Vanina Mozziconacci, Qu’est-ce qu’une éducation féministe ? Égalité, émancipation, utopie
Vanina Mozziconacci, Qu’est-ce qu’une éducation féministe ? Égalité, émancipation, utopie Paris, éditions de la Sorbonne, 2022, 416 p.
Texte intégral
1Cet ouvrage est la version publiée et actualisée de la thèse de doctorat que Vanina Mozziconacci a soutenue en 2017. Puisque la réponse à la question-titre du livre nécessite 400 pages, on imagine bien qu’elle n’est pas simple. Et, bien sûr, les différentes réponses varient au fil du temps, des méthodologies et des disciplines. L’auteure ne se situe pas seulement sur le terrain des sciences de l’éducation mais aussi, puisqu’elle est agrégée de philosophie, dans cette discipline, ce qui rend parfois malaisée la lecture pour qui vient d’autres champs disciplinaires. Néanmoins, un ingénieux index des notions permet de s’y retrouver.
2Le livre est divisé en trois parties. La première traite du statut de l’éducation dans la première vague du mouvement féministe, au tournant des xixe et xxe siècles, et dans la deuxième vague durant les années 1970. La deuxième partie part des groupes de conscience (ou groupes de parole) du Mouvement de Libération des Femmes pour aboutir à un examen critique détaillé du statut de l’éducation dans le féminisme post-structuraliste états-unien. La dernière partie, enfin, mobilise la notion de care pour penser une utopie éducative matérialiste féministe.
3Bien que passionnante, la première partie réexamine une thèse connue. Rapidement dit, les féministes de la première vague pensaient atteindre leur objectif d’égalité avec les hommes en se battant pour l’accès à l’éducation afin de pouvoir rattraper les hommes sur leurs terrains, le travail et le pouvoir. Ce qui est moins connu et que Vanina Mozziconacci explique bien, c’est que les féministes qui s’occupaient de mixité scolaire – appelée à l’époque coéducation – ou d’éducation sexuelle avaient, elles, déjà compris qu’il ne sert à rien de changer l’éducation des filles si l’on ne change pas aussi celle des garçons et, ainsi, les relations entre les sexes. C’est là un premier pas vers l’analyse de ce qu’il est convenu d’appeler les rapports sociaux de sexe. Or lorsqu’arrive la deuxième vague, le statut de l’éducation change complètement. La socialisation différentielle des sexes – en famille ou à l’école – fait l’objet des plus vives critiques pendant toute la décennie 1970. « Le statut de l’éducation est marqué par une “déchéance” : celle-ci n’est plus un levier privilégié pour le changement » (p. 103). Si les analyses du sexisme éducatif se font de plus en plus fines, force est de constater, cependant, que rien de vraiment constructif n’a été proposé pour remplacer cette éducation négative.
4Intitulée « Des groupes de conscience à la conscientisation pédagogique : de la subjectivation à l’assujettissement », la deuxième partie se concentre d’abord sur la pédagogie critique féministe inspirée des travaux sur la pédagogie de la libération du Brésilien Paulo Freire puis, face aux apories de cette école de pensée, sur la critique post-structuraliste. En résumé, la pédagogie critique féministe s’est inspirée de Freire et des groupes de conscience du mouvement des femmes pour inventer une nouvelle pédagogie dans la salle de cours, fondée notamment sur la sororité et l’empowerment. Mais selon Vanina Mozziconacci, cette manière de faire se heurte à deux apories, celle de l’institution, car elle omet d’analyser le fait que l’éducation se situe à l’intérieur d’une l’institution compétitive et patriarcale, et celle de l’intersectionnalité car Paulo Freire ne voit que le groupe des dominants et celui des dominés sans faire intervenir le croisement des différentes oppressions, qui change pourtant beaucoup la donne en matière éducative (p. 206-236). Ce sont les féministes post-structuralistes nord-américaines qui ont tenté de surmonter ces écueils. Dès la fin des années 1980, les critiques pleuvent contre la pédagogie de la libération : décontextualisation de la relation pédagogique, tendances essentialistes, conception monolithique du pouvoir, par exemple. Mais, tout comme leurs prédécesseuses françaises des années 1970, les féministes post-structuralistes états-uniennes ne proposent rien de concret pour atteindre leur but d’une véritable transformation des relations de pouvoir.
5Pour remplir ce vide, l’auteure consacre la troisième partie du livre au « projet utopiste » (p. 270) d’un « féminisme matérialiste du care » (p. 271). Travail « reproductif » universel relégué dans la sphère privée, dans le domestique, « dans un confinement invisibilisant » (p. 278), dévalué et donc mal rémunéré, révélateur moderne de la lutte des classes et de la racisation du monde, le care est à l’intersection de toutes les grandes problématiques politiques et sociales de notre temps. Dans le sillage de Joan Tronto, Vanina Mozziconacci préconise une analyse politique du care plutôt qu’une approche éthique comme celle de Carol Gilligan. « Cela […] conduit », selon elle, « à raisonner non plus en termes de revalorisation du “féminin” mais en termes de privilèges, de redistribution et de repartage » (p. 290). Fondamentalement, il s’agit de mettre en question « la frontière entre privé et public telle qu’elle est soutenue par les institutions, notamment éducatives » (p. 294). Cela dit, comme le projet est « utopiste », les quelques pistes données pour sa mise en œuvre sont à mon avis peu convaincantes par rapport à un changement qui se veut révolutionnaire.
6Deux remarques pour terminer. Tout d’abord, il faut saluer l’appareil critique très complet, qu’il s’agisse des textes fondateurs ou d’écrits plus récents (à elle seule la bibliographie fait près d’une trentaine de pages). Enfin, il faut aussi mentionner la belle préface de la regrettée Nicole Mosconi, brusquement décédée en 2021. Terminons avec ses propres mots : « Cet ouvrage est important. Il contribue à conférer une légitimité et une dignité philosophique à deux domaines qui en ont eu peu jusque-là en philosophie : d’une part, l’éducation, qui a toujours été considérée comme un thème philosophique mineur et, d’autre part, le féminisme, auquel on a bien souvent refusé de reconnaître une pensée qui a une véritable portée philosophique » (p. 16).
Pour citer cet article
Référence électronique
Martine Chaponnière, « Vanina Mozziconacci, Qu’est-ce qu’une éducation féministe ? Égalité, émancipation, utopie », Genre & Histoire [En ligne], 29 | Printemps 2022, mis en ligne le 22 août 2022, consulté le 06 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/genrehistoire/7532 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/genrehistoire.7532
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