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Comptes Rendus

Luc Capdevila, Femmes, armée et éducation dans la Guerre d’Algérie. L’expérience du service de formation des jeunes en Algérie

Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017, 234 p.
Emmanuel Saint-Fuscien
Référence(s) :

Luc Capdevila, Femmes, armée et éducation dans la Guerre d’Algérie. L’expérience du service de formation des jeunes en Algérie, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017, 234 p.

Texte intégral

1Le service de formation des jeunes en Algérie (SFJA) s’est déployé dans le contexte d’une vaste (et vaine) tentative de développement, d’éducation et de conquête de l’opinion menée en Algérie entre 1958 et 1962. À la différence des Centres sociaux éducatifs mis en place par Jacques Soustelle et Germaine Tillion, le SFJA dépend du pouvoir militaire – c’est l’armée qui forme les moniteurs et les monitrices – et entend aller chercher les enfants chez eux. L’objectif est non seulement de prendre en charge les mineurs musulmans là ou l’éducation nationale ne le faisait pas mais de démarcher au sein des familles pour convaincre les parents de laisser leurs fils et leurs filles se rendre dans un centre ou un foyer dédié à l’éducation.

2Le projet est contre-insurrectionnel : il s’agit de détourner du FLN des potentielles recrues. Mais l’objectif est également social et éducationnel : détruire l’analphabétisme en Algérie et garantir une formation, professionnelle pour les garçons ou domestique pour les filles. C’est plus spécifiquement de l’éducation de ces dernières dont il s’agit dans l’ouvrage. L’éducation des jeunes filles au sein du SFJA mais aussi la formation et l’expérience des 400 monitrices recrutées qui en auront la charge entre 1958 et le 1er juillet 1962, date à laquelle le Service n’a plus d’existence réglementaire. On suit ainsi le parcours de ces jeunes femmes de « souche européenne » ou de « souche nord-africaine », d’abord d’Algérie vers la France où elles reçoivent leur formation dans les centres d’Issoire ou de Nantes, sous direction militaire, puis de la France vers l’Algérie ou elles prirent leur poste dans des configurations très variables (zones dynamiques ou reculées, proximité ou non des insurgés, proximité ou non d’un pôle urbain ou d’un bourg, situation administrative du foyer, familles ouvertes ou rétives…).

3Le livre prétend articuler « une histoire institutionnelle du SFJA conçue à partir des archives publiques […] et une histoire collective du ressenti, de la mémoire, de l’expérience individuelle rendue possible par la prise de parole des témoins […] » (p. 17). Il faut noter ici que cette prise de parole a été organisée et recueillie par Luc Capdevila en étroite collaboration avec Colette Garcia Arnardi, présidente de l’Association nationale SFJA, ancienne monitrice elle-même entre 1960 et 1962 : « Nous avons conjointement […] sollicité les témoins, préparé ensemble les entrevues et mené à deux un peu plus de la moitié des interviews », une vingtaine au total dont 13 monitrices (p. 17). C’est ensemble et en coopération avec les sujets de l’ouvrage (les ex-monitrices) que s’est organisée la restitution des expériences proposée par l’historien.

4De celle-ci on retient que la guerre transforme profondément les attendus et les représentations de l’éducation. C’est bien au cœur des tensions que la réduction de la fracture éducative coloniale apparut désormais comme une exigence morale et sociale. Jusque-là, en dépit des discours civilisateurs, la République avait laissé approximativement 80 % des petits musulmans et 95 % des petites musulmanes en dehors de toute éducation nationale. L’intention était bel et bien d’accomplir en quelques années « ce qui n’avait pas été fait en plus d’un siècle de colonisation » (p. 213).

  • 1 Jean-François Chanet, « La Férule et le Galon. Réflexions sur l’autorité du premier degré en France (...)

5Dans la configuration instable de la guerre d’Algérie, l’historien rend compte d’un croisement multiple d’identités et d’assignations qui échappent (jamais tout à fait) aux acteurs ou aux actrices. Identité civile et militaire des moniteurs et monitrices renouant au passage avec les commencements de l’éducation primaire nationale en métropole ou l’instituteur (ici, l’institutrice) et le sous-officier partageaient un même objectif et une identité sociale beaucoup plus proche que ce que l’école pacifiste de l’après Grande Guerre a pu en dire1. Mais ce n’est pas la seule confusion d’identités suscité par l’expérience du service de formation des jeunes en Algérie. On peut même dire que ce qui la caractérise est la superposition d’identités parfois opposées qui, dans ce temps pressé de l’action, se sont mêlées en se subvertissant parfois, en se rapprochant souvent : identité « indigène » et identité « européenne » (les monitrices appartenant aux deux catégories coloniales se sont trouvées dans une « proximité […] rare en Algérie » [p. 87]), culture légitime et culture populaire (le statut de monitrice étant rabattu pour des jeunes femmes vers celui d’enseignante), inscription dans un processus contre insurrectionnel et soutien à une certaine idée de l’indépendance (chant, hymnes du FLN et drapeau en salle de classe surtout après le 21 avril 1961) ou encore identité masculine et féminine (jeunes femmes cohabitant avec des hommes (p. [188-189]). Dans ces configurations instables de tensions et de violences (quatre monitrices sont tuées) l’objectif éducatif lui-même perd de son évidence. Si l’assignation de genre réservait une éducation de mère aux jeunes filles dont la professionnalisation était normalement exclue, il est notable que parmi les souvenirs les plus saillants des monitrices, se trouve l’accompagnement des jeunes filles vers un métier, par exemple celui d’aide-infirmière (p. 174).

6On pourrait regretter l’absence d’une analyse précise des profils sociaux des témoins interrogés. Elle aurait sans doute permis d’en dire davantage sur ces contractions multiples d’identités à l’œuvre dans un contexte bouleversé par la guerre et sa violence. De même, le travail d’édition apparaît parfois léger : il est dommage de laisser de longues citations sans analyses et plus encore de priver la plupart des trente-trois (très belles) photographies de commentaires, alors que ce qu’elles montrent pose justement de nombreuses questions sur les élèves, leurs monitrices et les cadres d’expérience. Mais cela n’empêche pas le très grand intérêt de l’ouvrage : la tentative brève et peu connue du service de formation des jeunes en Algérie montre à sa façon que la guerre bouleverse radicalement l’éducation et ses attendus les plus figés.

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Notes

1 Jean-François Chanet, « La Férule et le Galon. Réflexions sur l’autorité du premier degré en France des années 1830 à la guerre de 1914-1918 », Mouvement social, 2008/3, n° 224, p. 105-122.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Emmanuel Saint-Fuscien, « Luc Capdevila, Femmes, armée et éducation dans la Guerre d’Algérie. L’expérience du service de formation des jeunes en Algérie »Genre & Histoire [En ligne], 23 | Printemps 2019, mis en ligne le 01 juin 2019, consulté le 25 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/genrehistoire/4309 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/genrehistoire.4309

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