré par Kimber, à l’intérieur même du discours diégétique, comme une punition de la débauche sexuelle du personnage : « Ton Karma te le fait payer » (S03xE15).
- 17 J’adopte ici la notion telle qu’elle est définie par Susan Sontag (1964), Notes On « Camp ».
- 18 Les extraits des dialogues cités sont ma traduction.
33Ce glissement du féminin dans le masculin est particulièrement remarquable puisqu’il concerne un personnage « séducteur », pas toujours très respectueux envers les femmes qu’il considère principalement comme des proies sexuelles. Mais ce qui pourrait apparaître comme une « féminisation » du personnage est aussi décrit comme une malédiction : le discours porté par le scénario pourrait parfois se résumer ainsi : « le pauvre, il pourrait devenir comme une femme ! ». Cette féminisation du personnage sert sa victimisation, tout en présentant Christian Troy comme un homme en mal de masculinité. Le scénario opère ainsi rapidement une réintroduction des normes masculines dans ces topoï féminins. On retrouve la dimension souvent ironique de la série qui surjoue le « non politiquement correct », en mode « smart » ou « camp »17. Le cancer du sein peut ainsi se lire aussi comme un choix particulièrement « smart » qui invite à une double détente ironique : un « homme », un dur, touché par une maladie de femme. Une fois opéré, Troy ne peut que constater, comme Dana, la mutilation de son corps, qui vient mettre en question, ici ironiquement, sa capacité de séduction : « je ne serai plus jamais une femme fatale » (S03xE15), dit-il, mais aussi « j’suis un vrai mâle (…) les vrais mâles ont des cicatrices »18 (S03xE16). Soulignons au passage que le maquillage de l’acteur est beaucoup moins ravageur que pour Dana, comme s’il était plus facile (ou plus complaisant), finalement, d’enlaidir une actrice qu’un acteur…
34Mais tout cela amène finalement à justifier la réaffirmation de la domination masculine par la mise en scène d’une masculinité triomphante qui a réussi à repousser la maladie comme une menace de féminisation. En effet, Christian Troy vit son cancer du sein comme une épreuve et subit aussi une sorte de « conversion » morale : il est aidé durant sa chimio par son amie Liz, son anesthésiste lesbienne, qu’il décide d’épouser pour se construire une « famille » et offrir une « mère » à son fils. Liz, pour l’occasion et après avoir couché avec Troy, se découvre… hétérosexuelle. Le scénario signe donc le retour du « Pater familias » qui décide de s’occuper de son fils en le confiant à « une bonne mère » qu’il (hétéro)normalise. L’anormalité de la maladie permet ainsi le retour à la norme hétérosexuelle de la domination masculine. On assiste bien là à une réassignation des rapports de genres : l’homme est dans l’action, la décision, tandis que la femme est dans le « care », la soumission aux normes patriarcales auxquelles elle se soumet par amour.
35Le scénario de Oz va dans le même sens : après l’annonce du diagnostic, Ryan O’Reilly s’exclame « je n’ai pas des seins, mais un torse […] je suis pas une tante (a fag) » et avoue la peur du regard des autres qui pourraient considérer la maladie – et particulièrement cette maladie-là – comme un signe ostensible de faiblesse (féminine). Au cours de la saison, il tombe amoureux de Gloria Nathan, la femme médecin de la prison qui le soigne de son cancer du sein. Par jalousie, il fait tuer par son frère le mari de celle-ci. Mais à la fin de la saison, O’ Reilly donne son sang pour sauver ce frère dont il se sent responsable, alors que celui-ci est logiquement accusé de meurtre. Ce resserrement des liens familiaux est bien conforme à une lecture moralisatrice, où la maladie comme rédemption du vice permet une réhabilitation morale, le resserrement des liens affectifs et le rappel de la vanité. Autant de points communs partagés par l’usage scénaristique de la maladie, pour les personnages masculins comme pour les personnages féminins.
36Mais Oz engage par ailleurs un questionnement sur l’amour fou, le crime passionnel, puisque la saison propose une réhabilitation du personnage qui passe par le sentiment amoureux. Ici, le cancer du sein et la féminisation qu’il propose semblent donc aller de pair avec émergence d’un « Feeling Man », mais aussi avec une réaffirmation des rôles genrés qui sous-tend une interrogation sur l’amour comme vertu. La saison tourne d’ailleurs autour de la question des normes de l’amour, homosexuelles, hétérosexuelles, de l’amour comme manipulation, comme révélation de soi. Le cancer du sein comme une « maladie de tante » peut donc s’interpréter comme le point d’ancrage d’une interrogation sur la masculinité et son rapport aux sentiments. Cette maladie féminine apparaît, ici, comme la métaphore d’une masculinité en crise, dans un milieu carcéral où le masculin est la seule norme à adopter pour survivre et où l’expression des sentiments – considérés, selon une certaine doxa, comme l’apanage des femmes – sont réprimés, voire dangereux.
- 19 « The ensuing backlash of popular culture masculinization on a facile cultural feminism » (Williams (...)
37À la fin de la saison, Ryan O’Reilly révèle son secret : il est responsable de l’accident qui a handicapé son frère, qu’il sauve du mitard en avouant qu’il a commandité le crime qu’il a commis ; il donne son sang pour transfuser un gardien blessé. Mais cette réhabilitation se fait, comme dans Nip/Tuck, dans une réassignation des normes des genres : il est aidé dans ce parcours par la dévotion d’une femme qu’il a pourtant meurtrie en tuant son mari. Gloria Nathan lui dira d’ailleurs : « Je vous ai sauvé la vie, vous avez détruit la mienne ». Elle avoue aussi à Tim McManus : « personne ne m’aimera jamais autant que O’Reilly » (S02xE07). Ici encore, un personnage de femme médecin reste dans le rôle de « care », de la compassion et du pardon. Le personnage masculin quant à lui, emprunte momentanément les attributs féminins – le « Feeling Man » tombe amoureux, mais ne sait comment l’exprimer autrement que par le meurtre – pour obtenir finalement une réhabilitation scénaristique en personnage positif qui invite à l’empathie. La morale est toujours in fine liée au rappel de l’importance des sentiments (y compris familiaux), au rappel de la vanité et à la condamnation des « vices ». On retrouve bien les principaux ingrédients du mélodrame hollywoodien et de ses « révisions » récentes liées à l’interrogation morale. Le « mode mélodramatique » dont parle Linda Williams (1998) s’appuie en effet sur une combinaison de l’action et du pathos en vue de plébisciter la vertu. Les scénarios dans lesquels les hommes sont atteints par des maladies de femmes manifesteraient donc une réaction de la culture américaine par rapport à une tendance au repli de la masculinisation de la culture populaire (le mélodrame) sur un féminisme facile19. Ces séries peuvent donc se lire comme des « mélodrames masculins » (Male Melodrama) qui articulent pathos, actions et vertus. Deux hommes très virils, dans un contexte très masculin – pour ne pas dire sexiste – atteints d’une maladie typiquement féminine : le cancer du sein apparaît comme la maladie la plus adéquate pour servir cette tendance scénaristique. Ce type de cancer est donc particulièrement propice à la réaffirmation des valeurs masculines tout en ne laissant pas de côté la sensibilité essentielle au mélodrame populaire. Il permet, par sa caractéristique d’être essentiellement féminin, de provoquer un « sous-texte féminisant » à l’action masculine. Si l’on suit Linda Williams, l’usage scénaristique du cancer du sein pour les personnages masculins reviendrait donc à refuser de laisser la maladie, et les sentiments mélodramatiques consécutifs, s’autoproclamer féminins, comme pour réaffirmer que les hommes aussi ont une place dans la culture populaire du mélodrame. Lorsqu’ils sont mis en scène avec ces pathologies qui ne sont habituellement pas les leurs, le « choc scénaristique » opéré est particulièrement inattendu et permet de redéfinir finalement pleinement les personnages en tant qu’hommes sensibles et vertueux. Comme le souligne Williams dans Melodrama revised, l’émotion vient légitimer/innocenter les actes des protagonistes masculins et leur permet de retrouver leur innocence perdue (Williams, 1998 : 61). La maladie – et tout particulièrement cette maladie féminine – procure un sentiment de moralité, encore renforcé puisque le personnage paraît, du même coup, « puni » de son sexisme et sauvé de ses crimes et/ou de ses vices. On peut se demander également jusqu’où le choix du cancer du sein pour un personnage masculin ne révèle pas surtout d’un désir de « saillance par spécificité » (Grodal, 2009 : 277) pour sortir le spectateur de ses habitudes et stimuler les mécanismes cognitifs de l’identification et donc son adhésion à l’univers diégétique, dans cette dialectique sérielle qui doit tenir son équilibre entre répétitions et variations (Eco, 1994).
- 20 Que l’on pense au battage médiatique occasionné par le cancer des testicules de Lance Armstrong.
38Dans les deux séries envisagées, si le cancer du sein ouvre une brèche vers une sensibilité « toute féminine », il est donc finalement un moyen de mettre en question puis de réaffirmer la masculinité : la féminisation de l’homme devient un outil de « remasculinisation ». Notons également que si l’on trouve quelques exemples de cancer du sein concernant des personnages masculins, j’ai cherché en vain des séries abordant le cancer des testicules ou le cancer de la prostate, malgré une présence réelle de ces maladies – spécifiquement masculines – dans la sphère sociale comme dans la sphère médiatique20. Certes, la mise en scène audiovisuelle de ces pathologies serait sans doute périlleuse, mais preuve en est que le sexisme passe autant par les propos des scénarios que par leurs silences (éloquents, en l’occurrence) !
39Pourtant, dans le même temps, on peut rappeler que les études de genres sur les women’s films (Haskell, 1987) montrent que si la loi patriarcale a apparemment le dernier mot – le happy end moral – dans ces films, ils permettent finalement aux femmes spectatrices dominées de passer par des expériences transgressives. Les cas « masculins » du cancer du sein pourraient donc aussi se lire comme une occasion, pour les femmes spectatrices, de vivre cette maladie féminine par le biais de sa transgression genrée et de trouver un certain réconfort face au sexisme latent des scénarios.
40On peut donc confirmer l’hypothèse que le cancer du sein est porteur d’interrogations particulières sur le genre, mais aussi sur les normes génériques : le mélodrame côtoie le tragique et, sur la longueur, le récit sériel se « colore » de tonalités différentes pour élargir ses moyens d’expression – et ses interprétations possibles. Dans le cadre spécifique du cancer du sein, une lisibilité morale (qui est bon et qui est méchant ?), une identification empathique pour le personnage victime (sous forme de réhabilitation), un climax d’actions et d’émotions, des stéréotypes interrogés et globalement réaffirmés forment des ingrédients scénaristiques récurrents. Le cancer du sein s’avère être un objet d’étude révélateur des normes genrées comme des normes génériques de la culture populaire. Se confirme ainsi l’intérêt de prendre en compte le récit fictionnel comme mode d’expression anthropologique de certaines maladies afin d’analyser leurs représentations, y compris médicales.