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Les séries américaines à l'épreuve du genre

Bonnes feuilles autour de Chuck tirées de L’Amour des Femmes Puissantes. Introduction à la viragophilie

Noël Burch
p. 7-21

Texte intégral

Avant-propos

  • 1 Le mot viragophile est forgé dans les années 1970 par Louis Chauvet, chroniqueur de cinéma au Figar (...)

1Les viragophiles1, ce sont des hommes dont l’objet du désir est les femmes dont la force et la science leur permettent de vaincre les hommes en combat singulier : catcheuses, karatekates, boxeuses, judokates... Le mot a été forgé dans les années soixante par un critique de cinéma français, Louis Chauvet, adepte lui-même de cette passion et qui lui a consacré quelques fictions. Aujourd’hui c’est un cinéaste et historien du cinéma, personnalité connue dans la communauté internationale de la viragophile pour ses nouvelles et pour quelques films, qui entreprend décrire le premier ouvrage sérieux sur cette forme de masochisme hétérosexuel et masculin... mais qui a longtemps été méprisée par le milieu « S-M », pour des raisons que ce livre tente d’élucider. Il s’agit d’un texte hybride : à la fois autobiographie sexuelle, réflexion sur la nature psychanalytique – et politique – de cette passion ainsi que ses nombreuses variantes et les fétichismes qui lui sont associés. Une réflexion aussi sur ses origines culturelles – né aux États-Unis, ayant découvert sa viragophilie à sept ans, l’auteur est persuadé que c’est la nature particulière des rapports de sexes aux USA qui ont fait de ce pays le lieu de naissance du culte de la femme combattante – ainsi que semble le confirmer depuis une dizaine d’années la pléthore de séries télé où des femmes savent se battre, figure présente dans la culture populaire étasunienne depuis plus de cent ans. Le livre offre également un guide de l’activité viragophilie sur Internet, étonnamment vivace ; et enfin un choix effectué parmi les nouvelles qui ont fait de lui une figure culte parmi les adeptes de cette « perversion »... que l’auteur revendique comme telle... car il ne cherche nullement à idéaliser cette façon d’envisager les femmes, même s’il est plutôt partisan de l’avènement d’un matriarcat pour le salut de « l’Homme ».

2Série immensément populaire et qui a tenu 5 saisons, de 2007 à 2012, Chuck, au-delà de toute une ribambelle de MacGuffin petits et grands qui en organisent les récits, constitue un travail en profondeur, largement conscient, je crois, sur le syndrome défini par Leslie Fiedler comme étant au cœur de la sexualité du mâle étasunien :

  • 2 Leslie Fiedler (1992 [1960]), Love and Death in the American Novel New York, Anchor Books, traduit (...)

Lorsque [...] l’écrivain américain ne prend pas pour sujet l’impuissance elle-même, il lui reste le choix entre deux archétypes, celui de l’homosexualité innocente et celui de l’inceste non consommé : l’amour entre camarades ou entre frère et sœur. [...] Les deux thèmes sont juvéniles et régressifs, c’est-à-dire narcissiques ; car là où l’on perçoit la femme comme l’Autre, crainte et interdite, le seul objet d’amour légitime est soi-même2.

3Chuck nous propose l’analyse, peut-on dire, à la fois de la velléité homosexuelle (sous forme d’amitié virile bien sûr), et de celle de l’inceste frère-sœur dont le ciment est sans aucun doute la viragophilie.

4Voici la présentation de la série faite par Wikipedia... quelque peu corrigée par mes soins :

Chuck Bartowski est un nerd, un passionné d’ordinateurs qui travaille au Buy More de Burbank, une grande surface d’électroménager et d’électronique, plus particulièrement dans le SAV informatique appelé Nerd Herd, qui est une parodie de Geek Squad.
En tant que nerd, il n’est pas très doué avec les filles. Sa sœur Ellie, avec qui il partage un appartement et qui cohabite aussi avec son fiancé Devon Woodcomb, alias « capitaine Trop Top » (Captain Awesome en version originale), le pousse d’ailleurs gentiment à tenter sa chance.
Mais sa vie va basculer le jour où Bryce Larkin, son ancien meilleur ami de l’Université Stanford, lui envoie un e-mail mystérieux qui contient la base de données cryptées réunissant toutes les informations de la NSA et de la CIA, l’Intersecret (Intersect en version originale). En le visionnant, Chuck est comme hypnotisé, et son inconscient détient dès lors toutes les données de ces deux agences qui se révèlent par des flashs à la vue de certains objets ou personnes.
Arrivent aussitôt John Casey de la NSA, un homme d’une grande force physique, intelligent et surtout fidèle à son pays ainsi que Sarah Walker de la CIA, une très belle femme pleine de talents et de charme, qui l’initient au monde de l’espionnage et tentent de le protéger au cours de toutes ses aventures.
Sa vie est alors partagée entre Sarah, son meilleur ami Morgan Grimes, sa sœur Ellie, son emploi au Buy More, les missions d’espionnage et les mystères de sa vie.

5C’est le désir de se procurer cet « Intersect » – le grand MacGuffin de toute la série et qui au départ n’existe que dans le cerveau de Chuck – qui va déterminer tous les conflits qui se déroulent à la surface du texte entre CIA/NSA et différents groupes d’agents dissidents, terroristes, mafieux, etc. Mais le discours profond de la série, dont je suis sûr que les auteurs sont parfaitement conscients et dont il sera seulement question ici, tourne autour des identités masculines et féminines, prises entre capacité de violence et capacité d’amour.

6La première fois que la très belle Sarah Morgan entre dans la vie de Chuck, elle est méconnaissable, car elle porte une combinaison intégrale noire et parfaitement androgyne de « ninja ». Son objectif est de s’emparer de l’ordinateur de ce civil innocent, car ses supérieurs s’imaginent à ce stade qu’il contient l’Intersect. Chuck essaie de défendre son bien et l’acrobatique ninja le réduit élégamment à l’impuissance au moyen de prises, d’atemis et de projections imparables. Notons qu’ici, pour la seule et unique fois de la série, Sarah prend des poses de garde stylisées et intimidantes avant d’attaquer ou de se défendre contre les maladroites initiatives de Chuck, comme pour l’avertir de sa science, pour l’épargner peut-être, alors que dans tous ses autres combats elle agira immédiatement avec des résultats généralement dévastateurs. Ce n’est que lorsqu’elle regagne bredouille sa voiture et se débarrasse de sa cagoule que nous saurons que c’est une belle blonde qui vient de ridiculiser ainsi cet « anti-héros ». Par la suite, Sarah s’étant présentée à Chuck comme la gardienne du porteur du précieux Intersect qu’il est, elle se prépare dans sa chambre d’hôtel à l’accompagner en boîte, en s’habillant sous nos yeux : sous sa robe affriolante, elle porte autour de la cheville une trousse de couteaux à lancer, se fait un chignon tenu par de longues épingles dont elle enduit la pointe d’un inquiétant gel rouge... Et plus tard, lorsqu’un groupe d’agents rivaux fait irruption dans la boîte dans le but de s’emparer de Chuck (à ce moment de l’intrigue, la NSA dispute Chuck à la CIA), Sarah entre en action avec une efficacité redoutable dans une scène brillante qui montre pour la première fois à quel point il s’agit d’une femme dangereuse, meurtrière.

7Chuck et Sarah sont bien entendu destinés à tomber amoureux, mais la CIA (bientôt associée à la NSA via le personnage de John Casey, qui devient le co-gardien de Chuck) interdit le mélange des sentiments et du devoir. Donc, pendant près de deux saisons, nous assistons à la pratique angoissée du déni de part et d’autre, d’autant plus difficile à endurer qu’ils doivent prendre pour « couverture », pour justifier devant le monde extérieur leur étroite fréquentation, de faire semblant d’être des amoureux, puis des fiancés, et même brièvement des mariés ! Et voici donc une nouvelle version de cette barrière symbolique infranchissable entre la mère idéale, toute-puissante, et le « petit garçon », qui renvoie à la formation pré-œdipienne du syndrome viragophile, l’époque où le petit mâle jouissait d’être à la merci de cette femme toute-puissante, qui faisait de son corps ce qu’elle voulait.

8Chuck est l’homme doux par excellence, l’exact opposé de ce tueur brutal qu’est John Casey, mercenaire hyper-patriote qui ne montre jamais ses sentiments, qui interdit même qu’on le touche. Et si l’excitation des premières aventures de Chuck en tant qu’adjuvant logistique aux deux vrais espions lui donne envie de s’initier à leur métier, Sarah s’y oppose longtemps, car tout en maintenant elle aussi la fiction de la « couverture », elle est tombée amoureuse de Chuck, et ce précisément parce qu’il n’est pas un espion, n’est pas un tueur comme John Casey... ou comme elle-même. De sorte que lorsqu’à un moment donné elle croit qu’il s’est conformé à l’épreuve qu’une hiérarchie invisible et sans âme lui a imposée pour se qualifier d’espion, elle a cru le voir tuer de sang-froid une « taupe », un homme tombé par terre et qui le suppliait de l’épargner... Sarah se dit que Chuck n’est plus l’homme dont elle est tombée amoureuse. Et son amour ne lui sera rendu que lorsque John Casey lui avoue discrètement que c’est lui, tapi dans l’ombre, qui a abattu la taupe, car il savait que Chuck n’en était pas capable... mais qu’il importe de qualifier le porteur de l’Intersect. Alors qu’il n’est pas interdit de penser que Chuck est attiré par Sarah notamment en raison de sa capacité de violence, pendant de sa propre lâcheté physique, cette impression d’ensemble aura déjà été atténuée plus tôt dans la série. Car à l’insu de Sarah, Chuck l’a vue abattre de sang-froid un prisonnier qui menaçait de dévoiler le secret de l’Intersect... et donc de mettre Chuck en danger. C’était donc une preuve d’amour qu’il a vue, mais sans la comprendre. Voir la femme que déjà il aime dans ce rôle de froid assassin – rôle qui depuis longtemps est pourtant bel et bien le sien – lui coupe pour un temps son élan, car il s’accroche aux valeurs éthiques associées à son côté féminin. Il se dit qu’il ne peut plus aimer cette femme-là, se montre froid avec elle quand il lui rend visite dans le fast-food situé près du Buy More où elle travaille pour sa couverture. Mais ce sera un obstacle vite surmonté...

9Le caractère à la fois androgyne et violent de Sarah culmine dans un épisode de la quatrième saison. Kidnappé par un maître-espion surnommé « Le Belge », Chuck est retenu dans un laboratoire secret au cœur de la jungle thaïlandaise. Sarah entreprend, seule d’abord, une longue quête pour le sauver, laquelle commence dans un bar miteux où elle demande des renseignements qui pourraient la conduire à son « boy-friend », dit-elle. Le patron à la mine patibulaire ne sait pas où se trouve « le Belge » mais se propose pour être son « boyfriend » lui-même... et lui met la main aux fesses. Sarah le massacre en deux temps trois mouvements et s’avance vers les consommateurs médusés : « Anybody else want to be my boyfriend ? » Par la suite nous apprendrons qu’elle a traversé le pays, en massacrant tous ceux qui se dressaient sur son chemin, gagnant le sobriquet de « She-man ». Sa quête touche à sa fin au village d’un puissant narcotrafiquant qui promet de lui révéler où se trouve le Belge si elle accepte une joute publique avec son meilleur combattant. Sarah accepte et nous assistons à sa plus longue confrontation de la série... que Sarah gagne, mais non sans difficulté, notamment avec l’aide d’une spectatrice qui lui apporte de l’eau pour laver le sable que son perfide adversaire lui a jeté dans les yeux.

10L’épisode est évidemment remarquable pour l’inversion qu’il offre du schéma chevaleresque. Finalement Casey accourt et ensemble ils tirent Chuck des griffes des méchants qu’ils massacrent alors que le héros était sur le point de se faire lobotomiser par le savant dévoyé au service du Belge.

11Si Sarah est une combattante hors pair, au karaté, à toutes les armes à feu, au lancer de couteau (ou de crayon ou de n’importe quoi : un matin d’énervement elle se sert de ce talent pour éteindre son réveil), elle n’est pas John Casey, ou plutôt elle ne l’est qu’à moitié. Si son métier d’espionne l’amène à tuer, à blesser, à mentir avec aplomb, à cacher ses émotions, etc. elle n’en demeure pas moins femme en ce sens qu’elle n’est pas sanguinaire, n’aime pas la violence en soi, et qu’elle apprécie la valeur des sentiments. Sa façade « virile » est une construction qu’elle maîtrise. Chez John Casey, qui ne veut pas qu’on le touche, qui méprise les sentiments, la cuirasse est compulsive, lui c’est le sur-mâle aliéné dans toute sa splendeur. L’un des enjeux de la série est la « féminisation » de Casey, à travers l’affection que peu à peu il va éprouver pour Chuck, et plus tard pour le meilleur ami de celui-ci, Morgan Grimes, et surtout lorsqu’il entre en rapport avec sa fille adulte, qu’il n’a pas vue depuis plus de vingt ans, ayant été recruté comme espion et étant entré dans la clandestinité.

12En dehors de son hyper-masculinité, mais le scénario croit que ces traits vont de pair, Casey est un franc réactionnaire : anti-communiste aussi farouche que ringard. Des portraits de Ronald Reagan trônent chez lui... et dans son casier de vestiaire au « Buy More », où il le contemple souvent avec vénération. Ce conservatisme est objet de la moquerie de la part des scénaristes, alors que son côté « tirer d’abord, parler ensuite » (Casey aime tuer : privé de missions assassines, il se morfond) est objet d’une ironie résignée chez Sarah (« Qu’est-ce que tu veux, il est comme ça »).

13Si les viragophiles du monde entier vénèrent cette série, – les combats de Sarah circulent sur Youtube et les forums spécialisés – on peut penser que c’est aussi parce que la violence féminine y est omniprésente, non seulement à travers les exploits de la blonde protagoniste, mais à travers toute une invraisemblable succession de « méchantes », agents doubles, renégates, espionnes adverses ou venues d’un autre service US.

14Mais aussi quelques « civiles violentes » comme la jeune Sino-américaine, Anna Wu, employée de « Buy More » qui se révèle en un seul épisode experte ès kung fu au point de mettre une raclée à un afro-américain deux fois plus grand qu’elle qui s’amusait avec ses copains à squatter la salle de visionnement du magasin. Mais de manière générale, c’est Sarah qui va s’affronter à toutes ces ennemies de la Nation – permanentes ou provisoires – lesquelles triomphent toujours quasi instantanément des hommes qui s’affrontent à elles (tout comme Sarah, d’ailleurs) alors que ces nombreux combats entre femmes donnent lieu à de longs développements très « esthétiques ».

15Si l’attitude de Chuck devant le spectacle de cette belle femme si dangereuse n’est pas ouvertement viragophile, les spectateurs pervers que nous sommes s’identifient aisément à lui. Par exemple, lorsqu’il est figé sur place, entouré de rayons lasers potentiellement meurtriers et que Sarah, fétichisée par quelque tenue de combat, s’emploie à le sauver, il lui dit : « Te voir occupée à me sauver te rend encore plus sexy à mes yeux. » Et quand Sarah en jupe courte d’infirmière, avec Chuck et son beau-frère Devon (lequel est mêlé désormais à leurs intrigues), sont prisonniers dans une chambre d’hôtel, surveillés par deux hommes puissamment armés, et que Devon s’étonne de la tranquille assurance de Chuck et lui demande : « Alors qui va nous débarrasser de ces mecs avec leurs mitraillettes ? » Chuck répond calmement et avec une certaine fierté : « Mais c’est Sarah, avec ses poings. » Et aussitôt, celle-ci dans une démonstration de kung-fu aussi sexy qu’époustouflante, met à terre les deux méchants et confisque leurs armes. Donc si Chuck a été horrifié de voir celle qu’il aime assassiner de sang-froid un prisonnier, en franche violation de l’esprit chrétien, la voir en revanche tabasser, poignarder et canarder allégrement les « adversaires de la démocratie » en combat « régulier » tout au long de la série le remplit d’une joie toute sensuelle... comme nous autres viragophiles. Georges Bataille l’avait bien compris : Éros se fout de la Morale.

16La barrière de la « couverture » entre les deux amants en puissance va durer longtemps, jusqu’à leurs fiançailles et à leur mariage pour de vrai à la quatrième saison. Cependant les scénaristes se montrent très ingénieux dans leur ajournement de la gratification. Je ne citerai en exemple qu’une mission où leur couverture consiste à se faire passer pour un couple marié dans une chambre de motel. Ils se couchent côte à côte dans le grand lit et s’endorment en tout bien tout honneur mais au matin, encore à moitié endormis... leurs mains se joignent, ils s’étreignent, s’embrassent passionnément. Mais Chuck, se faisant violence, s’arrache à l’étreinte, car il connaît son devoir d’homme responsable : « Ne bouge pas ! » Et de se lever et de courir à la penderie récupérer son portefeuille qui doit contenir un préservatif en réserve... lequel a hélas été « emprunté » par son grand copain Morgan, et Chuck ne trouve qu’un mot d’excuse à la place : coïtus interruptus par excellence... et qui souligne la part que ce copain d’enfance jouera tout au long pour maintenir la barrière entre « mère » et « fils ».

17Devenir un espion professionnel, servir fidèlement « le gouvernement » – valeur absolue ici, jamais contestée malgré les cynismes, manipulations, et guerres de polices absurdes auxquels nos personnages devront faire face – cela signifie pour Chuck accéder à la condition d’adulte. Par ailleurs « en principe » Chuck ne jouit de la proximité de la femme qu’il aime qu’en tant que dépositaire de l’Intersect. Mais bientôt, passé la première ivresse de sa vie d’espion, une contradiction douloureuse va surgir car il n’aura de cesse que d’être débarrassé de cette sorte de « don d’extralucide », de retrouver sa « vie d’avant », vœu qui en fin de compte sera exaucé par... son père qui reparaît dans sa vie et s’avère être l’inventeur de l’Intersect, ayant abandonné ses enfants pour des raisons de sécurité. Sarah est sensible aux souffrances que Chuck subit en raison de l’Intersect, elle le soutiendra dans cette quête, même au risque de le perdre. Car la vie d’avant de Chuck, était en fait celle d’un adolescent attardé, celle des jeux vidéo en compagnie de Morgan, sans Sarah et sans les dangers qui l’accompagnent.

18La lecture viragophile de la série va être perturbée à mi-chemin par la découverte – dans une scène où le trio semble promis à la mort – qu’une nouvelle version du logiciel miracle, désormais « téléchargeable » grâce à des lunettes magiques, va permettre à Chuck d’acquérir instantanément – il lui suffit de « flasher » des capacités physiques quasi-surhumaines – celles par exemple de danseur de tango émérite, d’acrobate extraordinaire et surtout d’expert en kung-fu ! Il devient donc, par intermittence, l’égal de Sarah... mais par intermittence seulement et il finira quand même de nouveau par supplier tous ceux et toutes celles qui peuvent l’aider, de le soulager de l’Intersect... De sa condition d’adulte ? De sa virilité plutôt... Dans un rêve qu’il fait au cours d’une période où l’Intersect est en lui mais ne répond pas, il se trouve au lit avec Sarah qui le supplie de flasher alors que lui n’y parvient pas ! Ici, « flasher » égale clairement « bander ».

19Lors de la dernière saison, les scénaristes ont fait exclure notre trio d’espions des organismes gouvernementaux et ils décident dès lors de créer une agence privée d’espionnage mercenaire, accomplissant le même type de mission pour qui les paie. C’est lors de cette dernière saison que Casey va enfin (re)trouver l’amour, en la personne de Gertrude, surgie du passé mouvementé de cet espion endurci, belle femme certes, mais tout aussi violente que lui : « Vous avez déjà fait l’amour avec une femme qui vient d’essayer de vous tuer », demande-t-il à Chuck et à Morgan. Et leurs ébats, auxquels nous allons bientôt assister, se situent au terme de combats ludiques qui ressemblent à s’y méprendre à des combats à mort.

20D’ailleurs, si les consignes interdisent de mélanger vie privée et travail, nos héros vont de plus en plus souvent les enfreindre. S’avançant les armes à la main à travers un labyrinthe de salons luxueux où le danger les attend à chaque tournant, le couple poursuit une discussion concernant leur avenir de couple. Encore plus frappante est la scène où Sarah fait de l’alpinisme pour les introduire dans une villa alpine bien gardée, tout en racontant à Casey, par leurs montres talkie-walkie, la prise de contact qu’elle a eu la veille avec Gertrude. Celle-ci prétendait vouloir la recruter pour son agence de mercenaires à elle, mais en fait voulait manifestement reprendre contact avec son amant de jadis. L’homme d’acier est si perturbé par cette révélation qu’il en oublie son rôle dans l’opération en cours (planter des tiges d’appui dans la roche à escalader) et Sarah manque de faire une chute fatale. C’est la première grosse faille dans l’armure du tueur.

21Cette dernière saison va se conclure sur une note surprenante, qui permet en fait de renouer avec la distance intimidante qui séparait Sarah de Chuck au début de la série et que nous autres viragophiles avons pu observer avec délices !

22Sarah va se trouver à son tour investie par l’Intersect, mais celui-ci comporte à présent un virus qui efface la mémoire. En mettant la main sur elle, un ex-agent voyou va en profiter pour la persuader qu’un certain Chuck Barsowski (que désormais elle ne connaît pas !) est un ennemi des États-Unis et qu’elle doit l’éliminer toutes affaires cessantes. Bien entendu, au terme de péripéties palpitantes, Chuck échappera à ce destin tragique et Sarah comprendra qu’elle a été manipulée. Mais elle ne se souvient toujours pas qu’elle a été amoureuse de lui... et qu’ils sont mariés ! Elle demeure aussi froide et distante qu’elle l’a été au début de la série, quand Chuck n’était pour elle rien d’autre qu’un outil, un civil ébloui par ses prouesses de combattante, mais à qui rien ne la liait en dehors de leur travail. Chuck parviendra-t-il à surmonter cette nouvelle version de la barrière entre lui et la femme idéale, la « mère » toute-puissante ? On peut le penser au vu de la toute dernière image où lui et Sarah sont assis côte à côte sur une plage déserte et où celle-ci, qui ne se souvient toujours pas de leur amour, mais s’étant fait raconter toute leur histoire, l’invite à l’embrasser... comme pour la première fois.

23Quid des rapports de Chuck avec les hommes ? Tout comme il sera souvent question chez lui du conflit entre l’amour qu’il porte à Sarah (et les devoirs d’espion qui y sont associés) et celui qu’il porte à sa sœur aînée, Ellie (alors que les deux femmes sont solidaires d’un bout à l’autre de la série), il sera encore plus souvent question de conflits entre cet amour et l’amitié indéfectible qu’il porte à son ami d’enfance, Morgan Grimes. Ce petit homme barbu, dont l’expertise informatique comme celle de Chuck vient d’une passion toujours vivace pour les jeux vidéo et dont la vaste culture se borne au cinéma populaire et aux séries télévisées, est sans cesse à la recherche d’une femme. Surtout semble-t-il parce que Chuck, en ayant trouvé une, a tendance à le délaisser. D’ailleurs à plusieurs reprises Chuck devra affronter un choix : cohabiter avec Sarah... ou avec Morgan. Dans une scène, Chuck se réveille pour trouver Morgan couché à côté de lui.

24Au début de la série, Morgan fait une sorte de cours à Ellie qui le déteste cordialement mais qui, au bout de quelques épisodes, en viendra à apprécier sa gentille solidarité – c’est un garçon aussi sensible que Chuck, mais beaucoup plus écervelé. Par la suite il sera fou d’une dénommée Carina, belle espionne surgie du passé de Sarah quand celle-ci faisait partie d’un brutal escadron de femmes nommé le Cat Squad, et qui sera tout aussi rebutée que Ellie par le « nain » mais le manipulera un temps à ses fins. Enfin, après une relation avec Anna Wu et un départ à Hawaï pour y apprendre quelque cuisine exotique, voyage qui se soldera par un double échec puisqu’il n’aura pas de diplôme et perdra Anna, il trouve l’amour enfin chez Alex, la fille de Casey, intégrera un peu par hasard l’équipe d’espions, sera un temps porteur de l’Intersect, ralliera par dépit l’agence de Gertrude... tout cela, on le sent, pour compenser la perte de Chuck et de leur adolescence ensemble...

25Casey, lui, méprise longtemps notre héros au même titre que Morgan, ce ne sont pas de vrais espions à ses yeux, de vrais hommes en fait, surtout parce qu’ils sont trop sensibles. Ce n’est qu’après ses retrouvailles avec sa fille, puis avec la belle et dangereuse Gertrude qu’il commencera à apprécier la valeur des sentiments et permettra que des hommes l’étreignent, par exemple. Et ne se mettra plus en colère chaque fois que Morgan lui reproche son insensibilité. Mais c’est une évolution qui prendra des années, dans le temps diégétique comme dans le temps de la diffusion.

26Enfin, Devon. Nous le connaissons très tôt dans la série lorsqu’il partage l’appartement de Chuck et sa sœur, en tant qu’amant de celle-ci. Ce chirurgien trentenaire est un bel homme de type mannequin, souvent filmé torse nu en train de faire sa gymnastique (un matin, Chuck lui demande de mettre une chemise avant d’engager la conversation.). Au bout de quelques saisons, il se marie avec Ellie qui va bientôt donner naissance à un bébé, Clara. Devon trouve soudain une vocation de papa poule, remplace presque trop volontiers la mère lorsqu’elle n’en peut plus de s’occuper du bébé et retourne à l’hôpital où tous deux ont en poste. Ensuite, ayant retrouvé les documents de recherche de leur père qu’elle a vu assassiné par Shaw, ancien amant de Sarah et méchant récurrent de la série, elle s’initie à l’Intersect, grâce à ses connaissances en biologie...

27À propos de cette famille naissante, il faut souligner que le rapport de Sarah aux bébés est tout autre. Quand Chuck suggère qu’un jour peut-être eux aussi en auront un, on la voit le lendemain (aussitôt, grâce au montage) avec des gants de boxe se défouler très violemment sur Casey au cours de leur entraînement de kung-fu. Par ailleurs il est difficile de ne pas évoquer l’étonnant flashback où Sarah, encore apprentie-espionne dont le contrôleur n’est autre que Shaw, se trouve amenée à enlever un bébé héritier, mitraillettes à la main, bébé qu’elle soustraira ensuite à la CIA pour le remettre en secret à sa propre mère, laquelle l’élèvera comme une deuxième enfant.

28Il y aurait encore beaucoup à écrire sur le sous-texte symbolique d’une série « artistiquement » assez pauvre sans doute mais très riche sur le plan psychosociologique. Je n’ai pas évoqué les interventions des parents des protagonistes, du père de Sarah, escroc de haute volée qui a associé sa fille adolescente à ses combines jusqu’à ce qu’il soit condamné à une peine de longue durée – initiation qui aura préparé Sarah à sa vie d’espionne. Et puis il y a ce père de Chuck et d’Ellie, savant excentrique, espion à ses heures, qui vit dans une roulotte sans adresse postale, car traqué par tous. Mais lui au moins est un personnage droit, sans ambiguïté, toujours du côté du Bien. Tout autre est la mère de cette famille, espionne naguère au service de la CIA, dont on ne sait si elle a déserté ce service par amour pour un milliardaire puissant et malfaisant ou pour subvertir l’organisation de celui-ci. Et de cet homme, on ne sait si c’est un gentleman britannique nommé Winterbottom ou un oligarque russe nommé Volkoff ; on sait seulement qu’il est terriblement amoureux de « Frost », nom de code « frigorifiant » de Mary Dubrowski, aussi belle que sa fille et aussi redoutable combattante et qui aurait servi fidèlement ce « méchant » pendant de longues années... soi-disant pour torpiller son organisation ! Mais comment la croire, elle qui change plusieurs fois de camp au fil des épisodes ? L’identité de cette femme, à la différence de celle du père, va donc sans cesse alterner entre ennemie et alliée, dans une sorte d’oscillation « fort da » évocatrice des angoisses pré-œdipiennes où peut se forger le désir masochique et viragophile du nourrisson mâle...

29Pour finir, je dirais simplement ceci : la popularité et la relative longévité de cette série témoignent, certes de la complexité psychologique de sa fiction, comme du pouvoir symbolique de son sous-texte, complexité et pouvoir auxquels les spectateurs et spectatrices étasunien(ne)s sont spécialement sensibles. Mais elles témoignent aussi, je crois, de la part importante de la viragophilie dans l’inconscient socio-masculin de ce pays.

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Notes

1 Le mot viragophile est forgé dans les années 1970 par Louis Chauvet, chroniqueur de cinéma au Figaro. Le protagoniste de son roman pseudonyme Fantastique Brigitte (1979) est subjugué par une belle « videuse » dont les muscles et la science lui permettent de dominer les hommes en combat singulier. Depuis lors, une floraison de sites sur Internet a révélé l’étendu mondial de ce goût, mais aux États-Unis il avait déjà généré, à partir de la deuxième guerre mondiale, toute une sous-culture. Les dessins du prolifique Éric Stanton, aujourd’hui objets de culte mais longtemps diffusés sous le manteau, en étaient la manifestation la plus caractéristique.

2 Leslie Fiedler (1992 [1960]), Love and Death in the American Novel New York, Anchor Books, traduit de l’anglais par Noël Burch, p. 348.

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Pour citer cet article

Référence papier

Noël Burch, « Bonnes feuilles autour de Chuck tirées de L’Amour des Femmes Puissantes. Introduction à la viragophilie »Genre en séries, 2 | 2015, 7-21.

Référence électronique

Noël Burch, « Bonnes feuilles autour de Chuck tirées de L’Amour des Femmes Puissantes. Introduction à la viragophilie »Genre en séries [En ligne], 2 | 2015, mis en ligne le 07 février 2022, consulté le 24 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ges/1599 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ges.1599

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Auteur

Noël Burch

Noël Burch, diplômé de l’IDHEC, a réalisé une vingtaine de documentaires en Angleterre et en France. Après une dizaine d’années passées à enseigner théorie et histoire du cinéma aux Universités Paris 3 et Lille 3, il est revenu à sa vocation première de cinéaste et d’écrivain. Il est notamment l’auteur de Praxis du cinéma (1969), Pour un observateur lointain (1982), La Lucarne de l’infini (1991, prix Jean Mitry), Revoir Hollywood, la nouvelle critique anglo-américaine (1993), La Drôle de guerre des sexes du cinéma français 1930-1956 avec Geneviève Sellier (1996, prix du Syndicat de la critique cinématographique), De la beauté des latrines, pour réhabiliter le sens au cinéma et ailleurs (2007) Le Cinéma au prisme des rapports de sexe (2009) et Ignorées de tous… sauf du public avec Geneviève Sellier (2013).

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