Maxime Cervulle, Patrick Farges et Anne-Isabelle François, Marges du masculin. Exotisation, déplacements, recentrements
Maxime Cervulle, Patrick Farges et Anne-Isabelle François, Marges du masculin. Exotisation, déplacements, recentrements, 2015, Paris, L’Harmattan, 173 pages
Texte intégral
1C’est de l’inaperçu que cherche à rendre visible cet ouvrage collectif qui explore les représentations de la masculinité au cœur d’œuvres filmiques, télévisuelles et littéraires des XXe et XXIe siècles. Face à la masculinité – cet objet longtemps resté le « neutre invisible » et construit comme tel – l’ouvrage prétend effectivement suivre le « fil rouge du regard et des dispositifs de visibilité » (4ème de couverture) pour révéler des mises en scène/en forme/en sens de masculinités à la marge. Il teste, ce faisant et à front renversé, le processus de reconfiguration permanente de l’hégémonie qui se joue dans la fiction – décrit ici sous les paradigmes de l’exotisation, du déplacement et du recentrement.
- 1 Raewyn Connell (1995), Masculinities, Cambridge, Polity Press ; Sydney, Allen & Unwin ; Berkeley, U (...)
2L’ouvrage comporte une introduction générale, écrite à six mains. Par sa lecture, chacun.e pourra mieux comprendre les récentes théorisations critiques des masculinités dans les sciences humaines et sociales – suite à la double rupture féministe des masculinities studies avec une science androcentrée et une approche essentialiste et anhistorique de LA masculinité. On saisit ainsi qu’il va être question dans les « marges du masculin » de mise en tension essentiellement de la blanchité et de l’hétéronomativité, soit des deux piliers de la « masculinité hégémonique »1 actuellement en cours. « Circulez, il y a à voir ! » (p. 27) conclut dès lors cette introduction générale, revenant à son point de départ autour de la construction du regard. Le ou la lecteur-trice se trouve ce faisant envoyé.e et invité.e à circuler à travers six études de cas réparties en deux parties, la première focalisant l’attention sur des œuvres audiovisuelles nord-américaines, la seconde sur des œuvres littéraires germaniques. Ces deux parties comportent chacune une introduction qui précède les études de cas. Ces introductions font chacune une « mise au point » sur l’étude des masculinités dans les champs respectivement des études cinématographiques (Maxime Cervulle) et des études littéraires (Patrick Farges). Si ces cadrages adoptent une focale panoramique, dans le cas des études cinématographiques celle-ci se double d’une « mise au point » – au sens quasiment cinématographique d’un réglage – et d’un test des acquis théoriques des masculinities studies dans ce champ à travers l’exemple de Jean Dujardin, ajoutant ce faisant une sorte de 4ème étude de cas à cette première partie.
- 2 Richard Dyer et Paul McDonald (1998) [1979], Stars, Londres, British Film Institute.
3La première partie de l’ouvrage comporte donc trois études de cas plus une. Cette dernière s’attache à décrire la persona qu’incarne Jean Dujardin au fil de sa carrière d’acteur de séries télévisées et de cinéma. Maxime Cervulle décrit cette persona comme une « polysémie structurée »2, plus exactement travaillée par les mutations actuelles de l’ordre du genre. Parangon d’une masculinité hégémonique « à-la-française », Jean Dujardin incarne néanmoins une masculinité déplacée et troublée – devenant tour à tour pastiche et parodique. Alors reconstitution de la masculinité hégémonique dans un nouveau contexte ou subversion ? Difficile de répondre, précise son auteur, notant cependant que « sa persona semble profondément travaillée par la reconfiguration des rapports de genre depuis les années 1970 et les transformations qu’elle a inaugurées pour le marché de l’emploi (The Artist), la libération sexuelle (Les Infidèles) ou même l’identité française (OSS 117) » (p. 48-49). Où l’on touche du regard l’hégémonie comme une « guerre de position » selon la formule de Gramsci, et certains déplacements comme une nécessité pour la maintenir.
4La deuxième étude de cas, par Marguerite Chabrol, décrit la persona incarnée par Marlène Dietrich dans la période dite « pré-code » du cinéma hollywoodien. Cette période, comprise entre « la rédaction du code Hays en 1930 et sa mise en application en 1934 » (p. 50), implique un renforcement juridique de l’autocensure et vise à préserver la morale à l’écran. L’analyse montre que sur ladite période, Marlène Dietrich, bien connue pour ses travestissements récurrents en homme, incarne bien plus qu’un simple renversement carnavalesque – et donc temporaire – des normes de genre. Ses rôles vont jusqu’à la subversion d’une « masculinité sans hommes », malgré l’impossibilité de montrer à l’écran la même ambiguïté sexuelle qu’auparavant. Celle-ci passe notamment par une exotisation nationale qui s’appuie sur son origine germanique.
5Dans le troisième chapitre, Charles-Antoine Courcoux se concentre sur l’analyse d’un film dont le paradigme sous-jacent apparaît grâce à son décodage technophobe et masculiniste. À l’instar d’autres films comme Terminator 2 : Le Jugement dernier (James Cameron, 1991) ou Matrix (Lana et Lilly Wachowski, 1999), dans le film de Steven Spielberg The Terminal (2004), la technologie incarnée ici par l’édifice aéroportuaire peut en effet être décrite comme une forme de la toute-puissance féminine : « matrice » (p. 73) englobante et humide, « propice à la perte d’identité distinctive » (p. 73). Son héros, un « petit gars » d’abord insignifiant et soumis à cette technologie féminine, notamment par le truchement des caméras de surveillance omniprésentes, va progressivement s’en délivrer et même finir par la dominer, incarnant ce faisant la vraie américanité (forcément masculine).
6Enfin, l’on doit à Pierre-Olivier Toulza la dernière étude de cette première partie qui s’attache à décrire « l’ambivalence actancielle et iconographique » de la masculinité vampirique dans la série télévisée True Blood d’Alan Ball, diffusée de 2008 à 2014 sur la chaine américaine HBO. Celle-ci apparaît « incohérente » car à la fois queer et straight i.e. troublant la bi-catégorisation exclusive et hiérarchisée entre masculin et féminin, sans pour autant mettre en avant une homosexualité patente. Si l’auteur de l’étude de cas ne s’arrête pas à ce constat et propose une explication capitalistique en termes d’agrégation de catégories de « spectateurs incompatibles », on peut sans doute aussi s’interroger sur un éventuel entrepreneuriat moral de la part des réalisateurs : peut-être est-ce une stratégie de double entendre pour faire passer la pilule de la libéralisation des sexualités minorisées auprès d’un public dit populaire et supposé plus réfractaire.
7La seconde partie de l’ouvrage, rappelons-le, se concentre sur des œuvres littéraires produites au sein de l’aire culturelle germanophone ou dont le contenu évoque cette aire culturelle. Le premier chapitre, dû à Arnon Hampe, décrit la mise en scène de la subordination irréductible de la masculinité juive dans une nouvelle satirique d’Oscar Panizza publiée en 1893. En plein processus de construction nationale, l’Allemagne impériale produit le Juif comme l’autre intérieur. Empruntant beaucoup aux discours coloniaux, le discours dominant constitue les Juifs de l’Est en « nègres de l’Allemagne ». Le narrateur, un étudiant en médecine de type aryen, décrit le physique d’un de ses camarades juif, Itzig, comme à la fois grotesque et repoussant puis raconte son histoire qui l’est plus encore : Itzig va, en effet, tout faire pour se faire « passer » (au sens du passing) pour un Allemand : changement de nom, opérations de chirurgie plastique, orthopédie et orthophonie. Ce faisant, il peut épouser une femme issue de la bourgeoisie allemande. Mais le soir des noces, l’être juif du marié ressort de manière brutale : pris d’un coup par une sorte de crise d’hystérie, son dos se courbe à nouveau, son nez redevient crochu et ses lèvres lippues, enfin le pauvre hère se met à débiter des bribes de débats talmudiques. Où l’on perçoit l’ambiguïté de la démarche d’écriture qui, tout en artificialisant la construction du masculin aryen, semble naturaliser un regard raciste porté sur la judéité.
8La deuxième étude par Anne-Isabelle François, codirectrice de l’ouvrage, interroge une œuvre de Winfried Georg Sebald, Les Émigrants. Quatre récits illustrés, publiée en 1992. Dans ce livre, l’écrivain allemand nous entraîne avec lui à la découverte de la vie privée de son grand-oncle rejeté par sa famille. Le lancement de cette quête a lieu à l’occasion de la consultation d’un album photo de famille. L’observation émue d’une photographie où celui-ci apparaît posant en costume arabe à Jérusalem déclenche chez l’écrivain-narrateur le souvenir, et surtout la prise de conscience de l’effacement mnésique collectif. Celui-ci le dépasse par une sorte d’enquête affective et tortueuse jusqu’à la révélation en demi-teinte de l’homosexualité de cet oncle « américain » et voyageur.
9La troisième et dernière étude de cette partie offerte par Bernard Banoun décrit Les Œuvres de miséricordes, dixième opus de l’écrivain français Mathieu Riboulet publié en 2012. Dans ce roman, les déplacements du narrateur sont à la fois géopolitiques et fantasmatiques : il passe de la France rurale à l’Allemagne urbaine qu’il se propose d’explorer à travers le prisme du souvenir national de la guerre. Il part, ce faisant, à la recherche d’un partenaire allemand plus jeune que lui et propre à le dominer au sein du jeu sexuel. Il fait finalement l’expérience sexuelle d’une sorte d’utopie temporaire à trois, suite à la rencontre d’un étudiant kurde se prostituant habituellement pour financer ses études, mais acceptant de neutraliser les rapports de domination tout à la fois sexuels, raciaux et de classe, le temps d’une nuit « free of charge ».
10L’ouvrage ne comporte pas de conclusions, ni au sein de chacune des parties, ni générale. « Circulez, il y à voir ! » semble nous redire cette absence. Cette nécessaire circulation du regard peut s’entendre au sens où les études de cas éclairent en retour la montée en généralité de l’introduction qu’on peut relire à leur lumière. Elle peut s’entendre aussi au sens où elle nous invite à élargir le champ de notre regard, devenu plus conscient de son objet, des marges vers le centre : « Allez voir au centre si on y est, vous verrez bien (mieux) ! » Or, que voit-on bien et/ou mieux après la lecture de cet ouvrage construit comme une monstration kaléidoscopique ? Je dirais volontiers qu’on aperçoit des processus de décentrement dont les issues sont incertaines, c’est-à-dire qu’ils peuvent toujours servir un recentrement au sein de la dialectique hégémonie/marginalisation. Mais les auteur.e.s de nous rappeler que les issues de ces déplacements dépendent également du regard historique et critique qu’on porte sur eux. Tout regard est une performance et, à ce titre, possède une performativité certaine.
Notes
1 Raewyn Connell (1995), Masculinities, Cambridge, Polity Press ; Sydney, Allen & Unwin ; Berkeley, University of California Press.
2 Richard Dyer et Paul McDonald (1998) [1979], Stars, Londres, British Film Institute.
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Référence électronique
Josselin Tricou, « Maxime Cervulle, Patrick Farges et Anne-Isabelle François, Marges du masculin. Exotisation, déplacements, recentrements », Genre en séries [En ligne], 6 | 2017, mis en ligne le 01 novembre 2017, consulté le 11 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ges/1013 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ges.1013
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