Veronica Pravadelli, Le donne del cinema. Dive, registe, spettatrici
Veronica Pravadelli, Le donne del cinema. Dive, registe, spettatrici. Laterza, Rome-Bari, 2014, 228 p.
Texte intégral
1Veronica Pravadelli est professeure de cinéma à l’Université Roma Tre et mène ses recherches entre l’Italie et les États-Unis. Comme son titre l’annonce, Le donne del cinema. Dive, registe, spettatrici (Les Femmes du cinéma. Stars, réalisatrices, spectatrices) est un ambitieux itinéraire à travers les expériences qui lient les femmes et le médium cinématographique. Des débuts du cinéma à l’ère contemporaine, l’ouvrage se concentre sur les exemples les plus significatifs de femmes derrière la caméra, sur l’écran et dans les salles. Les cas choisis sont analysés à travers une perspective à la fois historique et théorique. L’auteure propose en effet une fusion originale des différentes approches qui caractérisent les études féministes et de genre : les théories psychanalytiques sur le regard et les subjectivités produites par le cinéma sont contextualisées selon les périodes, en se centrant sur le rôle du cinéma dans la vie quotidienne des femmes et dans la société au sens large.
- 1 Kathy Peiss (1986), Cheap Amusements : Working Women and Leisure in Turn-of-the-Century New York, P (...)
- 2 Shelley Stamp (2000), Movie-Struck Girls : Women and Motion Picture Culture after the Nickelodeon, (...)
- 3 Voir Mary Ann Doane (1980), « Misrecognition and Identity », Cine-Tracts 11, vol. 3, n° 3, 1980, p. (...)
2La première partie du livre retrace les transformations radicales de la figure de la spectatrice durant le xxe siècle : en effet, le rapport émotionnel et intellectuel qui s’établit entre les femmes dans la salle et les femmes à l’écran n’est pas défini une fois pour toutes. Dans les premières années suivant son « invention » en 1895, le cinéma est un vecteur important de visibilité féminine en contexte urbain. La modernité est porteuse de nouvelles formes de consommation et de conquêtes sur le terrain professionnel, ainsi que de nouvelles possibilités de rencontres amoureuses. L’auteure s’appuie sur des témoignages – tels que les articles de presse et les essais de l’époque concernant la spectatorialité féminine – et des recherches historiques comme celles de Kathy Peiss1 et Shelley Stamp2, et argumente que « le cinéma a sans aucun doute contribué, dans le cadre de la modernité, à l’émancipation sexuelle des femmes » (p. 14). Le dispositif cinématographique, de manière quelque part similaire aux vitrines des grands magasins, s’est adressé au regard des femmes en les interpellant comme des sujets actifs et désirants. En outre, la fréquentation des spectacles cinématographiques constituait une activité collective et qui transcendait les classes sociales, ce qui permit une autonomie inédite, et la formation de liens d’amitié entre les femmes. En analysant par exemple What Happened on Twenty-third Street, New York City (Georg S. Fleming et Edwin S. Porter, 1901) ou The Gay Shoe Clerk (Edwin S. Porter 1903), on constate qu’en donnant à voir des moments de la vie citadine, ces films permettaient d’appréhender le nouveau statut du rapport homme-femme et du regard féminin. V. Pravadelli réélabore la distinction entre les différents types d’identification proposée par Mary Ann Doane3, et soutient qu’ils sont activés par différentes formes cinématographiques : le cinéma des premiers temps, en particulier, avec ses brèves séquences sans personnages fictionnels ni construction narrative, permettait aux spectatrices de se reconnaître en ces femmes présentes à l’écran, et d’identifier leur contexte quotidien et leurs nouvelles conditions de vie.
- 4 Laura Mulvey (1975), « Visual Pleasure and Narrative Cinema », Screen, vol. 16, n° 3, p. 6-18 ; une (...)
3La reconnaissance décrite ici est bien différente de la notion d’identification en grande partie inconsciente que théorise la Feminist Film Theory à propos du cinéma classique, à partir du célèbre article « Visual Pleasure and Narrative Cinema » (1975) de Laura Mulvey4. Dans ce dernier, ce sont les pulsions qui dominent, à travers un mécanisme d’illusion centré sur la narration et la présence de stars. Selon V. Pravadelli, ces concepts sont efficaces pour analyser des modèles et des moments cinématographiques spécifiques, mais ne sont pas valables a priori. Même dans le cinéma hollywoodien classique, les dynamiques s’avèrent complexes. Avec des exemples tirés du genre woman’s film, l’auteure montre que l’identification n’opère pas forcément « au détriment de la compréhension, mais peut instaurer aussi un processus de réflexion sur son propre désir » (p. 37). La capacité de ce médium à alimenter une conscience de la condition sociale et politique des femmes se radicalise ensuite avec les expériences du cinéma d’avant-garde : c’est là le troisième modèle (après les spectatrices du cinéma primitif et classique) dont traite la fin du premier chapitre. Dans les années 1970, par exemple, la convergence entre chercheuses et réalisatrices pousse à expérimenter des ruptures par rapport aux formes dominantes. Les différentes façons dont se combinent l’affectif et la composante critico-conceptuelle du cinéma sont ici une des questions clé : V. Pravadelli montre efficacement que le cinéma des femmes a très souvent su exploiter ces deux possibilités du cinéma en même temps.
4Le fil conducteur de la partie centrale de l’ouvrage, consacrée aux stars féminines, est la capacité de « transformer l’objectification sexuelle apparente en force transgressive » (p. 72). Le second chapitre retrace les étapes emblématiques de la mobilité sociale et/ou d’autodétermination sexuelle de la new woman américaine : les films serials des années 1910 – par exemple What Happened to Mary ? (Charles Brabin, 1912) ou The Perils of Pauline (Louis J. Gasnier et Donald MacKenzie, 1914) – dont les personnages féminins, véritables aventurières, se « masculinisent » et brisent ainsi la séparation entre sphère publique et privée ; puis Clara Bow, qui incarne l’esprit d’exubérance et la nouvelle morale sexuelle de la flapper ; jusqu’aux rôles de Barbara Stanwyck et Joan Crawford (Mildred Pierce, Michael Curtiz, 1945, pour n’en citer qu’un) et les tensions idéologiques que crée la figure de la femme travailleuse.
5Dans l’après-guerre, le cinéma européen est en mesure d’imposer ses stars au niveau international. Un des meilleurs exemples est Sofia Loren, même si sa sensualité explicite ne semble pas déstabiliser les modèles sociaux d’une Italie archaïque. Autre figure contradictoire : Brigitte Bardot, qui renouvelle l’idéal d’érotisme et influence la mode et le style vestimentaire des jeunes Françaises, d’une manière similaire aux stars hollywoodiennes (par exemple, Joan Crawford) dans les années 1930 aux États-Unis. En s’imposant dans le panorama médiatique comme célébrité au sens large, l’actrice française anticipe en quelque sorte la tendance de la celebrity culture contemporaine. C’est dans cette lignée que s’insèrent la carrière de Jane Fonda et plus récemment celle d’Angelina Jolie (chap. III). Dépassant la question connue de l’objectivisation du corps des femmes, V. Pravadelli montre dans ces portraits que les stars sont des agents de transformation du système cinématographique et du sens commun de leurs sociétés.
6La troisième partie de l’ouvrage est consacrée aux réalisatrices. Les auteures essentielles des trois macro-modèles pris en considération – le cinéma primitif, celui d’avant-garde, les films narratifs – y sont étudiées. Le panorama très varié qui est proposé dans cette partie vise à affirmer le rôle de cinéastes longtemps exclues des canons de la culture cinématographique. Un cas emblématique est celui d’Alice Guy, cinéaste et productrice méconnue bien que pionnière : peut-être la première réalisatrice en absolu à deviner les potentialités de la fiction appliquées au cinéma, elle commença sa carrière en 1895 et tourna environ un millier de films entre la France (au sein de la société Gaumont) et les États-Unis (où elle fonda la société Solax). Dans les deux premières décennies du XXe siècle, A. Guy a réalisé de nombreuses comédies sur les rapports entre les sexes, en portant à l’écran le désir physique (par exemple dans Madame a des envies, 1906) et l’esprit des luttes des suffragettes (comme dans Matrimony Speed Limit, 1913). Le quatrième chapitre trace ensuite le portrait de deux autres pionnières : l’Américaine Lois Weber, dont la production se situe surtout dans les années 1910 ; et Elvira Notari, qui a travaillé en Italie entre 1906 et 1930.
7Le point commun entre des expériences aussi éloignées que le cinéma des premiers temps, les films d’avant-garde (analysés au chap. V) et le cinéma narratif dès la période hollywoodienne classique au world cinema d’aujourd’hui (objet du chap. VI) est leur recherche autour du sujet féminin, de son désir, et des identités qui s’affranchissent des normes patriarcales. La manifestation la plus éclatante se trouve évidemment chez les cinéastes expérimentales. Par l’analyse des films de Germaine Dulac et de Maya Deren, V. Pravadelli souligne la combinaison entre procédés de mise en scène et imaginaire, qui privilégie le parcours des personnages féminins. La saison intense du women’s cinema des années 1970 prend aussi en charge la question de la subjectivité : c’est le cas de Chantal Akerman, qui utilise dans News from Home (1976) le contraste entre voix off et images pour prendre acte de la scission de son identité. Il faut rappeler enfin la convergence qui se crée à cette époque entre chercheuses et réalisatrices, convergence qui sera fondamentale pour les deconstructive films de Laura Mulvey, ou les réélaborations du cinéma documentaire proposées par Michelle Citron et, plus tard, Cheryl Dunye et Alina Marazzi.
8Le chapitre VI brosse un tableau du cinéma narratif, en repartant de Hollywood, avec les deux seules femmes ayant réalisé des films dans sa période classique : Dorothy Arzner et Ida Lupino. Les films de D. Arzner, surtout, ont été un banc d’essai pour un « contre-cinéma » des femmes, où la mise en scène rend évidentes des ruptures par rapport à l’idéologie dominante. L’autre période prise en considération est celle des réalisations féminines du cinéma indépendant américain (fin des années 1980) et la vague des New Lesbian films de la décennie successive : ici les tensions entre individualité et appartenance collective dominent, et elles prennent souvent la forme de registres stylistiques hybrides. Dans le cinéma narratif dirigé par les femmes aussi, donc, le travail sur les formes a été d’une importance fondamentale. Pour en illustrer un des moments les plus vifs, celui des Nouvelles Vagues européennes, l’auteure met en parallèle les travaux d’Agnès Varda et de Věra Chytilová. Si dans Cléo de 5 à 7 (1961) le personnage féminin atteint une « vérité » intérieure, la cinéaste tchèque anticipe, dans Sedmikrásky (1966), les réflexions actuelles sur la performativité des identités de genre. Le livre se termine par l’analyse de certaines œuvres récentes de cinéastes d’Afrique du Nord et du Moyen Orient – en particulier, Le Chant des mariées (Karin Albou, 2008) et Caramel (Nadine Labaki, 2007) – qui ont en commun une conception inclusive de l’amitié féminine. Ce cas d’étude permet d’ouvrir une perspective d’un grand intérêt, et notamment une approche transnationale de l’étude du cinéma ; c’est un choix cohérent avec la volonté de rendre compte de l’éventail actuel des méthodologies des recherches sur cinéma et genre.
- 5 E. Ann Kaplan (1983), Women and Film. Both Sides of the Camera, Routledge, New York.
9Pour avoir une mesure de l’évolution de la discipline, on peut consulter un ouvrage qui synthétise les résultats de la première saison de la Feminist Film Theory : Women and Film5, publié en 1983. Dans les dernières décennies, à l’approche sémiotique et psychanalytique qui y est décrite se sont ajoutées de nombreuses dimensions : le quotidien des femmes, la complexité du statut de star, la dimension transnationale du cinéma et du féminisme, etc. Grâce à un dialogue constant avec les travaux internationaux sur ce sujet, V. Pravadelli reprend et retravaille d’une manière originale tous ces différents aspects. Son livre combine fructueusement les éléments formels et narratifs, la dimension productive des films et les conditions de la spectatorialité, ainsi que les transformations du cadre social correspondant. Par ses analyses ponctuelles et son cadre méthodologique exhaustif, Le donne del cinema est une lecture précieuse pour toutes celles et ceux qui souhaitent s’aventurer sur ce terrain de recherche vibrant.
Notes
1 Kathy Peiss (1986), Cheap Amusements : Working Women and Leisure in Turn-of-the-Century New York, Philadelphia, Temple University Press.
2 Shelley Stamp (2000), Movie-Struck Girls : Women and Motion Picture Culture after the Nickelodeon, Princeton, Princeton University Press.
3 Voir Mary Ann Doane (1980), « Misrecognition and Identity », Cine-Tracts 11, vol. 3, n° 3, 1980, p. 25-32.
4 Laura Mulvey (1975), « Visual Pleasure and Narrative Cinema », Screen, vol. 16, n° 3, p. 6-18 ; une traduction française de cet essai est disponible ici : http://www.debordements.fr/spip.php?article25 [consulté le 19.01.2015]
5 E. Ann Kaplan (1983), Women and Film. Both Sides of the Camera, Routledge, New York.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Valerio Coladonato, « Veronica Pravadelli, Le donne del cinema. Dive, registe, spettatrici », Genre en séries, 1 | 2015, 196-201.
Référence électronique
Valerio Coladonato, « Veronica Pravadelli, Le donne del cinema. Dive, registe, spettatrici », Genre en séries [En ligne], 1 | 2015, mis en ligne le 07 février 2022, consulté le 13 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ges/1519 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ges.1519
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