1La présente revue en témoigne à sa manière, la série télévisée, que ce soit sous sa forme feuilletonnesque ou sérielle, intéresse au moins autant qu’elle émeut aujourd’hui. Ce degré d’attention accru procède certainement aussi bien de facteurs quantitatifs que qualitatifs. Alors qu’elle était cantonnée jusqu’il y a peu à un cadre de visionnement unique et strictement réglé, le rendez-vous télévisé hebdomadaire ou quotidien, la série a vu depuis une dizaine d’années sa propagation favorisée par la diversification de ses modes de (re)diffusion (chaînes publiques ou à péage, coffret de disques DVD ou de Blu-ray, vidéo à la demande, téléchargement, piratage, etc.) et par la multiplication de ses supports de visionnement (télévision, ordinateur, laptop, tablette, baladeur numérique, smartphone, etc.). Corrélativement, sur le plan des discours, la série s’est émancipée du cadre de la recension hebdomadaire du programme télévisé pour investir le champ du débat à de multiples niveaux : presse quotidienne, presse spécialisée, périodiques, prises de position publique, discours d’opinion, documentaires, émissions télévisées ou radiophoniques, essais, publications académiques, etc. Signe des temps, là où Ronald Reagan et François Mitterrand invoquaient encore le cinéma, à l’instar de TF1 et de France 2 le dimanche soir, Nicolas Sarkozy et Barak Obama mobilisent tous deux la série télévisée (Les Borgia - 2011-2014 - dans le cas du premier ; Homeland - créée en 2011, Breaking Bad - 2008-2013 - et House of Cards - créée en 2013 dans le cas du second), tout comme TF1 et France 2, qui en ont fait leur produit d’appel dominical depuis 2006.
- 1 Voir également mon article (2009) « L’homme à l’ère de sa reproductibilité technique : fragmentatio (...)
- 2 Voir à ce titre la première photo du dossier (p. 6) ainsi que la couverture du magazine.
- 3 On peut notamment le vérifier dans le texte introductif du dossier, signé Jean-Philippe Tessé, qui (...)
2Mais si ces productions sérielles sont engagées dans des réseaux de considérations de nature très diverse, à l’image de leur usage dans le domaine de la politique ou de la variété de leurs orientations thématiques, ce qui frappe à la vue de ces discours, c’est la place de choix qu’y tient la question de leur légitimation spectatorielle et culturelle, le plus souvent dans le sillage de l’exploration des motifs sous-jacents à l’engouement populaire qu’elles suscitent. En France, ce penchant discursif, qui dit bien le statut a priori méprisable de l’objet télévisuel, se lit notamment dans le Petit éloge des séries télé de Martin Winckler (2012) où l’écrivain revendique en quatrième de couverture, en tant que « sériephile », le « droit » de regarder des séries « sans être jugé » ou de les aimer/détester « sans devoir se justifier ». On le constate également dans le champ académique avec le numéro « hors-série » de la revue MédiaMorphoses qu’Éric Maigret et Guillaume Soulez ont édité en janvier 2007 sous le titre symptomatique « Les raisons d’aimer… Les séries télé », ou encore avec l’ouvrage de Jean-Pierre Esquenazi (2010), Les Séries télévisées : l’avenir du cinéma ?, dans lequel le sociologue s’attache à saisir « ce phénomène culturel et artistique exceptionnel ». Mais c’est sans conteste le numéro des Cahiers du cinéma (n° 658, juillet 2010 : 6-33) consacré à « la passion des séries américaines » en 2010 qui est le plus exemplaire de ce phénomène. Les modalités de légitimation des séries repérables dans ce numéro sont particulièrement intéressantes dans la mesure où elles sont révélatrices du caractère genré (gendered) et donc politique des enjeux qui émaillent certains de ces discours. Il faut effectivement rappeler, après Patrice Petro (1986), Andreas Huyssen (2004, [1986]) et Lynn Spiegel (1990) notamment que, dès son institutionnalisation au cours des années 1950, la télévision a été très rapidement affublée, en France comme aux États-Unis, de tout un ensemble de caractéristiques dévalorisantes et chargées d’une forte connotation féminine : la passivité, la frivolité, l’apparence, la reproduction, la banalité, etc.1 Il n’est donc guère surprenant que les arguments invoqués par les Cahiers s’organisent en priorité autour, d’un côté, de la mise en lumière de la capacité de ces séries à fétichiser leurs personnages féminins, dans la lignée d’une tradition cinématographique ramenée à Alfred Hitchcock dans le cas présent2, et, de l’autre côté, d’une tentative « d’auteurisation » de ces productions via la mobilisation de l’autorité décisionnelle associée à la figure en l’occurrence toujours masculine du show runner (fonction significativement traduite en français par « auteur-producteur ») ; soit deux stratégies qui trahissent la volonté de masculiniser/légitimer un produit culturel jusqu’ici perçu comme foncièrement féminin/méprisable3.
- 4 Esquenazi invoque par exemple, en quatrième de couverture, les productions qui révèlent « des perso (...)
- 5 Un phénomène appelé par Susan Jeffords (1993) « The Big Switch » (que l’on pourrait traduire par « (...)
3Qu’elle s’inscrive ou non dans le continuité de la stratégie androcentriste des Cahiers, force est de remarquer que la doxa médiatique et les connaisseurs autoproclamés ne manquent pas de qualificatifs laudatifs « audacieuse », « originale », « innovante », « révolutionnaire », « réaliste », « unique », « ambitieuse » pour faire l’éloge d’un grand nombre de séries contemporaines qui, à les en croire, sont toujours plus singulières et surtout en phase avec les préoccupations des publics auxquelles elles s’adressent4. Cependant, au-delà de ce mode de légitimation, qui repose autant sur l’auteurisation des séries que sur la « ringardisation » des productions sérielles du passé, il est un aspect qui les distingue incontestablement de leurs antécédents historiques : la place proéminente qu’y occupent les personnages féminins. De fait, plus encore qu’au cinéma et dans le prolongement de la reconfiguration manifeste des rapports de genre qui s’y est opérée au tournant des années 19905, pour chaque 24 (2001-2010), Prison Break (2005-2009), Dexter (2006-2013), CSI (créée en 2000), Breaking Bad, NCIS (créée en 2003) ou Mad Men (2007-2015), on trouve aujourd’hui un Desperate Housewives (2004-2012), Alias (2001-2006), The L Word (2004-2009), The Good Wife (créée en 2009), Veronica Mars (2004-2007), Cold Case (2003-2010), Weeds (2005-2012), Homeland, Commander in Chief (2005-2006), Girls (créée en 2012), Veep (créée en 2012), Enlightened (2011-2013), Scandal (créée en 2012), Damages (2007-2012) ou Doll & Em (créée en 2014).
- 6 Sofilm, n° 8, mars 2013, p. 35-49.
- 7 L’absence d’une expression telle que « boy power » de l’espace public paraît effectivement attester (...)
4Or, il y a lieu d’observer que, quand ce phénomène est relevé dans les médias, comme avec le numéro de mars 2013 de Sofilm6, c’est souvent via le poncif des nouvelles détentrices du « girl power », dénomination typiquement post-féministe qui a déjà fait débat et dont la mise en équivalence masculine exacerbe bien l’aspect problématique7. De telle sorte que, si l’on essaie à présent de se pencher sur la part d’audace, de créativité ou d’innovation que les exégètes de ces séries prêtent fréquemment à leurs objets, il devient pressant de déterminer dans quelle mesure ce phénomène de « prolifération féminine » est susceptible de contribuer à pluraliser ou même à infléchir les identifications de genre et les conceptions de la sexualité et du corps que ces fictions ont l’habitude de proposer au public de femmes auquel elles se destinent en priorité. Conçu dans une perspective d’ordre socio-anthropologique, ce chapitre entend interroger la possibilité et les modalités d’élaboration de normes nouvelles de genre voire d’un discours « féministe » dans le cadre de la production sérielle américaine contemporaine, ces normes étant entendues comme un principe organisationnel de la vie sociale et mode de structuration politique de ses représentations. Pour ce faire, je vais m’appliquer à considérer deux réalisations emblématiques du discours encenseur qui accompagne la « sériephilie » contemporaine : Homeland et Girls.
5Pour mémoire, Homeland est une série dramatique centrée sur le personnage de Carrie Mathison (Claire Danes), une analyste de la CIA qui est convaincue que Nicholas Brody (Damian Lewis), un marine américain qui a été retrouvé après avoir été détenu par Al-Qaïda pendant huit ans, a été « retourné » (turned) par l’organisation terroriste et représente donc une menace pour son pays. Les deux premières saisons de la série s’articulent autour de l’enquête que le personnage de Carrie mène sur Brody, principalement avec le soutien de son mentor Saul Berenson (Mandy Patinkin), afin de révéler la vérité sur l’ancien prisonnier et, par là même, empêcher un nouvel attentat d’Al-Qaïda sur sol américain. L’enquête de Carrie s’appuie sur des dispositifs de surveillance vidéo, sur de l’analyse des apparitions publiques de Brody, ainsi que sur ses contacts directs avec le personnage. Mais l’enquête est complexifiée par deux intrigues secondaires. Tout d’abord, Carrie souffre d’un trouble bipolaire ; un état de santé qu’elle garde pour elle et qui est surveillé par sa sœur médecin. L’impact de ce trouble est rendu de plus en plus explicite au fil de la première saison jusqu’au point où sa découverte par ses supérieurs hiérarchiques aboutit à la marginalisation de Carrie au plan professionnel et l’amène à se soumettre volontairement à une thérapie par électrochocs dans le dernier épisode. Deuxièmement, après quatre épisodes, Carrie entame une relation personnelle (sur les plans affectif et sexuel) avec le personnage de Brody, d’abord pour les besoins de l’enquête et ensuite par intérêt personnel. Que ce soit dans la première ou la deuxième saison, la série prend appui sur ces deux aspects de l’intrigue pour mettre en cause l’équilibre mental de Carrie et la fiabilité de son jugement dès qu’il s’agit de Brody. Aussi les tensions dramatiques de la série procèdent-elles au moins autant de l’interrogation de la loyauté de Brody (est-il ou non un terroriste ?) que de la nécessité implicite de savoir si Carrie est un agent tenace ou la victime d’une obsession malsaine (est-elle perspicace ou paranoïaque ?). En fin de compte, au terme de la première saison, le personnage de Brody tente d’assassiner le vice-président à l’aide d’une bombe, mais renonce à la dernière minute grâce à l’intervention de sa fille Dana qui a été alertée par Carrie. Mais le tournant le plus crucial de la série se produit durant le cinquième épisode de la deuxième saison (intitulé Q & A), après que Carrie a interrompu brusquement la surveillance de Brody pour l’interroger sur sa tentative avortée d’assassinat et sa relation équivoque avec le leader d’Al-Qaïda, Abu Nazir (Navid Negahban). Là, l’ancien vétéran avoue pour la première fois son allégeance à Al-Qaïda, fait état de ses motivations profondes, et est ensuite « retourné » par Carrie pour œuvrer en tant qu’agent double pour le compte de la CIA. Il est mis au service d’une stratégie qui se révélera payante puisqu’elle permettra finalement à Carrie de neutraliser Abu Nazir au terme de la deuxième saison.
- 8 Je ne prends pas en compte ici une série comme Alias dans la mesure où les stratégies d’artificiali (...)
6Le cas du personnage de Carrie Mathison présente un intérêt patent pour notre réflexion dans le sens où son appartenance à la CIA soulève la question plus générale de la possibilité de l’accès pour une femme à un rôle de premier plan qui plus est héroïque dans la sphère traditionnellement masculine de l’espionnage8. De fait, le statut de Carrie dans ce contexte diégétique est problématique puisqu’il implique la valorisation de la puissance d’agir et de l’autonomie d’une femme au sein d’un système patriarcal et représenté comme tel fondé sur la domination socialisée du masculin sur le féminin. Autrement dit, ce personnage tend à exacerber la contradiction fondamentale de l’héroïne d’action contemporaine écartelée entre, d’une part, un idéal de féminité encore souvent structuré du côté de la passivité, de la sphère domestique, de la maternité, des métiers du care, de la soumission au masculin et de la finesse corporelle, et, d’autre part, un statut narratif qui s’articule historiquement autour de pratiques et d’attributs héroïques généralement investis d’une connotation masculine (force, indépendance, autorité, violence, exploit d’envergure nationale, etc.), et qui sont donc en porte-à-faux avec cette conception de la féminité. À tel point que l’on peut se demander dans quelle mesure l’accès de Carrie au statut d’héroïne ne vient pas automatiquement abroger toute forme de féminité, au sens commun du terme, et, réciproquement, si l’ancrage du protagoniste féminin dans une conception prototypique de la féminité ne vient pas désamorcer d’emblée toute velléité d’accès à un tel statut. Dans un sens comme dans l’autre, on voit donc que les conditions d’existence d’une autorité ou d’une supériorité féminine sont problématiques. Il s’agit donc ici de tenter d’analyser brièvement comment et dans quel contexte le personnage féminin négocie sur différents niveaux son rapport à cette position de pouvoir.
7Pour interroger la série dans sa dynamique discursive, c’est-à-dire identifier la manière dont le genre de sa protagoniste est défini par les procédés qui structurent son accès à une forme de prédominance sociale, il faut d’abord rappeler que les travaux de Laura Mulvey et des chercheuses/eurs qui l’ont suivie ont permis d’établir une corrélation nette entre regard et pouvoir qui est entérinée bien au-delà du champ cinématographique. Dans son célèbre article « Visual Pleasure and Narrative Cinema » (Mulvey, 1975), la théoricienne a montré la propension du cinéma dominant à construire un régime perceptuel masculin reposant avant tout sur le contrôle que les hommes exercent sur les différentes sources de regard qui tendent à objectifier les femmes. Or, une des particularités de Homeland, dans sa représentation de la femme d’action, est justement d’octroyer au personnage de Carrie une véritable puissance scopique. Grâce aux systèmes de surveillance dont elle dispose, aux dispositifs d’interrogatoire et aux photographies glanées durant ses filatures, Carrie est détentrice d’un pouvoir de nature voyeuriste, sur les hommes en général et sur Nick Brody en particulier, qui tend à lui accorder un ascendant dont seuls les personnages masculins jouissent d’ordinaire. Autrement dit, la position que Carrie occupe dans la diégèse (en tant que porteuse du regard) et son aptitude matérielle à réifier le vétéran (à en faire l’objet de son regard, que ce soit au travers de vidéos, d’écrans ou de photographies) tendent à perturber l’économie symbolique et les plaisirs visuels qui, comme Mulvey l’a expliqué, sont au principe du maintien de l’architecture des rapports traditionnels de genre (fig. 1, 2, 3).
Figure 1
Figure 2
Figure 3
- 9 « [T]here is a certain naiveté assigned to women in relation to systems of signification – a tenden (...)
- 10 J’utilise les guillemets pour l’expression « Guerre contre le terrorisme » (« War on Terror ») afin (...)
8Pourtant, malgré cela, il semble que la situation puisse être envisagée de façon plus complexe. En effet, non seulement le personnage de Carrie ne découvre presque jamais rien lors de ses opérations de surveillance (dans la première saison, elle n’a pas accès à l’angle mort qui serait susceptible de lui révéler la vérité au sujet de Brody), mais aussi parce que le filmage de ces scènes insiste plus sur sa position de spectatrice passive que d’observatrice active : on la voit scruter ses écrans en grignotant sur son canapé, un peu comme si elle regardait une émission de téléréalité. D’ailleurs, elle s’intéresse avant tout aux passages les plus intimes de la vie de Brody, comme ses activités dans la salle de bain et la chambre à coucher. Cette connotation entre en résonance avec deux aspects développés par la série. D’une part, Carrie tombe amoureuse du protagoniste principal de ce « programme », un peu à la manière d’une spectatrice caricaturalement dévouée. Ce trait, cette proximité vis-à-vis de la représentation visible à l’écran font écho à un lieu commun culturel identifié par Mary Ann Doane et qui corrèle les femmes à une forme spécifique d’excès : la sur-identification à l’image. Doane pointe en effet dans The Desire to Desire qu’« on a tendance à assigner les femmes à une certaine naïveté lorsqu’il s’agit de leur relation aux systèmes de signification une tendance à nier le processus de représentation, à abolir l’opposition entre le signe (l’image) et le réel »9 (Doane, 1987 : 1). D’autre part, cette forme de subordination de Carrie à l’image renvoie aussi à la caractérisation du personnage dans le générique introductif de la série. Avec six gros plans centrés sur les yeux de Carrie (dont le plan d’ouverture) et l’ambiance déstabilisatrice qu’il instille via son mode de montage discontinu, le générique de Homeland thématise la question du regard en montrant que, depuis son enfance, Carrie a été imprégnée par l’omniprésence télévisuelle des discours et des images sur la « Guerre contre le terrorisme »10. De cette manière, un peu comme dans le générique de la série Dream On (1990-1996), Homeland incite ses spectatrices et ses spectateurs à inférer que l’exposition prolongée et prématurée à un tel spectacle a pu favoriser la formation d’un esprit paranoïaque ou malade sur lequel les images exercent une emprise plus forte encore que celle que Carrie pourrait exercer sur elles (fig. 4, 5, 6, 7).
Figure 5
Figure 6
Figure 7
- 11 « The Nation sees a hero. She sees a threat. »
9L’affiche de la première saison de Homeland traduit du reste bien la centralité de cet enjeu qui consiste à parvenir à saisir la vérité du personnage de Brody en dépit de son brouillage par la trame télévisuelle. L’affiche est composée du visage de Carrie qui nous regarde, au second plan, sur un mode frontal et dans une pose affirmée, partiellement supplanté par le visage de Brody glissant depuis la gauche de l’avant plan, mais en partie estompé par des interférences qui rappellent un brouillage télévisuel. Le slogan qui accompagne cette image « La Nation voit un héros. Elle voit une menace »11 insiste d’ailleurs aussi, à sa manière, sur la perception comme un enjeu nodal de la série (fig. 8).
Figure 8
- 12 « Reckless » et « emotional ».
10En même temps, force est de constater que, quel que ce soit le dispositif de vision qu’elle mobilise, Carrie ne parvient jamais vraiment à rester longtemps dans sa position de spectatrice ou à ne pas s’impliquer émotionnellement. Elle doit constamment transgresser les limites et les espaces dans lesquels elle est inscrite, passer continuellement du statut de spectatrice à celui d’actrice, même si à un autre niveau, cette puissance d’agir est rapportée à de traits chargés de connotations féminines et qui fonctionnent aussi comme des marques d’excès. Ces attributs, qui sont bien restitués par l’expressivité corporelle de Claire Danes et l’usage périodique que son personnage fait de médicaments, comprennent l’impulsivité, l’émotion, l’instabilité (on dit fréquemment de Carrie qu’elle est « incontrôlable » et « émotive »12) et finalement la bipolarité (fig. 9 et 10).
Figure 9
Figure 10
11Ainsi cette pathologie revêt-elle ici un sens psychique autant que physique, dans la mesure où elle désigne aussi bien l’état mental du personnage que sa tendance à désobéir aux ordres et à dépasser les limites. Ce trait de caractère est déjà en place dans le deuxième épisode de la série où Carrie trahit la confiance du personnage de Saul Berenson pour espionner Brody. Mais la scène la plus représentative de ce penchant survient au cinquième épisode de la deuxième saison. L’épisode débute avec le personnage de Brody assis dans une salle à peine illuminée, seul et menotté, avec des caméras tout autour de lui. La scène insiste immédiatement sur l’anxiété du protagoniste en nous fournissant des gros plans de son visage inquiet, de ses pieds trépignant et des vues plus distantes de lui, saisies depuis l’arrière d’un grillage. Le personnage de Quinn (Rupert Friend), un analyste de la CIA, entre alors dans l’espace et commence l’interrogatoire tandis que Carrie et Saul les observent sur plusieurs moniteurs de la pièce d’à côté. Poussé dans ses derniers retranchements par les réponses insatisfaisantes de Brody, Quinn se met en colère et finit par poignarder la main du détenu avec un couteau. Après avoir observé la performance de Quinn en tant que « mauvais flic », Carrie passe de l’autre côté de l’écran, entre dans la salle et crée immédiatement les conditions d’une ambiance très différente, beaucoup plus intime. Elle éteint toutes les caméras de surveillance de la pièce (bien que Saul et Quinn puissent encore les écouter), elle ôte les menottes de Brody et se lance dans une tirade sentimentale et mélodramatique dont l’ambiguïté n’a d’égal que l’efficacité (de fait, contrairement à son collègue masculin, Carrie obtient les aveux du prisonnier). De plus, pendant cet échange qui est réglé par un régime strict de champ-contrechamp en plans serrés, la déclaration la plus intime de Carrie qui avoue désirer que Brody « quitte sa femme et ses enfants pour être avec [elle] » est le seul plan qui soit entrecoupé par un gros plan sur le visage dubitatif de Saul (qui dans la série fonctionne un peu comme l’alter ego de la spectatrice et du spectateur à l’écran) en train d’écouter l’interrogatoire. Dans l’économie représentationnelle de la séquence, cet insert vise à anticiper sur un mode mimétique et ainsi conforter la réaction de malaise que la spectatrice ou le spectateur est censé éprouver à la vue des méthodes peu conventionnelles employées par Carrie. Autrement dit, la série nous encourage ici comme ailleurs à interroger le comportement et les motivations de l’enquêtrice, à se demander si elle est motivée par son devoir envers son pays ou par les sentiments et le désir sexuel qu’elle éprouve pour Brody ; et cela avant que sa victoire sur Abu Nasir quelques épisodes plus tard n’atteste que c’est précisément cette attitude « bipolaire » (qui fluctue entre l’observation et l’action, le sentimental et le professionnel, l’émotionnel et le rationnel, le public et le privé) qui lui a permis de triompher là où tout le monde avait échoué avant elle.
- 13 Et il en va de même en quelques sortes du personnage de Brody, puisqu’il est prêt à commettre des a (...)
12C’est là sans doute que réside le tour de force de la politique de genre promue par Homeland. En faisant de Carrie une personne bipolaire, en ancrant la part la plus combative de sa personnalité dans une pathologie teintée de traits typiquement féminins, la série essentialise les qualités a priori contradictoires qui sont nécessaires à l’accomplissement des exploits qui lui permettent de neutraliser le terroriste Abu Nasir. De cette manière, Homeland offre la représentation d’une femme d’action dont l’identité de genre permet de résoudre la contradiction entre capacité d’agir et féminité, entre sphère publique et privée, parce que cette féminité, dans ce qu’elle a de pulsionnel, de maladif et de caricatural, est désignée comme la condition de possibilité de son succès. En faisant rimer des enjeux de sécurité nationale avec la relation ambivalente que Carrie entretient avec son insécurité psychologique, la série thématise en même temps qu’elle occulte habilement les incongruités socioculturelles liées au statut d’héroïne. Elle parvient à représenter et aussi à désavouer simultanément l’héroïne d’action. De fait, si elle est corrélée à ses exploits sur le terrain et à une compréhension superficielle de ses usages voyeuristes de la technologie, la représentation de Carrie l’assigne à une féminité qui n’est dominante que dans la mesure où elle est basée sur les qualités prétendument innées de sa personnalité déséquilibrée13.
13Mais Carrie n’en demeure pas moins une « vraie » héroïne étant donné qu’au terme de la seconde saison, elle a achevé la double guerre qu’elle mène sur deux fronts masculins tellement connexes que pour neutraliser le terroriste oriental qu’elle pourchasse, elle doit convaincre ses supérieurs occidentaux du bien-fondé de son analyse et de son action et elle l’a terminée en triomphant de son ennemi en même temps qu’en affirmant sa supériorité sur tous les personnages masculins qui l’entourent.
- 14 La version quotidienne en ligne du mensuel américain Vanity Fair parlait encore récemment de « la m (...)
14Le cas de la série Girls offre l’occasion de porter l’attention sur un autre enjeu afférant aux relations et aux normes de genre : la sexualité et le corps. Pour le dire d’un mot, Girls est une série centrée sur les errements professionnels, amicaux, socio-affectifs et sexuels de quatre jeunes femmes blanches de Greenpoint à Brooklyn. À l’instar de plusieurs séries citées plus haut, Girls a connu un important engouement critique et médiatique dès ses débuts14, même si le taux moyen d’audience réalisé lors de sa diffusion sur HBO (3,7 millions) a été plutôt décevant du propre aveu de la chaîne. Comme on le voit sur ces couvertures de magazines (fig. 11, 12, 13, 14), sa créatrice et interprète Lena Dunham a été au cœur de l’attention médiatique dévolue à la série, notamment en raison de l’entretien des chevauchements entre sa personnalité publique et son personnage.
Figure 11
Figure 12
Figure 13
Figure 14
15Au vu de la série elle-même et des commentaires souvent élogieux émis à son endroit, on peut affirmer qu’une grande partie de l’intérêt suscité par Girls peut s’expliquer par l’aptitude de la série à renouveler la formule éprouvée de Sex and the City (1998-2004) en l’adaptant à son époque. Cependant, il semble que cette perception peut être questionnée si l’on prend en considération la nature ambivalente de la relation que Girls noue avec ce qui est toujours perçu comme le grand succès de HBO dans ce registre.
16D’un côté, Girls s’inscrit en effet complètement dans la filiation de Sex and the City. D’abord, cette série est produite par la même chaîne à péage, avant tout à destination des femmes et sur la base de la même « recette » : relater les expériences de quatre jeunes femmes blanches et hétérosexuelles qui évoluent dans un contexte urbain et contemporain. Girls paraît assumer du reste cette filiation puisque l’épisode pilote fait explicitement référence à Sex and the City via la présence d’un poster de l’adaptation cinématographique de la série sur le mur de la chambre du personnage de Shoshanna (Zosia Mamet) lors d’une tirade où elle discute des ressemblances entre elle, Jessa (Jemima Kirke) et certains personnages de Sex and the City. De plus, le récit de Girls s’organise également autour de la subjectivité d’une écrivaine, Hanna (Lena Dunham), à l’instar du personnage de Carrie Bradshaw (Sarah Jessica Parker), même si le travail sur la voix-over qui avait caractérisé la première série a disparu dans la seconde.
17D’un autre côté, Girls introduit d’importantes ruptures par rapport à Sex and the City, que ce soit au niveau de la classe d’âge sur laquelle la série se focalise et à laquelle elle s’adresse (les jeunes de vingt ans), de la représentation souvent morne qu’elle donne de la sexualité (dans le pilote, Marnie [Allison Williams] n’éprouve plus de désir pour son partenaire, Hanna ne prend pas de plaisir avec Adam [Adam Driver], Jessa tombe involontairement enceinte, etc.), des corps moins normés qu’elle donne à voir (notamment celui de Hanna) et du contexte économique en crise qu’elle met en avant. Dès son premier épisode, Girls cultive ainsi une atmosphère de flottement professionnel, de doute affectif et de désenchantement sexuel qui tranche radicalement avec l’hédonisme lascif, l’exubérance sexuelle, la beauté standardisée et le consumérisme de Carrie, Samantha et consort. Si bien que la crise émerge d’entrée de jeu comme le motif transversal de la série, que ce soit sur le plan économique, sentimental ou sexuel.
18Mais il faut rapidement nuancer cette lecture car si le personnage de Hanna se distingue par exemple de celui de Carrie par un corps tout en rondeur, régulièrement dénudé et une vulnérabilité économique accrue, ces disparités sont au fond très relatives. D’une part, bien que tout au long de première saison Hanna rencontre des difficultés financières qui font écho à la crise que les États-Unis traversent depuis 2007, la lecture que l’on est invité à faire du personnage que ce soit en raison des informations contenues dans le générique introductif ou du discours promotionnel de la série est indissociable de la personnalité de Lena Dunham qui en tant que créatrice, scénariste, actrice et productrice exécutive du show constitue l’emblème d’une réussite économique considérable pour son jeune âge. En outre, cet aspect est accentué par l’ambiguïté autobiographique entretenue par la série et sa promotion, Dunham multipliant dans ses prises de parole les références à sa vie personnelle, au parrainage providentiel de Judd Apatow comme caution artistique et au cinéaste Woody Allen, autre figure emblématique de la scène artistique new-yorkaise. D’autre part, les questions soulevées par la singularité de son corps et par son exhibition fréquente, qui en théorie seraient toutes deux susceptibles de contribuer à une inflexion politique des normes en matière de genre et de sexe et ainsi justifier une part de la singularité reconnue à la série, me paraissent être en grande partie atténuées voire contenues par le traitement visuel des scènes de nu de Hanna et par le statut d’artiste que revendique la scénariste/personnage. Attardons-nous sur quelques exemples :
19Il y a d’abord la composition visuelle des plans dans lesquels Hanna s’affiche nue ou partiellement dénudée. À presque chaque reprise, l’usage des décors, de la lumière, la mise en scène du personnage au sein du profilmique contribuent à faire du plan la réminiscence d’une œuvre ou d’un style artistique que ce soit la peinture du 18e siècle ou du 19e siècle (avec Antoine Wiertz par exemple) qui souligne l’aspect pictural de l’image. Ce jeu d’activation citationnel renvoie ainsi davantage au cadre et au travail d’arrangement visuel qu’à la figure représentée. À un niveau plastique, on voit par exemple dans ce plan tiré du cinquième épisode de la deuxième saison (fig. 15), la manière qu’ont les volumes de l’édredon et de l’oreiller de souligner harmonieusement les rondeurs du corps du personnage (on pense à L’Odalisque blonde de François Boucher, 1752, fig. 16) ; et de quelle façon la lumière aurorale qui inonde la pièce depuis l’arrière-plan contribue à l’impression d’apesanteur produite par cette figuration corporelle.
Figure 15
Figure 16
20Cette approche picturale, qui érige le corps en un objet de culte « esthétique » apte à transcender la question de la matérialité, est aussi conférée par le travail de recadrage, de redoublement du cadre dans la profondeur de champ (fig. 17, 18, 19, 20) ou simplement par le rapport intertextuel qui s’instaure à partir de la posture du corps d’Hanna (fig. 21, 22). Dans ces différentes images, le travail référentiel et compositionnel montre bien que l’on a affaire à une forme d’abstraction et que c’est la représentation elle-même, en tant que telle, et donc l’activité créatrice de « l’artiste » qui est exhibée.
Figure 17
Figure 18
Figure 19
Figure 20
Figure 21
Figure 22
21Enfin, en comparaison de la banalité du mode de représentation des relations sexuelles de ses amies (fig. 23, 24), le personnage d’Hanna se trouve systématiquement figuré d’une façon ou sous un angle qui expose ses potentialités esthétiques, notamment via la richesse de la composition du cadre (fig. 25, 26) et l’exhibition fréquente de ses différents tatouages (fig. 27, 28).
Figure 23
22
Figure 24

23
Figure 25

24
Figure 26

25
Figure 27

26
Figure 28

27En outre, les renvois du personnage, au niveau textuel et paratextuel, à des instances désincarnées (la « voix » d’une génération dans le pilote de la série, « le magnifique esprit » de la couverture de Entertainment Weekly [fig. 29] ou la révélation de sa lassitude vis-à-vis de l’attention portée à « son corps » [fig. 30]) restituent bien les aspirations cérébrales qui autorisent Lena Dunham et son alter ego diégétique à dépasser la matérialité du corps et à transcender la dimension « bassement terrestre » des tensions que la série exploite.
Figure 29
Figure 30
- 15 D’ailleurs, contrairement à Sex and The City, qui investissait constamment l’espace public (de la c (...)
28À cet égard, on peut relever que le sort réservé à la précarité économique des protagonistes n’est pas très différent de celui réservé à la précarité de leurs corps. Contrairement à ce que la place initiale conférée à la crise financière et à ses conséquences pour les femmes pourrait laisser penser, Girls n’est pas aussi différente de Sex and the City que la série semble le prétendre. De fait, ses récits se structurent exactement autour des quatre mêmes figures stéréotypées que sont l’écrivaine, l’ingénue, la délurée et la snob. Et ses personnages parlent principalement de sujets similaires, même si c’est sur un mode plus ironique que celui qui a fait la réputation du quartette de Manhattan. En outre, l’attention portée à la mode et aux codes vestimentaires via les changements constants de tenues et de look capillaire est symptomatique de la superficialité de cette différence quant à la représentation de la féminité et des femmes. Là où Sex and the City affichait de façon éhontée son intérêt pour les questions d’allure et de styles vestimentaires, à partir de certaines différences de classes sociales notamment, Girls feint de l’ignorer tout en ne négligeant jamais le look très vintage de ses héroïnes. De ce point de vue, on peut même se demander dans quelle mesure l’accent mis sur la crise n’est pas simplement prétexte à exposer et à cultiver toute la palette des intérieurs d’appartement pour hipsters et des tenues prisées par le néo-dandysme en vogue actuellement15. Cette lecture peut être du reste accréditée par l’image paratextuelle véhiculée par Lena Dunham et ses interprètes dont l’aisance matérielle dans la vie est de notoriété publique et qui, dans l’esprit du complexe mode-beauté exposé par Angela McRobbie (2009 : 59), ne quittent pas les pages des magazines de mode (fig. 31).
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Figure 31
- 16 Girls rappelle en cela la série Mad Men (Matthew Weiner, 2007-2015), c’est-à-dire un show dont on d (...)
30On peut en fin de compte suggérer que, d’une certaine manière, en entremêlant considérations économiques et questions corporelles, dans un jeu de références constantes, Girls évacue tendanciellement le matérialisme de son discours autant que la matérialité des corps16.
- 17 Ce constat est d’autant plus paradoxal dans un contexte de légitimation culturelle des séries télév (...)
31Si, à l’image de plusieurs séries actuelles, ces deux shows peuvent se prévaloir d’une certaine singularité en raison des rôles narrativement plus proéminents qu’elles offrent aux femmes, de la capacité d’agir effective dont bénéficient leurs personnages féminins ou encore de la liberté accrue dont ils jouissent dans les registres du corps et de la sexualité, l’analyse montre que ces gains ne s’obtiennent en l’occurrence qu’au prix d’une réinscription dans des conceptions « classiques » voire archaïques de la féminité ou dans des schémas qui, de fait, minent le supplément d’autonomie que ces représentations seraient censées apporter aux femmes. À ce titre, ces séries sont à l’image de l’expression oxymorique « girl power » qui leur est si souvent accolée, au sens où elles sont travaillées par l’ambivalence exacerbée inhérente à un post-féminisme qui commande que toute avancée politique significative dans les relations de genre se paie d’une forme d’infantilisation/infériorisation. Pour paraphraser Christina Lane, on peut arguer que si Homeland et Girls ne visent plus tant « à résoudre le problème qu’est la ‘femme'« , elles ne font pas encore droit à la nécessité « de résoudre les problèmes des femmes »17 (Lane, 1998 : 69).